CHRONIQUES DE L'EMPIRE D'ÉMERAUDE
Il se passa encore du temps avant l'arrivée de Kokatsu. L'avant-dernier à entrer fut le daimyo Matsu Torajo, qui s'assit symboliquement sur le trône du gouverneur de la Cité des Apparences : c'est lui qui demanda qu'on fasse entrer le général Kokatsu. Ce dernier fit son entrée dans un silence complet ; il s'agenouilla devant le maître de sa famille, le casque sur le bras.
Matsu Torajo salua la victoire remportée par le clan du Lion et la bravoure au combat de chaque soldat. Des prières furent dites pour tous ceux qui avaient donné leur vie pour la victoire. On pria spécialement devant l'urne contenant les cendres d'Akodo Gencho. Le vieux Kitsu Itsoji, bien plus serein depuis qu'il n'était plus le maître du clan, alla disperser les cendres dans le jardin du gouverneur.
De nouvelles prières furent dites pour saluer la mémoire du jeune Lion qui s'était sacrifié. Aucune mention ne fut faite, en revanche, du deuxième prétendant, mort en duel face au vainqueur. Son nom ne fut aucunement évoqué.
Matsu Torajo se leva alors et demanda à Kokatsu de baisser la tête : il le frappa sur les épaules du bokken ancestral de la famille et lui remit l'étendard, l'éventail et le sabre de maître de la famille Matsu. Il lui laissa son trône et s'agenouilla à son tour devant son nouveau maître, imité par toute la salle, qui récita la prière traditionnelle à l'héritier de dame Matsu. Puis on but une coupe du vin qui avait été consacré par les prêtres des grands Ancêtres de la famille, afin de réaffirmer le lien de sang mystique unissant tous les guerriers de la famille comme des frères d'armes. Des coupes passèrent aux Lions des autres familles, pour qu'ils reconnaissent les Matsu comme leurs frères d'armes les plus vaillants et les plus féroces.
Le nouveau daimyo du clan, Akodo Koji s'avança alors pour faire son compliment à Kokatsu.
A demi-mot, il lui fit comprendre que les victoires comme celle qu'il venait de remporter ne seraient plus à l'ordre du jour et qu'il faudrait rechercher l'apaisement avec les Grues et leurs alliés, comprendre le Gozoku :
- Le bras droit ne peut pas toujours se quereller avec le bras gauche. Il leur faut servir le même corps et se battre pour lui, pas entre eux.
Sans doute Kokatsu s'était-il préparé à entendre quelque chose de ce genre. Il ne devait pas moins être sur le point de s'étrangler de rage. Et quand le jeune Akodo termina son discours, il devint, bien malgré lui, tout pâle, puis rouge sanguin :
- Général, tout le monde connaît ton aspiration à la grandeur, ta générosité en toutes choses. Je me demande s'il ne serait pas séant, en guise d'apaisement, d'accueillir nos amis du Scorpion parmi nous ? Ils m'ont accompagné ici et je pense qu'ils pourraient bien assister à notre cérémonie, ne serait-ce que pour admirer la puissance du clan du Lion quand il s'unit ?
Sasuke, qui s'y connaissait un peu en la matière, eut l'impression d'écouter parler Isawa Masaakira... A croire que c'était le maître du Vide qui avait écrit ce merveilleux discours que l'autre récitait comme un perroquet.
Quand Gencho eut fini de parler, le silence qui régnait était intenable, lourd comme avant un orage.
Soudain très maître de lui-même, Matsu Kokatsu prit la parole, pour la première fois comme maître de sa famille :
- Je comprends ton offre d'apaisement avec les Scorpions, seigneur. Néanmoins, il ne peut être dans nos usages d'accueillir un clan avec lequel nous venons de nous battre. Cela ne serait pas conforme à nos traditions. Ce serait presque offensant pour le souvenir de nos frères morts au combat. Et en premier lieu pour Akodo Koji, ne crois-tu pas ? Je pense que les Scorpions doivent maintenant s'en retourner sur leurs terres. Je ne leur ai pas demandé de venir dans ma Cité. Je ne les ai pas défiés à se battre contre moi, au contraire de nos rivaux du clan de la Grue. Vois, les Grues sont repartis, admettant leur défaite. Les Phénix, d'habitude si pacifiques, ont rompu leur voeu de non-violence pour venir se battre. Ils ont compris leur erreur et, à l'heure où nous parlons, sont déjà revenus dans leurs paisibles terres ancestrales -non sans me priver de mon diplomate et porte-parole.
