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Dossier #18 : Les prisonniers
#1
Exil #18

¤


Branche : CULTURE
Rapport Intelligences-Mécaniques : Névée - Sutra - Orgon

A l'intention de : M. Jonson - Comité "Arts et fêtes".


La Recouvr^nce...

Mon nom est Alphonse-François Cont%ùùn!%aaaaaaaaa............. Cellule 912222222222222... Nouvel%eale RecOù^vr%/:ance........ Chromattt-(%phe 2OOddd%^¨r.


...




Aucune information disponible.

.



¤


Repères exiléens universels :
SHC : 4
RUS : 5
IEI : 7
ATL : 7
Côte d'alerte : critique.




DOSSIER #18
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#2
EXIL

Qu'il fuie Exil
Le fou, la nuit
Quand la nuit brille
Et l'acier luit

La neige scintille
Le grand froid luit
Gel sur les villes
Mondes sans bruit

Forges et Exil
Tristes jumelles
Où s'enfuit-elle
La vie si belle

Qu'il fuie Exil
Le fou, la nuit
Quand la nuit brille
Et l'acier luit
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#3
DOSSIER #18


LES PRISONNIERS


SHC 4 - RUS 5 - IEI 7 - ATL 7

- Enfin, Andréï dit quelque chose !
Faivre fixait le détective.
Le gardien, lui, refermait son registre.
- Je vais me faire un café, quelqu'un en veut ?
Les policiers ne répondirent pas.
- Je vous assure, je ne comprends pas...
Turov restait stupéfait. Il clignait nerveusement.
- Dites, fit Maréchal.
Le gardien se retourna.
- Vous vous souvenez de la tête de cet Andréï Turov ?
- Il y a trois semaines, je n'étais pas ici. J'étais au septième... Peux pas vous dire...
- Qui saurait le reconnaître ?
- Là, vous tombez mal. Il est tard, la plupart du personnel est parti, surtout avec la tempête.
- Vous êtes seul ce soir ici ?
- Hélas oui... Vous savez, vu comment ça va souffler, ils n'iraient pas bien loin ceux qui sortiraient.
Les policiers serraient les poings, de plus en plus agacés. Il fallait réagir.
- Il y a bien quelqu'un ici, insista Maréchal, cassant, qui saurait identifier un ancien patient, non ?
Le gardien se gratta le menton.
- Ce que vous pouvez faire, c'est aller voir la chambre 200... Ce n'est pas une cellule, c'est la salle du chromatographe.
- Qui y a accès ?
- Le personnel bien sûr. Certains patients aussi. Ils envoient des nouvelles à leur famille.
- Et en quoi ce chromato pourrait bien nous aider ?
- Vous y trouverez les informations sur le personnel, sur les patients... A mon avis, il n'y a pas mieux pour le moment... Avec cette tempête...
Les policiers restaient devant la cellule 912, immobiles.
Le gardien revint avec une carafe pleine et fumante :
- Personne n'en veut ?... Je n'insiste pas.
- Cet asile va être désaffecté, c'est ça ? dit Morand.
- Oui, on ferme !
- Où sera le nouveau ?
- Je ne sais pas bien.
- Qui le sait ? insista Morand.
- Le directeur au moins. Je veux dire le futur directeur !
- Et l'actuel ?
- Hé, je ne suis pas dans le secret des dieux !
Les policiers se regardèrent.
- Voilà ce que nous allons faire, dit Maréchal. Turov et moi allons voir le directeur. Nous ferons le pied de grue devant son bureau tant qu'il ne sera pas là. Faivre et Morand, vous montez à la chambre 200 et vous me sortez de ce chromato tout ce que vous pouvez sur l'occupant de la 912.
- D'accord patron.
Les quatre hommes reprirent l'ascenseur. L'inspecteur et le Scientiste allèrent au deuxième sous-sol, Maréchal et Turov remontèrent au rez-de-chaussée.
Le vent était retombé.
- Le calme avant la tempête, disait un infirmier.
Les deux policiers traversèrent le parc, pressés.
- Nous voudrions voir le directeur.
- Vous avez de la chance, dit la réceptionniste, il vient de rentrer.
Elle appuya sur un communicateur. Elle ne l'avait pas dit un mot dedans que Maréchal ouvrait la porte.

La pièce était luxueusement décorée, avec des rayons de beaux livres à tranches dorées. Des médailles, des diplômes, des lampes aux formes gracieuses.
Le directeur s'était levé :
- Puis-je savoir, messieurs...
- SÛRETÉ. Nous avons des questions sur un de vos patients.
La secrétaire arrivait :
- Monsieur, je ne leur avais pas dit...
- Ça ira, dit Turov, en lui faisant signe de reculer.
Il referma la porte.
Le directeur, un homme entre deux âges, avec une calvitie avancée, des lunettes rondes et un air de petit notaire, se rassit à son bureau.
Les deux policiers restèrent debout.
- Je voudrais connaître le nom de l'occupant de la cellule 912.
- Vous pensez bien que je ne connais pas par coeur...
- Certes, certes, mais vous avez des fichiers.
- Très bien, je regarde... Voyons.
Pendant qu'il chercha, affairé, les policiers ne le quittèrent pas des yeux.
- La cellule 912 est inoccupée.
- Quel est le nom du dernier occupant ?
- Andréï Turov.
- Sorti il y a combien de temps ?
- Il y a trois semaines, la veille de l'armistice exactement.
- Vous le reconnaîtriez ?
- Je n'en suis pas certain.
- Quelle est la "particularité", si je puis dire, des patients logés au neuvième ?
- Il n'y en a pas. Nous n'avons hélas pas encore de services spécialisés. En revanche, dans le nouvel asile, il y aura une prise en charge plus...
- Quand va ouvrir ce nouvel asile ?
- Dans moins d'un mois.
- Où est-il ?
- Je l'ignore encore.
- Ce n'est pas vous qui le dirigerez ?
- C'est improbable. J'ai bien sûr fait valoir auprès de SANITATION que j'étais pleinement disposé à continuer...
- Monsieur le directeur, je vais vous poser une question. J'aimerais que vous preniez le temps d'observer et de réfléchir pour répondre.
- Bien sûr...
Il essayait de garder une contenance et une amabilité, mais il se raidissait. Il supportait de moins en moins ces questions à bâtons rompus.
- Je voudrais que vous me disiez si vous avez déjà vu mon collègue ici présent... Mettez-vous bien sous la lumière...
Turov se mit entre deux lampes, sous les deux rayons. Le directeur essuya ses lunettes, examina le détective comme on observe un spécimen au muséum d'histoire naturelle.
- Non, je regrette, je ne crois pas vous connaître, monsieur.
- Vous voyez tous vos patients ?
- C'est à dire que je fais quotidiennement des visites. Un étage par jour généralement. Donc, oui, matériellement, je les vois tous. Vous affirmer à présent que je me souviens de chaque cas...
- Vous vous souvenez des plus spectaculaires, j'imagine ?
- Pas seulement... De certains dont l'histoire me touche, d'autres qui sont des habitués... Et l'homme dont vous me parlez, celui de la 912, cela remonte à trois semaines. Depuis l'armistice, nous avons vu passer du monde. Ce genre de période de changement, avec le retour de guerre, l'incertitude, est propice au déchaînement de toutes sortes de lubies. Des êtres fragiles ne supportent pas...
- Bref vous étiez débordé de travail ?
- Nous n'avons presque pas eu de chambre de libre pendant deux semaines, oui. Heureusement, cela va mieux depuis quelques jours.
- Vous avez récemment accueilli cinq ou six personnes.
- En même temps vous voulez dire ?
- Elles sont logées au deuxième, dit Maréchal. Cela ne vous dit rien ?
- Ah, les Continus vous voulez dire...
Cela ne semblait pas le troubler outre mesure.
- Je pense qu'ils resteront chez nous pendant une semaine, guère plus.
- De quoi souffrent-ils ?
Le directeur ne le sentit pas, mais c'était une question cruciale pour Maréchal.
- Ma foi, un certain délire de persécution. Aujourd'hui, ce genre de cas est pris à la légère. Demain (je veux dire dans la nouvelle Recouvrance), ces cas seront mieux traités.
- Vous voulez dire que ce genre de patients seront contraints à des séjours de plus longue durée ?
- Certainement, pour des traitements, comment dire...
- Savez-vous de quoi se plaignent ces gens ?
- Des problèmes d'identité, je crois... Ce qui est courant dans les cas de paranoïa...
Maréchal serrait les poings, de plus en plus en colère.
- Cela ne vous fait rien qu'ils portent tous le même nom ?
- Nous venons juste de les accueillir, inspecteur. Je ne peux pas parler à la place des médecins ! Nous allons bien voir de quoi il retourne.
- Bien, merci. Au fait, qui a soigné Turov, le patient de la 912 ?
- Je consulte le dossier à nouveau... C'est le docteur Pouchkine.
- Il est là ce soir ?
- Non, il est en congés pour une semaine.
- Vous avez son adresse ?
- Certainement, mais je crois qu'il est en vacances.
- J'essaierai de le joindre ce soir.

Maréchal avait besoin de respirer. Il alluma une cigarette dès qu'il fut dans le parc. Le vent recommençait à souffler.
C'était la vieille blague sur les asiles de la Cité. C'est le directeur qui accueille les journalistes. Il est très fier de faire visiter son établissement. "Au premier étage, dit-il, on accueille les fous légers, ceux qui se prennent pour un pot de fleur ; au deuxième, les fous plus dangereux, qui ont des lubies malsaines ; au troisième, les aliénés irrécupérables, les gens qui mangent leur femme etc.
- Et au quatrième ? demande un journaliste.
- Ah, au quatrième, c'est mon bureau."


¤


Turov et Faivre cherchèrent la salle 200 au deuxième sous-sol. La numérotation commençait à 201 et allait jusqu'à 219. Ils avaient remarqué qu'au neuvième, les numéros allaient de -00 à -18. Il y avait donc un décalage. L'infirmier de garde leur dit que c'était une petite anomalie, et que s'ils voulaient la salle du chromatographe, c'était en fait la 219, qu'on aurait dû appeler 200... même si elle venait après la 218.
Les deux policiers ne cherchèrent pas trop à comprendre. La pièce était petite, pas matelassée. Il y avait juste une table avec le chromato.
- C'est parfait, dit Faivre.
- La communication avec les IM marche généralement bien de cet endroit.
Faivre tapota pour trouver le dossier de Turov.
C'était vrai que la connexion marchait vraiment bien. D'habitude, il aurait fallu plus d'une heure pour avoir l'autorisation d'accès aux dossiers, mais en quelques minutes, ce fut prêt.
La Recouvrance avait bien accueilli Andreï Turov, autour de l'armistice. Les informations correspondaient.
- Tu as été soigné pour traumatisme crânien, dit Faivre. Ça ne te dit rien ?
- Non, désolé, dit placidement le détective.
- Tu as été opéré par le docteur Pouchkine... Tu as une incision qui reste, derrière l'oreille gauche... Fais voir ça.
Faivre observa et vit la cicatrice, surpris, un peu effrayé de découvrir son collègue sous un autre jour. Il reprit la lecture du dossier :
- Tu as subi un traitement de cheval, mon vieux... Trauma consécutif à la guerre... Hmm, sans doute ton bain dans les marécages...
- Probable.
- Nom d'un chien, regarde ça...
Faivre fixa Turov, stupéfait.
- Tu as travaillé chez les Obre-Ignisses !
- Ah bon ? Je ne m'en souviens pas.
- Mais ce n'est pas possible, regarde, c'est marqué ! Tu étais garde du corps !
Faivre se leva, et considéra avec inquiétude son collègue. Il commençait à soupçonner le pire.
- Tu ne te souviens de rien ?
- Rien je te dis...
- Tu as peut-être travaillé chez les Phonos ! Fais un effort ! Nom d'un chien !
Faivre regardait la boîte crânienne de Turov, avec une furieuse envie de l'ouvrir, d'aller y lire les secrets qu'elle renfermait !
Voilà que Turov devenait une clef potentielle de toutes ces énigmes !
Faivre alla voir l'infirmier :
- Vous avez le parlophone ?
- Bien sûr, tenez...
Faivre appela son ami détective privé, celui qui surveillait la famille Phonos.
- Allô ? C'est une chance de t'entendre... La tempête dehors ? Non, on ne sent rien, ici... Je suis à la Recouvrance... Non, pour une enquête... C'est ça, c'est ça, je te vais faire envoyer les hommes en blanc moi, tu vas voir... Trêve de plaisanterie. J'ai du nouveau sur les Phonos... Rien de ton côté ? Ecoute, tu vas te renseigner sur ce nom : Andréï Turov. Ancien garde du corps des Phonos, voilà... C'est une piste. Ils l'ont fait interner il y a trois semaines. C'est une affaire extrêmement grave... Turov a appris des choses sur eux... Mon idée est qu'ils l'ont fait interner et opérer pour ça. C'est extrêmement grave.

