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La guerre de l'océan noir
#1
EXIL - Interlude


LA GUERRE DE L'OCÉAN NOIR<!--sizec--><!--/sizec-->

La mort du Somnambule occupa les journaux pendant plusieurs jours. Les experts criminologistes furent interrogés partout. L'affaire de ce criminel d'exception se mêlait, c'était encore plus excitant, à cette sombre affaire de navire autrellien. De plus, la mort de Villers-Leclos revint sur le devant de la scène. Parce qu'Autrelles fut reconnu coupable de l’assassinat du maréchal. Le nom de Portzamparc, en revanche, ne fut pas mentionné officiellement. L’inspecteur fut porté disparu en service : c’était les conclusions des services d’OBSIDIENNE, il fallut donc s’y conformer. Comme sa femme avait aussi disparu, certains crurent à un suicide à deux. Il n’y avait en somme que Maréchal, Nelly et quelques habitués de chez Emma qui savaient.
L’ordre de mobilisation général tomba deux semaines après, le jour même où l’ambassade d’Autrelles fut fermée, ses occupants expulsés. La propagande généralisée avait fini d’enflammer une opinion exiléenne convaincue depuis deux siècles –depuis la réouverture des Portes d’Airain – de sa supériorité sur les barbares forgiens. La guerre était souhaitée depuis longtemps. Elle devait être l'affrontement qui déciderait de la supériorité d'Exil, son épreuve de vérité.

Maréchal, qui avait eu droit à l’époque à un service militaire abrégé, fut traité à la dure par les petits chefs, qui méprisaient les tire-au-flanc. Les offensives commençaient déjà, avec la marine en fer de lance de l’attaque contre Autrelles. Nelly´était sur le quai de la gare le jour où la compagnie 47 d’infanterie partait, tassée dans les wagons.
Ils faisaient tous les fanfarons mais la plupart se retenaient de pleurer comme des mômes. Antonin, écœuré, dit adieu à Nelly, la mort dans l’âme.
- Je ne vais pas m’ennuyer, lui dit-elle, je suis enrôlée pour servir dans une usine d’armement… Je vais passer les prochains mois à visser des têtes d’obus…
Il la serra dans ses bras tant qu’il put. Ses camarades sifflaient, riaient. Maréchal se promettait de coffrer tous les rieurs le lendemain de la victoire !
Ils embarquèrent sur un navire Léviathan –ces bases de pêche mobiles – réaménagé pour le transport de troupes. Il y eut dix jours de traversée cauchemardesque, nauséeuse, sur l’océan, à faire des manœuvres sur le pont, des corvées, des veilles, n’importe quoi pour garder le troufion occupé. C'était un départ traumatisant pour la plupart d'entre eux, un déracinement violent. C'était comme s'ils étaient chassés de la Cité. Ils avaient du mal à croire qu'on les envoyait la défendre.

A l’approche des portes d’Airain, tout le monde se massa sur le pont. Certains hurlaient, d’autres pleuraient, d’autres riaient, devant cette gueule gigantesque dans laquelle on voyait déjà un océan grisâtre sous un ciel crépusculaire. Le navire franchit la structure noir de jais. Tout le monde se retrouva sourd et aveugle pendant quelques instants. Certains s’évanouirent. Maréchal était penché sur la rambarde, malade. Il vomissait dans ces eaux orange nouvelles. La lumière de Forge, bien plus claire que sur Exil, l’éblouit. Ils rentrèrent dans leurs cabines. Un bon tiers de l’équipage fut malade dans les trois jours suivants. L’air et le climat étaient insupportables, lourds, lumineux.
Elle était belle, l’armée de la Cité d’Acier, avec ses hommes cloués au lit, préparés à la hâte pour aller au front ! La compagnie d’infanterie 47, de la division Nessim, mit pied à terre sur Autrelles par un matin sordide, dans la brume silencieuse, dans la boue moite.
Ils marchèrent dans le brouillard une journée entière. Ils rejoignirent un camp avancé que les marins terminaient de monter, où quelques milliers de soldats allaient prendre position. Maréchal supportait certains de ses camarades, qui dans le civil devaient être des fonctionnaires ou des petits employés, mais il ne pouvait pas voir les marins. C’était au-dessus de ses forces. Ceux-là méprisaient l’infanterie : ils étaient atteints d’un mélange d’orgueil et de rage justifié par la mort de Villers-Leclos. N’importe quel « pompon rouge » de 2e classe s’imaginait –sans doute sur instruction de ses supérieurs – au-dessus d’un maréchal des logis des « rampants ».