"Je ne crois pas qu'il soit bon de faire venir tous ces étrangers chez nous, seigneur. Le clan du Lion ne demande pas mieux que d'accueillir des invités d'autres clans, mais aux conditions qu'il fixe et selon les règles traditionnelles de l'hospitalité. Nous n'avons pas besoin d'eux, parce que nous sommes les plus nombreux et les plus puissants. Tandis qu'eux ont besoin de nous, car sans les Lions, l'Empire ne peut exister. Je pense que nous en sommes tous d'accord.
"Tu as parlé de mes prétentions à la gloire, tu as raison, mais je suis avant tout quelqu'un de simple et de traditionnel. Je suis habitué à des manières directes, pas grossières mais sans ce raffinement excessif qui fait qu'on ne sait plus à qui on a affaire.
"J'ai entendu parler, seigneur, de ce qui s'est passé, à la Cité des Murs Verts [nom officiel de la Cité des Mensonges], puis dans cette ville qui vient d'être construite... Bakufu...
Il avait craché plutôt qu'épelé ce nom.
- J'ai été surpris d'apprendre que le choix de notre nouveau daimyo se ferait avec les Phénix et les Scorpions pour témoins. Quelle nécessité à laisser des étrangers s'immiscer dans nos affaires ?... Pourquoi le gouverneur de la capitale des Scorpions en personne fait-il le déplacement ? Cela me paraît inutilement compliqué pour une affaire qui ne concerne que nous, sur laquelle, par conséquent, nul que nous n'a son mot à dire.
"On m'a raconté ton duel contre ton opposant et je sais, comme chaque témoin a pu le voir, combien ta victoire a été fulgurante. Elle ne laisse aucune place au doute. Nul ne peut t'en faire le grief. La défaite d'Akodo Denko a été implacable.
A entendre ce nom dont il avait interdit qu'on le prononce, Akodo Koji blêmit.
"Akodo Denko, reprit Kokatsu, ne s'est pas deshonoré en mourant dans ce duel, bien au contraire. Il faudrait, pour la paix de son âme et la nôtre, lui ériger au moins un autel, même discret, car chacun connaissait sa droiture. Le sort des armes lui a été défavorable mais les Ancêtres l'ont accueilli parmi eux, j'en suis certain.
"Ne m'en veux pas d'évoquer ici le souvenir d'Akodo Denko. Je veux dire que, puisque tu évoquais ma générosité, seigneur, elle va jusqu'à saluer un opposant même après une défaite. C'est la magnanimité du vainqueur qui s'exprime. Moi-même, je suis prêt à reconnaître la bravoure au combat de nos adversaires Scorpions, que je préfère nettement rencontrer sur le champ de bataille, dans un affrontement loyal, plutôt que dans les alcôves de palais où ils ont l'habitude de monter toutes sortes d'intrigues devant lesquelles tout homme honnête devrait détourner les oreilles et les yeux.
"Aussi, pour aujourd'hui, une chose est certaine : les Scorpions n'entreront pas dans cette Cité que j'ai conquise et conservée de haute lutte. J'ordonne qu'on leur ferme la porte de mon palais. J'ordonne qu'on les escorte jusqu'à la porte principale de la ville. J'ordonne qu'ils quittent nos terres jusqu'au-delà de la Cité du Levant et ce, avant le coucher du soleil, sans quoi je considérerai qu'ils ont abusé des règles de l'hospitalité.
La voix de Kokatsu s'était faite d'un coup plus dur. Akodo Koji, qui n'y tenait plus, voulut protester
- Silence ! tonna Kokatsu.
Ce fut vraiment comme un coup de tonnerre. Le général avait parlé jusqu'ici d'un ton mesuré. D'un coup, il laissa paraître la formidable colère qui grondait en lui depuis des heures, des jours, des semaines. C'était stupéfiant ; toute la salle se figea en statues de sel.
