CHRONIQUES DE L'EMPIRE D'ÉMERAUDE
Les reflets de la lune remuaient sur les vagues. Accoudée au bastingage, Ikue respirait l'air du large.
- Vous devriez rentrer, lui dit Yatsume.
- Je suis une fille de la région, savez-vous. C'est l'air que j'ai toujours respiré.
Elle semblait en confiance.
- Où allons-nous maintenant ?
- Nous partons vers le sud car les courants nous y poussent naturellement. Nous pourrons aller chez votre frère.
- On m'a dit que la région où il vivait était très pauvre. Je suppose que c'était son destin. Pourquoi ne pas aller voir Mitsurugi ?
- Il est très loin, dit Yatsume. La région est en guerre. Tandis que personne ne nous cherchera chez les Moineaux.
- Les gens du capitaine Otomo Jukeï sont malins et surtout très têtus.
- Êtes-vous sûre que c'est Mitsurugi qui vous envoie ?
- Vous ne vous faites pas confiance ?
- Je vous ai déjà vue près de Mitsurugi. Ce que je pense, c'est qu'il n'aurait jamais donné son accord pour venir m'enlever.
- Pardonnez-moi, Ikue-sama, mais c'est bien ce qu'il a fait le premier.
- Justement, je pense qu'il serait venu lui-même.
- Ce n'est pas possible. Il est gouverneur d'une Cité, conseiller du plus grand général du clan des Lions.
- Il l'était déjà quand il est venu.
Yatsume ne savait plus quoi répondre. La voix claire comme l'eau de roche d'Ikue, son air malin... elle devinait tout ! Derrière ses airs de jeune fille sage, elle en savait déjà long sur les hommes.
- Je ne vous en veux pas. Je trouve même cela amusant, mais vous prenez un gros risque.
- Votre honneur ne sera pas entaché. Si nous sommes pris, je dirai que c'est nous qui vous avons enlevé pour demander une rançon.
- Même sous la torture, vous ne parleriez pas ?
Elle avait réponse à tout. Elle n'était pas méchante mais elle disait juste les choses avec franchise, d'un ton toujours très poli.
Agacée, Yatsume redescendit aux cuisines. Yojiro buvait un verre.
- Tiens, réchauffe-toi, c'est de l'alcool des îles, fait à partir de cannes à sucre. Il y a de la banane dans celui-là.
Yatsume trempa les lèvres.
- Il réchauffe oui !
Yojiro finit son verre.
- Elle est malin hein ?
- Très maline, soupira Yatsume.
- Mitsurugi ne s'est pas trompé en la choisissant.
- Oh oui ! Il a trouvé l'exception ! Derrière ses airs de jeune fille innocente, elle est très lucide.
- Elle a vu la cour d'hiver, résuma Yojiro.
Ils entendirent des pas dans l'escalier, c'était Ikue. Yojiro n'eut pas le temps de cacher la bouteille.
- Du vieux rhum de chez les Mantes, dit-elle en humant l'atmosphère. Mon père s'en faisait livrer tous les ans...
Elle s'assit à table, le dos droit, les mains posées sur les genoux.
- Un jour, Suzume a voulu en boire en cachette. Il en a avalé une grosse gorgée. Il en a été malade pendant trois jours, il avait les boyaux en feu.
Les deux rônins éclatèrent de rire.
- Vous connaissez des gens chez les Mantes ? demanda Yatsume.
- Les Mantes ? Oh non...
Elle avait dit cela d'un air de grande dame. Les Mantes, ces rustres, étaient bien aimables quand ils apportaient leurs produits exotiques, mais sans plus.
Un des garçons de l'équipage descendit :
- Hé, il faut que vous veniez !
Yatsume monta.
- Regardez ! Les Mantes !
On distinguait un navire qui avançait rapidement.
- On ne pourra pas les éviter.
- Ils nous veulent quoi ?
- Tout dépend si ce sont des pirates ou des douaniers, dit un marin âgé. Avec les Mantes, on ne fait pas bien la différence.
Il cracha par terre.
- En supposant que ce soit des douaniers, ils vont demander quoi ?