La troupe avança, de plus en plus mortellement inquiète, dans une attente usante qui faisait souhaiter à tous un vrai combat. Les « pompons » se sentaient investis de la mission de galvaniser les troupes, d’avoir l’air toujours frais et de bonne humeur, de marcher le torse bombé, et de dénoncer ceux qui réfléchissaient trop et qui minaient le moral des troupes. On se demandait d’ailleurs ce qu’ils faisaient là, les gars de la Marine, parce qu’on commençait à être sacrément loin des côtes !
Malgré son peu d’enthousiasme, Maréchal passa caporal. C’était une sorte de gros doigt d’honneur à ceux qui auraient préféré le fusiller et le laisser dans un fossé pour l’exemple. Derrière ses airs bougons, l’inspecteur soutenait le moral des camarades au quotidien. Il organisait les rations de cigarettes, obtenait du rab’ pour les uns et les autres. Il essayait de se dire : que ferait tante Myrtille si elle était infirmière dans notre compagnie !

La vaillante troupe, entourée d’autres divisions qui ressemblaient à une armée de fantômes, avançait, las des marches forcées, des marches nocturnes, des rodomontades permanentes des fanatiques de Villers-Leclos. Dire que Maréchal aurait pu balancer à tout le monde le nom de l’assassin ! C’était trop beau !...