- Qu'as-tu à redire, Akodo Koji, contre ma décision souveraine ? Maître je suis de la Cité des Apparences et maître, j'en reste. Nul ici ne discute mes décisions, mais tous s'y conforment avec empressement. Ce pourquoi ne j'admets la présence de nul qui ne se plie à mes exigences. Tu ne verras autour de moi que des serviteurs loyaux et dévoués, prêts à mourir si je l'exigeais d'eux. Mais pas à mourir stupidement comme ces Scorpions fanatiques qui se passent le sabre en travers du ventre, mais comme des guerriers qui ont appris à ne pas redouter la mort, car cette mort, ils savent qu'elle est dans leurs yeux.
"Or qu'ai-je vu et qu'ai-je entendu quant à cette succession, depuis la mort de notre vénéré daimyo mort à la cour d'hiver ? Intrigues. Complots. Cabales. Discussions avec les Phénix, les Scorpions. Plus on me rapportait cela, moins j'en croyais mes oreilles. Que signifiait cette halte à la Cité des Mensonges ? Comment cela était-il possible ?
Kokatsu pointa de son éventail l'ancien daimyo Kitsu :
-Cela ne s'est jamais vu qu'un daimyo de clan accepte l'invitation d'un autre clan, au moment même où se joue la succession.
Le pauvre vieux Kitsu Itoji devint plus blanc qu'un linge. Sur le moment, il réussit à se contenir. Mais il mourut une semaine après, après avoir sombré dans une profonde léthargie. Nul ne doute que ce fut ce geste d'éventail qui le tua...
Kokatsu reprit, sa voix épaissie d'un grondement qui montait petit à petit :
- Les Bayushi ont-ils jamais demandé aux Lions de les aider ? Les Phénix ont-ils besoin du conseil des Grues pour désigner leur daimyo ? Je n'ai pas aimé ces manières tortueuses, ces décisions sans cesse retardées, car elles semaient le doute et l'hésitation, vices que jamais un Lion ne devrait éprouver. Et tout cela à des jours et des jours de marche de cette Cité menacée par la plus formidable coalition que les Ancêtres aient jamais vu. Enfin, m'expliquera t-on depuis quand il est permis à plusieurs clans de faire coalition contre un seul ?
"Mais je suis trop long, Akodo Koji. Aujourd'hui, je t'ai vu arriver avec ces Scorpions. Encore et toujours eux. Cela ne s'est jamais vu, seigneur. Alors, je te pose aujourd'hui la question : de qui es-tu le daimyo ?
Un cri d'effroi, aussitôt contenu, monta dans la salle. C'était comme si le ciel allait s'écrouler.
- Oui, Akodo Koji, je dis aujourd'hui que tu as été le jouet des manigances des Scorpions. J'ignore ce qui s'est passé à la Cité des Mensonges. J'ignore ce qui s'est passé à Bakufu. Je ne sais qu'une chose : tu ne peux être le maître de notre clan.
"Et si quelqu'un veut m'opposer le contraire, qu'il sache qu'un de nous deux ne sortira pas vivant de cette pièce."
Alors, Kokatsu se leva, le sabre ancestral dans son fourreau à la main, et dit :
- Aujourd'hui, je déclare donc devant vous tous, seigneurs, vénérable assemblée du clan, que je serai, moi, Matsu Kokatsu, le seul et unique daimyo des quatre familles, général en chef de toutes les armées, véritable et incontesté seigneur des Lions !
D'un coup, la terreur se changea en enthousiasme, la stupeur en une clameur de joie ; d'un coup, ce fut comme si Akodo Koji avait chuté dans les ténèbres. A peine si on le regarda sortir de la pièce, se précipiter dans le jardin et se passer un sabre en travers du ventre, sans témoin.
Dans la salle de réception, tous se frappaient le front contre terre devant leur nouveau maître. Alors que le soleil se couchait à l'ouest, c'était comme si un astre se levait dans ce crépuscule et projetait d'un coup sa lumière et d'immenses ombres vers l'est, jusqu'à Bakufu, jusqu'à Otosan Uchi, jusqu'à l'océan.