- Un droit de passage. Cher, généralement. A la tête du client.
- Ils vont fouiller le navire ?
- Oui. Sauf si vous payez un supplément

Yatsume cria à Yojiro qu'il allait falloir se cacher.
- Venez, dit le rônin.
Il l'emmena dans la réserve d'eau. Sous un tonneau, une cache avait été aménagée.
- Ce n'est pas très grand, dit Yojiro à Ikue, mais s'ils viennent à bord, il faudra vous cacher là-dedans. Nous ferons tout pour que ce soit rapide.
- Cela me rappellera les parties de cache-cache avec Suzume.
- Sauf que là, on ne peut pas se permettre de perdre.
- Oh mais je ne perdais jamais.
Évidemment !
Les Mantes étaient tout proches. D'après leur pavillon, c'était bien des douaniers. Ils se collèrent au navire.
- Cherchez-vous le chemin de nos îles ?
- Non, cria Yatsume, nous descendons plus au sud. Nous ne nous arrêterons pas chez vous.
- Nous sommes obligés de venir à votre bord.
- Nous sommes pressés.
- Ce sont les lois de la mer.
- Et avec ceci ?
Yatsume lança une bourse pleine de pièces, qui s'écrasa aux pieds des Mantes. Ils la ramassèrent et comptèrent rapidement. Le capitaine la mit dans sa poche :
- D'accord, nous vous laissons passer mais vous devez partir rapidement.
- Bien évidemment ! Merci à vous !
- Je vous déconseille de continuer vers le sud. Entre nous, le shinsen-gumi a aussi des patrouilles au niveau de la côte des falaises noires et eux ne feront pas de cadeau. Vous ne pourrez pas les éviter.
- Nous allons y réfléchir, merci !
Le navire Manta s'éloigna.
- Ben tiens, dit le marin âgé, dès fois que ses supérieurs s'apercevraient qu'il s'est tout mis dans la poche

- Ce sont des commerçants, voilà tout.
Ils descendirent au chaud.
- Allez sortez maintenant, disait Yojiro.
- Non !
- C'est Ikue, dit le rônin, qui a voulu se cacher là-dedans. Elle trouve cela très drôle.
On entendait la jeune fille rire :
- Je ne sortirai que quand Mitsurugi viendra me faire sortir.
Yojiro haussa les épaules et la laissa dans sa cachette.
L'équipage et les rônins s'assirent à table :
- Si nous continuons notre route, le shinsen-gumi va nous tomber dessus, dit Yatsume.
- Nous avons pris assez de risques. Faisons demi-tour, dit Yojiro.
- Pour aller où ?
- Chez les Mantes.
- Oui, nous pourrions payer un droit de séjour chez eux. Mais nous ne pouvons pas y rester longtemps. Il faut un endroit où Ikue sera vraiment en sécurité.
- Alors confions-là au Bouffon. Elle le connaît déjà.
- Oui, c'est une idée, dit Yatsume. Elle sera bien traitée avec lui.
- Allez, annonça Yojiro, demi-tour, cap au nord.
- D'accord

Méfiance quand même, nous allons repartir dans les eaux impériales.
- C'est soit ça soit le shinsen-gumi. Pour moi, c'est tout vu, dit Yojiro : on ne peut pas traiter avec des chiens sans honneur. On ne peut même pas savoir ce qu'ils "lui" feraient. Tandis que si Ikue venait à tomber entre leurs mains, elle serait en sécurité.
- Et nous, nous serions bons pour la potence

- Ça, c'est une autre affaire, oui.
La lune disparaissait derrière une trainée d'épais nuages. Le navire acheva son demi-tour et repartit vers la capitale.
Deux jours plus tard, ils retrouvaient le Bouffon, après avoir fait passer Ikue par des chemins détournés.
- Nous te la confions, dit Yatsume, fébrile.
- La petite sera chouchoutée, croyez-moi ! Elle attendra ici le retour du grand Mitsurugi !
Yoriku pouvait d'autant plus se montrer lyrique que Yatsume lui laissait une forte prime pour le séjour, et pour ses hommes. Elle avait fini d'épuiser l'argent gagné au service des Lions. Il était temps de rentrer ! Elle serait bien resté avec Ikue mais elle estimait sa dette payée. Et sa fille l'attendait avec Avishnar.
