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Dossier #19 : Les truands
#1
Exil #19

¤


Branche : CULTURE
Rapport Intelligences-Mécaniques : Névée - Sutra - Orgon

A l'intention de : M. Jonson - Comité "Arts et fêtes".


Clan Vicari. Bas-fonds. Enquête : prostituées poignardées.
Infiltration.
Personne visée : Fabio Vicari.
Pseudonyme du fonctionnaire infiltré : Eugène de Mouplin.

Vieilles rivalités du monde de la boxe : interférences potentielles avec l'enquête.


.



¤


Repères exiléens universels :
SHC : 1
RUS : 0
IEI : 1
ATL : 0
Côte d'alerte : basse.




DOSSIER #19





EXIL

Qu'il fuie Exil
Le fou, la nuit
Quand la nuit brille
Et l'acier luit

La neige scintille
Le grand froid luit
Gel sur les villes
Mondes sans bruit

Forges et Exil
Tristes jumelles
Où s'enfuit-elle
La vie si belle

Qu'il fuie Exil
Le fou, la nuit
Quand la nuit brille
Et l'acier luit
Reply
#2
DOSSIER #19


LES TRUANDS


SHC 1 - RUS 0 - IEI 1 - ATL 0





- Moi, je ne comprends pas, inspecteur. Je ne comprends pas, c'est comme ça...
Faivre se prenait la tête dans les mains. Maréchal ne le regardait pas avec une condescendance amusée. Il était inquiet, lui aussi.
- Cette affaire est terminée, Faivre.
C'était botter en touche.
- Mélian a été acquitté.
- Ils vont le "traiter" à la Recouvrance !
Maréchal fit la moue. Il le savait bien.
- Ce n'est pas rationnel, vous comprenez, reprit Faivre. Même les truands ont un comportement rationnel -à leur manière. Ils escroquent, ils cognent, ils tuent, mais c'est un métier pour eux. Vous voyez, ils sont truands comme d'autres sont avocats ou comptables...
Dites dans un cadre officielle, au tribunal par exemple, ces paroles auraient valu une sévère sanction à Faivre. Mais pas dans un bureau de police, entre collègue, et surtout pas à la Brigade Spéciale.
Maréchal dit qu'il comprenait. Lui était inquiet, mais pour Antiphon. Et cela le mettait mal à l'aise d'avoir de la considération, et même une certaine fascination, pour ce criminel. Il l'imaginait enserré dans la combinaison étanche, plongé dans une cuve, plus isolé du monde qu'un détenu en quartier de haute sécurité.
Est-ce que la justice avait le droit d'infliger un tel traitement, même à un détraqué dangereux comme le "Prince Paon" ?...
Pas la justice d'ailleurs, mais la médecine !
Et pas la médecine classique ! Les services de contrôle des réfracteurs à la Concorde Sociale ! OBSIDIENNE !

Faivre s'enferma dans son bureau. Maréchal resta songeur.
Après la période intense de l'enquête sur Antiphon, le calme plat était revenu sur les bureaux de Névise. Maréchal reprenait son rythme paresseux. Il allait attendre tranquillement que la prochaine affaire se présente, bien au chaud derrière son bureau, avec son siège moelleux, ses cigarettes, le café servi par Clarine. Il regardait avec satisfaction ses dossiers qui n'occupaient que la moitié des rayonnages. Il y en avait peu, mais ils étaient denses ! Toutes ses enquêtes depuis ses premiers pas dans les rues de Mägott-Platz !
Même pas un fichier anthropométrique, mais une petite somme tératologique ! C'était comme s'il gardait dans des bocaux de formols des morceaux de monstres et d'aberrations humaines : le Passe-Muraille, Gueule de Rat, le Somnambule... Le docteur Heindrich (un petit dossier noir, caché entre deux lourds classeurs beige clair). C'était son petit musée des horreurs personnels.
Un jour, il le ferait visiter...

Dans la pièce d'à côté, Faivre abattait de la besogne administrative assommante, en maugréant sur ses fiches à remplir, sur l'affaire Mélian, sur le détective Vinsler qui avait le teint trop pâle et qui refusait de se soigner !
Turov était calé dans son fauteuil. Il se morfondait vaguement sur son passé, sur les hallucinations subies dans la Recouvrance. Il ne savait pas trop comment retrouver son passé, et il n'était pas certain d'en avoir envie.
Maréchal lui avait laissé la carte du professeur Julius Heims, spécialiste des troubles mentaux. Turov l'avait rangé dans son porte-feuille et se promettait d'appeler bientôt cet homme.

Morand, sa veste repassé et amidonnée, sa cravate bien droite, ses manches repliées droites juste au-dessus des poignets (pas plus haut), travaillait à son rapport de stage avec le plus grand sérieux.
"Le commissariat est actuellement plongé dans une sorte d'hibernation collective", écrivait-il, "comme si les fonctionnaires l'occupant entraient dans une torpeur due à une absence de stimuli extérieurs. Peu de mots sont échangés, le strict minimum des relations humaines. Les journées passent et se ressemblent, mes collègues semblent satisfaits chaque jour par le peu de besogne accomplie au service de SÛRETÉ.
Il est entendu que, dans ces lignes, je ne juge pas (en dépit de ce que je peux éprouver en mon for intérieur), je décris simplement la vie à Névise comme le ferait un entomologiste. J'ignore s'il en va de même dans les autres services, notamment au quai des Oiseleurs. Je crois que nous sommes comme une tribu isolée, presque coupée de tout contact avec la civilisation. L'absence de contraintes, de dangers, de besoins provoque une apathie généralisée. L'autarcie décourage toute velléité d'action. A échelle miniature, nous sommes comme une civilisation qui stagne. Notre chef de tribu, Maréchal, semble satisfait de cet état mou de lente régression. Mais je digresse, en m'aventurant ainsi sur le terrain de l'anthropologie, qui est certes bien différent de mon champ de spécialité, la noble Psychologie."

- Bon, ça suffit...
Faivre écarta le reste de la lourde pile de paperasses. Professionnellement, humainement, il avait fait ce qui était faisable. Le reste attendrait !
Une fois, il avait demandé de l'aide à Clarine pour traiter ces dossiers. Elle y avait mis tellement de zèle que Faivre s'était retrouvé à passer trois fois plus de temps par feuille ! Ce n'était pas vivable !
Depuis, il travaillait presque en cachette de la secrétaire, dans la peur d'être surpris avec son travail bâclé. Si elle insistait, il minimisait l'ampleur de la tâche. Il lui en confiait une petite partie et alors, elle passait autant de temps sur trois fiches que lui sur trente ! Et puis elle revenait demander des conseils toutes les demi-heures, on n'en finissait pas...
Tandis que si Faivre s'adressait à Maréchal pour déchiffrer le jargon administratif, ce dernier lui conseillait de "laisser pourrir" tranquillement, en attendant une relance qui ne viendrait peut-être jamais. Enterrer les dossiers assez longtemps pour qu'on puisse en faire de l'humus, c'était le mot d'ordre.
- Ça m'a toujours très bien réussi. Parce que, plus vous en faites, plus "ils" vous en envoient. Le travail va au travail, inspecteur ! Ne jamais l'oublier !... Après, vous devenez la proie de gratte-papiers névrotiques, qui vont abuser de votre temps, vous harceler, vous pressurer, vous conduire au surmenage !
Maréchal lui-même contemplait chaque jour, avec une tranquille satisfaction, sa pile de dossiers en retard. Elle donnait une atmosphère à la pièce. Lui, elle le rendait important.
- Avec tous ces dossiers urgents à traiter, je suis débordé...

Faivre alla se faire un café à la cuisine. Clarine tapait avec régularité à la machine, ses lunettes posées sur le bout du nez. Faivre, les idées embrouillées, remit la casserole sur le gaz. Il se demandait que faire ? Sauter dans les bras de Clarine ? Tomber à ses pieds ? La prendre dans ses bras et s'enfuir avec elle ?...

Il se frotta les yeux. Il se dit qu'il fallait la marier avec Morand. Ils étaient de la même espèce, celle des consciencieux. Espèce rare, fragile, à la merci de l'environnement hostile de la Cité !
L'inspecteur se lava une tasse, puis décida d'aller embêter Morand.