Les Scorpions furent chassés de la ville comme des malpropres, puis les portes furent fermés. Et ce furent encore trois jours de célébration pour le nouveau daimyo !
Kokatsu était le quatrième en quelques semaines. Cette situation d'instabilité était extrêmement dangereuse ; il semblait néanmoins que cette fois, le Lion avait trouvé un leader qui était l'incarnation même de toutes les vertus du clan, surtout en un temps où il se trouvait en opposition aux intrigants du Gozoku.
Kokatsu reçut l'hommage des maîtres des familles Akodo, Kitsu et Ikoma. Pour les Akodo, ce fut une humiliation. La mort honteuse de Koji ne serait pas prête d'être effacée. Si certains dans la famille se réjouissaient qu'un homme à la botte des Scorpions devienne chef du clan, d'autres se sentaient mortellement blessés de ce coup de force de Kokatsu. Ce dernier entendit ces plaintes. Agacé, puis furieux d'entendre ce concert de plaintes, voyant que ces rancoeurs allaient empoisonner l'atmosphère au moment où il fallait restaurer l'unité absolue du clan, le nouveau daimyo ordonna à tous les plaignants de venir en même temps devant.
Il écouta publiquement, et sans les interrompre, leurs plaintes. Certaines furent très dures, bien que dit à mots couverts. A la fin, les plaignants savaient ce qui leur restait à faire. lls le savaient en venant : ils s'ouvrirent cérémonialement le ventre. Kokatsu leur dénia le droit d'être assistés par un frère d'armes qui écourterait leur agonie. Puisqu'ils avaient dit tout ce qu'ils avaient sur le coeur, ils souffriraient jusqu'au bout dans leurs chairs.
A la fin, tous les corps furent calcinés en même temps ; en voyant les flammes s'élever dans le ciel, et ces âmes partir vers le pays des morts, Kokatsu se sentit plus léger. Il venait de se débarrasser dans les règles de ses opposants. Ceux qui restaient étaient par conséquent des soutiens.
Il ordonna une demi-journée de prières et de silence en leur honneur dans un temple de la Cité. Il assista même aux cérémonies. A la fin, les familles des suicidés vinrent présenter leurs hommages et reconnurent sa grandeur.
Il avait mené cela de main de maître. Un jour, ce fut Shingon qui vint lui faire ses adieux. Il n'approuvait ni ne désapprouvait ce qu'il avait fait. Il dit simplement que ses devoirs l'appelaient ailleurs et qu'il avait tout dit de sa sagesse à Kokatsu. Le général fit en sorte que ces paroles soient bien entendues : la principale autorité religieuse du pays donnait sa bénédiction à ses faits et gestes.
En réalité, Shingon ne pouvait pas, selon les voeux de son ordre, s'attacher à un maître durablement. Et celui-ci était trop enivré de sa démesure pour rester longtemps un bon protecteur. Kokatsu offrit une fortune à l'église de Shingon. Ce dernier refusa poliment, en disant à Kokatsu de la donner pour les pauvres et qu'en leur donnant, il ferait don double.
Kokatsu, désarçonné, dit qu'il ferait comme dit. Il était soulagé de voir partir Shingon pour tout dire. Et Shingon le sentait bien... Le moine et ses frères partirent sans pompe de la Cité. Du haut des remparts, Sasuke les regarda partir, songeur : était-ce petit homme, vêtu de ses humbles habits, qui avait inspiré au général cette folie des grandeurs ?
Le shugenja fit craquer ses poings et convoqua sur l'heure sa garde rapprochée : Yojiro et Yatsume !
Il ne pensait plus tellement à leur équipée hasardeuse pour délivrer Ikue :
- La période à venir va être tumultueuse, vous pouvez vous en douter. Moi-même, je ne vais pas chômer. D'abord, je dois trouver le moyen de récupérer Mitsurugi. Soit nous négocierons une rançon, soit nous le ferons par la manière forte.
Dans le bureau du conseiller Sasuke, on ne s'embarrassait jamais trop de convenances !