- Allez, à bientôt ma grande, dit Yoriku en prenant Yatsume dans ses bras.
- A très bientôt oui, dit Yatsume, plus émue qu'elle ne voulait.
- Merci pour ton aide, dit Yojiro. Nous ne l'oublierons pas.
- Cela me fait plaisir de pouvoir vous aider.
Il ne leur restait qu'à rallier la Cité des Apparences, ce qui serait peut-être le plus dur, du fait de tous les mouvements d'armée en cours.
L'heure du duel était arrivée à Bakufu.
Les deux prétendants avaient passé la nuit chacun à sa façon : le premier, très pieux, avait prié ses Ancêtres avec ferveur, tandis que le second avait rapidement fait une offrande à son dieu tutélaire, Akodo-le-Borgne puis avait passé le reste de la nuit avec des geishas.
Yasashiro s'était levé très tôt pour ses exercices physiques. Cela l'aidait à supporter la nervosité. Il fit une centaine de pompes puis s'offrit un bain bouillant, finit par une baignade dans un étang glacé. Il se sentait d'attaque. Il fit craquer ses épaules, toutes ses articulations puis s'habilla. Kitsu Jo lui avait fait amener des habits de cérémonie dignes de ce nom.
Rendez-vous était pris sur la grand'place de Bakufu. La cité était encore en construction. Presque aucun bâtiment n'était encore ouvert. C'était partout des échafaudages, des chaînes de travailleurs acheminant des pierres, des rondins de bois, préparant du mortier, découpant des planches...
Kitsu Jo arrivait à la rencontre du Crabe :
- Vous n'êtes pas en avance mon ami. On n'attend presque plus que vous !
Il y avait déjà du beau linge : outre le conseiller Tangen et sa cour d'admirateurs, il y avait Isawa Masaakira et ses deux disciples, Mizu et Ichibei ; les dirigeants de la famille Kitsu, ceux des Akodo.
Enfin les deux prétendants arrivaient, chacun de leur côté, accompagnés de deux témoins chacun : Akodo Koji, arrogant et fier et Akodo Denko, connu pour sa grande piété.
Yasashiro ne les connaissait pas et n'en préférait réellement aucun. Denko, le plus sage, avait la préférence certaine des Kitsu, tandis que Koji était plus soutenu par les représentants de la famille Matsu. Les Ikoma ne voulaient pas se prononcer franchement.
Les deux adversaires portaient un bandeau rouge et blanc autour du front, signe que le duel pouvait s'arrêter au premier sang. C'est bien ainsi que les choses étaient prévues. On savait que si Denko perdait, il se retirerait dans un temple pour prier pour ses frères, tandis que Koji ravalerait son orgueil et prendrait la tête des troupes de la famille Akodo, sous le commandement direct de Denko.
Les Scorpions murmuraient entre eux. Les Kitsu étaient silencieux. On avait ordonné que tous les travaux cessent pendant la durée du duel.
Le shinsen-gumi avait posté des hommes autour de la place, pour empêcher le peuple de trop avancer. De toute façon, les travailleurs, attirés par ce spectacle exceptionnel, s'étaient massés comme ils pouvaient contre les soldats, sur les toitures, les murets, partout où il y avait un point de vue intéressant.
Yasashiro, mis au courant du déroulement de la cérémonie, avança au milieu du cercle tracé dans le sable. Il frappa deux runes de la famille Kitsu puis lança une poignée de riz et s'inclina. Il fit trois pas en arrière et d'un geste, dit aux deux prétendants d'avancer. Ceux-ci, très raides, dignes, firent quatre grands pas pour arriver dans le cercle.
Yasashiro repensait à une discussion qu'il avait eue la veille avec Kitsu Jo :
- Si je comprends bien, il vaudrait mieux que Akodo Denko l'emporte ? Dans ce cas, vous auriez un daimyo sage et un chef d'armée vaillant ? Tandis que dans l'autre cas, vous n'auriez qu'un daimyo...