Ils virent passer les premiers engins mobiles blindés, équipés de petits canons. Leurs chenilles crissaient sur la terre dure d’Autrelles. On était proche de la frontière avec Kargarl, avec qui une trêve avait été signée. Les troupes descendaient lentement dans une vallée où il devait pleuvoir en permanence. La plaine boueuse s’étendait, s’étendait !... Et les chemins, et les quelques champs désertés, et des villages abandonnés !... Tout ici était triste à se pendre, c’était comme un chant de la nature à l’agonie. Le vent hurlait des nuits entières, on n’en fermait plus l’œil. La troupe était à bout. On était parti depuis un mois et rien !
- Tu parles d’une balade mon caporal ! geignait un soldat.
Maréchal commençait à ressentir des migraines pénibles, et il sentait tous les jours l’agression de cette lumière maladive, bien trop forte pour un Exiléen. Ils arrivaient maintenant dans la neige. La belle et douce neige, duveteuse, d'un pays qui s'étendait d’ici aux régions polaires, tout au nord.
- Entre nous, caporal, disait un vieux soldat, vous croyez que c’est une bonne idée de nous emmener au fond de cette vallée gelée ?
- Ce n’est pas moi qui fait la manœuvre, mais ce serait moi, on serait au café à siroter un demi !
C’est à la tombée de la nuit, qui n’arrivait que tous les trois jours en cette saison, que des éclaireurs repérèrent la cavalerie Autrellienne qui manœuvrait sur le plateau. Ils revinrent en courant prévenir le capitaine, qui était un jeune incompétent, mis à ce poste par piston. Le pauvre n’était pas de mauvaise volonté mais il n'avait pas les épaules. Il avait heureusement autour de lui quelques lieutenants plus expérimentés, mais comme ils étaient trois, ils étaient lents à s’accorder.
- J’ai dans l’idée qu’elle ne va pas être longue et glorieuse, l’histoire de la 47e !
La cavalerie ennemie s’était massée sur le plateau. La troupe exiléenne, enfermée dans cette cuvette, dressa aussi vite que possible quelques remparts et fossés, en y ajoutant quelques piques et de maigres palissades. Les cavaliers descendirent de la falaise pendant la nuit, superbes sur leurs montures, qu’ils menaient d’une main ferme sur ses pentes escarpées. Quand la lumière de crépuscule pointa au matin, Exil opposait quelques maigres défenses. Des cavaliers qui n’étaient pas descendus firent rouler de grosses pierres, qui ravagèrent ces protections, puis ce fut la charge des chevau-légers, au son du clairon ! Il n’y en eut pas pour longtemps, le temps de quelques taritarataratari, quelques blessés, quelques morts, et il fallut bien agiter le drapeau blanc.
C’était fini.
Le jeune capitaine dut se présenter, très raide, pour demander sa reddition. Il avait laissé pousser ce qu’il avait pu de barbe. Les Autrelliens, avec leurs belles moustaches, se regardèrent et serrèrent les mâchoires pour ne pas éclater de rire. Le ciel glauque coulait déjà dans l’obscurité.
- Bien-venue dans belle Autrelles ! dit un capitaine avec un gros accent rocailleux. Espérons vous plaire hospitalité belle nation notre.
Ils quittèrent la cuvette par où ils étaient arrivés.
- Je rêve, soupira Maréchal, on repart dans l’autre sens.
Personne n’en voulait vraiment au jeune « capiston », qui avait suivi les ordres.
- Que celui qui aurait fait mieux dans cette cuvette de merde, lança un soir un soldat, lève le doigt !
Tout le monde garda la tête sur sa gamelle.
Les officiers Autrelliens n’étaient pas des mauvais bougres. Ils interrogeaient poliment le capitaine et ses lieutenants sur la vie à Exil, les fêtes, les coutumes, les petites femmes… Ils s’y voyaient déjà en goguette, avec le drapeau du Roi flottant sur les plus hautes tours de la Cité... Ils firent distribuer des cigarettes aux pauvres prisonniers. Les sous-offs de sa Majesté partaient de leur gros rire :
- Par chez nous, c’est bonne franquette, comme dites vous !
Deux jours de marche, sans trop se presser.
- Oh non, ne me dites pas que je vois ce que je vois, gémit un soldat.
Ils revenaient au camp qu’ils avaient bâti à leur arrivée, de leurs mains, où flottait à présent le drapeau ennemi !
Les Autrelliens levaient le pouce, admiratifs :
- Exiléiens construire bonne qualité ! Solide robuste !
Gros rires.
- Le savoir-faire et l’acier de chez nous ! lança Maréchal.
- Meilleur que bois de nous, dit un soldat en s’approchant très près, et nous bientôt prendre tout acier de vous, démonter Cité vous ! Tout emporter !
Encore les gros éclats de rire !
Consolation pour Maréchal : les pompons faisaient la gueule comme jamais ! Ils n'arrivaient pas à admettre la défaite piteuse que leur avait infligée les Autrelliens.
- Vous serez bien confortables dans bâtiments votre ! « Comme à la maison ». Petite femme de vous pas ici faire cuisine hélas…
Le camp fortifié « Nessim 47 » était devenu le stalag 10-Sud ! C’était un crève-cœur pour les Exiléens.
- On prend nos quartiers d’hiver les gars…
Et ce fut l’attente.
Il fallait laver son linge, faire sa popote. Des patrouilles partaient régulièrement couper du bois. Les Autrelliens avaient songé au début à laisser les Exiléens seuls dans leur stalag, en ne les surveillant que de l’extérieur. Il y eut néanmoins plusieurs évasions, donc on décida d’installer une garde dedans.
- Vous devoir vous serrer à présent ! Laisser meilleures places à soldats royaux !
Les évadés furent repris et envoyés au mitard. Il y avait parmi eux un collègue de SÛRETÉ, l’inspecteur Faivre, qui avait travaillé sous les ordres de Lanvin.
- Je vous l’avais dit, soupira Maréchal depuis son lit, ça ne sert à rien de s’évader. Où iriez-vous de toute façon dans ce pays où il fait beau trois jours par an? Vous n’alliez pas rentrer à la nage…
- C’est une question de principe. Et je puis vous dire que dès que l’occasion se présente de nouveau, je mets les bouts !