Turov était resté dans la chambre 200 (ou 219). Il n'avait plus tout à fait de notion de la réalité. Il revoyait les cales du navire, puis l'opéra qui croulait, les falaises de glace, la jungle. Et il allait plus loin encore : il avançait dans la jungle dans sa sous-combinaison de scaphandrier, et il pataugeait dans une vase épaisse, puis il tombait dans un marécage. Il se retrouvait emprisonné dans un char d'assaut, et il voyait Faivre le sortir de la carcasse.
Il rouvrit les yeux. Faivre lui tapotait sur l'épaule :
- Ça va ? Mon pauvre vieux...
- Oui, ça va...
Turov se frotta les yeux.
- On va continuer, dit l'inspecteur, profiter de cette bécane qui a l'air décidée à nous cracher de l'information.
Il demanda le dossier d'Antisthène Phonos. On allait bien finir par savoir s'il était ou non Antiphon, le Prince Paon !
- Voilà, le dossier arrive.
Antisthène avait été interné trois semaines auparavant. Il était sorti trois jours plus tôt.
- Ah, ça ne colle pas ! dit Faivre, rageur.
Cet Antisthène était encore dans la Recouvrance quand les policiers avaient poursuivi Antiphon dans les deux maisons closes, puis quand Maréchal avait failli l'avoir sur la passerelle des Célestes.
- Je n'arrive pas à le croire... Ce sont deux personnes différentes ! Mais qui est cet Antiphon alors !
Faivre regarda quelques dossiers. Il constata que le chromatographe avait accès au réseau entier de la Cité et que les accès étaient partout rapides.
Était-ce un privilège d'une institution de santé, pour qu'on la prévienne en urgence ?

Maréchal et Morand arrivaient.
- Du nouveau ?
- Oh que oui, dit Faivre.
L'inspecteur exposa ses découvertes en quelques mots.
- Hmm, bizarre, dit Maréchal, qui avait un certain flair pour le paranormal.
Il tapota sur le chromato par-dessus l'épaule de Faivre, entra dans les bases de données du Quai des Oiseleurs. Il ouvrit son dossier.
- C'est vrai que c'est rapide.
Il le regarda : il n'y avait pas d'erreur possible. Mägott Platz, affectation à la Brigade Financière, mobilisé à la déclaration de guerre...
Il regarda celui de Faivre.
- Tout est en ordre.
Maréchal ne dit rien. Il avait craint, soudain, qu'een entrant dans la Recouvrance, ils n'aient été envoyés dans un monde parallèle !
Mais non, ils étaient bien dans le monde qu'ils connaissaient ! Et dans ce monde, Turov avait été garde du corps chez les Obre-Ignisses, puis interné et trépané !
Maréchal trouva les dossiers anciens du commissaire Weid. Il constata qu'il ne les connaissait pas, ceux-là. Ses dossiers vieux de quarante ans... Il n'en revenait pas. Ils étaient sous ses yeux, lisible par n'importe qui, comme le dernier bulletin météo.
Maréchal eut une autre inquiétude : il regarda le dossier de Winclaz, le bouc-émissaire du marché noir : il ne vit rien d'anormal dans ses fichiers à la Brigade des Rues. Quelques informations étaient entrées, avec le décalage habituel.
Maréchal ne dit encore rien, mais il avait aussi craint d'être dans le passé ou l'avenir. Il soupçonnait quelque mécanisme de ce genre dans la 912, peut-être en rapport avec les temporites.
Non, ils n'avaient pas quitté l'Exil qu'ils connaissaient, celle d'après la guerre avec Autrelles !


¤


Morand s'assit et proposa de taper, car il était rapide.
- Ah, ça, les jeunes savent y faire, dit Faivre.
- On faisait des jeux d'échecs en réseau à la Fondation, dit le Scientiste.
- L'étudiant boit et s'amuse au lieu d'étudier, dit Maréchal. Et après, ça finit policier, tsss...
"Dites, c'est vrai qu'elle va à vitesse éclair cette connexion... C'est quoi ce poste ?
Maréchal remarqua que la machine était un Chromatographe de l'année 200. Il se souvint qu'il n'en existait presque pas en circulation de ces machines, car elles avaient été rappelées par le constructeur. Et si Maréchal le savait, c'est parce que le commissaire Weid avait été un des rares à en posséder une !
- Dire qu'avant-guerre, je connaissais un génie du chromato, dit Maréchal.
- Il a travaillé pour vous ? demanda Faivre.
- A la Brigade Spéciale, on sait employer les compétences, inspecteur ! Et moi, quand j'ai besoin de recherches chromato, je préfère employer le meilleur spécialiste sur la place !
- Comment s'appelait-il ? dit Morand, à tout hasard.
- Linus. Linus Torvald. Sacré gamin... "Tout ça pour 450 velles", comme il disait...
Maréchal eut un petit accès de nostalgie. Il revoyait cette formidable infiltration dans la Cité de la Mémoire... Quel travail d'équipe !
- Torvald, vous m'avez dit ?
- Oui, vous le connaissez ? Il a piraté les appareils de votre Fondation ? Ce serait bien le genre...
- Non, mais je le vois à l'écran.
- Quoi ?
Morand affichait les identités virtuelles des utilisateurs connectés au réseau.
- Nous sommes en fait sur une connexion très fermée, dit le Scientiste. C'est un accès comme en ont les militaires, si vous voulez...
- J'ignorais qu'ils avaient cela à SANITATION.
- Et, regardez... Votre Torvald apparaît là...
Ce n'était qu'un point clignotant sur l'écran mais on pouvait afficher son pseudonyme.
- Remarquez, ce serait bien son genre de traîner par ici, dit Maréchal, qui essayait de trouver de la logique à tout cela. Appelez-le.
L'inspecteur-chef avait bien du mal à y croire. Il savait que Linus avait été mobilisé. Il ignorait ce qu'il était devenu, bien sûr...
Morand tapotait un message.
- Je le salue de votre part ?
- Oui. Et demandez-lui s'il accepte de travailler pour moi pour 450 velles.
Morand ne comprit pas.
- Demandez-lui.
Maréchal attendit avec une impatience amusée la réponse.
"Pas pour moins de 450 velles".
- Parfait, sourit Maréchal.
"Vous êtes cet inspecteur qui s'intéresse aux funambules et qui grime ses collaborateurs en Scientistes pour les faire entrer dans des mausolées ?"
Maréchal sourit encore plus largement.
Morand se demandait si on se fichait de lui.
- Répondez-lui que je m'intéresse plutôt aux gens qui rêvent éveillés et qui marchent en dormant. Et que certaines personnes qui entrent dans la Cité de la Mémoire sont Scientistes comme moi je suis colonel.
Morand tapa la réponse.
Linus et Maréchal s'étaient envoyés des pièges. Chacun de leur côté, ils étaient rassurés.
- Demandez-lui s'il aurait le temps de nous aider.
"500 velles minimum."
- Entendu.
"Je suis étonné, inspecteur. Vous ne devriez pas me voir en ligne avec les chromatos archaïques de SÛRETÉ."
Morand répondit qu'ils étaient à la Recouvrance.
- Je le trouve bien insolent...
- C'est le prix du talent, détective Vinsler.
Vexé, le Scientiste tapa, en fonctionnaire qui ne fait qu'obéir aux ordres reçus -qui n'a pas assez de talent pour être insolent !
"J'identifie votre appareil : firme Pomme, année 200. Faut-il être siphonné pour utiliser encore des "Pomme"."
- Vous enverrez une plainte à la Recouvrance. Ils vous inviteront à séjourner chez eux.
Linus répondit qu'à son avis, ils bénéficiaient du réseau SANITATION et d'un accès spécial.
- Dites-lui d'attendre deux minutes, Morand. On a besoin de discuter.
Le Scientiste resta devant l'appareil.
Maréchal, Faivre et Turov sortirent dans le couloir.


Reply
#4
DOSSIER #18

- Ce qu'il faut savoir, dit Maréchal, c'est pourquoi Turov s'est retrouvé ici.
- A mon avis, dit Faivre, pour la même raison qu'Antisthène : pour qu'on leur lave le cerveau ! Ce sont les Phonos, et derrière eux les Obre-Ignisses qui les ont envoyés ici pour qu'ils oublient ce qu'ils ont vu.
- En tous les cas, dit Maréchal, les Phonos vont m'entendre. Leur fils est enfermé depuis trois semaines. Donc il a été interné, à leur demande, alors qu'ils m'ont affirmé de l'avoir pas vu depuis des années !
- Il y a aussi les femmes touchées par les temporites, dit Faivre. Rachel et les autres. Elles sont passées par la Recouvrance elles aussi. Et ces pauvres filles ont toutes été retrouvées dans des quartiers possédés par les Obre-Ignisses. J'en déduis que la Recouvrance traiterait tous ces gens, liés d'une façon ou d'une autre à la temporite.
- Ce qu'on doit découvrir, c'est ce que cherchait Antisthène. Est-ce qu'il en veut à ADMINISTRATION ? Ou bien veut-il seulement se venger de ses parents ?
Faivre demanda quelle avait été la cellule du fils Phonos.
- La 913.
- La cellule en face de celle de Turov, dit Faivre, comme par hasard.
- Descendons voir, dit Maréchal.
Ils reprirent l'ascenseur pour le neuvième. Ils allèrent voir la cellule 913, qui était inoccupée, et n'avait rien d'étrange. Ils ouvrirent la 912, en face. Rien non plus à signaler.
- Bon, vous savez ce que nous allons faire ? dit Faivre. Andréï, je vais vous plonger en hypnose.
- Ah bon ? dit Turov.
- Oui, cela peut donner des résultats. C'est indolore, vous verrez... Vous avez juste besoin de vous détendre.
Turov était si hébété qu'il aurait pu s'endormir debout !
- Je vous laisse opérer, docteur, dit Maréchal. Prenez soin de votre patient, moi je vais au chromato.
- Entendu, on vous retrouve là-haut.
Faivre fit s'allonger Turov sur le lit. Il ouvrit sa trousse médicale, sortit son sthétoscope et prit la tension de son collègue.
- Bloquez votre respiration...

Maréchal remonta, soucieux, empressé. Il prit la place de Morand devant le chromato, impatient de "dévorer" le dossier Weid. Les découvertes furent à la hauteur de ses espoirs : le commissaire, il y a quarante ans, avait fait explicitement le lien entre les temporites et des créatures qu'il nommait les Stalytes !
Maréchal alluma une cigarette, vissé à sa chaise. Morand n'osait plus remuer un ciel.
"La temporite, écrivait Weid, serait comme une chrysalide qui, en se développant sur un hôte qu'elle infecte, finirait par produire un "Stalyte", ces êtres des légendes qui vivraient dans des gouffres oubliés de notre Cité".
Maréchal continua sa lecture, de plus en plus excité par ce qu'il découvrait.
Il demanda à Linus de lui trouver les différentes branches de recherches Scientistes. Ce fut facile.
"Il y en a trois : psychologie, biologie, architecture".
Morand qui jetait un oeil indiscret, confirma :
- Oui, je vous l'avais déjà expliqué. Nous avons trois branches...
Maréchal se retourna vers son détective, sarcastique et mordant :
- Dans ce cas, voulez-vous m'expliquer de quoi s'occupe la quatrième branche ?
- Pardon ?
- Ne faites pas l'innocent, Morand !
- Je vous demande bien pardon...
- Je me souviens bien de vos explications, détective. Seulement, aujourd'hui, je vous dis qu'il n'y a pas trois, mais bien quatre branches Scientistes !
- Mais non, voyons !
- J'ai tout lieu de croire la personne qui vient de me l'apprendre.
Morand ne savait pas ! Même lui n'était pas dans ce secret ! Maréchal ricana pour lui-même. Même les Scientistes avaient leur "brigade spéciale". Une branche dédiée à l'étude, et surtout à la manipulation, de la temporite !
C'était désormais la brigade de Névise contre la 4e branche ! Il fit craquer ses poings.
Morand sentit qu'il était inutile de protester.


¤


Turov céda vite à l'hypnose.
- Racontez-moi ce que vous voyez, dit Faivre.
Turov divagua un moment, avant de formuler des phrases plus cohérentes.
Il parlait du navire, de l'opéra, du fjord.
Faivre avait du mal à suivre. Il devinait bien de ce que Turov avait vu dans l'épave et voyait bien le moment où les hallucinations avaient commencé. La suite était plus surprenante : après ces falaises de glace, une jungle, des marécages. Puis Turov se revoyait dans la carcasse de son char d'assaut, sur Forge, et il parlait de Faivre qui le sortait de l'eau.
L'inspecteur crut que c'était lui qui troublait les souvenirs de Turov. Ce dernier décrivait ce qu'il voyait : les images revenaient en boucle. Après la sortie du marécage, la fuite dans la toundra de Forge, c'était à nouveau la plongée dans l'épave, puis l'opéra, l'inondation, la jungle et le marécage.

Faivre se perdait en conjectures. Il se demanda même, à force de tourner et retourner les hypothèses dans sa tête, si c'était bien Turov qui était revenu de l'épave... Le Turov qu'ils connaissaient... En admettant que c'était la temporite qui avait pu téléporter le détective hors de la carcasse... Etait-ce lui qui était revenu ? Ou une copie ? Un "voisin des fonds", comme disaient les marins dans leurs superstitions ?
Dans quelle mesure Turov revoyait-il ses souvenirs et dans quelle mesure hallucinait-il ?
Faivre ne comprenait pas. Il se frotta les yeux, fatigué. Il dit à Turov qu'il allait le réveiller doucement.
- Quand je vais claquer des doigts...

Faivre claqua des doigts. Turov entendit claquer des doigts. Il ouvrit les yeux. Il s'assit, se frotta les yeux. Un médecin était assis à côté de lui.

- Je crois que cette séance a été profitable.
C'était le docteur Pouchkine qui écrivait sur sa tablette.
- Je crois que vous pourrez bientôt sortir, dit-il. Je suis content de vos progrès, Andréï.
- Merci...
- Revivre vos souvenirs de la guerre va vous aider à guérir, à mieux accepter le passé, vous comprenez ?
- Oui, je crois.
Pouchkine rangea sa tablette et se leva.