- Le général compte sur moi. Il me donne carte blanche.
Yojiro et Yatsume savaient ce que cela voulait dire : Sasuke y mettrait tous les moyens nécessaires.
- Deuxième chose, je devrai, dans les mois à venir, entreprendre un grand voyage, qui m'emménera jusqu'aux Royaumes d'Ivoire. Vous y êtes déjà allés, j'aurai donc besoin de vous pour me guider. Je dois me rendre, le jour du solstice d'été, sur la ligne du soleil de midi, c'est-à-dire l'endroit où l'astre sera entièrement à la verticale du sol...
Yojiro et Yatsume levèrent un sourcil. Le peu d'astronomie qu'ils avaient étudié était loin.
- Et quand cela sera fait, je me rendrai cette fois très loin au nord de notre empire, jusque dans la capitale du désert. Vous pourrez m'accompagner si vous le désirez. C'est un voyage très long et très dangereux. Nous en avons eu un aperçu lorsque nous étions dans les limbes, mais cette fois, nous aurons tout à traverser... Et pour commencer, il faut que je retrouve le bakeneko... Je n'ai pas de nouvelles de lui depuis que nous sommes revenus de chez le Dragon du soleil...
Sasuke parlait surtout pour lui-même. Il avait besoin de réfléchir à voix haute.
- Quoi que tu fasses, je viendrai, dit Yojiro. Et pour commencer, il me tarde de sortir Mitsurugi de chez les Phénix.
- Cela sera fait très vite, rassure-toi.
Sasuke ne le dit pas, mais il avait déjà envoyé Noname derrière les lignes Phénix... Ainsi, Sasuke serait vite averti dès qu'on changerait l'otage de ville.
- Moi aussi je viendrai, Sasuke-sama, dit Yatsume.
La rônin pensait à son compagnon Avishnar : l'ancien prince devait retourner chez lui et reprendre son trône à ce fourbe de gros fakir adipeux !
Sasuke était excité intérieurement. Tout se passait très bien. Il allait délivrer Mitsurugi en détruisant quelques places fortes du Gozoku sur le trajet... Il allait trouver la 4e Arcane, celle du feu, sur la ligne du solstice. Puis il irait apprendre la 5e arcane chez le sage Hafiz à Medinat Al'Salaam ! L'année à venir allait être bien occupée !
Le shugenja dit aux deux rônins qu'il les rappelerait bientôt à lui. Resté seul, il rédigea un brouillon de lettre pour les Phénix. Il proposait de reprendre Mitsurugi en échange de la Cité du Levant (puisqu'ils semblaient tellement y tenir, alors qu'elle n'offrait un intérêt stratégique que très limité !) et de l'accueil de jeunes Shiba dans les dojo du Lion. S'ils refusaient, les Lions feraient comprendre qu'ils s'y prendraient autrement... Puisque les Phénix s'étaient attaqués à la Cité des Apparences, il y avait toutes les raisons de leur rendre la pareille !
Content de lui, Sasuke fit porter le message au général, qui était débordé de sollicitations de toutes parts. Pendant tous ces rituels cérémonieux, qui n'était en somme que du théâtre, Sasuke continuait son travail en coulisses, là où tout se jouait véritablement... Et il attendait avec impatience des nouvelles de Noname !
Le chien fidèle mais sans honneur qu'était Noname fut de retour trois jours plus tard.
- J'ai beaucoup de choses à te raconter, Sasuke-sama.
- Je t'écoute.
- Sur tes ordres, je me suis rendu dans les terres Phénix, sur les traces de Mitsurugi. J'ai dû aller jusqu'à la côte, à la Cité de la Forêt des Ombres... C'est là-bas qu'ils détiennent le prisonnier, chez Shiba Takéo, celui qui a vaincu Mitsurugi en duel. L'endroit est une bâtisse en haut d'une butte. On était en train de renforcer les palissades quand je suis arrivé, me faisant passer pour un moine vagabond. L'hospitalité m'a été refusée partout. C'est te dire à quel point ils se méfient, parce que d'habitude, les Phénix se font un devoir d'accueillir les religieux qui le demandent.