Non, il allait faire mieux que ça ! Pour sortir le détective de son état, il fallait le traitement de choc ! L'inspecteur se souvint qu'il lui restait de l'herbe au fond de son tiroir... L'herbe qui égayait les soirées avec Sélène. Il alla en prendre, puis la versa discrètement dans le café. Il touilla bien fort.
- Un petit café Morand ? Ça va vous faire du bien...
- Oui, dit le détective, qui montra une imperceptible fatigue, je veux bien...
C'était les démons qui voulaient voir Faivre réussir !
- J'en veux bien aussi ! dit Maréchal.
- Je vais vous l'apporter, dit Clarine. Et je vais en prendre aussi.
- Ah bon ? dit Faivre, mais attendez je vais en refaire, il n'y en aura pas assez...
Clarine regarda la casserole :
- Si, nous en aurons assez pour quatre...
- Il sera bientôt chaud, dit Faivre, pris de vertige.
Il courut chercher Turov :
- Viens, j'ai besoin de toi sur le terrain !
Il tirait son collègue d'un demi-sommeil.
- Pardon, quoi ?
- Viens, je te dis...
Maréchal releva un sourcil soupçonneux. Une urgence, d'un coup, en plein milieu de l'après-midi ?...
Il ne dit rien, pour ne pas contrarier les bonnes volontés.
- Allez, mets ton manteau, vieux...
Turov suivit, machinalement. Faivre le poussa dehors.
- Votre café ?
- Tout à l'heure, Clarine ! Gardez-le au chaud !
La secrétaire haussa les épaules, puis mit des tasses sur un plateau.

- Dépêche-toi ! Dépêche-toi !
- Si tu me disais où on va...
- Au bistrot !
- C'est ça ton urgence ?
- Je vais t'expliquer...
Gronski fut étonné de voir arriver ses bons clients à l'heure la plus creuse de la journée.
- Salut, patron... Un petit rouge pour moi ! Et toi, Andréï ?
- Alors la même chose.
Les deux policiers s'accoudèrent au comptoir.
- C'est la catastrophe !...
Faivre n'osait regarder par la fenêtre les bureaux.
Après le deuxième verre, Turov demanda :
- Qu'est-ce qu'on fait là, au juste ?
- Je vais te raconter... Patron, la même chose !
Il fallut un quatrième verre, pendant lequel Faivre ne cessa de répéter "la catastrophe, la catastrophe..."
Turov ne comprenait pas bien.
- Ecoute-moi, dit Faivre, les joues plus rouges, j'ai drogué le café !
Il avait voulu parler à voix basse, mais depuis la cave, Gronski avait entendu . Il fit la sourde oreille : ne pas se mêler des histoires des clients...
- Droguer le café ? fit Turov, qui regardait dans le vague.
- C'était pour faire une farce à Morand ! Mais ça a mal tourné ! Tu ne comprends pas...
- Pas bien.
- Ils vont tous en boire !
- Ah...
Faivre voyait sa vie s'écrouler. Maréchal obligé de le dénoncer ! Puis le blâme, la sanction, la dégradation ! Et surtout : Clarine fâchée !
C'est en titubant que les deux policiers repartirent sur le quai. Faivre vit un pigeon mort, puis deux, puis trois. Et des chats, plusieurs souris...
- Oh, il cogne ce rouge...
Les vaguelettes du canal lui donnaient le tournis. L'eau l'attirait, le pays des poissons tanguait...

Sur la façade du bâtiment, il vit alors une grande tâche noire, qui gouttait sur le quai.
- Euh, le café ?...
Morand était en train d'essuyer le rebord de la fenêtre.
- Clarine ! Clarine !
C'était Faivre qui se mettait d'un coup à braire !
- Clarine ! Je vais vous expliquer !
Turov étudiait avec circonspection un pigeon endormi.
Le Scientiste avait renversé le café par la fenêtre et les animaux des quais en avaient bu. Ils dormaient maintenant d'un sommeil plein de rêves colorés.
- Clarine !
La secrétaire vit Faivre dans un état lamentable, débraillé.
- Il est saoul comme un cochon !
Elle fut prise d'une fureur indignée, et partit à la salle de bains.
Maréchal se leva enfin du fauteuil où il était profondément enfoncé depuis des heures, agacé par ce raffut. Clarine le bouscula presque, un grand seau plein d'eau à la main, comme une concierge qui va laver son morceau de trottoir.
- Il va voir cet ivrogne !

- Clarine !
- Approchez inspecteur, je vous entends mal !
Faivre obéit et reçut la douche glacée. Il y eut une deuxième tournée pour Turov.
Les deux hommes entrèrent, la tête basse. Ils reniflaient bêtement. Clarine leur jeta à la tête des serviettes. Ils passèrent dans le bureau de Maréchal :
- En pleine après-midi, aller vous saouler ! Vous n'êtes pas bien ma parole ! Comme ça, sans raison ! Si vous n'avez pas assez de travail, je vais vous en donner moi !... Et quelle image de la police donnez-vous !
En ressortant, ils furent cueillis par Clarine :
- Indignes ! Déshonorant ! La honte de SÛRETÉ !

Que Clarine était belle quand elle était furieuse, se dit Faivre.
- Poivrots ! Saoulards ! Remettez votre chemise, inspecteur Faivre, le col droit, la cravate bien serrée ! Que dirait votre mère ?...

Leur mère à tous, c'était elle !
Ils s'en retournèrent à leur bureau. Maréchal les fit rester deux heures de plus le soir, pour abattre de la besogne qui devenait soudain urgente. Il allait les surveiller de chez lui, il avait vue sur le bâtiment depuis son salon !
- Si je vois un de vous sortir avant l'heure dite, c'est la mise à pied !
Faivre et Turov durent dessaouler devant une pile effrayante de rapports d'enquêtes et de justificatifs de notes de frais.
Et Maréchal était à son poste d'observation, comme un chasseur dans sa hutte.

- Tu me connais, Nelly, je ne suis pas ennemi de la bouteille, mais comme ça, au bureau, en pleine journée, ce n'est pas acceptable... Vraiment, je me demande ce qui leur a pris... Avant de rentrer, je suis passé voir Gronski. Lui dire de ne plus servir d'alcool à mes hommes en pleine journée. De me prévenir s'il les revoit à une heure indue. Il ne faut pas exagérer...
"Tiens, tu aurais vu la secrétaire, le savon qu'elle leur a passé... Elle devrait faire sergent-recruteur. Non seulement l'armée attirerait plus de monde, mais ça filerait droit dans les rangs !
- A ce propos, dit Nelly, ces malheureux fonctionnaires, tu devrais les inviter, quand ils auront dessaoulés.
- Oui, pourquoi pas... En ce moment, c'est vrai qu'on n'est pas débordés.


¤
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#3
hahaha Moment d’anthologie. !
J'adore.
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#4
DOSSIER #19

- On a fait les cons...
Faivre devait l'admettre !
Ils quittèrent à une heure tardive les bureaux de Névise. Les deux policiers partirent les mains dans les poches, la tête basse. De tristes ordures passaient à la surface du canal. Les réverbères éclairaient les palais crayeux submergés. Des oiseaux se perchaient dans le lierre qui envahissait les façades des bâtiments décrépis. Une famille d'anges bleus avaient élu domicile en haut d'une grosse colonne qui s'effritait.
- Tu fais quoi ce soir, Andréï ?
Faivre cracha dans l'eau.
- Oh, moi, tu sais...
Ils passèrent devant chez Gronski sans s'arrêter. La fraîcheur du soir virait au froid mordant. De la buée apparaissait sur les vitres. Les lumières se pulvérisaient dans l'atmosphère figée. Faivre renifla.
- Ça te dit que je te présente des copines à moi ?
- Si tu veux, oui...
- Allez, suis-moi.
Faivre sentait qu'il aurait l'alcool mauvais s'il restait chez lui seul. Il y a longtemps qu'il n'avait pas vu Sélène, sa muse, sa bonne fée. Elle vivait dans Galippe, quartier où les policiers s'étaient déjà rendus pour leurs enquêtes. C'était un petit repaire pour la pègre, surtout pour les hommes de mains occasionnels, les truands à la petite semaine. C'était les logements des sous-prolétaires du crime, quelques rues exiguës où SÛRETÉ ne rentrait jamais.
- Tu vas voir, on va bien s'amuser.
Faivre ne s'arrêta pas devant le café où les trois souteneurs du quartier surveillaient leurs filles. Sélène et quelques autres faisaient partie des indépendantes. Elles vivaient dans un bâtiment de trois étages à la sortie du quartier. On leur avait fait comprendre qu'il y avait une rue à ne pas franchir, où travaillaient les filles "protégées". Leur indépendance avait un prix. Elles ne pouvaient compter ni sur la police ni sur leurs voisins.
- Alors, t'en penses quoi ? dit Faivre, d'un air grivois.
Il trouvait Turov trop apathique. Il voulait le dévergonder, lui chasser de la tête ses mauvaises pensées ! Il était médecin, il savait ce qui était bon pour son collègue !
- Tu vas voir, les filles ici, elles te font la totale, et pour pas cher du tout ! C'est des amies, elles me feront un prix. Tu auras la ristourne du nouveau venu !
Turov souriait gentiment, comme si Faivre lui parlait de la météo de la semaine.