Faivre laissa Turov se réveiller seul. Il entendit qu'on l'appelait : c'était Maréchal qui revenait excité.
Turov sortit dans le couloir avec le docteur Pouchkine :
- Je vais vous autoriser une sortie dans le parc, vous l'avez bien mérité.
Les lumières marchaient mal dans le couloir. Faivre n'y voyait plus goutte, sûrement parce qu'il s'était habitué à l'éclairage violent de la cellule. Il vit de la lumière au bout du couloir. Maréchal lui disait de se dépêcher. Faivre courut. Il heurta un caillou, trébucha, se rattrapa au mur. Il sentit celui-ci tout gluant. Il vit alors le sol remuer, s'agiter. Il avait de la poisse plein les chaussures, une épaisse poix noire collante, qui remontait doucement jusqu'à ses chevilles. Faivre, affolé, courut. Les murs se disloquaient, le plafond tombait, le sol penchait et toute la poix dégringolait ! Une vague étouffante qui submergea l'inspecteur. Il sentit qu'il avalait des pleins litres du liquide visqueux, qu'il était emporté par une lame de fond.

Quand il reprit conscience, il vit devant lui Antisthène et les femmes en combinaison. Il vit un scaphandrier assis un peu plus loin, qui enlevait son casque : Turov !
Antisthène le ligotait et l'emmenait, sous le regard de dizaines de scaphandriers immobiles. Il perdait connaissance à nouveau et quand il rouvrait les yeux, il était allongé sur le dur lit d'une cellule ! Et entre les barreaux, il apercevait les autres cellules, toutes allumées, lumières inquiétantes dans un couloir sombre.

Un homme riait dans la cellule d'en face. Faivre le reconnut : c'était Antiphon !

Ou bien Antisthène ?...
Faivre agrippa les barreaux de sa cellule et cria à l'aide. Il était prisonnier ! Prisonnier d'un autre lieu ! Il n'était plus dans la cellule 912, Turov n'était pas là ! Il avait été emprisonné... La poix noire, les souvenirs du couloir et maintenant une cellule dans une prison inconnue... Il entendit plusieurs cellules rire. Au bout du couloir, un gardien arrivait, qui faisait tourner son bâton en sifflotant.


¤


Maréchal se massa la nuque et se frotta les yeux.
"Je ne comprends pas, lui écrivait Linus, comment ce poste peut avoir autant d'accès aux IM. On peut rentrer dans les dossiers des ingénieurs du remodelage urbain."
"Arrêtez de faire joujou, répondit Maréchal."
L'inspecteur commençait à redouter que Linus joue les apprentis-sorciers, qu'il aille déplacer quelques quartiers !
- Je vais chercher du café, dit Morand.
- Bonne idée.
Pour changer de sujet, Maréchal parla de la guerre. Linus lui raconta qu'il avait été envoyé sur un navire de guerre, en tant que télégraphiste. Il avait travaillé dans les écoutes, avec des systèmes novateurs pour capter des conversations lointaines, installés sur des usines de pêche.
"On écoutait les états-majors Autrellois discuter, grâce à d'énormes paraboles."
On devinait le garçon ravi d'avoir joué les espions avec ses gros joujous. La guerre de Maréchal avait été certes moins glorieuse, à patauger dans la boue.
"J'oubliais de te dire que je suis content de te revoir, Linus. Passer me voir à Névise, je te dois au moins un verre."

Maréchal se dit que Morand mettait du temps à revenir. Il entendit un bruit de verre brisé. Il sortit en trombe de la pièce : une tasse roula à ses pieds. Il vit la cafetière brisée, tout le liquide brûlant répandu par terre.
- Morand ?
Pas de Scientiste dans le couloir. Il n'était pas non plus à la cuisine. Il n'y avait plus d'infirmier ni de gardien à cet étage. L'inspecteur vérifia son arme, la remplit et prit l'ascenseur pour le neuvième. Il tapa à la cellule 913 : personne. Personne non plus à la 912. Le gardien lisait son journal, les pieds sur la table.
- Dites-moi, savez-vous où sont partis mes collègues ?
- Pardon ?
- Mes deux collègues, qui étaient dans la 913.
- Quels collègues ? demanda le gardien, suspicieux. Je n'ai vu personne.
- Vous vous moquez de... ?
Maréchal déglutit. Ne pas s'énerver, rester calme... Ce gardien était bien le même que tout à l'heure. Et l'inspecteur comprenait que quelque chose se tramait. C'était comme si les murs se rapprochaient... Le gardien n'attendait qu'une chose, oui, c'était de le voir s'énerver, protester... L'inspecteur n'insista pas, voulut en avoir le coeur net.
Il remonta au rez-de-jardin, demanda à la secrétaire le registre des visiteurs. Il le feuilleta, fébrile, parcourut du doigt la dernière page.
- ... merde.

Il n'y avait que sa signature ! Celles de Morand, Faivre et Turov n'y étaient plus ! Or ils avaient signé en arrivant, aucun doute !
- Un problème ? demanda la secrétaire en regardant par-dessus ses lunettes.
Maréchal s'efforça de faire bonne figure.
- Non, non, une erreur de ma part...
La Recouvrance se refermait... Tout le personnel devait être complice... Et le directeur qui n'était plus dans son bureau !
Maréchal remercia la secrétaire, redescendit au deuxième. La tasse de café renversé et la cafetière brisée n'avaient pas bougé. Maréchal s'assit devant le chromato, cette cellule 219 étant comme son QG provisoire -à condition de ne pas voir la porte se refermer sur lui !
Linus n'était plus connecté aux réseaux.

Il lui fallait les dossiers du directeur. On avait dû capturer ses collègues et les emmener à un autre étage. Seulement, neuf étages à fouiller, c'était trop long. Maréchal remonta à la réception, passa devant la secrétaire et signa son départ. Il pleuvait très fort sur le parc, le vent soufflait, ployant les arbres inlassablement. Maréchal jeta un oeil à la secrétaire, qui s'était replongée dans la lecture de son magasine. Il sortit sous la pluie épaisse, qui crépitait sur l'herbe. Il contourna le pavillon du directeur, s'accroupit sous la fenêtre à guillotine. Pas de lumière dans le bureau. Il prit la crosse de son arme et, comme le vent mugissait particulièrement fort, frappa sur un petit carreau. Il serra les dents, ferma les yeux. La secrétaire n'avait rien entendu.
Il ouvrit la fenêtre, enjamba le rebord et referma la fenêtre. Il mit un gros volume devant le carreau cassé. Il faisait tiède dans le bureau. Les rayons de bibliothèque, les gros fauteuils en cuir, les beaux meubles en bois, composaient un décor rassurant. Maréchal alluma le chromato : la connexion était aussi rapide que dans la 219. Maréchal vit que le directeur avait des dossiers sur la branche 4 !
L'inspecteur débrancha l'engin, enleva le pavillon, l'écran et ne garda que le clavier dans lequel était insérée la mémoire. Il le prit sous le bras, passa par la fenêtre et s'enfuit en courant. Le vent hurlait contre lui. Il entendit des chiens aboyer. Il crut entendre des vigiles lancés à sa poursuite. Il serrait le chromato contre lui, avançait obstinément. La tempête approchait d'Exil... La violence du vent devenait intenable. Il courut avec le vent de côté vers la grille. Il entendit un coup de feu, se retourna, et prit à ce moment une branche en pleine tête. Il tomba, assommé. Le parc tremblait, oscillait. Maréchal se leva, agressé par une lumière crue. Il se releva, aveuglé, dans une étroite cage blanche.

C'était un ascenseur. Quelqu'un à côté de lui dévissait le panneau des boutons. Maréchal tenta de se relever. Il vit alors une des créatures en combinaison intégrale. Choqué, il retomba et s'évanouit.


¤


- Calme-toi, calme-toi...
- Non, je ne me calme pas !
Faivre essayait vainement d'arracher les barreaux ! Un flic en cellule, ça ne manquait pas d'ironie !
- Calme-toi, dit Turov, qui était dans la cellule voisine -Faivre venait de s'en apercevoir et il en était à peine surprisµ.
- Toi, tu vas m'expliquer qui tu es, cria Faivre à son voisin d'en face, qui lui disait aussi de se calmer. Tu vas me dire qui tu es vraiment, Antiphon !
- D'accord, d'accord, mais ne hurle pas, tu vas ameuter tous les matons !
- Je m'en fous des matons ! Qu'ils viennent !
Faivre n'avait pas fini sa phrase qu'un coup de sifflet retentit du bout du couloir et que dix gardiens armés arrivaient au pas de course :
- Au fond de vos cellules ! Reculez !
Faivre restait accroché aux barreaux :
- Je suis policier ! Inspecteur ! C'est une erreur !
Un gardien lui tapa sur les doigts. Faivre, meurtri, tomba par terre. On ouvrait sa cellule et trois gardiens entèrent : ils le rossèrent copieusement.
Les autres prisonniers, au fond de leurs cellules, mains sur la tête, souffraient pour le nouveau, qui ne connaissait pas encore les règles !
- Ça suffit, il a son compte... Le petit fumier.
Un gardien cracha sur le lit de Faivre avant de refermer la grille.
- Et si ça recommence, tout le monde y passe ! Douche glacée générale !

Le silence revint peu à peu, interrompu seulement par les gémissements de Faivre, qui se relevait, juste un peu moins misérable qu'après la pire cuite de sa vie.
- Ils t'ont sacrément derrouillé, dit Turov qui, de la cellule d'à côté, ne pouvait voir mais avait bien entendu.
- Tu parles qu'ils l'ont dérrouillé, dit le prisonnier d'en face en allumant une cigarette que son voisin lui passait.
- Et toi, tu es qui d'abord ? gémit Faivre.
Faivre n'en avait encore pas assez !
- Ah non, cette fois, ferme vraiment ta grande gueule ! Sinon, on va y passer tous ! Et là, c'est nous qui te ferons ta fête !
- Ouais, qu'il la ferme le nouveau ! dit un autre.
- Écrase, sinon je viens te crever dans ton sommeil !
Devant l'hostilité générale, Faivre accepta de se calmer. Mauvais, vengeur, sournois, il s'étendit sur son lit. Le sang lui battait dans chaque veine, des douleurs l'assaillaient des pieds à la tête. Ils ne perdaient rien pour attendre...
- Ça va ? demanda Turov.
- Je n'ai plus un seul os intact... Le crâne qui va exploser...
L'inspecteur se recroquevilla pour être dans la position la moins douloureuse pour lui. Il cracha du sang, une dent.
- Ils t'ont mis ta ration de purée, toi...
- Ils ont dû attraper des crampes à lui taper dessus comme ça.
- Sûr qu'ils y sont pas allés avec le dos de la cuillère à pot.
- Ils l'ont habillé pour la saison...
- Ça va, foutez-lui la paix, dit Turov qui, de par sa carrure, en imposait naturellement.

Quand Faivre put à peu près se relever, raide comme un mât, il s'assit, adossé aux barreaux de sa cellule et dit :
- Bon, allez, dis-moi qui tu es vraiment, Antiphon...
Le prisonnier d'en face ricana :
- Tu n'y es pas tout à fait. Je ne suis qu'Antisthène Phonos, "faux" frère du vrai Antiphon, mauvais fils de bonne famille...
- Explique-toi plus clairement...
- Je suis un sosie, inspecteur. Payé très cher par la famille Phonos pour remplacer le vrai Antisthène, alias Antiphon, alias le Prince Paon. Pour sauver la face, tu comprends ? J'ai même été opéré pour être encore plus ressemblant.
- Un sosie, je vois, dit Faivre...
- Ils m'ont mis là parce que je menaçais de tout révéler. Je ne suis pas encore passé au trépanage mais Turov ici-présent y a déjà eu le droit. C'est pour cela qu'il ne se souvient de rien.
- Merde, Andréï, réagis ! dit Faivre. Grâce à toi, on peut faire tomber cette famille de pourrie ! Ils t'ont charcuté le cerveau pour que tu oublies leurs vilains secrets !
- Oh, c'est ta faute tout ça ! dit Turov. Moi j'étais bien tranquillement marin ! Et il a fallu que tu m'enrôles comme flic !
- Mais attends, je ne t'ai pas forcé ! Et sans moi, tu n'aurais jamais découvert la vérité !
- Je me demande si ce ne serait pas mieux ! A l'heure qu'il est, je serais en train de travailler avec mes gars au calfatage, au lieu de me retrouver dans un asile de dingues !
- Hé, arrêtez de vous engueuler, dit le faux Antisthène. On ne va pas recommencer hein... Ce qui s'est passé, c'est que le personnel de la Recouvrance est complice. Ils vous ont repéré en entrant. Ils ont vu Turov, ont compris que ça allait être dangereux pour eux. Alors pendant que vous étiez au neuvième, ils vous ont balancé un gaz hallucinogène, et vous ont emmenés ici.
- On est à quel étage ? demanda Faivre.
- On doit être au cinquième sous-sol. Mais les cellules n'ont pas de numéro ici. En fait, officiellement, l'étage est fermé.
- Les ordures ! cracha Faivre, ils cachent des prisonniers trop dangereux ici. Ceux qui savent la vérité sur cet asile.
- C'est ça, dit "Antisthène". Mais attends, il y a un espoir. Vous êtes justement dans deux cellules d'où "ça" peut marcher.
- Explique-toi.

Le faux Antisthène sourit :
- Pour commencer, vos deux cellules peuvent communiquer. Turov, tu peux retirer une pierre de votre mur mitoyen.
Andréï s'agenouilla, tâta les pierres, trouva celle dont il parlait.
- Voilà tu la retires... Toi, tu seras trop large d'épaules, mais Faivre pourra passer dans ta cellule.
- Il y en a une autre qui "vient", dit Turov.
- Je t'aide, dit l'inspecteur.
Ils purent enlever une seconde pierre. Faivre passa de justesse chez son voisin.
- Soyez prêts à remettre tout ça en place pour la prochaine ronde !
- Sois tranquille !
- Bon, maintenant, écoutez-moi bien pour la suite, car le chemin pour sortir est un vrai labyrinthe...
- Un chemin pour sortir ?
- Oui, murmura le faux Antisthène. Un chemin ouvert par l'occupant précédent, qui n'a pas eu l'occasion de s'en servir...
- Tu penses qu'on va s'évader d'ici ?
- Oui mais écoutez-moi...