Le soir à table, un caporal qui avait travaillé à l'intendance, lança :
- Tiens, ben on nous envoie du beau monde ! Le chef du camp est un capitaine de sa Majesté, régiment des chasseurs polaires !
- C’est quoi ça, les chasseurs polaires ?
- C’est l’élite, ignorant ! C’est du soldat Autrellien qui résiste à toutes les températures, qui marche pieds nus dans la neige et qui étrangle à la main les bêtes féroces !
Tout le monde fut réuni dans la cour le lendemain, tenues impeccables exigées, pour l’arrivée du capitaine. Les chasseurs polaires arrivèrent en grande pompe, avec les trompettes, la fanfare, les bannières d'un blanc pur aux liserés bleus.
- Mince de spectacle, hein caporal !
- Comme vous dites, dit Maréchal poliment.
Il en voyait certains, des Exiléens, qui battaient la mesure ou qui claquaient des doigts avec entrain ! Maréchal promit de dénoncer ces traîtres qui aimaient l’hymne l’ennemi.
Le capitaine descendit de cheval, enleva son casque et passa devant les Exiléens alignés. Maréchal baissa les yeux très bas. Il croisa le regard de Faivre, qui était blanc d’indignation.
- Lui, soupira Maréchal, il saura mieux parler notre langue que les autres.
Le troufion d’à côté n’avait pas compris.

C’était bien lui, son ancien collègue, pimpant, reluisant dans son uniforme brillant dans le soleil neigeux. Faivre l'avait reconnu aussi.
- Je suis le capitaine de Portzamparc, déclara-t-il et j’ai l’honneur de diriger dès aujourd’hui ce camp. Je ne suis pas cruel, pas partisan des méthodes radicales, mais si je dois recourir…

Il devait même faire exprès de parler avec un accent pour que ce ne soit pas trop suspect ! C’était déjà suffisamment étonnant de l’entendre parler Exiléen couramment.
Il ne repéra pas Maréchal, qui n’était qu’au quatrième rang.
La vie reprit, routinière, quoique plus contrainte. Il fallait que tout le monde ait de l’occupation. Des couvre-feux stricts, des fouilles aléatoires des chambres.
Maréchal discuta un jour avec le jeune capitaine Exiléen, lors d’une promenade hors du camp.
- J’ai discuté avec ce de Portzamparc, dit le jeune officier. Il m’a l’air plus éclairé que la moyenne de ses compatriotes. Nous avons certainement de la chance de tomber sur lui.
- Comme vous dites, fit Maréchal.
Le caporal et inspecteur dans le civil dut, comme les autres, « tourner » : une semaine le repassage, une autre aux cuisines, avant d’être de l’équipe de nettoyage, puis d’aller au terrassement pour refaire la palissade, ou derrière le comptoir de l’équipement.
- Il me faudrait une nouvelle boucle de ceinturon. Et des lacets.
- Des lacets, j’en ai plus.
Le capitaine de Portzamparc aimait l’ordre et la propreté, le travail bien fait !
- Demain, je m’évade, maugréait Faivre tous les jours.
Il n’eut pas de seconde occasion.
Les nouvelles du front arrivaient, éparses, annoncées par l’enseigne du capitaine : les troupes exiléennes, à les croire, n’arrêtaient pas de subir des revers.
- Sacrés menteurs, ricanaient les hommes, on dirait qu’ils ont tué quatre fois chacun de nous, tellement on aurait subi de pertes !