Sélène était une belle fille, un peu grasse, plus si jeune mais pas vieille. Elle sauta au cou de Faivre.
- Oh, Gus, tu es revenu...
- Je te présente un ami, Andréï. Un sacré déconneur lui aussi !
- Entrez les garçons, vous allez prendre froid !
Dans le salon, quelques étudiants qui se prenaient pour les rois du monde. Ils buvaient, fumaient, riaient, avec une fille dans les bras. Faivre partit avec Sélène dans la chambre du fond. Turov se fit emmener par une autre fille, aux yeux hypnotiques, comme ceux d'un chat. Il ne comprit pas trop ce qui se passait. On lui fit fumer de l'herbe. Il partit dans de vagues rêves épais, très loin, dans une ville penchée, avec des gens qui passaient en tous sens, qui riaient ou paraissaient inquiets. Faivre revint en bras de chemises au salon, but et fuma pendant longtemps. Les étudiants étaient déjà repartis depuis un bout de temps. Il pleura à chaudes larmes sur l'épaule de Sélène, sans raison. Celle-ci le laissa s'épancher. Il ne se plaignait de rien de précis, il en avait juste trop gros sur le coeur. Turov était dans les bras de sa fille féline.

Maréchal veillait aussi. Il fumait au lit avec Nelly. Ils se racontaient leurs vies, leur passé, leurs années d'errances. La peur de rester dans la rue, le dégoût des gens normaux. Est-ce qu'ils avaient trahi le rêve des orphelins ? Est-ce qu'il restait encore beaucoup de gamin des rues ?

Faivre se réveilla, le cou endolori, couché en chien de fusil sur le mauvais divan. Turov ronflait doucement sur la chaise. Les filles préparaient le café. C'était Marisa qui prenait la relève comme chef pour la journée.
- Debout, messieurs...
L'inspecteur ouvrit un oeil et consulta la grosse horloge kitsch au-dessus de la porte :
- Merde, on est déjà en retard... Andréï, debout !
- Vous repartez au turbin avec vos frusques d'hier ? Vous allez être propres...
- On va passer voir le chef et on lui demandera d'aller se changer vite fait...
Du brouillard stagnait. Le vent crispé du matin donnait des frissons épars aux passants. Ils descendirent un escalier interminable, extrêmement raide, glissant, sans y voir à cinq marches. Ils avaient l'illusion de faire du surplace, d'être voués à errer à jamais dans cette descente.
Ils suaient déjà dans leurs manteaux, le sommeil leur pesait déjà. Ils traversèrent une passerelle aussi interminable, alors que le temps se levait. Des employés traversaient les des passerelles perpendiculaires, au-dessus et en-dessous d'eux. Ils arrivèrent sur les grands boulevards, le quai des Oiseleurs, le funiculaire et les quais de Névise. De longs paquets d'algues dérivaient sur le canal. Les clients de chez Gronski terminaient leur coup sur le pouce.
Maréchal était arrivé depuis une heure. Il s'apprêtait à mettre à pied ses deux soûlards pour deux jours. Le parlophone avait sonné.
- Une femme pour vous, dit Clarine.
Elle fit signe que ce n'était pas une dame du monde.
- Maréchal à l'appareil...
Il se demandait qui c'était, craignait que la secrétaire s'imagine des choses.
- Vous dites ?... Marisa ? Attendez, je prends un papier.
Clarine lui passa un bloc-notes.
- Quartier de Galippe... Oui, je connais... Des coups de couteaux... Deux victimes... Oui, j'ai compris où vous travaillez... Pardon ? Faivre et Turov ?
Maréchal regarda Clarine, ahuri.
- Oui, évidemment... D'accord...
L'inspecteur baissa d'un ton :
- Les voilà qui arrivent... Nous allons voir... Nos collègues seront là avant nous.
Faivre et Turov avaient préparé sur le chemin un argumentaire serré pour Maréchal. Ils allèrent docilement vers son bureau. Maréchal claqua la porte, s'assit d'une jambe au bureau :
- Je vais vous éviter de me sortir un baratin à votre sauce... Je sais que vous revenez de Galippe. Vous allez y retourner...
- Mais attendez, chef...
Faivre crut à la mise à pied sur le champ.
- Ce n'est pas ce que vous pensez, Faivre. Asseyez-vous, vous allez en avoir besoin. Quand vous reviendrez là-bas, vous trouverez certainement des collègues de l'Urbain et de la Crime...
- Pardon ?
- Sélène et Judith, ces noms vous disent quelque chose ?
Faivre n'arrivait plus à articuler.
- Vous êtes partis à quelle heure de là-bas ?... Ne me dites rien : il est sept heures. Vous avez dû partir vers six heures. Alors, disons que vers six heures trente, quatre hommes sont arrivés dans Galippe, dans la maison où vous avez passé la nuit, et se sont attaqués aux filles.
- Non !
Faivre s'était levé de sa chaise.
Maréchal ajouta juste :
- Ce n'est pas de notre ressort, Faivre. Mais "ils" voudront votre témoignage.
Les deux débauchés remirent leurs manteaux.
- Et vous me tenez informé, dit Maréchal. Cette affaire sent très mauvais pour vous, donc aussi pour moi.
C'est dans un état second que Faivre refit le trajet, les boulevards, passerelle, l'escalier vertigineux à gravir. Il se revoyait avec Sélène qui l'appelait Gus...
- Grouille, Turov, grouille ! Merde !

Ils se précipitèrent dans les rues de Galippe, sous l'oeil goguenard de la faune du matin.
- Je savais bien que ça finirait mal là-bas.
- Elles n'ont eu que ce qu'elles méritent, ces traînées...
Faivre entra avec fracas dans la maison, trouva Sélène et Judith tailladées des pieds à la tête. Derrière lui, deux hommes en gabardine marron, chapeaux gris et godillots, se relevaient du canapé affaissé.
- Tiens ? Un admirateur ?...
Judith avait ses yeux de chat grand ouverts. On l'avait étranglé avec son bas. Sélène vivait encore. Le médecin revenait de la salle d'eau, un chiffon détrempé de sang entre les mains.


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#5
On va pas le tenir longtemps le Faivre!
il va tout péter:!!! smile
Excellent
Reply
#6
DOSSIER #19

C’était Vico et Pinelli, des Mœurs.
Faivre vit rouge. Il envoya son poing dans la figure de Pinelli, Vico se jeta sur lui et l’envoya en arrière. Faivre s’étala sur le mauvais canapé éventré par ses propres ressorts. Turov se jeta dans la mêlée. Pinelli, le visage en sang sauta sur Faivre. Vico le ceintura. Faivre se releva, sauta sur Pinelli, Vico s’interposa. Turov n’eut pas le temps de retenir Faivre. Les filles arrivaient comme des furies, griffaient, mordaient ; l'une maniait le rouleau à pâtisserie ; Turov en rejeta trois dans le couloir, qui s’étalèrent jambes en l’air ; les voisins accouraient, Turov voulut les empêcher d’entrer ; dehors, des bagarreurs en profitaient pour régler de vieilles affaires et se mettaient de la partie. Faivre ne voyait plus rien, il prenait des coups, des morsures, suait comme un buffle, rejetait une fille qui allait lui arracher le col de chemise. La troupe endiablée roulait dans la rue. Une grosse femme hurlait qu’elle allait étriper tout le monde. Turov se mit en travers de son chemin, la souleva et la jeta sur un gros canapé. Elle y atterrit et fracassa le siège, resta coincé, les fesses bien enfoncées.