Un sifflotement au bout du couloir. Un gardien arrivait. Faivre retourna en vitesse dans sa cellule. Turov remit les deux pierres. Les prisonniers firent semblant de dormir. Faivre gémissait comme un chien battu. Le gardien ouvrit la grosse porte blindée du couloir et passa dans la section suivante.
- Bon, maintenant, vous allez bien m'écouter, dit "Antisthène". Au fond de la cellule de Turov, derrière le chiotte, il y a une pierre qui s'enlève, qui permet d'accéder à un puits d'aération.
Turov la trouva et l'enleva. En se mettant à quatre pattes, il put regarder dans le conduit :
- Et il est allé loin le dernier qui est parti par là ?
- Il n'a pas eu le temps de s'échapper. Il avait repéré tout le parcours, mais il a été changé de cellule la veille de son "départ" ! Le pauvre vieux !... Je ne sais même pas ce qu'il est devenu. Comme il m'a raconté un peu le trajet, je vais vous redire de mémoire, en espérant que ça vous serve.
Faivre prévoyait, dès sa sortie, de courir au quai des Oiseleurs, prévenir Lanvin, et faire donner l'assaut !
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#5
DOSSIER #18


Maréchal ouvrit un oeil. Il voyait trouble, sa tête cognait de l'intérieur. Il était allongé sur un lit dur. Il faisait froid.
Il se revit dans le parc. Il pleut, il se cogne à une branche, il est dans un ascenseur à la lumière aveuglante. Il voit quelqu'un à côté de lui qui trafique les boutons. Il remarque qu'il n'y a pas de bouton pour le sixième étage. Ensuite, il se réveille. Il a un moment de nausée. Il se tient l'estomac, ça passe. Il réalise qu'il se trouve dans une cellule ! Il se précipite sur les barreaux, les secoue. En face, c'est la cellule 514. Logiquement, il doit être dans la 515... Il appelle Faivre, Turov, n'importe qui ! Il n'y a personne !

Maréchal vérifia ses poches : on lui avait appris son arme, pas ses papiers. Son imper traînait par terre, sous la chaise. Il y avait encore ses clefs, son paquet de tabac.
Quelqu'un tape au barreau : l'inspecteur se retourne et voit trois personnages en combinaisons de caoutchouc intégral, avec leurs masques respiratoires ! Ils le regardent. Elles le regardent, plutôt, puisque l'enquête a montré que ce sont des femmes qui sont obligées de vivre dans ces combinaisons, pour ne pas mourir asphyxiés suite à l'infection par la temporite !
Elles le regardent en silence. Maréchal a arrêté de rouler sa cigarette. L'une d'elles approche une chaise. Un homme vient s'asseoir dessus : Antiphon.

- Nous avons à parler, dit ce dernier.
Maréchal se rassit sur sa propre chaise, à califourchon, comme si c'était lui qui allait mener l'interrogatoire.
- Vous voulez tout savoir sur moi, n'est-ce pas ?
Maréchal acquiesça. Il prit le temps de finir de rouler sa cigarette. On lui avait pris ses allumettes. Antiphon comprit : il en craqua une et lui passa par les barreaux. Maréchal s'approcha. Dans le couloir froid, on entendit grésiller le bout de la tige de papier.
- Je suis bien le Prince Paon, alias Antisthène Phonos.
- Dans ce cas, je vous arrête, dit naturellement Maréchal.
Que l'inspecteur ait encore à l'aise derrière des barreaux gênait Phonos.
- Vous êtes le seul à pouvoir comprendre...
- Je ne suis pas votre mère, Antiphon.
- Ma mère ? Mais elle ne me comprend pas ! Si un peu, mais pas assez...
- Elle m'a menti. Elle dit ne plus vous avoir vu depuis des années. Or, vous vous êtes rencontrés il y a moins de trois semaines. Est-ce ce jour-là que votre père vous a surpris, et vous a fait interner ?
- Ce n'est pas si simple, monsieur le policier. Vous êtes malin, mais pas autant que vous le croyez...
- Éclairez-moi.
- A ma sortie de l'école militaire, ils ont voulu se débarrasser de moi. Donc ils m'ont aidé à devenir marin.
- Sur le Chevauche-Cyclone...
- Bravo, vous avez bien avancé.
- Il y a eu une tempête exceptionnelle dès notre première sortie. Du jamais vu. C'était surnaturel, Maréchal. L'océan entier hurlait, en avait après nous...
- J'ai toujours pensé que l'océan était un bel emmerdeur, oui...
- Ne riez pas... Il y avait quelque chose là-bas... Quelque chose qui voulait notre perte... Une tempête, pareille à celle qui passe sur la Cité en ce moment même... Vous comprenez ?...
- J'aime la pluie, mais pas le vent du large, dit Maréchal.
- C'est l'océan, c'est pourtant lui... Il y a ces choses qui sont arrivées avec la tempête quand le Chevauche-Cyclone a coulé. Et elles reviennent ce soir, avec la même tempête. Elles ne viennent pas de notre monde, elles y ont fait irruption. Le navire a coulé, mais moi j'ai survécu... "Elles" ont voulu que je survive... Elles sont venues en moi, elles ont fait de moi ce que je suis.
- Vous avez donc survécu au naufrage du Chevauche-Cyclone... Comment ?
- Nous avons coulé, dit Phonos. J'ai cru mourir asphyxié. Et puis je suis remonté à la surface et je n'étais qu'à quelques brasses des côtes, alors que nous étions à deux jours de mer quand nous avons coulé.
- Vous avez transporté par les courants sur cette distance ?
- Non, ce sont elles qui m'ont téléporté... Elles naviguent par la tempête, mais elles viennent d'un autre monde. Pour elles, l'espace n'est rien... Elles s'adaptent à l'espace de notre univers mais elles peuvent le plier.
- Qui sont ces choses de la tempête ?
- Les temporites. Vous le savez comme moi. Elles vous ont parlé.
- A moi ? Non...
- Pourtant, vous connaissez leur existence.
- Je n'ai pas appris leur nom en leur demandant leurs papiers.
- Ne soyez pas terre à terre. Les temporites me parlent... Elles veulent communiquer avec nous.
- Elles communiquent aussi avec toutes ces pauvres filles ?
- Elles sont volontaires. Elles veulent connaître les temporites. Elles savent ce qu'elles risquent quand elles acceptent.
- Mais aucune n'est immunisée à leurs effets désastreux, Antiphon. Elles finissent toutes atrophiées ! Sauf vous, apparemment.
- Oui, sauf moi...
- Qui a envoyé ces temporites ?
- Les Stalytes...
- Tiens donc, les Stalytes...
- Nous ne savons encore rien sur eux, mais eux nous observent... Ils nous guettent, et parfois ils choisissent l'un de nous.
- Pour faire quoi ?... Vous êtes sûr que vos Stalytes ne sont pas les Scientistes ?
- Non, non rien à voir... Même si les Scientistes sont peut-être en contact avec les Stalytes...
- Que vous disent les temporites ?
- Inspecteur, je ne les supporte plus... Elles me parlent, et c'est comme un chant permanent... Elles ont mille voix, elles murmurent sans cesse...
- Et votre famille dans cette histoire ? Et les Obre-Ignisses ?
- Je ne sais pas ! Je ne sais pas ce qu'ils savent des temporites !
- Les Obre sont en contact avec les Stalytes ?...
- Je ne sais pas, inspecteur, je ne sais pas... Ce que je sais, c'est que je veux ressortir d'ici.
- Vous avez récupéré récemment les frigos sur le Chevauche-Cyclone. Des frigos pleins de ces temporites.
- Oui, et du matériel propre à garder en vue ceux qui sont touchés par elles.
- Ces frigos sont donc bien la propriété des Obre-Ignisses !
- Peut-être, peut-être mais je ne suis pas venu pour parler de ça ! C'est vous le flic...
- Que voulez-vous donc ?
Maréchal écrasa sa cigarette.
- Inspecteur, la Recouvrance n'est pas ce qu'elle paraît être... Elle est aux mains des Scientistes ! Pas d'ADMINISTRATION !
- Enfin une information crédible...
- Ces Scientistes se servent des patients comme de cobayes... Ils font sur eux des expérimentations...
- Vous vous prenez pour un justicier, Antiphon ? Et quel rapport avec la temporite ?
- Ecoutez-moi, je suis venu de mon plein gré vous chercher...
- Vous voulez dire que vous êtes entré de vous-même dans la Recouvrance ? Ce ne sont pas vos parents qui vous y ont enfermé ?
- Bien sûr que non...
- Vous êtes bien le premier cinglé à entrer par effraction dans un asile !
- Inspecteur, cette Recouvrance-là est sur le point de fermer ! Mais il y en a une autre, cachée à l'intérieur de celle-ci !
Maréchal roula une autre cigarette.
- Pourquoi en voulez-vous aux Scientistes ?
- La temporite m'appelle là-bas... Les Scientistes font des expérimentations avec...
- Ces vilains savants fous traitent mal les gens, contrairement à vous, grand philanthrope avec ces pauvres filles...
- Ricanez si vous voulez. Mais si vous ne me suivez pas pour les Scientistes, vous le ferez pour vos collègues...
- Quoi ?
- Eux aussi, ils ont été capturés par le personnel de la nouvelle Recouvrance... Les membres de la Brigade Fantôme... Des cobayes de choix !
Maréchal jeta sa cigarette. Il mit son imper.
- D'accord, Antiphon, allons-y.
- J'en étais sûr... On va faire du bon boulot ensemble.
- Je le fais pour mes hommes, Antiphon, pas pour ta vendetta personnelle. Quand je les aurai retrouvés, tu redeviendras le n°1 sur ma liste...
Maréchal remit son chapeau :
- Je peux avoir mon arme ?
- Pas maintenant... Je vous la donnerai en temps voulu.
- Si tu te fais dessouder parce que je n'ai pas pu te protéger, tu ne viendras pas te plaindre.
- Je sais me défendre seul ! Vous oubliez la passerelle...
- Tu sais faire tes tours de cons pour enfumer les gens, dit Maréchal. Mais c'est de la poudre aux yeux. Moi je te parle de dangers réels. Pas d'illusions.
- Vous oubliez que, bien "préparé", un homme est une marionnette entre mes mains... Continus, Mélian...

Ils remontèrent au rez-de-chaussée avec les trois filles en combinaison.
- Tout le monde te croit parti, dit Phonos.
- On se tutoie maintenant ?
- T'es vraiment un flic, Maréchal...
- Et toi un escroc qui se prend pour le roi de la magie...
- Je disais donc que tout le monde te croit parti, et que nous avons peu de temps... Allons voir le bureau du dirlo...
Ils approchèrent silencieusement de l'accueil. La secrétaire était partie. Ils passèrent par le jardin, par la fenêtre brisée, et entrèrent dans le confortable salon. Maréchal ralluma le chromato. Linus était encore là.


"Où étiez-vous parti ?"
"Un petit contretemps, Linus. Je vais encore avoir besoin de toi. Ton prix sera le mien."
"Entendu, je vous écoute."
"Tu vas me trouver les plans complets de la Recouvrance chez CADASTRE, et me dire si tu vois un passage dissimulé partant de ce bureau, ou du même étage."
"D'accord."


Pendant que Linus cherchait, Maréchal et Antiphon mirent le bureau sens-dessus-dessous. Ils renversèrent les tables, les chaises, soulevèrent les tapis, déplacèrent le buffet, vidèrent les rayons de bibliothèque et mirent à terre les étagères. Antiphon cassa plusieurs lattes du plancher au hasard, Maréchal mit des coups de couteau dans les fauteuils et le canapé. Ils ouvrirent des livres au hasard, fébriles, vidèrent les tiroirs, farfouillèrent, de plus en plus nerveux, dans les papiers. Antiphon ouvrit le piano, plongea la main entre les cordes, cassa encore les lattes de plancher.
Maréchal poussa une étagère pleine de gros volumes de médecine, et découvrit un pan de mur nettement découpé. Il soupçonnait un mécanisme pivotant.
- Aide-moi...
Ils poussèrent d'un côté puis de l'autre du mur, appuyèrent en haut et en bas.
- Il faut trouver le levier, un mécanisme...

La tempête soufflait sur le parc. Ils avaient heureusement bouché la fenêtre brisée avec un dictionnaire, mais un coup de vent le renversa. L'air strident s'introduisit en hurlant dans la pièce. Un éclair tomba, illuminant tout le ciel d'une lumière blafarde et, dans cet éblouissement sinistre, Antiphon vit trois silhouettes minces qui approchaient dans le jardin.
- Maréchal !
- Quoi ?
L'inspecteur regarda par la fenêtre :
- Tiens, nos amis philanthropes...
C'était bien des Scientistes, quatre, qui avançaient, armés. L'un d'eux épaula son fusil et tira. La fenêtre vola en éclats. Maréchal et Antiphon plongèrent à terre, puis coururent derrière le gros fauteuil renversé. D'autres tirs frappèrent la vitre et les murs. Antiphon se précipita sur le canapé et le repoussa jusqu'à la porte d'entrée.
- Ça ne les retiendra pas longtemps !
Rageur, Antiphon prit une chaise et la lança par la fenêtre !
- Voilà pour vous !
Trois autres coups retentirent. Antiphon replongea derrière le fauteuil.
- Si en plus tu nous les fâches, soupira Maréchal.
La situation devenait critique.
Il n'y avait plus que la lumière verdâtre du chromato pour éclairer la pièce. Soudain, Maréchal vit le mur à côté de la porte commencer à se liquéfier ! Terrorisé, accablé, il se souvint de Horo : ils allaient passer au travers du mur !