- Oui, habituellement, c'est une coutume presque sacrée.
- Ce qui est certain, c'est que je n'ai pas pu entrer dans le domaine de Takéo. J'ai toutefois réussi à me glisser dans le jardin. Un pan du mur d'enceinte est moins haut et peut-être passé grâce aux branches d'un grand marronnier. Une fois à l'intérieur, je me suis fait passer pour un cuisinier... Mes talents en la matière sont certains, j'ai été cantinier de régiment dans ma jeunesse...
Il semblait à Sasuke que Noname avait fait à peu près tous les métiers. Il était très fier d'avoir fouiné dans toutes les couches de la société, comme un chien qui flaire des haillons.
- Bref, j'ai aperçu brièvement Mitsurugi convalescent. Il avait encore le bras en écharpe et des bandages à la poitrine, mais il pouvait se promener dans les jardins de la résidence. Je l'ai vu parfois seul, parfois en discussion avec le seigneur Takéo. Toujours surveillé par des gardes. On lui laisse porter son sabre court et il mange à chaque repas avec son hôte.
- Il t'a semblé en forme ?
- Oui, il est très bien traité. Il me semble même qu'il s'entend réellement bien avec le seigneur Takéo.
- Mitsurugi est un hôte agréable, oui...
- Je n'ai pas pris le risque d'approcher Mitsurugi. Je ne voulais pas le compromettre.
- Tu as bien fait.
- J'ai observé les lieux attentivement. Evidemment, chaque jour, les protections sont renforcées. Les tours de garde sont très réguliers et la relève est bien faite. En cas d'évasion, la région est bien surveillée. Il y a des tours un peu partout et peu d'endroits vraiment déserts. Mitsurugi serait vite repéré. Le seul espoir serait de partir par la rivière qui coule à côté. C'est risqué mais faisable. Seulement, j'ignore si cela sera encore faisable demain, car les Phénix ratissent la région.
- Nous n'en sommes pas encore là, Noname. J'attendais ton retour pour me faire un avis. Je vais à mon tour me rendre là-bas. Je vais demander à rencontrer ce Takéo et lui faire une proposition très avantageuse pour son clan. De ton côté, tu vas recruter parmi les rônins qui ont afflué en ville quelques personnes de confiance pour organiser une sortie imprévue de l'otage.
- Compte sur moi.
Sasuke avait reçu une réponse favorable de Kokatsu. Un diplomate avait rédigé une missive à l'intention des Phénix. Le shugenja partit avec une escorte de trois samuraï. Il laissa des instructions à Yojiro et Yatsume de se tenir prêts à son retour :
- Je ne serai pas long. Si jamais les Phénix refusent notre offre, nous envisagerons d'y aller par mes méthodes. Mettez-vous en contact avec les rônins de Noname. Soyez sur le pied de guerre.
Sasuke entrait dans le domaine de la Forêt des Ombres trois jours plus tard. Le château de Shiba Takéo était à l'écart de la ville. Il avait été encore renforcé par rapport à ce qu'avait dit Noname.
Le shugenja se fit annoncer. Il fut reçu aussitôt par Takéo. C'était un samuraï à peu près de l'âge de Mitsurugi. On devinait que les deux hommes auraient pu être compagnons d'armes si le destin n'avait bouleversé la vie de nos héros. Ils devaient deux des meilleurs bretteurs de l'Empire car il en fallait pour vaincre Mitsurugi, lui qui avait abattu tellement d'horreurs de l'Outremonde ! Ce que les Shuten-Doji et autres revenants n'avaient pas réussi, ce Shiba Takéo y était arrivé...
- J'ai reçu votre proposition, dit Takéo.
Il recevait Sasuke à la table de go de pierre de son jardin, car c'était encore une magnifique journée, sous les cerisiers déjà lourds de leurs beaux fruits rouges. La chaleur épaisse, stagnante, dans les terres du Lion, étaient ici allégée par l'air marin et l'humidité douce de la forêt. Mitsurugi devait être comme un coq en pâte... Sasuke ne put le voir. Son ami était-il au courant qu'il venait ? Mieux valait ne rien demander.