Un coup de feu retentit. Un cri, puis le silence.
Deux autres hommes en gabardines noires, les godillots de cuir, étaient arrivés. Ils braquaient la troupe :
- Tout le monde debout, allez…
C’était Lehors et Petitdieu, de la Crim’. Ils aidèrent leurs deux collègues des Mœurs à se relever et alignèrent tout le monde, mains sur le mur.
- Elle est belle la police…
Faivre n’avait pas la force de protester. Il avait le souffle court ; il voyait trouble, ses oreilles sifflaient. Il sentit qu’on lui prenait ses papiers. Lehors ouvrit le portefeuille et siffla d’admiration :
- Brigade Spéciale…
- C’est quoi ça ? demanda Pinelli.
- C’est comme les clowns, dit Vico, mais en moins drôle.
- Je le reconnais, dit Petitdieu, c’est Faivre. Je le croyais à l’Urbaine…
- Alors, Faivre, qu’est-ce qui t’arrive ? ricana Pinelli. Lanvin ne voulait plus de toi ?
- Il a dû le mettre dehors à coups de pompes dans le cul, dit Vico.
- Tiens, lui aussi, dit Lehors. Andréï Turov…
- C’est le fort des halles, lui… On recrute des hommes forts à la Spéciale ?
- Je suis des chantiers, moi…
Lehors feuilleta les papiers :
- Tiens, c’est vrai. Chantiers navals… Tu as coulé un navire pour te retrouver chez nous ?
Des Pandores arrivaient, menottaient les plus dangereux et dispersaient le reste de la faune du quartier.

Les hommes de SÛRETÉ s’installèrent au café. On commanda un grog pour les vaillants bagarreurs.
- Elle est belle la police, répéta Petitdieu.
Faivre cracha du sang. Vico et Pinelli se tamponnaient leurs visages endoloris. Turov se sentait las, apathique.
- On nous a prévenus de la présence des Vicari, expliqua Vico, alors on a accouru ici. En arrivant, il y avait deux mortes. Sélène et Judith, qui travaillent en face. Ensuite, lui est arrivé.
Lehors et Petitdieu se tournèrent vers lui :
- A vous, Faivre, dites-nous ce qui vous a pris…
- J’ai été prévenu moi aussi…
- Deux victimes, cinq policiers sur l’affaire, ça fait beaucoup, messieurs, dit Lehors. Si le contribuable apprend que nous gaspillons son argent…
- Allez tous vous faire foutre, grogna Faivre.
L’apothicaire arrivait, bien serviable, pour soigner ces messieurs.
- Laissez-moi saigner, dit Faivre. J’en ai rien à foutre de rien…
Lehors et Petitdieu se regardèrent et partirent d’un grand rire. Vico et Pinelli se demandaient s’ils n’allaient pas emmener ce dingue au poste.
- Ils font quoi à la Brigade Spéciale ?
- Vous voyez bien, Vico : ils sont sur les enquêtes des autres, et quand ils arrivent en retard, ils se mettent en colère.
- N’empêche qu’on n’a pas apprécié comment il a fait. Il a fait le méchant avec nous, et ça, nous on pardonne pas. Pinelli a derrouillé et ça, Pinelli il n’aime pas. Et quand il est colère Pinelli, il est vengeance…
- On verra ça, dit Lehors. En attendant, ce sont deux meurtres, donc c’est pour nous les gars…
- Vous ne connaissez pas ce quartier.
- Il n’a pas l’air trop grand. On vous appellera pour venir consulter les fiches des voisins…
- Il y a de quoi faire par ici. On en a des dossiers longs comme ça…
- Allez vous soigner, vous ne faites pas présentable. Faivre, vous restez avec nous.
Les deux hommes des Mœurs partirent en essayant de rester dignes, avec leurs cocards et leurs cravates défaites. Le patron offrit un gros remontant à Faivre.
- Alors, on va pouvoir parler tranquillement, entre amis…
- Allez vous faire foutre…
- Oh, faut pas le prendre comme ça, hein ! dit Petitdieu.
- C’est qui sa hiérarchie ?
- Maréchal, maugréa Faivre.
- Ah, il sait parler autrement que par insultes !
- Pour moi, Maréchal, c’est presque une insulte…

Un petit homme entre deux âges entrait dans le café, sa sacoche à la main :
- Docteur Grandiot, légiste. On y va, messieurs ?
Lehors sortit avec lui.
Petitdieu offrit une cigarette à Faivre.
- Vous vous êtes mis dans cet état pour ces deux filles ?
Faivre ne dit rien, Turov fit signe que oui.
- On a passé la soirée avec elles…
L’agent de la Criminelle écouta, en hommes que rien ne peut surprendre. Turov raconta succinctement la nuit, leur départ au petit matin et leur retour.
Lehors revint et demanda à son collègue de venir. Les deux hommes de Maréchal restèrent dans le café silencieux. Le patron faisait mine de nettoyer sa vaisselle.
- Il faudrait appeler le chef, dit Faivre, en regardant son grog d’un air haineux.
- Il y a un appareil à l’arrière, dit le patron.
Turov prit un jeton au comptoir et appela Névise. Il bredouilla une histoire maladroite, raconta l'arrivée des Moeurs et de la Crim'.
- Elle est belle la police, s’exclama Maréchal. Vous vous tiendrez à la disposition de ces messieurs ! Que voulez-vous que je vous dise moi !
Maréchal raccrocha violemment. Des emmerdes avec le Quai ! Il les voyait venir grosses comme un cuirassé ! Alors qu'il s'était toujours efforcé de faire de Névise un nid douillet, à l'écart de la grosse machine du Quai... Il allait sérieusement se faire sonner les cloches ! On allait se souvenir de la Brigade Spéciale, pour un peu, ils auraient droit à une inspection des services.
- Un camouflage mis en place durant des années, murmura Maréchal, agacé mais aussi amusé d'avoir tenu si longtemps.

Turov revint à la table, penaud.
- Il a dit quoi ?
- Il n’était pas content.
Faivre fit la moue.
Les deux hommes de la Crim’ revenaient avec le médecin.
- On vous offre un verre, docteur ?
- Rapidement, alors, je suis attendu dans une heure à l’Institut…
Lehors griffonna sur son carnet, le rangea et déclara à Faivre et Turov :
- On a deux nouvelles pour vous.
- Commencez par la mauvaise, dit Faivre.
- Je n’ai pas dit qu’il y en avait une bonne !
- Vous faites chier…
Le patron posa son plateau et distribua les consommations. Le médecin préféra se mettre au comptoir avec son journal, qu’il parcourut d’un air important.
- Il y a quand même une bonne nouvelle, dit Lehors. Ce n’est pas vous les assassins…
- Merci...
- Plusieurs témoins ont parlé. Ou plutôt n’ont pas parlé, donc on a compris...
- Vous êtes trop forts, dit Faivre. Nous, on a encore besoin que les gens nous parlent pour comprendre... Vous, vous pigez quand les gens se taisent...
- Quand il y a un coup de couteau dans le coin, et que les gens n’ont rien vu du tout, on sait à quoi s’en tenir… Les amis Vico et Pinelli pourraient vous le dire. C’est un règlement de compte orchestré par le clan Vicari… Vous ne les connaissez pas, Faivre ?
- Peut-être bien… Les clans ne manquent pas dans les bas-fonds de la Cité.
- Les Vicari sont des petits qui montent. Qui montent vite. Ils ne se contentent plus de faire travailler les filles, ils investissent plus gros. Ils ont au moins un quartier à eux…
- Ah oui ? dit Faivre.
Il trouvait un regain d’énergie. L’énergie de la vengeance. Il avait un nom, les Vicari. Il allait entendre une adresse. Cela lui suffirait.
- Avant que vous ne vous précipitiez chez eux, il faut que je vous mette en garde…
- Gardez votre mise en garde ! dit Faivre. Je vais m’occuper d’eux avec Turov. Vite fait, bien fait, pas vrai Andréï ?
- Sûr…
- Vous n’avez rien à voir dans cette affaire, Faivre. C'est notre dossier. Les Vicari, c’est un poisson à ferrer avant qu’il ne grossisse trop. On est sur eux depuis des mois. Donc tout passe par le patron, en ce qui le concerne…
Faivre retomba dans son accablement de mauvais garçon qui n’a pas dit son dernier mot. Voilà que le "patron", autrement dit le commissaire Ménard, entrait en scène !
- Vous allez me dire que ça fait beaucoup de ramdam pour deux prostituées, dit Lehors, mais c’est comme ça… Ce serait pas les Vicari, on laisserait ça à Vico et Pinelli. Mais là, c'est autre chose.
- Pour le moment, vous allez retourner chez vous, dit Petitdieu, et vous lavez un peu. A moins que votre Maréchal ne vous accepte comme ça au bureau.