Maréchal courut au chromatographe, pendant qu'Antiphon, tétanisé, voyait la silhouette du maigre Scientiste se couler à travers le mur.
Linus n'était plus connecté ! Maréchal tapa du poing, rageur ! Il se mit en joue, son arme à deux mains, visa le mur. Il retint sa respiration, attendant que l'autre ait traversé. Il comprit soudain, en voyant la forme liquéfiée, que ce serait inutile, comme de tirer sur de l'acier en fusion !
Maréchal courut au mur, pressa encore en haut, en bas... Il fut pris de vertige, vit d'un coup tout se renverser, comme si la pièce se retournait lentement comme un sablier. Ce fut comme s'il venait d'ordonner au mur de s'ouvrir : celui-ci remonta d'un coup. Maréchal se jeta de l'autre côté. Antiphon courut, se jeta à terre alors que le mur redescendait et se glissa dessous juste quand il se refermait. Un autre éclair tombait, tout près. Les quatre Scientistes finissaient de se solidifier dans la pièce.

Ils coururent dans un couloir semblable à celui de l'accueil dehors. Ils arrivèrent dans une autre salle d'entrée, avec un comptoir vide. Des murs fraîchement peints. Des bâches au sol, des fils électriques pendant du plafond.
Sur un poteau au milieu de la pièce, un autre plan en coupe, pour s'orienter dans un bâtiment semblable à la Recouvrance : un étage au niveau du sol, puis cinq étages souterrains, organisés selon les pathologies à traiter.
- La légende détaille les cinq premiers sous-sols, mais le plan en indique neuf, nota aussitôt Maréchal, qui reprenait son souffle.
Antiphon vérifia et dit :
- C'est vrai... Mais il y a quoi, à ton avis, dans les quatre suivants ?
- On va le découvrir bien assez tôt...

Une cage d'ascenseur béante, sans échelle, ne permettait pas de descendre ; en revanche, il y avait un escalier à côté, avec des marches lisses, sans poussière.
- On est sur le bon chemin, dit le policier.
- Pas rassurant comme endroit...
- De toute façon, si tu savais vers quoi tu descends, je suis certain que tu aurais encore plus la trouille, alors...

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DOSSIER #18

L'évasion de Turov et Faivre fut remarquablement aisée. Ils montèrent dans le conduit d'aération grâce à une maigre échelle, puis passèrent entre les systèmes de chauffage et de ventilation. Ils s'aidaient chacun leur tour à grimper. Ils enjambaient les énormes tuyaux, trouvaient un autre conduit vertical, et remontaient étage après étage. Ils marchaient sur des grilles, sous lesquelles ils voyaient un couloir, les cellules, les matons occupés à leur ronde. Ils passèrent sous une cantine puis au-dessus de la salle des douches. Après une dernière cheminée, ils sentirent l'air frais, ouvrirent un sas et arrivèrent sur le toit. La tempête était partie : la nuit, le ciel, la cité, l'océan, tout paraissait apaisé, purifié, calme comme après une terrible colère. Les deux policiers se tapèrent dans les mains et s'enfuirent, hilares, comme deux larrons. Faivre envoya un bras d'honneur à un gardien qui faisait sa ronde, de l'autre côté du bâtiment noir.
- Allez, tirons-nous, Andréï !... On en aura fait de belles tous les deux, hein ! La guerre, la prison !...

- Attention ! murmure Turov.
Ils se plaquent au sol. Ils sont au bord du toit, près d'un tuyau de gouttière. Ce que Turov vient de voir, ce sont deux Scientistes, dans le jardin juste en-dessous. Ils attendent qu'ils passent. Ils les voient entrer dans le bâtiment du directeur. Puis ils envoient deux autres sur le toit d'en face.
- Que font-ils là, ces faces de croque-mort ? grogne Faivre.
- Des Scientistes à la Recouvrance, ça ne présage rien de bon, inspecteur.
- J'ai bien envie de les boucler... Viens, on va déjà les suivre...
Ce ne sont que deux silhouettes sur les toits en tôle ondulée ; les policiers les suivent à la lumière iodée des réverbères qui se diffuse dans la nuit. Les toits sont humides de brumes, les Scientistes avancent, et les deux policiers n'arrivent pas à gagner sur eux. Ils restent distants, ne se retournent jamais, montent et descendent sans arrêt.
- Ils ont de l'endurance pour des cadavres ambulants, geint Faivre.
- Je me demande où ils vont...
Faivre se retourne, il a cru entendre quelqu'un... Son pied dérape, il glisse. Turov le rattrape, juste avant qu'il ne se cogne contre une cheminée.
- Merde, merde, merde...
Faivre dit à Turov de le lâcher doucement, et il se laisse descendre contre la cheminée. Il s'y adosse pour se relever.
- Ils vont regretter de me faire faire des cascades, les deux trompe-la-mort...
Faivre vérifie son arme. Le brouillard s'épaissit, les halos des réverbères sont lointains, irréels. Il fait de plus en plus froid.
- On les a perdus, murmure Turov, d'un murmure qui se perd dans la brume.
- Quoi ?
Faivre remonte en vitesse le toit : il a juste le temps de voir deux tâches noirs absorbés dans un nuage.
L'inspecteur court, vise.
- Non, non ! lui crie Turov à voix basse.
Faivre, rageur, abaisse son arme.
- Pas la peine de faire un carton ! D'ailleurs, à cette distance impossible...
Faivre se résigne à ranger son arme. C'est le calme plat, pas un grain de vent. Les nuages stagnent sur la Cité. Viennent s'y mélanger les lourdes fumées d'usine, l'humidité des rues, la puanteur refoulée des profondeurs.
Faivre maugrée tandis qu'ils marchent au hasard dans les rues.
- On a l'air de quoi, maintenant ?
- Filons au quai !
- On est sur le chemin, mon vieux... On y va, à la Maison. J'ai juste les nerfs d'avoir laissé échapper les deux cousins de Morand...

Ils arrivèrent au quai après une marche dans des rues glacées. Le brouillard stagnait aussi autour du quai. Les rares cafés encore ouverts étaient noyées dans le flou.
Une voiture à cheval arrivait avec un commissaire et deux inspecteurs, suivis d'un fourgon blindé. Faivre et Turov passèrent derrière eux, pas très fiers. Turov éternua.
- On est trempés comme des soupes, dirent-ils au planton.
Celui-ci les salua, las et fatigué, engoncé dans son uniforme gorgé comme une éponge. Ils montèrent l'escalier vert-de-gris, retrouvèrent la lumière maladive des couloirs de la brigade des rues. Lanvin braquait une lampe sur le visage d'un suspect. On lui avait enlevé sa cravate, ses lacets. Peut-être allait-il finir tout nu face aux inspecteurs, dans le vilain bureau au parquet en bois plein de mégots et de chiures de mouches...
Faivre fit signe à son ancien collègue.
- Je suis occupé, mon vieux... En pleine nuit, je pensais pas être dérangé...
- C'est extrêmement grave...
Lanvin soupira, laissa son suspect à ses deux détectives et servit un café dans son bureau.
- Dites voir, vous avez fait la java toute la nuit ? Vous êtes trempés comme des soupes...
- On va t'expliquer, dit Faivre, mais le malheur, c'est qu'on n'a pas trop le temps !
- C'est urgent ! dit Turov. Maréchal a besoin de nous !
- Non ? Le grand Maréchal aurait besoin de deux toquards de première comme vous ? J'ai du mal à le croire !
- C'est pas des craques, insista Faivre. On revient de la Recouvrance.
Lanvin versa le café. Il tiqua au nom de Recouvrance.
- Vous vous êtes échappés de l'asile de dingues où on vous avait enfin enfermés ?

Faivre s'assit sur une des chaises raides de Lanvin. Ce dernier se mit d'une jambe sur le bureau.
- Je vous écoute.
Les deux policiers ne savaient plus trop par où commencer.


¤


Maréchal et Phonos arrivaient au premier étage.
- Et toi, tu n'es pas armé ? murmura le policier.
- Je n'ai pas besoin d'armes pour neutraliser mes adversaires...
- Les Scientistes ne vont pas sagement attendre que tu les hypnotises... Ils peuvent nous tomber dessus à n'importe quel moment...
Il n'y avait que quelques éclairages au premier sous-sol. Deux rangées de cellules dans un couloir nu. Elles étaient vides mais un panneau à l'entrée indiquait : "Orphelins, enfants abandonnés".
- Il n'y a personne ici. Ni patients, ni personnel.
- Cet asile n'a pas encore ouvert, souffla Antiphon. Mais il sera organisé bien plus rationnellement, par étage.
- SANITATION modernise ses institutions...

Un panneau indiquait que l'accueil général des patients se faisait à l'étage d'en-dessous. La cage d'ascenseur béante descendait encore trois étages. Maréchal regarda, sans trouver d'échelle ou de câble pour descendre plus vite.
Ils reprirent l'escalier et arrivèrent devant une grande cage de verre dans laquelle était aménagé l'accueil. Ils firent le tour de l'étage, découvrirent une salle de traitement pour les "débauchés et lubriques". Les installations n'étaient pas encore fonctionnels mais on devinait de quoi il s'agissait : de grandes cuves et des systèmes de jets d'eau, pour soigner les malades à l'eau froide. De grandes souffleries pourraient bientôt envoyer de l'air très frais.
- S'il faut soigner ici tous les alcooliques, les accros et les obsédés sexuels de la Cité, dit Antiphon, ils vont vite refuser du monde.
- Ils feraient mieux d'interner tout le monde, ricana Maréchal.

L'étage suivant était prévu pour soigner anorexies et boulimies. Pour les premiers, des sièges où les patients seraient attachés et mécaniquement nourris ; également des bains nutritifs ; pour les seconds, des cellules isolées avec un régime drastique et des injections destinées à les dégoûter de certaines nourritures sélectionnées.
Le quatrième étage était réservé aux pathologies liées à l'argent, pingrerie et acheteurs frénétiques. Le panneau derrière l'accueil précisait : "Surendettement, joueurs compulsifs, avarices nuisant à l'intérêt des familles, des commerces et de l'industrie".
Les deux hommes jetèrent un oeil aux installations, fascinés de découvrir les outils de la science de demain, celle de la thérapie rationalisée et précisément adaptée aux patients. Un chromatographe indiquait le fonctionnement de l'étage.
Il s'agissait de mettre en relations pingres et dispendieux, en les obligeant à modérer leurs dépenses et leurs recettes, de manière à pouvoir s'acheter collectivement de quoi manger. Ceux qui ne parvenaient pas à l'équilibre ne seraient pas nourris correctement.
- Dites, c'est presque une cité socialiste ici, dit Antiphon. Gestion collective de l'économie !
Maréchal, d'abord intéressé, se sentait maintenant rebuté par ces systèmes de guérison trop bien pensés. Il prit l'escalier en disant à Antiphon de se dépêcher.
- -5, souffla le policier, dont la voix trouvait de l'écho.
Il entendit des ricanements venus d'une cellule. Antiphon sortait de l'escalier :
- Vous avez entendu ?
- Il doit y avoir déjà des patients ici.
Ils étaient au niveau réservé aux violents et aux meurtriers irresponsables de leurs actes. Les installations ressemblaient à celle du -2, avec des cuves, des jets d'eaux et souffleries, mais il y avait en plus des installations électriques reliées à de lourds sièges, avec des casques métalliques et divers instruments qui pouvaient évoquer autant une séance de dentiste que de torture. Le bout du couloir était un quartier de haute sécurité, avec des portes et des cloisons renforcées. Plusieurs chromatographes contenaient des enregistrements de sons apaisants et de voix monotones, pour inculquer des idées lénifiantes aux patients.
- C'est ici qu'il faudrait vous mettre, Antiphon... Ce casque vous irait à ravir...
- Et les flics, on les met où, hein ? Il faut quelle pathologie pour devenir un bon chienchien des bourgeois ?...
- Bien dit, mon pote...
Les deux hommes se retournèrent. Un vieillard était enfermé derrière les barreaux.
- Hé, entre nous, on n'a pas souvent de la visite... Vous n'avez pas des tronches de médecins, alors vous êtes qui ?
- On vient te sortir de là, dit Antiphon.
- Tu t'avances un peu, dit Maréchal. Moi, je viens juste chercher mes hommes, pas ouvrir la porte à tous ceux qu'on a enfermés ici.
- Vous ne voyez pas que cet endroit est juste un bâtiment pour la torture sous toutes ses formes ?
- Aux dernières nouvelles, on y guérit des malades...
- Ton pote a raison, ricana le vieux. Moi je ferai plus de vieux os. Après des années passées dans le vieux bâtiment - peut-être bien vingt ans - ils m'ont mis dans les premiers ici. Je suis un privilégié, je découvre avant tout le monde !... Mais c'est vrai que les mecs qui nous gardent sont aussi frappadingues que nous, tu vois...
- Ce sont les Scientistes ?
- Certains, ouais, viennent, mais pas que... Beaucoup sont juste des mecs normaux, comme toi et moi, tu vois... Sauf qu'ils aiment bien entendre hurler les gens. Moi, depuis le temps, je sens plus bien grand'chose...
- Tu as fait quoi pour arriver ici ? demanda Antiphon.
- Paraîtrait que j'ai tué un juge...
- Bon débarras !
- Bon, c'est fini ? dit Maréchal.
- Il serait pas des cognes, ton copain ?
- Ouais...
- Pourquoi que tu traînes avec lui alors ?
- Parce qu'il est du bon côté du flingue...
- Ah bon, dit le vieillard, sans trop comprendre, mais en ricanant pour le cacher. Ecoute, un bon tuyau : il y a du monde aux étages en-dessous, à ce que j'ai compris. Et du joli monde, hein ! Vous allez pas être déçus, va ! Nous autres, des premiers étages, on est juste des marioles, des types qui savent pas se contrôler... Tu vois, des types qui cognent pour un oui ou pour un non... Est-ce que j'ai voulu le tuer ce juge, moi ? Je sais pas... Eux disent que non... Faut croire que c'est une raison de me garder ici pendant vingt ans, hein...
- Bon, abrège, dit Maréchal. Qui se trouve en-dessous ?
- Les vrais durs, mon poulet... Les coriaces, les vrais cinglés. Ceux qui tuent et qui aiment ça. Ceux qui font ça exprès, tu vois... Les mecs qui aiment tripoter les gosses, tu vois. Et puis aussi ceux qui n'ont pas été trop d'accord avec leur percepteur ou leur patron. Les réfractaires, les syndicalistes, quoi...
- Ces salopards enferment les dissidents politiques comme si c'était des aliénés...
- Ah, parce qu'il y a une différence ? fit Maréchal.
- On va aller y voir, dit Antiphon. Et demain, je réunirai des camarades pour prendre d'assaut ce bâtiment, et enfermer les vrais criminels, les dirigeants et le personnel !
- Ben voyons ! dit Maréchal. Et vous les ferez garder par qui ? Par les patients actuels ?
- Pourquoi pas ? Au moins, on remettrait les choses à l'endroit ! Et ensuite, on mettrait les patrons au turbin, pendant que les ouvriers iraient se la couler douce au casino !
- Bon, je suis passionné par la politique, comme tu t'en doutes, dit Maréchal, mais là, j'ai des collègues à aider. Alors on va se dépêcher !
- Pas de chance, mon pote, dit le vieillard, d'être tombé sur un gars comme ça...
- Tout le monde peut changer... Lui aussi...
Maréchal s'engagea dans le couloir en répétant : "c'est ça, c'est ça..."