- C'est cela, avait dit Kitsu Jo, mais le sort des armes en décidera. Prions les Ancêtres qu'ils veillent sur nous.
- Je suis sûr que tout se passera bien.
Le rôle de Yasashiro, à vrai dire, était plutôt symbolique. Il ne pourrait donner un avis que si une irrégularité était constatée. Dans le cas contraire, les lames parleraient d'elles-mêmes. Il reviendrait juste au Crabe d'arrêter le duel au bon moment, selon la règle du premier sang. C'était la seule chose pour laquelle on avait gentiment fait pression sur lui... A vrai dire, Yasashiro aurait été tenté de favoriser le sage Denko, mais il n'en avait aucun moyen.
On n'entendait plus que le léger souffle du vent. Les deux adversaires se regardaient dans le blanc des yeux, tendus, hostiles. Yasashiro sortit entièrement du cercle et lâcha le chiffon rouge. Tout le public retenait sa respiration comme un seul homme.
Le seul qui, juste avant la sortie simultanée des sabres, fit un léger mouvement, inaperçu de quiconque, fut Nuage. Il resserra son poing. Akodo Koji dégaina son sabre un clin d'oeil avant celui de Denko ; ce dernier eut le temps de voir qu'il avait perdu mais se sentit confiant qu'il serait juste éraflé ; il s'écroula d'un coup quand Koji, emporté par son mouvement, pris d'une vigueur irrépressible, le transperça de part en part. Yasashiro se protégea le visage quand l'éclaboussure de sang lui arriva dessus.
Quand il rouvrit les yeux, Denko était à genoux et se vidait à gros bouillons sur le sable. Interdit, Koji ne tenait plus son sabre que d'une main, et avait reculé d'un pas, terrifié. Par réflexe, Yasashiro baissa le pouce, pour ordonner, comme il en avait le droit, à Koji d'achever son adversaire. Il était en effet indigne de laisser un perdant agoniser dans des souffrances humiliantes. Mieux valait, par générosité, abréger son tourment. Koji reprit fermement son arme en main et décapita son adversaire.
Ce fut comme un soulagement pour tout le monde. Mais l'effroi succéda bien vite. Tangen souriait derrière son masque mais fut soudain le premier à s'approcher du cercle, comme s'il était sincèrement pressé de féliciter le vainqueur. Les Kitsu firent cercle et demandèrent à tous de reculer. Tandis qu'on retirait le corps de Denko, qu'on remerciait l'arbitre, Nuage gardait tout son calme, étudiant les évènements avec sérénité. Puis ce fut le moment où le vieux daimyo Kitsu, ému de la mort du bon et sage Denko, dut approcher de Koji, qu'il n'aimait pas : il lui ordonna de s'agenouiller et couvrit sa tête du casque ancestral du daimyo des Lions.
Koji, qui se sentait béni des dieux, brandit son sabre et tout le monde s'agenouilla devant le nouveau daimyo, resplendissant sous le soleil de printemps, aussi éblouissant que terrifiant.
Le shinsen-gumi mit fin à la cérémonie en dispersant les curieux ; les contremaîtres arrivèrent avec les fouets pour remettre tout le monde au travail. Les nobles brisèrent le bel ensemble cérémoniel. Kitsu Jo vint remercier Yasashiro d'avoir arbitré la rencontre.
- De rien, de rien, dit le Crabe, en cachant son amertume.
Isawa Masaakira s'approcha du jeune daimyo et, d'un ton très protecteur, lui dit :
- Les Ancêtres t'ont désigné sans ambiguïté comme le digne héritier du plus puissant des clans. Tu vas faire honneur à votre réputation.
- Très bientôt, oui, puissant maître du Vide. Car je vais me battre très bientôt contre ton clan et montrer une fois de plus que personne ne peut rien contre la détermination et la vaillance des Lions.
- Nul n'en doute, bien évidemment, dit Masaakira. Mais je me garderais bien de te donner le moindre conseil en matière de guerre. Tout ce que je sais, c'est que ta victoire éclatante est le signe que tu ne dois partager le pouvoir avec quiconque.