Faivre et Turov partirent les mains dans les poches. Le détective ne disait rien, Faivre répétait : « tu vas voir, tu vas voir… » Il échafaudait mille vengeances ! Imaginait mille tourments ! Il ne prendrait même pas la peine de se fabriquer un alibi valable.
- Qu’ils aillent tous se faire mettre…

Quand ils entrèrent dans les bureaux silencieux de Névis, Clarine leur dit de ne pas faire de bruit.
- Il est au parlophone depuis une heure avec…
Elle leva le doigt vers le ciel.
- Je suis dans mon bureau si on a besoin de moi, lança Faivre.
Il claqua la porte et s’enferma à clef. Turov se laissa tomber lourdement sur le canapé du bureau des détectives. Morand était à sa table. Il regarda son collègue du coin de l’œil, comme on examine un spécimen. Il hocha la tête d’un air entendu, comme le praticien qui a déterminé le mal, puis reprit son rapport : « Influences comparées du cerveau reptilien et des aires de décision supérieure sur la mentalité du fonctionnaire moyen. »

Au parlophone, Maréchal n'arrivait pas à se défaire du commissaire Ménard !


¤

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#7
DOSSIER #19

Maréchal avait dit : « Pour demain, tout le monde sur le pont, première heure ! »
L’ordre fut respecté. La brigade spéciale était au grand complet, chez Gronski, bien avant le passage de l’extincteur de réverbères. Un brouillard glacé stagnait sur les quais. Le patron amenait une soupe épaisse, que les policiers avalaient avec de forts bruits de succion, chacun occupé à son assiette. Gronski sentait l’électricité dans l’air ; il n’osait rien dire, proposait juste à mi-voix un peu plus de café et de pain.
Maréchal ne voulait pas une protestation ! Pas une plainte !... Faivre jouait profil bas ; Turov mastiquait machinalement ; Morand avait mis proprement sa serviette à son cou et soufflait bien sur sa cuillérée brûlante avant d’avaler. Et Maréchal surveillait sa tribu du coin de l’œil ! Le premier qui bougeait !...

- Il va être l’heure, dit-il en consultant sa montre. Le prochain funiculaire est dans quatre minutes…
Il neigeait sur le quai des Oiseleurs. Une neige épaisse, qui tombait sans ordre ; une neige de souvenirs d’enfance, d’hivers aux pensionnats, d’un monde immémorial, figé dans quelques images pour Maréchal, une cour gelée, la queue pour la cantine, les chambres froides… Ces flocons qui dansaient dans le brouillard étaient si ensorcelants, si propres à une rêverie profonde...

Un brusque coup de vent, qui remontait du quai, chassa ces spectres brumeux. La masse noire des locaux de la Police Judiciaire apparut, avec ses lourds bâtiments et ses flèches qui meurtrissaient le ciel. On entendait des bruits de chevaux au trot dans le lointain, et d'un coup, les attelages apparaissaient, comme recrachés hors de la brume. Il passait une ronde de Pandores, identifiable au déplacement de trois lueurs de lampes-tempête. Une péniche s’amarrait et cinq porteurs, chargés de sacs de charbon, partaient livrer le palais de justice attenant.
Après avoir traversé la cour, tête baissée contre le vent, la Brigade Spéciale fit son entrée dans le bâtiment, sans tambour ni trompettes. Personne ne les remarqua.

Il n’y avait qu’une lampe d’allumée à la Brigades des Rues. Pas de bruit derrière les portes des Mœurs et des Jeux. Les bureaux de la Financière, au quatrième, n’ouvriraient pas avant deux heures, bien après tout le monde. Enfin, à la Crim’, c’était presque désert. Le bois du parquet et du plafond était durci par le froid. Il restait de fortes odeurs de soupes, de charbon et de tabac, que les courants d’air chuintant dispersaient. Les quelques pauvres hères assis dans la salle d’attente, certains depuis le début de la nuit, grelottant dans cette cage en verre, faisaient peur à voir. Le planton qui s’était endormi se réveilla à peine quand Maréchal et ses hommes passèrent, presque silencieux. Il eut un ronflement de travers, puis repartit dans un lourd sommeil. La femme de ménage qui sortait des toilettes vit passer ces inconnus d’un mauvais œil. Le seul occupant d’une cellule, un mendiant crasseux qui avait encore du sang sur les mains, sursauta en voyant du monde de si bon matin. Il écarquilla les yeux en voyant le plus grand de la bande, qui avait une tête de mari assassin ; le plus costaud, qui ressemblait à un bagnard ; le Scientiste mal réveillé, encore plus inquiétant ! Et l’homme assez jeune et l’air ordinaire qui marchait en tête, comment pouvait-il mener une telle troupe !

Maréchal frappa à la porte du commissaire.
- … ‘trez...
La grosse porte grinça.
- Asseyez-vous, messieurs…
Ménard était à son bureau, Lehors et Petitdieu assis derrière une table sur le côté. Il faisait tiède, c'était bien éclairé.
Maréchal s’assit le premier et intima à Faivre l’ordre de faire de même.
- Bien, nous allons prendre vos dépositions.
C’était officiellement pour cette raison que Ménard les faisait venir. Faivre et Turov passèrent devant leurs deux collègues, et redirent ce qu’ils avaient vu. Ils n’eurent pas à reparler de la nuit précédente ; Maréchal savait qu’instructions avaient été données pour passer sous silence ces faits peu glorieux, les policiers fréquentant des prostituées de bas-étage. Il avait parlé entre quatre z-yeux à Faivre pour que celui-ci dépose sans faire de vagues. Quand Lehors et Petitdieu enlevèrent le rouleau de la machine à écrire, et que les deux policiers eurent signé, le commissaire parut tout à fait rassuré : ses traits se détendirent, il retrouva sa grosse attitude bonhomme, paisible et paternaliste.
Il vit venir tout le monde à sa table et dit, sur le ton de la confidence :
- Bon, les enfants, nous jouons gros jeu…

Maréchal et ses hommes seraient de la partie. En quelque sorte, ils mettaient un pied à la Crim’ ! Maréchal comprenait déjà qu’il aurait à rendre des comptes à Ménard, qu'il n'avait pas le choix, et il n'aimait pas se retrouver au service d'une autre Brigade. C'était l'indépendance de Névise qui était menacée !
- Les Vicari sont des dangereux, messieurs. Des truands du genre ambitieux. Des nouveaux riches du monde de la pègre, si vous voulez. Les filles bien sûr, mais aussi le monde des jeux, la boxe, et le marché de l'art. Ils cherchent tout azimuths de nouveaux territoires. Avec ce double meurtre, qui leur est imputable sans aucun doute possible, nous avons l’occasion de frapper un grand coup, nous ne devons pas la perdre. Car au-delà de cette sordide affaire, il y a bien plus encore.
- J’aimerais tout de suite dire que nous ne devons pas oublier ces deux prostituées. L’une est morte, l’autre a un diagnostic vital incertain…
Maréchal venait de parler au nom de Faivre. En le soutenant, il récompensait ce dernier d’avoir témoigné sans rechigner.
- Bien sûr, bien sûr, vous vous doutez bien que ces deux filles ne seront pas oubliées…
Ménard venait de parler avec un air de bourgmestre en campagne électorale. Il voulait arrondir les angles, mettre du moelleux dans cette affaire. Maréchal savait ce que cela cachait : que la partie serait dure.
- Laissez-nous quarante heures, conclut Ménard.
Les policiers se levèrent. Lehors et Petitdieu souriaient, très confiants. Ceux de la Brigade Spéciale étaient mi-figue mi-raisin. Ils sentaient qu'on ne leur disait pas tout.
- Allez, je paye une tournée, dit Lehors.
- Je ne dis pas non, murmura Faivre, qui avait juré de bien se tenir.

Le commissaire échangea quelques mots seul à seul avec Maréchal :
- Quarante heures, inspecteur. D’ici là, je compte sur vous pour tenir vos troupes, hein…
- Je ne suis pas sûr de comprendre les tenants et aboutissants de cette histoire. Ni le rôle que ma Brigade va jouer dedans.
- Vous serez le premier à tirer le mérite de cette histoire, inspecteur. Renseignez-vous, les Vicari sont du gros gibier. De magnifiques additions à votre tableau de chasse - qui est déjà bien garni, mais qui n'a pas été enrichi depuis un moment !
Maréchal serra la main de Ménard et partit, agacé, tracassé.