- Mon clan a étudié cette proposition. La Cité du Levant est chère à notre coeur car il s'y trouve de nombreux temples importants pour nous... La proposition d'accueillir nos élèves dans vos dojos est également très honorable pour nous. Néanmoins...
Sasuke se doutait bien que les Phénix allaient un peu plus charger la balance... C'est un principe que nos héros avaient appris chez patron-san :
- Si le client t'offre ça, prends ça et encore ça !
Bien qu'ils y missent les formes, les Phénix procédaient à peu près comme cette fripouille de commerçant !
Les Phénix demandaient un plus grand nombre de laisser-passer pour leurs diplomates, de bonnes terres sur la frontière, des avantages commerciaux... On sentait que Takéo souffrait de faire ces demandes. Il prononçait toutes ces demandes du bout des lèvres.
Si Sasuke avait pu, il aurait signé sur le champ et serait reparti avec Mitsurugi ! Ce n'était pas si simple. Il fallait prendre la proposition, attendre, faire semblant de réfléchir, dire oui mais un peu non et finalement oui, mais sans trop insister. Il y en avait pour des semaines, peut-être des mois. On sentait que Takéo n'était pas pressé de relâcher son prisonnier ! Une telle prise de guerre !
Sasuke revint à la Cité des Apparences, très confiant. Noname avait réuni une belle bande de mercenaires.
- Je n'aurai pas immédiatement recours à leurs services mais garde-les sous le coude. Ils serviront plus tard.
Il voulut faire venir Yatsume et Yojiro ; on lui dit qu'ils avaient quitté la Cité trois jours plus tôt.
- Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? Où sont-ils partis ?
- Nul ne le sait, seigneur, dirent les soldats.
Evidemment, ils estimaient en-dessous d'eux de parler avec le bas peuple pour se renseigneur sur deux rônins. Le shugenja préféra vérifier de lui-même. Au domicile de Yatsume, il ne trouva personne. Des voisins dirent que la rônin était partie, ainsi que sa fille et l'étranger avec qui elle vivait...
Sasuke se demande si c'était un coup des Scorpions... Mais n'avaient-ils pas mieux à faire pour le moment que de s'en prendre à une rônin, qui plus est en pleine cité des Apparences ? On verrait plus tard. Pour le moment, il fallait s'occuper de sortir l'otage !
Mitsurugi retrouvait petit à petit l'usage de son bras, et commençait à oublier sa douleur au ventre. Il pouvait à nouveau manger normalement et s'autorisa même une goutte d'alcool pour fêter le retour de la santé.
Takéo était vraiment le meilleur des hôtes. Il lui avait laissé une partie de son palais, l'accès à une bibliothèque, un petit dojo avec des bokken... La nourriture était excellente et, sans fausse pudeur, Takéo lui avait fait savoir que dès qu'il serait regaillardi, il pourrait lui conseiller une maison très spéciale où les filles avaient tous les talents. Une vraie prison dorée.
De sa chambre, Mitsurugi avait perçu la voix de Sasuke le jour où ce dernier était venu. Mais l'ambassadeur, bien trop poli, n'avait pas posé de question. Il imaginait de toute façon que le shugenja remuerait ciel et terre pour le sortir de là. C'est Takéo qui lui annonça que le shugenja lui avait rendu visite et qui lui fit comprendre que le clan du Phénix avait reçu des propositions tout à fait intéressantes de la part des Lions. Takéo disait cela en soulignant combien il regrettait de ne pas pouvoir garder Mitsurugi plus longtemps. Ce dernier dit que l'accueil était en tous points délicieux... Il aurait pu dire que pour d'autres otages Lion, il n'hésiterait pas à recommander la maison Takéo !
La nuit suivante, Mitsurugi ne réussit pas à dormir. Etait-ce le contrecoup de ses blessures ? Il se sentit vide, comme angoissé. Le ciel était magnifique, toutes les constellations brillaient, semblables à des parures de diamants. Il eut le pressentiment d'un danger. Pris de crampe, il prit du saké et réussit, à moitié assommé, à s'endormir.