Il ajouta, plus bas, mais assez fort pour que Yasashiro puisse entendre -et Yasashiro comprit que le message était pour lui :
- Si j'étais toi, je me méfierais de ce général Kokatsu, connu pour n'écouter que son bon plaisir et celui de ses conseillers, eux aussi très égoïstes, avides de pouvoir et guère respectueux de vos traditions.
- J'y veillerai, dit Koji, qui avait compris le message.
Puis Masaakira s'éloigna. A aucun moment, il ne s'était approché de Tangen.
Yasashiro se sentait très fatigué. Il entendit qu'on l'appelait : c'était Akodo Koji qui le faisait venir !
Le Crabe accourut et s'agenouilla :
- Seigneur ?
- Toi, tu es bien l'émissaire du général Kokatsu.
- Oui, seigneur.
- Tu vas retourner auprès de lui et tu transmettras mes salutations les meilleures au général Kokatsu.
- Bien, seigneur.
En somme, on le chassait. Yasashiro se dit que c'était aussi bien ainsi. Kitsu Jo annonça qu'il venait d'envoyer un messager rapide sur les terres des Lions pour annoncer la bonne nouvelle :
- Il a pris la meilleure des montures et sera très bientôt à la Cité des Apparences, seigneur.
- C'est parfait !
Seuls quelques Kitsu et quelques Akodo assistèrent à la crémation d'Akodo Denko, dont Koji avait dit qu'il ne voulait plus entendre parler. Il était devenu pour lui synonyme de malheur. Et le soir, le nouveau daimyo des Lions dîna en compagnie des Scorpions et des Phénix. Il ne cessa de se vanter devant eux de la force de ses hommes, tout en écoutant les bons conseils que lui prodiguaient Tangen et Masaakira.
Ils paraissaient plus nombreux que les brins d'herbe sur la prairie, plus menaçants qu'une tempête, plus bruyants que le grondement de la mer démontée.
L'armée de la coalition du Gozoku approchait de la Cité du Levant. A leur tête, sous leur bannière grise, les chiens de guerre du shinsen-gumi. Derrière eux, sur le flanc gauche, les Phénix dans leurs couleurs chaudes ; au centre, en bleu et blanc, les Grues. Sur la droite, en retrait, dans leurs armures bleu-nuit et rouges, les Scorpions. Le martèlement des pas d'hommes et de chevaux faisait trembler le sol.
- Ils sont plus nombreux que tous les habitants de cette ville, murmura Mitsurugi, sur les remparts.
Les poings de Sasuke fumaient déjà, comme du bois prêt à s'enflammer.
- Je vais recevoir leurs porte-paroles, dit Mitsurugi.
- Je te laisse, je préfère ne pas me retrouver face à eux.
Le shugenja descendit dans ses apparements. Noname l'attendait, de retour de sa campagne :
- Deux villages ont brûlé, seigneur. Les Phénix et les Grues, furieux, ont aussitôt hâté l'avancée de leurs troupes.
- Tu as bien agi, dit Sasuke en lui glissant des pièces.
Par la fenêtre, le shugenja vit Mitsurugi sortir en grande pompe de la Cité et attendre les envoyés du Gozoku à quelques jets de pierre des murailles.
Il y avait quatre émissaires, un pour chaque faction.
- Nous venons t'annoncer, gouverneur de la Cité du Levant, que notre armée ne fera que passer au large de chez toi. Nous allons à la Cité des Apparences, pour reconquérir cette ville. Et quand nous l'aurons, immédiatement, ta Cité nous reviendra aussi.
- Vous devriez repartir avant de subir une cruelle désillusion à ce sujet. Le clan du Lion est maître chez lui et n'entend pas se laisser déposséder.
- Le sort des armes en décidera, gouverneur. Si tu veux nous obliger, avertis donc le gouverneur Kokatsu de notre proposition pour la bataille. Voici une demande officielle que tu pourras lui faire parvenir plus rapidement.
- Je ne manquerai pas à mon devoir de vassal du gouverneur Kokatsu. Ce message va lui parvenir dans les plus brefs délais. Obliger les honorables membres du Gozoku a toujours été, comme vous le savez, ma priorité.