Ce qui devait arriver arriva : Maréchal fut appelé dans le bureau du capitaine. Portzamparc avait fini par trouver par hasard son nom sur une liste.
Les deux anciens collègues se retrouvèrent autour du bureau. Maréchal, qui avait minci et pris des muscles, et la barbe, ne dit d’abord rien. Portzamparc fit asseoir son prisonnier et ordonna au planton de sortir.
- Cigare ?
- Je veux bien.
Ils fumèrent sans rien dire. Maréchal n’étais pas le plus gêné.
- Alors, dit-il pour briser la glace, comment se passe notre défaite ?
- Bien, bien… Mais tu sais, nous autres, nous sommes ouverts à la négociation. Nous allons en fait vous concéder des territoires littoraux, en échange de quelques bons ingénieurs, d’acier et de navires marchands.
- Vous nous mettez à sac !
- Marché au profit des deux partis…
- Quand je pense que c’est toi qui as déclenché tout ce merdier…
- Cela aurait fini par éclater de toute façon… C’est aussi une façon pour nous d’entrer dans la modernité. Nous espérons signer rapidement la paix et ensuite, que nous soyons alliés contre ceux de Kargarl.
- J’adore ces stratégies…
- Comment va Nelly ?
- Elle doit être en train de visser l’obus qui va tomber sur la tête de votre roi… Et Madame ? Elle se fait au climat ?
- Elle s’occupe de bonnes œuvres. Elle réconforte les troupes.
Tout était donc pour le mieux.

Le lendemain, Portzamparc signait la liste des premiers libérés.
- Ne mettez pas encore Maréchal dedans…
L’armistice n’était pas encore là !
Le jeune capitaine refusa de partir.
- C’est tout à votre honneur, dit Portzamparc.
Il réunit tout le monde pour qu’on salue ceux qui s’en allaient.

D’autres semaines passèrent. Maréchal avait incroyablement amélioré sa productivité dans la coupe de bois. Il vous débitait maintenant ses quarante rondins à l’heure, et nets avec ça ! Après la bière Maréchal, la bûche Maréchal !
A ce sujet, il correspondait avec son cousin Gérald, prisonnier au stalag IX-Est. Ses usines tournaient au ralenti, la Cité mourait de soif à cause de cette pénurie de bière ! Tante Myrtille se portait bien. Elle cousait des uniformes.
Alors que Maréchal était en passe de devenir un vrai virtuose de la couture, de la cuisine et du rondin de bois, qu’il devenait un homme accompli, loin des frustrations et des mesquineries de la Cité, de ses vices et son agitation vaine –face aux solitudes glauques et froides –il apprit qu’il était libéré !
- Je ne peux plus te garder ici, dit Portzamparc. On va finir par se poser des questions.
- Dommage, la maison était bonne. A recommander.
- Tu es heureux de rentrer au moins ?
- Les émanations de métaux lourds et la graisse me manquent.
- Alors, mes respects à ta tante et à ta femme.
- Nelly et moi ne sommes pas mariés.
- Tu ne veux pas de la meilleure voleuse de votre Cité décadente comme femme ?
- Ne brusquons rien.
Maréchal fut donc de la prochaine colonne. Faivre en était aussi. On voyait bien qu’il rageait de n’avoir pas réussi à s’échapper.
La traversée dans l’autre sens fut plus facile que la première fois. Maréchal était resté en tout dix mois sur Forge. Il lui semblait que des années avaient passé.
Il regarda les cotes verdâtres s’éloigner. Il eut même de l’appréhension quand il repassa les portes d’Airain. Il retrouvait le vieil océan noir, peut-être plus beau que la nuit ; ses vagues, ses oiseaux, ses sanglots lointains. Les étendues mouvantes et ses mammifères gémissant. Les étoiles éternelles ; les récifs, les premières îles, la nostalgie du retour. Les vapeurs des plateformes, les pêcheries qui grondent, la noirceur compacte de ce monde gigantesque et miniature, les péninsules, les gueules et les vapeurs, la masse de la Cité inhumaine.
Le Léviathan dont le moindre boulon grince, les coursives et les moteurs… L’énorme bâtiment s’arrime à la Cité. Les habitants ont des allures spectrales. Maréchal avait presque oublié l’anonymat de ce monde gris, après avoir fréquenté ces Autrellois expansifs, fanfarons.
Là-bas, il était devenu un homme accompli, sûr, capable de s'occuper de tous les aspects de sa vie.