Lehors paya sa tournée dans la brasserie la plus bruyante du quartier. Les clients affluaient pour le repas, les serveurs voltigeaient entre les groupes, criaient "pardon !" et s'interpellaient à tout bout de champ.
- Le commissaire veut un coup d’éclat, dit Lehors, dans le brouhaha des discussions, de la caisse enregistreuse, du percolateur et des plats. Il prend bientôt sa retraite, il veut finir en beauté. Il serait content de vous associer à l’arrestation des Vicari.
- Cette histoire sent mauvais, inspecteur, dit Maréchal. Je vais voir qui sont ces truands, pour me faire un avis et on en reparlera...
- Qu’est-ce qui vous inquiète ? On va mettre tous le paquet pour aider le Patron…
- Vous me paraissez tous bien optimistes… Vous considérez comme acquis ce gros coup de filet. Seulement, en face, si j’ai bien compris, ce sont des tueurs armés.
- On va les surprendre tellement bien qu’ils n’auront pas le temps de respirer !
Maréchal finit son verre, pas plus convaincu. Faivre et Turov recommandaient à boire, Lehors dit qu’il payerait. Maréchal redescendit à Névise avec Morand.
- Au point où on en est, je leur laisse leur journée...
- Ils vont encore boire comme des tonneaux, dit le Scientiste. La désinhibion provoquée par l’alcool va encore les conduire à des extrémités !
- Ils n’ont même pas besoin de boire pour faire n’importe quoi, c’est bien ça le pire !
L’inspecteur avait envie de bien terminer la journée : il proposa son aide à Morand pour avancer son rapport de stage. Il s’efforçait de vaincre sa répugnance pour les Scientistes en général.
Même avec de la bonne volonté, il dut se frotter les yeux pour lire le rapport du détective :
- Vous écrivez un rapport de police, Vinsler, pas une thèse de psychologie !... Les gens qui vous liront ne sont pas professeur des universités !... Alors, des phrases simples. Sujet, verbe, complément. Ne faites pas de littérature ! Si vous voulez dire qu’il pleut, dites qu’il pleut ! Et n’infligez pas des considérations personnelles à vos malheureux lecteurs. Décrivez ce qui se passe, et ce sera bien suffisant. N’interprétez pas ! De la psychologie, d’accord, il est important qu’il y en ait, mais pas de considérations générales…


¤


Lehors croyait, à tort, que Faivre et Turov seraient plus faciles à se mettre dans la poche. Il les trouvait moins individualistes que Maréchal -c'était vrai ! - et moins têtus - c'était faux !
Les deux policiers se laissèrent régaler par leur collègue de la Crim'. Ils parurent faciles à convaincre ; Lehors partit confiant. Il avait à peine franchi la porte de la brasserie que Faivre l'avait déjà oublié.
- Écoute, Andréï, on ne va pas se croiser les bras pendant deux jours. On ne peut pas laisser ces tueurs impunis, tu comprends...
Turov approuvait d'un hochement de tête, très sérieux.

Les deux policiers passèrent à la morgue : le médecin avait fini de recoudre Judith.
- Les salopards...

Ils allèrent à l'hôpital, où Sélène respirait grâce à un tuyau relié à une grosse machine inquiétante.
- Tu vois, tu vois ça ?...
Faivre n'avait plus les idées claires. La rage, l'amertume, la rancœur, c'était comme un cocktail... Il ne voulait plus écouter personne que lui-même. Il savait que Turov le suivrait. Il était content d'avoir trouvé un compagnon capable de le comprendre. Il l'aiderait à aller au bout ; ensemble, ils ne flancheraient pas.
Ils prirent un verre dans un bistrot en face de l'hôpital :
- Écoute, Andréï, si tu veux me suivre, ce ne sera pas sans risque...
- Je m'en doute.
- J'ai une piste, figure-toi. Regarde ça...
Faivre sortit de son manteau un gros chiffon imbibé de sang. Il le mit sous le comptoir :
- Regarde un peu...
Il entrouvrit le chiffon, révélant un poignard.
- C'est ça qu'"ils" ont utilisé, tu vois...
Turov siffla :
- Tu l'as caché à la Crim' ?
- Je l'ai trouvée sous le canapé, pendant la bagarre. J'ai failli m'en servir... Maintenant, c'est notre arme, Andréï... Elle doit revenir au coupable de la mort de Sélène et Judith, tu comprends ?... Lui revenir en plein coeur...
Faivre se resservit à boire.
- C'est dangereux, ça, dit Turov en regardant dans le vague.
- Tu veux venger Judith oui ou merde ?...
- Oui, oui...
- Bon, parce que si je te mets dans la confidence, j'ai besoin d'un partenaire à qui je peux me fier, hein.
- Oui, évidemment.
- On est à nouveau comme sur Forge, Andréï : jusqu'au cou dans le marécage !
- Tu as raison.
- Je savais que je pouvais compter sur toi.
- Et Maréchal ? Et Morand ?
- Morand est trop jeune, pas fiable et trop repérable... Maréchal non. Pas avec ses responsabilités. Il ne ferait que nous freiner
- C'est vrai.
- Je ne t'ai pas tout dit... J'ai l'arme, et j'ai aussi un contact.
- Ah bon ?
- Un informateur, qui connaît les Vicari. C'est Marisa, la patronne, qui me l'a dit. C'est un certain Taverni. C'était un client régulier des filles. Il nous ménera jusqu'aux coupables, tu peux me croire.
- Le couteau, il doit être plein d'empreintes...
- Evidemment. Je n'ai pas perdu mon temps, figure-toi. J'ai appelé un ami à moi aux Dossiers. Je monte le voir tout à l'heure,
- Tu es efficace.
- Plus que je n'en ai l'air habituellement. Tu vas voir, on aura vite réglé cette affaire. Et comme ça, Maréchal pourra boucler le dossier et on n'aura pas à jouer les lèche-bottes de Ménard !
- C'est très fort...
- On va tous les prendre de court, tu vas voir...

Turov accompagna Faivre voir Ponthieu, de l'anthropométrie. Le département se trouvait dans un sous-sol discret. Il fallait traverser des couloirs humides, mal éclairés, puis on débouchait dans une grande pièce aux étagères surchargées de dossiers. avec des lampes basses et des petites tables. L'air était sec. Un fonctionnaire en blouse blanche, jeune mais le crâne déjà dégarni, se penchait sur un dossier avec une loupe.
- Salut, Ponthieu...
- Salut, Faivre...
Il n'était pas ravi de voir le policier.
- Je ne te dérange pas ?
- On va faire vite, Faivre. Tu comprends que ce que tu me demandes n'est pas trop régulier...
- En souvenir du bon vieux temps, Pierrot...
Il lui donna une bonne tape amicale sur l'épaule, trop forte trop amicale.
- Ouais, ouais...
Le fonctionnaire s'exécuta. Il déposa le poignard sur une table, répandit de la poudre dessus, le recouvrit d'un papier-filtre, puis déposa ce dernier sur un tampon encreur. Il tamponna ensuite un papier formaté qu'il déposa sur un lecteur à aiguilles relié à un chromatographe. La machine se mit à vibrer, les aiguilles à s'agiter comme des pattes d'araignées.
- Il y en a pour un peu de temps...
- On t'invite à casser la croûte, Pierrot.
- Non, je préfère ne pas m'éloigner... Normalement, ce soir je suis seul, mais on ne sait jamais...
- Comme tu voudras...
Ponthieu était de complexion faible. C'était un timide, facilement impressionnable. Il se remit à son travail, préférant ignorer les deux policiers qui roulaient des mécaniques. Ils le regardaient, comme s'il était sous leur surveillance. Quel sombre chantage Faivre exerçait-il sur cet homme pour obtenir un tel service ?
La machine finit par émettre un cliquetis très rapide puis s'arrêta :
- Voilà, les résultats vont s'afficher.
Ponthieu était trop pressé de les voir partir. Il consulta le cadre affiché à l'écran.
- Ah, désolé... Ces empreintes ne sont pas dans les dossiers.
Ponthieu regarda les policiers d'un air désolé.
- Comment ça ? fit Faivre, qui ne voulait pas y croire.
Le fonctionnaire avait horreur de ça. Les deux policiers étaient plus qu'à moitié ivres. Ils étaient stupides et brutaux comme les mâles peuvent l'être ; dans cet état, ils ne toléreraient pas d'être contrariés.
- Désolé, Gustave. Personne dans les dossiers...
Ponthieu craignit le pire, que Faivre casse la machine, qu'il exige un nouvel essai et encore un, toute la nuit...
- Bon, tant pis, dit l'inspecteur, qui ne tenait plus bien debout.
- Je t'appelle une voiture ?
- Tu plaisantes, Pierrot ! Je suis largement en état de rentrer chez moi ! Qu'est-ce que tu crois !
Il lui serra la main, sans le regarder bien dans les yeux, comme s'il était aveugle. Son haleine était irrespirable.
- On y va, dit Turov d'un ton solennel, on vous remercie d'avoir essayé.