- Nous entendons tes sincères paroles et repartons, confiants que le gouverneur Kokatsu aura ce message très bientôt et qu'il réfléchira avant d'engager la bataille contre nous.
- Il ne réfléchira guère qu'à l'heure du début des combats, honorables messagers. Et à la manière dont il disposera ses troupes pour remporter la plus éclatante victoire possible.
- Nous reconnaissons bien là l'indomptable fierté des Lions.
- Elle est notre raison d'être.
- D'autres diraient : une attitude bravache.
- Nous acceptons aussi le terme. Allons, émissaires, je ne peux pas vous proposer l'hospitalité pour la nuit.
- Nous ne comptions pas la demander.
Les quatre hommes tournèrent les talons et Mitsurugi rentra au palais.
- Les choses se précipitent, dit notre héros, de retour dans son bureau.
- Nous avons tout fait pour.
- Je viens d'envoyer un messager à la Cité des Apparences. Demain, je m'y rendrai aussi pour conseiller le général sur le déploiement de nos armées.
- Avec les renforts venus directement du daimyo Torajo, cela va faire du monde.
- Nous ne serons pas aussi nombreux qu'en face, mais nous combattrons avec une rage décuplée. Par contre, tu vas devoir contenir ta colère : les shugenjas ne seront pas autorisés.
- Ils craignaient que je déclenche une éruption volcanique sous leurs pieds.
- Ne sous-estime pas non plus leurs shugenjas. M'est avis que ceux de la famille Soshi doivent avoir quelques tours dans leurs sacs.
- Je n'ai jamais vu une ruse résister à une belle coulée de lave.
- Certes, certes...
Mitsurugi n'avait qu'une envie : aller dormir. Il profita d'une courte nuit de sommeil puis, le lendemain dès l'aube, partit à la Cité des Apparences. Sasuke l'y suivit.
Le général Kokatsu, penché sur son bol de riz matinal, était de mauvais poil. Il avait passé une partie de la nuit à voir et revoir son plan de bataille avec ses conseillers. Ils déplaçaient des unités en bois sur un grand plateau, en prévision de ce qui serait "la bataille du marteau de guerre", du nom de l'emblème porté par tout gouverneur de la Cité des Apparences.
- Ici, nos archers, disait patiemment un stratège, là nos trompe-la-mort Matsu, ici les réserves...
- Tiens, Mitsurugi-san, approche et dis-moi ce que tu en penses...
- Si ces unités doivent charger, elles ne seront sûrement pas à portée, dit Mitsurugi. On ne peut demander à des hommes de tenir une si longue distance et d'arriver face à l'ennemi avec du souffle. Et ici, je me demande si les archers pourront manoeuvrer.
Kokatsu bâilla et dit qu'il allait prendre un peu de sommeil.
Sasuke, qui n'avait pas envie de jouer aux soldats en bois, sortit sur les remparts. L'armée du Gozoku était stationné presque sous les remparts de la Cité du Levant, une vraie provocation. Éclatante sous le soleil, elle ressemblait à un tapis de fourmis qui sortait de l'horizon. Car il en arrivait encore. Et sur la grande plaine encore rouge sous la lumière du matin, Sasuke vit un petit point se déplacer seul : un cavalier portant les couleurs de la famille Kitsu.
Ce devait être un messager portant des nouvelles de Bakufu. Sasuke se précipita à la poterne d'entrée et demanda qu'on introduise le messager dans son bureau du palais de la Cité.
- Je dois remettre ce message au gouverneur Kokatsu en main propre, dit le Kitsu.
- Le gouverneur est occupé à préparer son plan de bataille. Il ne peut être dérangé. Remets-le moi, car je suis un de ses plus proches conseillers.
Le messager hésita puis tendit le rouleau.
- C'est bien, va donc te reposer, te faire servir à manger et te faire préparer un bain. La route a dû être longue.
- Oh oui, en effet ! Il y a encore de la neige sur les sommets.