Il retrouva Myrtille, qui empaquetait des uniformes. Elle se mit à pleurer et lui tomba dans les bras. Gérald devait revenir dans trois semaines.

Maréchal attendit Nelly à la sortie de son usine. Elle portait la tenue grise des travailleuses à la chaine, les cheveux attachés, les solides bottes. Elle le reconnut, se détacha de la foule fatiguée, courut et le prit dans ses bras, pendant que le flot de femmes lasses s’écoulait.
L’inspecteur eut droit à sa croix de guerre. Il se fit soigner les yeux car ils avaient été abîmés par la lumière de Forge. Puis, il reprit le travail. Il y eut l’armistice, la réconciliation avec Autrelles. La réouverture de leur ambassade.
La vie reprenait son cours ordinaire. Les derniers stalags étaient évacués, les revenus de la dernière heure avaient droit à leur nuit de fête.

Maréchal redescendit à Névise. Le bistrot du bout du quai n’avait pas changé. Mademoiselle Clarine était à son poste. Elle salua comme une militaire le retour de son supérieur. Linus n’était plus là, il avait été enrôlé. Son nom n’apparaissait pas dans les morts.
C’était difficile de savoir qui avait gagné la guerre. Les deux partis le prétendaient. Autrelles avait concédé des terres, mais allait tellement y gagner derrière. Des légendes disaient que le fantôme du Somnambule hantaient à présent les plaines glauques d'Autrelles. L’armée exiléenne n’avait pas brillé. On n’avait pas retrouvé l’assassin de l’amiral. On n'y pensa bientôt plus. On avait oublié comment la guerre avait commencé.

Quelques semaines après l’armistice, Maréchal reçut un appel d'OBSIDIENNE, de la part de l’ambassade d’Autrelles, qui l’appelait pour une affaire urgente et qui requérait "du tact et de la la discrétion". S’il n’y avait pas du Portzamparc là-dessous ! Maréchal flairait le retour du capitaine dans la valise diplomatique !
Alors il quitta son hamac, enfila son imper, vissa son chapeau, alluma une cigarette et traversa le quai. Il courut pour attraper le funiculaire. La cabine partit en tremblant. Pour arriver à l’ambassade, il prendrait ensuite le tramway G, la nouvelle ligne automatisée, et finirait à pied en passant sur la Céleste. La nouvelle ambassade était à deux pas du Pandémonium, des cabarets, des petites femmes d’Exil.

Maréchal repensait au stalag, Faivre et sa volonté de s’évader. Où serait-il allé ? Où aurait-il fui ? On ne peut fuir nulle part sur Forge, cette planète mourante, avec la lune d’Exil en orbite, qui ne vaut pas mieux. Les hommes venaient de se faire la guerre, comme pour oublier qu’ils étaient bien seuls entre eux, sans espoir d’ailleurs, sans personne pour les voir.
C'est ainsi. La Cité d’Acier gronde. Les Kargarliens traversent les steppes, les Autrellois bâtissent un royaume moderne, les navires affrontent le gros temps ; les Scientistes cherchent à percer les secrets de la matière et du temps – mais ce monde est oublié, il est voué au silence et à la solitude.
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#2
Les récits des héros de guerre sont toujours si palpitantsbiggrinbravo
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#3
Surtout quand le sort des armes est glorieux et les combattants héroïqueslol
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#4
héhé, quel élégance ce Portzamparc, voilà un chef de camp idéal pour quelques exiléens paresseux, capable de redonner un peu de physique et d'amour propre au plus mou des inspecteurs de la cité lunaire!

Heureusement que les réserves de cigares et de whisky étaient au plus haut avant la guerre car on a consommé quelques uns dans le stalag 10!

Boidleau
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#5
Mouhahaha, certains n'ont jamais si bien vécu que pendant la guerreBoidleau
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