- Que je t'explique, dit le vieillard, il faut aller au bout du couloir. Là tu verras, il y a un canal qui traverse... Une évacuation d’égouts. Normalement, après, il faudra un gardien, mais pour le moment, tu peux utiliser le levier toi-même pour abaisser une passerelle. Tu traverses et ensuite, tu peux continuer vers le sixième.
- Merci. Je reviens te sortir de là en remontant, promis.
- Ouais, ouais, c'est ça...

Maréchal avait déjà trouvé le mécanisme. Il vit que le couloir continuait, jusqu'à une baie vitrée, s'ouvrant sur une plateforme à ciel ouvert. Un ballon-taxi pouvait s'y poser. La tempête était encore violente, aussi Maréchal ne mit pas le nez dehors. A l'entrée de l'escalier, un nouveau plan général, détaillant l'organisation des sous-sols suivants. Il y avait également un chromatographe. Maréchal le consulta.
- A tous les coups, ils ont mis Turov et Faivre au -9, dit l'inspecteur.
Antiphon lut à l'écran et comprit pourquoi :

"-6 : Réhabilitation sociale. Prisonniers repentis en phase de réhabilitation, prisonniers du Château en fin de peine.
Micro-cité pour retour progressif à une vie normale : commerces, logements. Endroit sévèrement gardé de l'extérieur, car les occupants y jouissent d'une certaine liberté. (Suivaient les consignes particulières de sécurité liées à l'endroit).
Egalement : penseurs et idéologues, enfermés pour déviation vis-à-vis de la Concorde Sociale. Programmes innovateurs pour réinculquer les règles de base de la vie sociale.

-7 : Prévention criminelle. Meurtriers en puissance, candidats au suicide, citoyens ayant exprimé leur mécontentement de la Concorde Sociale, écrivains et artistes condamnés pour des oeuvres pornographiques, appelant au meurtre, à l'inceste etc.

-8 : Parasites sociaux. Gourous, charlatans, cartomanciens, pique-assiettes, escrocs mondains etc. Egalement : délateurs, menteurs, maîtres chanteurs. etc.
Tous ceux qui ont dévié de la raison et introduisent l'irrationnel dans la Cité.
Grand étage circulaire, divisé en dix sections concentriques. Les occupants sont enfermés en isolement dans des culs-de-basse-fosse, pour réfléchir à leur parasitisme social.

-9 : Réfractaires graves envers la Concorde Sociale. Patients des autres étages refusant de se laisser soigner. Traitement en isolation complète."



- On dirait que le huitième a été fait pour vous, dit Maréchal.
- Quand on aura pris ce bâtiment, on le détruira, et on ne laissera qu'un étage pour les flics, les juges et les patrons...
- Bon, on va se presser un peu, hein... On file directement au neuvième, plus le temps de jouer les touristes !



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#7
Mindfuck en série à Recouvrance, j'adore aime
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#8
DOSSIER #18

Morand reprit conscience. Il était allongé dans une cellule, avec comme seule vue la mauvaise ampoule au plafond et des murs matelassés. Il se leva, surpris. Pas effrayé, car un Scientiste ne peut se permettre une réaction physiologique et musculaire si indigne, mais tout de même mal à l'aise.
Il était parti chercher un café pour l'inspecteur Maréchal, en mettant d'ailleurs de côté les critiques qu'il aurait pu faire contre cette boisson excitante, assimilable à une drogue.
Il trouva la porte, tapa. Il poussa : elle s'ouvrit. Il entra dans une pièce exiguë, avec quatre Docteurs classe Kta, de la branche de l'esprit.
- Vous êtes réveillé, Morand ?
C'était son père, le professeur Vinsler, qui surveillait avec ses confrères un écran de surveillance chromatographique. Morand craignait toujours, à son âge, cet homme qui avait choisi d'engendrer. C'était rare et pas toujours bien approuvé par la Fondation. Morand savait qu'il serait toujours en position d'infériorité face à son géniteur, qu'il ne pourrait pas parler en sa présence sans en avoir l'autorisation, qu'il serait toujours moins considéré que son vrai rang par les autres frères.
- Êtes-vous parfaitement lucide ?
- Oui, je crois, dit Morand, qui voyait encore trouble.
Les quatre frères regardaient le chromatographe.
- Venez voir...
On lui laissa de la place. Il vit à l'écran Maréchal qui descendait le dernier escalier.
- Qui est avec lui ?
- Antisthène Phonos.
- Le, le Prince Paon ?
- Oui, dit son père.
- Que font-ils ?
- Ils vont au neuvième.
- Mais où sommes-nous ici ?
- Dans le poste de surveillance du nouvel asile. C'est nous qui sommes en charge des traitements spécialisés, étage par étage.
- Je l'ignorais complètement.
- Ce n'était pas à votre niveau d'initiation que vous pouviez le savoir, Morand. Sachez que votre supérieur s'est allié à ce dégénéré des Phonos. Ils ont pénétré dans la nouvelle Recouvrance sans autorisation. Ils ont vu nos installations et vont percer à jour le secret du dernier sous-sol.
- Pourquoi ne pas les avoir empêchés ?
Les quatre frères toisèrent Morand avec sévérité. Le jeune détective baissa les yeux.
- Nous allons les arrêter au moment où ils pénétreront au neuvième. Suite à quoi, nous effacerons de leur mémoire ce qu'ils ont vu.
- Je crois que l'inspecteur cherche à arrêter Phonos.
- Pourquoi ne l'a-t-il pas déjà fait alors ?...
- Où sont Turov et Faivre ?
- Vous les nommez bien familièrement, Morand. Auriez-vous commencé à vous attacher à eux ?
- Non, bien sûr que non. Ce sont juste des collègues.
- Vous avez été affecté à la Brigade Spéciale pour y collecter des renseignements, pas pour vous prendre pour un véritable policier, Morand.
- Bien sûr que non.
- Vous êtes beaucoup en empathie.
- Je vous promets de refouler bien vite ces marques de sympathies.
- Cela vaudrait mieux, et au plus vite. Il sera peut-être bon de vous mettre en traitement Löerg-Vanstra pendant quelques temps.
- Non, non, je vous assure que ce ne sera pas nécessaire. Je m'enquérais du sort des policiers par curiosité.
- Il est clair, dit Vinsler, qu'ils ne peuvent pas ressortir de la nouvelle Recouvrance. Ils seront confinés au neuvième, le temps d'oublier. Maréchal surtout, dont les connaissances et l'intelligence sont bien supérieures à ce qui est requis pour un simple fonctionnaire de grade B. Il n'est pas normal qu'il ait développé une telle autonomie de jugement.
- Non, bien sûr que non, admit Morand. Il est trop malin pour son grade, c'est vrai.
- ADMINISTRATION n'a pas besoin de génies, mais de fonctionnaires dévoués et efficaces. Or, le génie, vous le savez Morand, nuit à l'activité mécanique. Le surdéveloppement du cortex finit par produire des individus trop fiers, trop ironiques envers les règles de la vie en société. Des individus tantôt paresseux, tantôt zélés, selon leurs caprices.
- Oui, bien sûr, c'est tout à fait l'inspecteur Maréchal.
- Et vos rapports sur l'inspecteur Faivre ne nous ont pas non plus rassurés sur l'état de cette branche de SÛRETÉ.
- L'inspecteur Faivre souffre de tares très graves.
- D'où excès de souffrances, glapit un des Docteurs. D'où excès de conscience ! D'où excès de réflexion ! D'où les doutes, les hésitations ! Et l'individu devient trop autonome ! Il se pose des questions sur lui, sur la vie...
- C'est inacceptable, finit un autre.
- Ah oui, c'est tout à fait l'inspecteur Faivre. Il boit trop, parle, pense trop, agit trop.
- Suractivité émotionnelle, musculaire et affective ! L'individu s'épuise et perd toute discipline, dit un troisième Docteur.
- De même, dit le professeur Vinsler, le détective Turov a été exposé à un taux de temporite absolument terrifiant. Il faut y remédier très vite ! Très vite !
- Ou bien c'est la dégénérescence assurée, dit le deuxième docteur. La contagion, la pandémie !
- Ah oui, bien sûr, dit Morand.

Le jeune homme transpirait. Il avait approuvé tout ce qui s'était dit mais le malaise ne se dissipait pas. Il trouvait cruel de voir enfermés tous ses collègues. Ils étaient venus dans la Recouvrance pour l'enquête ! Pour arrêter les Phonos !
- C'est injuste ! s'exclama Morand. Injuste !
C'était sorti tout seul ! Comme un cri longtemps retenu et qui s'échappait enfin !
Il vit les quatre Docteurs se retourner comme des statues de marbre pivotant sur leur socle. Ils lui parurent démesurés, écrasants.
- Que dites-vous, jeune homme ?
- Je dis que c'est injuste ! Vous ne pouvez pas ! Non, vous ne pouvez pas !

Morand prit la première porte venu et s'enfuit, courant comme il n'avait jamais couru, fou de peur, de liberté, respirant pour la première fois de sa vie ! Il allait trouver Maréchal et les autres, les aider à sortir ! Se comporter non seulement comme un policier courageux mais comme un vrai membre de choc de la Brigade Spéciale !
Etre à la hauteur des autres ! Montrer qu'il n'avait peur de rien !
Il se demandait si on le poursuivait.
Apparemment, non.

Il poussa une autre porte, courut, haleta et se cogna contre une colonne.
Des gens qui lui faisaient sévèrement :
- Chut !
Il entendait un orchestre à corde lointain. Il était dans un couloir du musée de peintures de la Cité, en haut du grand escalier, au deuxième étage. De vieilles dames avec des lunettes roses et de grands cheveux mauves vaporeux observaient l'entrejambe de statues d'athlètes.
- Celui-ci me rappelle mon premier mari, qui était vigoureux mais a fini par se gâter la santé à force de boire.
- Entre nous, il me rappelle mon deuxième amant, qui était un étalon inépuisable. Ce cochon en avait des trois ou quatre fois d'affilée...
- Ce sont les hommes, ma chère.
Morand s'approcha poliment :
- Pardon, mesdames...
- Chut, nous sommes occupées. Vous ne voyez pas, jeune homme ?
Le gardien s'approchait. Il était dans la force de l'âge, arborait de gros favoris et des lunettes à double foyer :
- Un problème, mesdames ?
- C'est ce jeune homme qui veut s'inviter chez nous à prendre le thé.
- Mais pas du tout, dit Morand.
- Allons, allons, jeune homme, vous êtes un peu jeune pour accompagner les vieilles dames, non ?
Morand partit en courant. Il traversa le département des peintures d'écorchés, puis la galerie des miroirs rococo. Il entra dans l'exposition d'art antique, avec les motifs délirants d'avant l'ouverture des Portes d'Airain, des bas-reliefs sculptés par les survivants d'une expédition polaire ayant affirmé avoir rencontré une race supérieure dans une île arctique.
Le sol était ciré ; par la grande verrière du toit tombait une lumière blafarde, venue d'une serre tropicale -dont Morand ne se souvenait pas qu'elle était au-dessus du musée. Un conférencier dissertait sur les techniques mises au point par le peintre Karski pendant sa période grise.
Un autre guide poursuivait, d'une voix monotone, traînant derrière lui un groupe de retraités :
- Et voici maintenant de superbes poteries domestiques du siècle dernier... Admirez en particulier...
- Je déteste la poterie ! cria Morand.
Il prit les vases anciens et entreprit de les jeter par terre ! Le groupe hurla en choeur et s'éparpilla comme une bande d'oies affolées.
Les vigiles se précipitèrent sur lui, alors qu'il en avait brisé trois et qu'il piétinait les restes du dernier.
- Tiens, tiens et tiens !...
Il reprit sa course folle, dans la galerie des mannequins de cabaret, section des travestis. Les vigiles lui criaient d'arrêter. Morand dit que c'était injuste. Il vit des flammes au bout du couloir, puis le sol se déroba sous ses pieds, et il tomba dans une eau glacée.