Sasuke mit le tube dans sa manche, s'enferma dans la bibliothèque et y déroula le parchemin. Il le lut, fébrile. C'était signé de la main du daimyo Kitsu, qui annonçait que le nouveau daimyo avait été choisi. Akodo Koji serait désormais le maître des Lions ; on comprenait à demi-mots que l'autre prétendant avait trouvé la mort dans le duel. S'ensuivait un message signé du vainqueur, qui annonçait son intention de monter à la Cité des Apparences
et d'y séjourner en compagnie de plusieurs alliés précieux du clan du Scorpion ! Le sang de Sasuke ne fit qu'un tour, de stupeur et de rage. C'était comme si ce message suintait le venin dans lequel Tangen trempe son encore !
Laisser entrer les Scorpions chez Kokatsu ! Ce jeune imbécile d'Akodo Koji ne doutait de rien.
Sasuke fit appeler Mitsurugi, en insistant pour qu'on le dérange.
- Quoi donc, Sasuke ? dit-il, assez fâché. J'étais avec les stratèges et Akodo Gencho, le troisième prétendant et...
- Tiens, lis cela.
Mitsurugi parcourut les deux lettres et eut la même réaction : le sang lui monta à la tête.
- C'est du délire... Ce n'est pas possible, voyons... Les Scorpions...
- Ils vont venir ici, Mitsurugi.
- Le général Kokatsu va en être fou. Cela sera une atteinte à son honneur.
- Qui sait même si le nouveau daimyo, si ami avec les Scorpions, ne va pas négocier amicalement le retour de la Cité aux Grues ?
- Non, non, impossible.
- Il serait capable de leur rendre sans combattre. Tout est possible quand on est pris dans les pinces de Tangen.
- Non, je ne peux pas le croire.
C'était vertigineux. Tout pouvait s'écrouler sous leurs pieds sans qu'ils y puissent rien. Ils pouvaient demain avoir à s'agenouiller devant les Scorpions, à constater leur échec sans combattre.
- Non, non, dit Mitsurugi, pris par la peur et la haine.
- Et quand bien même le nouveau daimyo accepterait la bataille, c'est lui qui la dirigerait. Tu penses bien qu'il ne laisserait pas à Kokatsu ce privilège.
- Il serait raisonnable, il laisserait Kokatsu diriger dans les faits.
- Raisonnable ? Raisonnable comme de séjourner à la Cité des Mensonges quand il faut choisir un daimyo ? Raisonnable comme de commencer en invitant les Scorpions chez nous ? Raisonnable comme tuer son adversaire inutilement dans un duel ? Cela te semble la marque d'un homme réfléchi et pondéré, Mitsurugi ?...
Ce dernier se prit la tête dans les mains et contint sa colère. Il retint son souffle, regarda dans le vague, ignorant pendant quelques instants de la pièce autour de lui. Il avait le visage fermé, dur comme la pierre. Puis, il se leva et dit doucement, d'une voix altérée :
- Sasuke, tu vas brûler ce message.
Le shugenja sentit une jubilation intérieure profonde l'envahir, une joie sombre et délicieuse.
- Il n'est jamais arrivé jusqu'ici.
Le shugenja prit le parchemin et, d'une flamme, le réduisit en une poussière qu'il laissa couler de son poing.
- Mon Empire contre mon honneur, Sasuke.
Mitsurugi partit rejoindre les stratèges.
- Tu as entendu ? dit Sasuke.
Noname sortit de derrière le panneau en bois.
- Le message n'est pas arrivé, fidèle serviteur, pas plus que le messager.
- J'ai compris.
- Les terres des Grues et des Phénix sont si dangereuses ces temps-ci, il est imprudent de les traverser.
Sasuke fit repartir le messager dans l'heure avec une réponse urgent à transmettre à la Cité du Levant. Il n'y arriva pas, et le lendemain, on retrouva son corps derrière une grange d'un petit hameau au-delà de la frontière des Phénix.
- Des nouvelles de Bakufu ? demanda Kokatsu.
- Aucune, général, lui dit Mitsurugi. Ils sont bien longs à se décider.
- Tant pis pour eux, nous engagerons les hostilités sans eux.
- Cela me paraît le plus sage, dit Akodo Gencho.
A suivre...