Le réveil ne fut pas facile, d'autant que, fait inhabituel, on vint le tirer du lit, alors qu'on le laissait libre le reste du temps. Des soldats Phénix l'attendaient. Mitsurugi crut que c'était déjà le jour de partir. Connaissant l'activisme zélé de Sasuke, il n'était pas impossible qu'il ait déjà obtenu sa libération.
Il descendit dans la salle du repas, où l'attendait son hôte. Mitsurugi croisa son regard et sut aussitôt que quelque chose n'allait pas. Takéo était blafard. A peine s'il osait regarder notre héros dans les yeux. Il n'avait plus devant lui le beau seigneur Phénix, élégant, cultivé, mais un homme rongé par le remords et la honte.
- Voici venu le jour de nous dire au revoir, dit Takéo, d'une voix blanche.
- J'en conçois un immense regret, sachez-le.
- Pas autant que moi.
Ils étaient dans une salle ouverte sur le grand couloir d'entrée de l'étage d'en-dessous. Comme il portait une boule de riz à sa bouche, Mitsurugi vit la grande porte du bâtiment s'ouvrir et une dizaine d'hommes, aux manières brutales, aux kimonos bleutés réhaussés de motifs grisés. Le shinsen-gumi !
Ils rentraient comme s'ils étaient chez eux, écartant les serviteurs. Et à leur tête, l'infâme Otomo Jukeï qui, de son oeil unique de chien enragé, fixa Mitsurugi, comme le fauve la proie qu'il va égorger puis dévorer. Les baguettes de Mitsurugi lui avaient cassé entre les doigts et il avait mis du riz partout.
Takéo baissait la tête. On aurait pu discerner une larme dans son oeil.
- Je regrette sincèrement, Mitsurugi-san.
Il était désolant de voir cet homme qui n'était plus, à cet instant, le maître chez lui. Il devait accueillir une bande de soudards qui avaient moins d'honneurs que les serviteurs chargés des latrines.
- Je ne me le pardonnerai jamais, murmura Takéo, la tête basse. Je ne mérite que votre mépris.
Mitsurugi se pencha sur lui, ignorant quelques instants Jukeï, qui était tout à sa jubilation malsaine.
- Vous n'avez rien à vous reprocher, Takéo-san.
- J'aurais dû mourir de votre main, Mitsurugi-san. Vous étiez le meilleur.
Notre héros trouva le moyen de sourire :
- Takéo-san, le jour où vous vous battrez en duel après avoir abattu une dizaine d'adversaires, vous ne serez plus aussi valeureux.
Notre héros ne voulait pas voir son hôte s'humilier davantage. Fermement, résolument, il se leva, ouvrit le panneau et descendit l'escalier, comme on descend dans un chenil de chiens enragés. Dès qu'il eut mis le pied sur la dernière marche, les hommes du shinsen-gumi se saisirent de lui et lui attachèrent les mains. Takéo n'osa pas se retourner. Il ne pouvait plus rien avaler.
Ce jour-là, quelque chose s'était brisé en lui et, jusqu'à sa mort, quelques années plus tard, il ne fut plus que l'ombre de lui-même, accroché à la vie uniquement pour attendre un signe du destin qui lui montrerait qu'il était pardonné d'avoir livré le meilleur des samuraï à une bande de brutes sans honneur.
- Nous étions voués à nous retrouver, sussura Jukeï. Tu vois, Mitsurugi, plus tu montes haut, plus dure est ta chute. Quand tu n'étais que Manji le rônin, je t'ai écrasé la figure sous mon talon. A présent que tu es le porte-parole du général Kokatsu, je vais te faire descendre encore plus bas, bien plus bas...
De la grande salle de leur temple secret, les Kolat, grâce à l'Oeil de l'Oni, avaient tout observé.
- A présent, dit Nuage, rien ne pourra plus freiner la colère de Kokatsu.
- Je vais mettre mes hommes en route, dit Saphir.
- La colère d'un homme, dit Cristal, est une belle chose quand on sait la diriger, et plus encore quand elle est démesurée.
- Rien de grand ne s'est fait dans le monde sans passion, dit Nuage.
On fit monter Mitsurugi dans une charrette à cheval, comme un vulgaire prisonnier.
A suivre...