Il se sentit enserré dans une combinaison de caoutchouc. Ses cris étaient étouffés par un masque intégrale, ses mouvements empêchés par une armature métallique. Morand demandait pardon à son père, mais il n'était déjà plus sûr d'avoir vu son père.


¤


Après bien des explications, Lanvin accepta de prendre d'assaut la Recouvrance. Il alla chercher des renforts chez les Pandores. Les hommes mirent leurs gilets renforcés, leurs gros manteaux, passèrent prendre fusils, grenades lacrymogènes et matraques.
- Trois voitures, dit Lanvin, c'est tout ce que je peux faire.
Trois voitures, soit dix-huit hommes, à six bien serrés par voiture. Faivre approuva.
- On va démonter cet asile pierre par pierre. Je suis sûr que Maréchal et Morand sont prisonniers à l'intérieur. Maréchal, je ne m'inquiète pas trop, mais Morand, avec sa constitution fragile, il ne pourra rien faire seul.
Les cochers claquèrent du fouet. Les hommes se serraient sur les mauvais sièges, dans ces voitures puantes et humides, où on n'avait pas la place de laisser dépasser sa moustache !
- J'espère que tu es sûr de ton coup, dit Lanvin.
- C'est des dingues, là-dedans ! dit Faivre. Et en plus, on tient les Phonos et les Obre-Ignisses.
Faivre raconta une seconde fois l'histoire du sosie de Phonos.
- C'est sûr que certains manigancent des trucs pas clairs, admit Lanvin.
Ils arrivaient à la Recouvrance.
- On a de la chance que la tempête se soit rapidement arrêtée, dit Lanvin. Sans quoi, on en aurait bavé ce soir.
- Ouais, c'est sûr, dit Turov.

Les voitures s'arrêtèrent brusquement devant le grand parc de la Recouvrance ; les hommes s'alignèrent devant la grille. Lanvin prit son sifflet et lança le signal de l'assaut.
- On n'a pas le temps de faire dans le détail, hein...
Les Pandores piétinèrent le jardin de leurs gros godillots. Ils entrèrent dans le bâtiment d'accueil, virent aussitôt la porte entrouverte du bureau du directeur, et constatèrent les dégâts à l'intérieur : tout le mobilier retourné et renversé. Ils trouvèrent le passage secret ouvert.
Faivre s'y précipita avec Turov. Lanvin donna l'ordre de suivre. Ils virent le panneau, la cage d'ascenseur béante. Faivre, de plus en plus fébrile, prit l'escalier.
- Tu sais où tu vas ? lui cria Lanvin.
- Il faut fouiller partout !
Faivre et Turov traversèrent les étages. Lanvin rechigna mais ordonna à ses hommes, finalement, de suivre le mouvement.
Faivre transpirait. Les murs se rapprochaient de lui à chaque étage et les couloirs étaient de plus en plus penchés, autant selon l'horizontale que la verticale.
- Par ici ! Par ici !
- Faivre, où es-tu ?
- Je suis au 6e ! C'est horrible... Toutes ces cuves ! Ces machines...
- On descend mais attends-nous ! criait Lanvin.
Les Pandores traversaient le canal d’égout à pied.
Faivre courait, attiré vers le bas.
- J'arrive, j'arrive...
Turov le suivait, docile, mais ne comprenait pas où cela menait.
- Nous y sommes, nous y sommes...
Ils passaient le huitième et descendaient vers le dernier étage, avec une grille au bout du couloir, des cris de patients. Le couloir était inondé, on en avait jusqu'aux chevilles, et le niveau montait !
- Vite, Turov, vite !
Faivre courait tant qu'il pouvait mais l'eau montait ; il trébucha, s'étala dans l'eau, et se sentit d'un coup aspiré vers le fond. Incapable de remonter, il fut soudain pris à la gorge. Il n'entendit plus qu'un long silence, ses cris étouffés, enserré dans une combinaison de caoutchouc. Des câbles et des bras mécaniques le tenaient immobiles. Il hurla de désespoir. On descendait deux personnes autour de lui, dans les mêmes combinaisons étanches. On les plongeait de force dans une cuve. Asphyxié, Faivre eut le temps de réaliser, avant de perdre connaissance, qu'il n'était jamais sorti de l'asile. La rencontre avec le faux Antiphon n'était qu'une hallucination, de même que l'évasion. Il n'y avait personne, ni Lanvin, ni aucun Pandore, juste l'écho du fond de la Recouvrance, répercutant le bruit des moteurs et verrins qui les manoeuvraient, lui et les deux autres.


¤


Maréchal prit son temps pour descendre le dernier escalier. Il entendait des grondements de moteurs, de l'eau qui éclabousse. Il arma son revolver, fit passer Antiphon devant lui.
- Que craignez-vous, inspecteur ? C'est tout vide...
- Pas si vide que ça, non... Il y a du monde à cet étage.
Maréchal épiait, pris d'un pressentiment oppressant.
- Je ne comprends pas votre méfiance...
- Je ne sais pas à quoi tu joues, Phonos, mais je vais vite le découvrir. Avance un peu plus vite. Ouvre cette grille.
- D'accord, d'accord... Vous voulez que je lève les mains aussi ?
- Laisse-les bien en vue.
L'illusionniste ouvrit la grille, qui n'était pas cadenassée. Elle pivota en silence dans ses gonds.
- Tout est neuf ici, bien huilé.
Ils arrivèrent dans une pièce circulaire, éclairée par la verrière du plafond, par où pénétrait la lumière bleue du clair de Forge. Douze bassins étaient disposés autour de la pièce, avec pour chacun un système de treuillage.
- Reste bien en vue au milieu de la pièce, dit Maréchal. Qu'est-ce qu'il y a dans ces cuves ?
- Est-ce que je le sais, moi ?
Maréchal se souvint du descriptif de ce niveau :
"-9 : Réfractaires graves envers la Concorde Sociale. Patients des autres étages refusant de se laisser soigner. Traitement en isolation complète."
Il vit des systèmes mécaniques et informatiques près de chaque bassin. Il s'approcha du plus proche de l'entrée : un chromatographe affichait plusieurs données vitales. Maréchal frémit : il y avait un corps dans ce bassin !
Le pouls, la respiration, la circulation sanguine étaient réguliers.
- Où sommes-nous ? demanda Maréchal.
- Où il fallait aller, inspecteur... Au fond des choses...
- Où sont les Scientistes dans ce cas ?
Maréchal regarda les bassins suivants, en jetant régulièrement un oeil à Phonos. Il restait bien au centre de la pièce, pendant que l'inspecteur faisait le tour de la pièce. Il eut un sursaut de répulsion en voyant un panneau au-dessus du cinquième bassin en partant de l'entrée : Morand Vinsler !
Maréchal se tourna brusquement vers Antiphon et cria :
- Que passe-t-il ici, Phonos ?
Il vit que l'autre ne pouvait retenir un sourire.
- Je ne sais pas, inspecteur, c'est vous le policier...
Maréchal se pencha sur le bassin : il ne distinguait qu'une silhouette en combinaison intégrale, maintenue dans l'eau par une cage. L'inspecteur passa aux deux suivantes, et vit les noms de Faivre et Turov.
- Salopard, murmura Maréchal.
Il pointa fermement Antiphon :
- A genoux, à genoux !
Phonos obéit.
- Les mains sur la tête !...
Maréchal, haineux, lui ordonna de s'expliquer.
- Sinon je te coule moi-même dans un des bassins !
- La douleur vous égare, inspecteur...
Maréchal fit allonger Phonos et retourna voir les bassins. Les systèmes de survie de ses trois collègues étaient réguliers.
Phonos était pris d'un rire irrépressible. Il était pris de convulsions. Maréchal courut à lui et lui pointa le revolver sur la tempe :
- Parle...
- Vos collègues ont cru sortir d'ici ! Ils se sont crus libres ! Mais ils sont comme nous tous, emprisonnés !
- Qu'est-ce que tu racontes ?
- La Cité n'est qu'un gigantesque asile de fous !
- Ne prends pas ton cas pour une généralité, Phonos... C'est toi qui les a hypnotisés ?...
- Trop facile, trop facile, inspecteur ! Je les ai surpris au neuvième étage de l'ancien asile, quand vous étiez sur le chromato de la 219. Et j'ai surpris votre Scientiste quand il est parti vous chercher du café ! Et quand vous êtes parti, je vous ai assommé ! Trop facile !
- Comment connais-tu si bien cet établissement ?
- Confessions de plusieurs infirmiers d'abord ! Et le travail de Continus aussi, qui m'a beaucoup renseigné, et m'a aidé à découvrir la nouvelle Recouvrance ! Fabuleux, non ?
- Fabuleux plan, oui... Mais pas autant que les gens qui ont fabriqué cet asile...
Maréchal entendit des pas venus du couloir. Il pointa son arme vers la grille, se releva lentement.
- Sortez de là !
Phonos se releva et lui sauta dessus. Il l'attrapa à la gorge, les deux hommes roulèrent à a terre. Maréchal eut le dessous. Antiphon le plaquait à la terre en lui tenant la gorge sous le bras.
- Je te hais ! Je te hais ! hurla Phonos.
Maréchal ne pouvait pas articuler ; il luttait pour respirer.
- Tous tes collègues, et Mélian, et les filles, et les autres, ils ont tous cédé ! Même les plus récalcitrants ont été conquis par mes visions !... Et toi, rien, rien !... Tu n'as jamais cédé ! C'est à peine si tu as senti que j'essayais de t'hypnotiser.
Maréchal ne put quand même retenir un sourire. Pour un peu, il aurait remercié les mânes de Heindrich, pour être allé à bonne école.
- Tes tours de passe-passe ne peuvent rien sur moi !
- Qui es-tu ? Qui es-tu pour me résister !
Phonos desserra son étreinte.
- Il n'y a pas de Scientistes, hein, Antiphon... Tes Stalytes, ce sont des craques bien sûr... Des chimères...
- Non, c'est faux ! Les Stalytes sont parmi nous !
- Tu as eu du culot de m'amener ici, d'utiliser cet asile pas encore ouvert, d'apprendre à utiliser les machines...
- Les infirmiers m'ont tout appris docilement ! Trop facile !

La grille s'ouvrit et un coup de feu retentit. De peur, Phonos lâcha le revolver. Un homme en pardessus de fourrure entrait, un petit chapeau melon sur la tête. Des moustaches raides, un gros pistolet à la main :
- Relève-toi donc, Phonos...
Il obéit. Maréchal desserra sa cravate et attendit un peu pour se relever :
- Monsieur Jonson, quel plaisir...
L'agent d'OBSIDIENNE avançait doucement :
- J'attendais depuis quelques minutes à la grille, sûr que monsieur Phonos avouerait avant peu.
- Vous ne vous êtes pas dit qu'il pourrait aussi m'abattre, Jonson ?
- Ce sont les risques du métier... Allons, Phonos, à genoux maintenant. Vous allez gentiment passer ces menottes et me renvoyer la clef.
Il lui envoya les fers. Phonos, humilié, haineux, obtempéra :
- Voilà un citoyen bien coopératif, approuva Jonson.
- Je peux savoir ce que vous faites ici ? demanda Maréchal.
- Je passe les menottes à un criminel, inspecteur. Idée qui ne vous est pas venue, apparemment...

Maréchal se massait la gorge et les épaules.
- Qu'est-ce que c'est que tout cela, Jonson ?... Ces installations ?...
Maréchal le regardait avec un mélange de peur, de dégoût, de mépris.
- OBSIDIENNE est au courant de ces traitements ? Isolation complète ?... Privations de sens ?...
- Il faut ce qu'il faut pour réprimer l'insubordination, inspecteur. Pour remettre les récalcitrants dans le droit chemin.
- C'est cela la justice et la liberté, pour vous ?... C'est quoi votre définition de récalcitrant au juste ? C'est toute personne qui vous déplaît ?
- Vous raisonnez beaucoup trop pour un fonctionnaire de grade B, inspecteur. Vous semblez oublier une chose, c'est que vous et moi ne sommes que des rouages d'ADMINISTRATION, la machine la plus complexe et la plus intelligente de l'Univers. Nous sommes des exécutants, pas des instances de direction.
- Parlez pour moi, Jonson. Vous, vous m'avez l'air de tirer bien des ficelles. C'est quoi au juste les attributions d'OBSIDIENNE ?...
- Je me demande s'il est bon de continuer à faire exister cette Brigade Spéciale. Le contact avec les phénomènes anormaux de notre Cité ont fini par vous déstabiliser.
- Vous suggérez quoi ? Un petit traitement-maison ?
- Je me pose la question. Mais cela me regarde. Moi, pour le moment, je suis venu chercher Antiphon, pour qu'il soit jugé. Que Mélian ait droit à un procès équitable...
Des infirmiers arrivaient.
- Messieurs, dit Jonson, toujours en pointant Antiphon, nous vous confions la charge d'un nouveau patient.
- Je veux qu'on fasse sortir mes hommes immédiatement ! fit Maréchal.
Il récupéra son arme à terre et la mit dans sa poche.
- Ça va, dit Jonson, on va s'occuper d'eux.
- Non, tout de suite.
L'inspecteur sortit sa plaque, la montra aux infirmiers :
- SÛRETÉ, cet homme, Phonos, s'est emparé de vos installations et a emprisonné mes collègues...
Les infirmiers préférèrent obéir. On fit remonter avec les treuils les trois policiers, emprisonnés dans les combinaisons étanches. On les allongea, on les débrancha et on ouvrit leurs combinaisons.
- Poussez-vous, dit Maréchal, furieux.
Il finit d'arracher complètement les masques et les cagoules. Faivre, Turov et Vinsler dormaient encore. C'est Faivre qui se réveilla le premier, pris d'une violente quinte de toux. Il se tordit en deux, se mit à genoux, et se releva d'un coup, encore titubant, secoué par un mauvais hoquet.
Puis il se rassit. Turov et Vinsler sortaient du "coltard" à leur tour.
Deux nouveaux infirmiers arrivaient au pas de course avec une trousse de secours et des civières repliées.
- On va leur faire une prise de sang et leur injecter un remontant...
- Faites-leur avant tout un café bien noir, dit Maréchal.