Ils claquèrent la porte. Ponthieu enleva ses lunettes et s'essuya le front. Il se remit à sa besogne de classement, non sans craindre, pendant une partie de la nuit, de voir les deux policiers revenir, encore plus ivres.

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#8
DOSSIER #19

Faivre rentra chez lui et partit dans un mauvais sommeil. Quand il se réveilla, il était encore dans un état second, l'ivresse en moins, les douleurs en plus. Il se sentait dans la haine jusqu'aux cheveux. L'air entier de la Cité respirait la vengeance et la mort.
Les images de Judith morte, et surtout de Sélène branchée au bout d'une machine, lui revenaient et il s'écoeurait de n'avoir pas encore retrouvé le tueur. Il alla au bureau tôt et fit le mort toute la journée. Maréchal le laissait en paix, Clarine aussi. Son bureau devenait sa tanière, où il allait à loisir ruminer sa vengeance.

C'était la deuxième fois qu'il allait tuer pour Sélène. La première fois, il y a quatre ans de cela, il avait tué son souteneur et s'était débarrassé du corps. Celui-là n'était qu'un indépendant. Les Vicari n'avaient pas encore étendu leur emprise sur Galippe à cette époque. Donc ce n'était pas pour le venger que Judith et Sélène avaient été poignardées. Ils ne connaissaient pas Faivre. Ce devait être une simple vengeance de client, peut-être juste une façon de marquer leur territoire et de montrer qu'ils resteraient impunis.
Sélène avait été la seule à l'aimer vraiment, sans retenue, d'un amour fou dont ils étaient les seuls témoins. Faivre avait des frissons douloureux en repensant à ces nuits ; il voulait se jeter sur le coupable dans l'instant.
Il n'avait jamais compris d'où lui venait cette rage ni comment s'en décharger pour de bon.

Turov lui apportait la confiance et la solidité dont il manquait. Turov était comme un bloc, sans aspérité, sans noeuds, sans faille. Il ne reculerait pas devant le danger. Il était comme les tanks qu'il avait conduits sur Forge. Il avançait en écrasant les obstacles.
Faivre partit tôt du bureau ; il dit au revoir à tout le monde ; rentré chez lui, il s'endormit lourdement. C'est Turov qui le réveilla en tapant à sa porte.
- On y va ?
- Rentre un moment. Je finis de me préparer.
Faivre mit sur le feu du café très noir.

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#9
Toujours excellent les récits froids et humides de la Brigade Spéciale biggrin

"Alors, des phrases simples. Sujet, verbe, complément. Ne faites pas de littérature ! Si vous voulez dire qu’il pleut, dites qu’il pleut ! Et n’infligez pas des considérations personnelles à vos malheureux lecteurs. Décrivez ce qui se passe, et ce sera bien suffisant. N’interprétez pas ! De la psychologie, d’accord, il est important qu’il y en ait, mais pas de considérations générales…"

Haha un vrai prof ce Maréchal smile
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#10
DOSSIER #19


L’envers du décor était le seul café dans le quartier de Miraflore. C’était une grosse salle grise, avec des tables et des chaises usées, disposées anarchiquement. Autour, le quartier était désert.
La clientèle était exclusivement masculine ; il y avait tellement de monde que le clients en débordait sur la rue. Un groupe compact de citoyens de toutes les couches de la société, qui venaient pour la plupart avec de grosses vestes cachant des gilets de corps sans manche. Les corps se frôlaient, des couples s’embrassaient, on se touchait et surtout, on buvait franchement. Certains dansaient sur les tables. Il y avait toujours dans la salle un ou deux agents de Pandores, choisis parmi ceux qui en étaient.

Faivre et Turov jouèrent des coudes pour entrer dans la salle, s'imposer face aux armoires à glace qui servaient officieusement de service d’ordre. Les deux policiers étaient dévisagés, observés sous toutes les coutures. Rien qu’en claquant des doigts, ils auraient pu repartir avec quatre ou cinq hommes.
Faivre aperçut le gros Tavörn, qui animait une tablée de douze joyeux buveurs au fond de la salle, un groupe de grandes folles, aux perruques et au maquillage exubérant dont il était le chef charismatique.
Fenker Tavörn était le second fils d’un industriel du textile. Il avait refusé d’entrer dans l’entreprise familiale, et préférait dilapider son héritage dans une vie dissolue. Il menait une vie de débauché, se moquait des bourgeois, prônait de temps en temps la révolution, et entretenait une cour d’admirateurs et de parasites. Il faisait aussi le gigolo pour le premier qui pouvait payer, C’est lui qu’on pouvait apercevoir, dans les endroits les plus sordides de la Cité, au petit jour, rentrer chez lui avec ses talons hauts et ses bas résilles, meurtri par sa nuit, expiant dans des bouges innommables sa culpabilité de raté.
C’était un « bon client » de la Brigade des Mœurs et de l’Urbaine. Voies de faits, conduites indécentes, provocations contraires à la Concorde Sociale… Il ne comptait plus les plaintes et réglait ses procès à chaque fois avec une bonne valise de billets. Les familles des jeunes gens à qui il avait fait découvrir la vie s’en tenaient à ces arrangements discrets.
Faivre l’avait connu à l’Urbaine, une fois que Tavörn avait vraiment failli y rester. Il s’était acoquiné à l’époque avec le fils d’un grand procureur de la Cité et l’avait emmené dans une virée mémorable. Le fils était rentré chez lui littéralement en caleçon, dépouillé de son précieux porte-monnaie et de ses beaux habits pour passer le concours du Barreau. Deux jours après, trois Scoviens, à peine sortis de prisons –plus tôt que leur terme – avaient rendu visite à Tavörn. Ils l’avaient attaché au chandelier de la garçonnière où il logeait. Ils l’auraient saigné comme un cochon si les cris du gros,, qu’on n’avait pas encore touché, n’avait alerté le voisinage.
Cette fois-ci, le Prince de l’Élégance masculine avait vraiment eu la frousse. On n’avait jamais pu établir que ses agresseurs étaient envoyés par le procureur. L’affaire en était resté là. C'était mieux pour tout le monde. Les trois Scoviens furent de toute façon condamnés peu après, renvoyés à vie au bagne.
Faivre se souvenait de Tavörn pleurant comme un gosse dans les locaux de l’Urbaine, avec Lanvin et ses hommes qui l’avaient insulté pendant des heures et des heures, et le gros Fenker qui pleurait, qui disait qu’ils avaient raison, qu’il était un moins que rien. Il avait dormi deux heures et à son réveil, autour d’un bon café, il avait raconté son histoire. Il avait en fait déballé toute sa vie de vaurien. De là, il en était venu aux secrets les plus inavouables qu’il avait surpris, aux anecdotes les plus croustillantes sur les dignitaires les plus en vue de la Cité.
- Je ne dirai pas son nom, mais vous voyez de qui je veux parler (il a encore eu son nom en couverture des journaux il y a une semaine), et lui, sachez-le bien, se fait rosser jusqu’au sang, pour cent velles de l’heure, par une bande de déménageurs près de la Vague Noire… Je ne peux en dire plus…
Il était vicieux, lâche, savait exciter chez ses interlocuteurs la curiosité la plus vile. Pendant des heures, il avait raconté tout ce qu'il savait, devant des agents de SÛRETÉ hilares, qui avaient fait venir les collègues des autres services. Le gigolo amuseur et débauché n’avait jamais eu autant de public.
- Cette actrice, qui organise chaque année des galas de charité, est en réalité une ignoble vipère, en procès depuis des années avec sa fille, qu’elle est prête à mettre sur la paille, alors que celle-ci se débat avec trois enfants, une maigre pension et quelques ménages chez des particuliers. Et vous ai-je parlé des plaisirs secrets de ce professeur d'université, qui a publié trois gros volumes d'un système complet de morale ?

A l’aube, on était devenus les meilleurs amis du monde, autour d'une bonne soupe à l'oignon. Les policiers l’avaient relâché, faute de preuves ; ils lui avaient dit de faire attention, que la prochaine fois, ils ne pourraient rien pour lui. Le gros Tavörn était parti, les épaules basses. On l’avait vu entrer dans le premier bistrot, où il avait passé la journée.