Antiphon avait été ceinturé et placé d'office dans une camisole. Il était résigné, silencieux. Jonson rangea son arme et alluma une cigarette.
- Tout va pour le mieux, donc ? dit Maréchal.
- Exactement, inspecteur. Pensez à Mélian. C'est pour lui que nous travaillons.
L'inspecteur s'étonnait d'entendre le fonctionnaire d'OBSIDIENNE si soucieux d'assurer à un individu lambda un procès équitable. Il ne fit pas de remarques, plus occupé par l'état de santé de ses hommes. Turov fut vite sur pied :
- J'ai l'impression d'avoir rêvé pendant un mois, dit-il, encore étourdi.
Morand restait assis sur le bord de son bassin, mélancolique.
- Vous allez bien, détective ?
- Oui, oui, dit-il tristement.
Il avait voulu voler au secours de ses collègues ! Il s'était enfui héroïquement ! Il s'était rebellé ! Et c'était du flan !
- Vous avez bien travaillé, Vinsler.
- Merci...
Faivre se tenait la tête entre les mains :
- C'est pas possible, c'est pas possible... J'ai vu le sosie, il existe vraiment... Je l'ai vu, je lui ai parlé... Les Phonos sont coupables.
- On les aura un jour, dit Maréchal. Mais pour le moment, nous n'avons pas de preuve.
- Et s'ils étaient, murmura Faivre, de mèche avec "lui" ?
Il désignait Jonson. Maréchal fit un petit hochement de tête d'approbation. Il y pensait aussi. Il signifia à Faivre qu'il fallait être patient.
L'inspecteur approcha de Phonos, agenouillé, enserré dans sa camisole.
- Tu as des choses à nous dire, toi...
- Tiens donc... Et si je préfère me taire ?
- Cela ne change rien. Nous avons toutes les charges contre toi.
Maréchal vit alors que la camisole n'était pas attachée. Il n'eut pas le temps de réagir que Phonos l'attrapait, prenait son arme dans sa poche et lui pointait sur la tempe.
- Personne ne bouge !
Jonson allait sortir son arme, mais Phonos tira. La balle frappa devant les pieds du fonctionnaire :
- A genoux, ordure ! Mains sur la tête ! Les autres aussi !
Jonson obéit et dit aux policiers et infirmiers de faire de même.
- Tiens, tiens ! J'aime mieux comme ça !
Maréchal comprit que Phonos avait réussi à hypnotiser un infirmier, qui avait mal attaché la camisole.
- Tu espères quoi ? lui souffla-t-il.
- Tais-toi ! Toi et moi on va se promener !
- Tu n'as aucune chance, cria Jonson.
Phonos lui tira dessus. L'agent d'OBSIDIENNE partit à la renverse.
- Ah, j'aime ça ! Oui j'aime ça ! Me payer une pourriture comme lui ! Tu n'aimes pas Maréchal !
- Tu comptes aller où ?
Phonos entraînait Maréchal vers la grille.
- Personne ne bouge ! Je tire ! Je vous abats tous comme du gibier !
Faivre, écumant, rageait. Morand aussi, d'être impuissant.
La grille passée, Antiphon frappa Maréchal et s'enfuit seul. L'inspecteur tomba mais garda conscience.
- Oh ! Venez !
Les policiers accoururent, Jonson aussi, seulement égratigné au bras.
- Trouvez-le, dit Jonson en confiant son arme à l'inspecteur.
Turov et Faivre partirent sans attendre. Morand aida son supérieur à se relever.
- Vous irez loin, Vinsler...


¤


Phonos remontait les marches quatre à quatre, respirant pour la dernière fois peut-être comme un homme libre. Il savait que la Recouvrance allait se refermer sur lui, alors il aspirait tant qu'il pouvait, respirait libre, libre, libre !
Il put aller jusqu'au cinquième étage, au niveau du canal et courir à la plateforme pour les ballons-taxis. La tempête retombait enfin, le brouillard reprenait ses droits. Il entendit un bourdonnement dans le ciel, lourd, profond, vit un engin volant plus gros qu'une voiture qui expulsait des jets de vapeur et projetait une aura rosâtre dans l'épais surchargé de gouttes en suspension. Il arrêta sa course, arrivé au bord du vide.
- Emmenez-moi ! Emmenez-moi !
Il buta sur un corps, recula, effrayé et repartit vers le bâtiment. Faivre bondit et le plaqua au sol. Il lui appuya le canon de son arme sur la nuque :
- Ordure...
Les autres policiers arrivaient, suivis de Jonson.
- Ça va aller, cria Maréchal. Menottez-le !
- Je le bute !
Faivre ne se contenait plus. Il appuyait encore plus fort. Phonos regardait de ses yeux exorbités le vaisseau qui repartait, la douce lumière rose se dissiper dans la grisaille.
- Je le bute !
- Inspecteur, je vous ordonne de le menottez !
- Vas-y ! cria Phonos. Au point où j'en suis.
Faivre appuyait de toutes ses forces. La sueur de son front gouttait sur ses yeux et se mêlait à quelques larmes. Il considéra ce soi-disant Prince Paon, avec dégoût et pitié, et il eut honte, ou il eut peur...
Il relâcha la pression, rangea son arme et le menotta. Puis il s'éloigna, épuisé. Les policiers accouraient.

- C'est bien, Faivre, dit Maréchal.
Turov s'assit sur Phonos :
- Tu ne bouges plus, toi.

Maréchal, qui était aussi à bout de forces, alla au bout de la passerelle. Il poussa un long juron d'étonnement, en découvrant les corps de trois Scientistes, morts les yeux grands ouverts, la main tendue vers le vide.
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#9
DOSSIER #18

Nombreux furent ceux qui défilèrent dans la cellule de Phonos avant le procès Mélian. Le docteur Heims l'examina, trouva son cas très intéressant, et en toucha deux mots à Morand, qui travaillait sur la science de l'esprit.
- Un spécimen exceptionnel. Un mélange de pathologie et de génie, comme on n'en voit qu'une fois par siècle. Quelle perte pour la science !

Jonson passa, mais ne dit rien. Maréchal vint lui demander ce qui s'était passé sur la terrasse des ballons-taxis :
- Qui étaient ces Scientistes morts ?
- Ils voulaient partir, dit Phonos, qui était prostré sur sa couche, mais acceptait de parler. Les Stalytes venaient les chercher. Comme vous êtes arrivés, ils ont pris peur. Ils sont repartis à bord de leur vaisseau volant.
- Et les Scientistes ?
- Les Stalytes ont capturé leurs esprits... Les corps sont restés, mais les esprits ont été emmenés sur la navette.
Maréchal soupira, et n'insista pas. Il n'était pas chargé d'enquêter sur les Scientistes. Officiellement, du moins. Il savait qu'il y avait une quatrième branche, secrète. Une branche dont l'objet d'étude n'était pas clair.
- Je vous dis que la tempête a amené les temporites en masse, gémit Phonos. Et les Stalytes voyagent sur la temporite...
- Comme les marins sur l'eau ?
- Oui...
L'inspecteur remit son chapeau, et laissa sa place à Faivre. L'inspecteur avait juré de se contenir. Il resta sans rien dire un long moment, puis articula, en faisant les derniers efforts pour rester calme :
- Tu sais pourquoi je n'ai pas tiré ?
Phonos ne répondit pas. Il se recroquevilla encore plus. Il tremblait.
- Ce n'était pas pour toi. C'était pour Mélian...

Le juge parla à Phonos. En sortant, il dit que ce dernier n'avait pu fournir d'explications rationnelles concernant Mélian.
- Les individus sauvages comme lui se comportent en bêtes de proie. Ils soumettent les plus faibles. Voilà ce qui est arrivé à ce pauvre Mélian. Une souris entre les pattes du chat.

Le docteur Pouchkine, de la Recouvrance, fit une petite conférence pour expliquer les origines de la folie de Phonos. Il montra ses livres d'enfants, les contes où il avait pris ses visions. Les volumes passèrent entre les mains de l'assistance, qui les considéra avec circonspection.
- Vous prêterez en particulier attention à la page 12 des Contes de la cité cachée, où se trouve mentionnée cette créature mirifique, le Stalyte, dont le reflet peut vivre indépendamment de lui. Belle invention, à vrai dire, hélas prise un peu trop au sérieux par Phonos. Dans le même livre, vous pourrez voir les belles illustrations du prince des paons, d'où il a tiré son personnage fantasque.

Maréchal parcourut le livre, qu'il avait déjà feuilleté chez les parents Phonos. Il lut cette phrase : Quand la réalité est illusoire, cherche la vérité dans le reflet.
Elle lui trotta dans la tête tout au long du procès.

Les parents Phonos n'assistèrent pas aux débats. On les aperçut brièvement, le troisième jour, à la dernière reprise d'audience. Mélian eut un bon avocat et fut acquitté. Le juge estimait qu'il n'était pas responsable de ses actes au moment des deux meurtres.
- L'accusé devra malgré tout suivre un traitement de trois semaines, afin d'éliminer tout risque de rechute.
Mélian remercia humblement son juge et les jurés pour leur clémence.

La Brigade Spéciale se retrouva autour d'un verre. Le serveur amena un plateau de bières.
- A l'heure qu'il est, dit Maréchal, on remmène Phonos à la Recouvrance...
Maréchal avait eu l'information par Jonson, juste à la sortie du palais de justice :
- Phonos ira au neuvième étage. Isolation en cuve pour un temps indéterminé. Il sera maintenu en vie comme une plante dans un pot, mais pas plus. La privation sensorielle prolongée devrait permettre de repartir de zéro dans sa psyché. En faire un homme neuf.
Maréchal frissonna, fit semblant que c'était le vent. Il imaginait Phonos enfermé dans une combinaison intégrale, avec les autres filles, lentement plongé par le treuil dans la cuve. Son esprit intact, capable de penser, rêver, regretter, gémir, mais incapable de crier.

- L'affaire est close, ajouta Jonson. Les Phonos, et bien sûr les Obre-Ignisses dans leur ensemble, n'ont rien à voir dans tout cela. Donc vous pouvez les oublier.
L'inspecteur opina au minimum du chef.
Il transmit l'ordre à Faivre, qui eut du mal à l'accepter, même s'il s'y attendait.
- Allez, trinquons quand même !
Le coeur n'y était pas trop pour la première tournée, mais après quelques chopes, la bonne humeur était de retour.
- Allez, je suis quand même content pour Mélian, dit Faivre.
- Il est innocenté, c'est l'essentiel, dit Maréchal.
Morand accepta de boire un verre, puis prétexta une réunion à sa "Fondation" pour s'éclipser.
- On ne le changera pas lui, maugréa Turov.
- Il a meilleure mine, dit Faivre. A croire que le séjour à la Recouvrance lui a réussi !
- Ça ne m'étonnerait pas d'un Scientiste, dit Maréchal.

Les policiers partirent tard de la brasserie. Comme ils sortaient, ils virent le couple Mélian qui sortait d'un restaurant à côté. Maréchal remit sa cravate droite et tâcha de prendre un air digne pour les saluer.
- Allez, inspecteur, on ne vous en veut pas de vous amuser, dit madame Mélian. Nous savons que vous avez eu une longue et dure enquête ! Comment vous remercier pour ce travail exceptionnel ?
- Pas exceptionnel, madame. Le travail ordinaire d'un agent de SÛRETÉ !
- A l'occasion, dit Mélian, passez prendre un verre à la maison. Je vous dois tant...
- Nous n'y manquerons pas ! dit tout haut Maréchal.
Il salua comme un militaire, rejoignit Faivre et Turov qui étaient hilares.
- Qu'est-ce que vous tenez !... Vous n'avez pas honte !

Maréchal chercha son briquet dans sa poche, tâta son pantalon, le trouva et le fit tomber. La pluie se mettait à tomber. Des centaines de parapluies s'ouvraient dans la rue. Les Mélian avaient le leur. Maréchal trébucha, frappa dans son briquet qui fut jeté au milieu de la rue. Enfin, il l'attrapa, le prit fermement en main. Il salua les Mélian, penaud mais amusé -et quand le couple eut tourné au coin de la rue, Maréchal vit nettement, dans une flaque qui venait de se former, le reflet de Mélian perdurer pendant quelques longues secondes, puis se dissoudre sous les grosses gouttes de pluie.





FIN DU DOSSIER






Il est un air, pour qui je donnerais,
Tout Rossini, tout Mozart et tout Weber.
Un air très vieux, languissant et funèbre,
Qui pour moi seul a des charmes secrets !

Or, chaque fois que je viens à l'entendre,
De deux cents ans mon âme rajeunit...
C'est sous Louis treize; et je crois voir s'étendre
Un coteau vert, que le couchant jaunit ;

Puis un château de brique à coins de pierre,
Aux vitraux teints de rougeâtres couleurs,
Ceint de grands parcs, avec une rivière
Baignant ses pieds, qui coule entre les fleurs ;

Puis une dame à sa haute fenêtre,
Blonde aux yeux noirs, en ses habits anciens,
Que dans une autre existence peut-être,
J'ai déjà vue...et dont je me souviens !

Gérard de Nerval



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#10
Tain j'avais pas vu la fin.
Énorme!
Grandiose!
Je kiffe trop.
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