¤


Faivre le regardait, au milieu de ses admirateurs. Il devait leur resservir les mêmes ragots, déformés au gré de son imagination, avant d’emmener quelques-uns de ses mignons dans la salle du fond. Comme il avait écouté Tavörn pendant des heures, Faivre connaissait les signes de reconnaissance entre pédérastes. Il réussit à se faire voir de Tavörn, qui continua son récit sans paraître le remarquer. Les deux policiers ressortirent. Ils étaient en nage. Dix autres clients arrivaient, le patron demandait aux musiciens de jouer plus fort. Une patrouille de Pandores terminait son tour de quartier.
- Viens, dit Faivre.
Ils attendirent dans une impasse, à l’arrière d’une usine d’empaquetage. Plusieurs clients hagards s’échangeaient des sachets. Tavörn arriva après quelques minutes. Faivre refit le signe de reconnaissance :
- Qu’est-ce que tu me proposes ? Le grand jeu, sinon pas la peine de me déranger…
- Le grand jeu, ouais, dit Faivre.
Turov surgit de derrière une pile de cartons, fit une clef de bras au gros et lui mit un coup de pied derrière le genou. Il serra fort. Tavörn parut juste surpris :
- On commence de suite ? Ici ?...
Turov appuya un couteau entre ses omoplates.
- Écoute-moi, je vais faire bref, murmura Faivre. Je sais que les Vicari traînent par ici… Toi, tu les connais forcément… Je veux savoir qui c’est…
- Quoi ? C’est tout ? Pas la peine de faire toute cette mise en scène…
- Je t’écoute…
Turov lui tordait le bras, prêt à le briser.
- Vous êtes des rapides, vous… On y met pas les formes à ce que je vois…
- Dépêche !
- Fabio Vicari… Je vais vous le montrer. Il vient juste là pour affaires. Je vais le saluer en revenant là-bas.
- A la bonne heure. On reste ici, on t’observe.
Faivre et Turov sortirent de l’impasse.
- Alors quoi, leur dit Tavörn, on s’arrête là ? Je pensais qu’on s’amuserait un peu ensemble.
- Grouille-toi.
- D’accord, d’accord…
Ils le regardèrent pendant qu’il rentrait et criait à qui voulait l’entendre qu’il venait de se faire poser un lapin !
- Je vous jure, les gens n’ont plus aucune décence de nos jours !... Oh, je suis fou de rage.
On lui ouvrit le chemin vers sa table. Il prit un verre au comptoir et salua tout haut un jeune homme propre sur lui, aux cheveux gominés.
- C’est lui, murmura Faivre.
- Vu, dit Turov.
Ils attendirent de voir le Vicari sortir. Ils devaient taper du pied pour se réchauffeur. Les Pandores passaient régulièrement.

Ils devaient repousser les vendeurs du coin :
- On a ce qu’il faut, merci…
C’était vrai ! En tant que médecin de guerre, Faivre avait accès à toutes sortes de stupéfiants, bien plus variés que ce que le quartier pouvait lui offrir !
- Le voilà qui sort, dit Turov.
Fabio Vicari serrait encore quelques mains et partait, entouré de quatre gardes du corps.
- Pas bon ça, dit Turov avec un claquement de langue.
- On ne recule plus, Andréï…
Faivre sortit le poignard.
- Tu les bouscules, tu les attires sur toi, et moi, pendant ce temps…
Les deux hommes emboîtèrent le pas aux Vicari. Le clair de Forge se couvrait de nuages. La flamme du seul réverbère de la rue vacillait. Un chien renversait une boîte de conserve et partait en jappant. Les bruits de l’Envers du décor étaient étouffés par les bourrasques.

Faivre l’avait déjà fait une fois. Ce n’était pas si dur, en s’y prenant bien, d’enfoncer un poignard dans un homme. Le premier coup était le plus dur, les autres suivaient naturellement, agrandissaient la plaie... Les deux policiers cessèrent de respirer, comme si la Cité s’était vidée de tout son air. Ils accélèrent le pas. Un des gardes du corps se retourna. Faivre le regarda droit dans les yeux, sa main crispé dans sa poche sur l’arme. Turov serra les poings, se raidit. Faivre eut un léger hoquet, ne ralentit pas.
Comme il allait se lancer, un ordre sec tomba :
- Vous là, papiers !
Les deux policiers restèrent suspendus.
- J’ai dit : arrêtez-vous ! Papiers !
Quatre Pandores sortaient d’un immeuble aux fenêtres murées.
- On vous tient mes gaillards !
Les agents étaient sur eux, matraques brandies. Fabio Vicari et ses gardes du corps sourirent.

- Les voilà nos marchands de petits sachets magiques, hein…
Un Pandore plaqua Faivre sur le mur et lui intima l’ordre de ne rien dire. Il lui fit les poches et en retira tout le contenu. Les trois autres entouraient Turov.
- On les emmène.
Faivre allait parler ; le Pandore lui mit un coup dans le dos, qui lui coupa le souffle. Turov eut droit au même traitement. Avant qu’ils n’aient repris leur respiration, ils étaient menottés. Ils furent emmenés au pas de course au poste de nuit du coin de la rue. On les assit sur une chaise, menottés au radiateur. Les Pandores enlevèrent leurs casquettes et respirèrent, soulagés.

Le sergent observa les papiers de Faivre, se fit apporter ceux de Turov :
- C’est bien ce que je pensais…
Les Pandores allumèrent une cigarette, souriants, comme des condamnés graciés au dernier moment.
- C’est quoi la Brigade Spéciale ? Les clowns pour les enfants à l’hôpital ? Les joyeux lurons des soirées du nouvel an ? Vous vous croyez où ici ?...
Faivre ne comprenait plus rien. La tête lui tournait. Il voyait encore Fabio s’en aller avec un haussement d’épaules moqueur. Il était encore dans la rue, encore le poignard dans la poche !
- C’est quoi ? Un gage ? C’est carnaval chez vous ?...
Le sergent n’en revenait pas.
- Vous êtes lassés de l’existence ? Vous cherchez le martyr ?... votre étoile sur le mur de la police ?
Les policiers servaient du café.
- Bon, quel que soit vos raisons pour jouer les mariolles ici, ça ne me regarde pas… Je ne suis pas le mauvais bougre, je n’ai pas de curiosité mal placée. Si vous voulez faire des rencontres insolites à l’Envers du décor, ce n’est pas à moi de juger. Il y a juste une chose…
Le sergent s’éclaircit la voix, puis le nez collé à Faivre et Turov, hurla :
- Personne ne s’en prend aux Vicari dans ce quartier !
Il lâcha quelques injures bien senties, puis ordonna qu’on flanque dehors ces deux abrutis. C'était à la fois effrayant et comique. Les Pandores riaient après avoir eu vraiment peur ; voir deux policiers s'attaquer aux Vicari ! Imaginer le bain de sang qui en aurait suivi !
- Vous irez passer vos nuits ailleurs ! Ne remettez pas un pied dans le quartier !
Le sergent était aussi ahuri que Faivre et Turov par ce qui venait de se passer. Il n'alerterait personne, sans quoi on découvrirait inévitablement ses compromissions avec les Vicari.

- Allez ouste ! Débarrassez-moi le plancher de ces deux échappés de l’asile !
Les Pandores ceinturèrent les deux vaillants héros, les accompagnèrent au pas de charge à la sortie du quartier et leur souhaitèrent bonne nuit avec un bon coup de pied au derrière. Ils repartirent en se tapant les mains.

Faivre et Turov n’avaient plus que le caniveau pour pleurer.
Ils regardaient leurs reflets dans l’eau trouble. Ils mirent du temps à oser se relever, ne dirent pas un mot sur le trajet et se quittèrent, incapables d’articuler un mot. Turov s’affala sur son lit, en se répétant qu’ils avaient drôlement fait les cons. Faivre fracassa une partie de son mobilier et répliqua de son vocabulaire le plus ordurier aux voisins qui tapaient au mur, au plafond et au sol !
Il resta prostré sur son lit sans dormir, en proie à une rage noire et froide.

¤


Les deux complices se retrouvèrent trois heures plus tard, dans le matin noirâtre du quai de Névise. Ils s’arrêtèrent chez Gronski, mangèrent sans y penser.
- Pas un mot à Maréchal, dit Faivre.
Rien qu’à le dire, ce mot lui parut dérisoire, grotesque et humiliant. Dire quoi exactement à Maréchal ?
Celui-ci sortait de chez lui, le nez dans le journal.
- Vous êtes bien matinaux, dites-moi.
- On est à cran, chef, dit Turov.
- Vous avez encore une journée à poireauter. L’occasion ou jamais de classer quelques dossiers en retard.
Turov passa la journée dans le bureau vide qui devait servir au commissaire. Il fit du rangement, sans cesser de se répéter qu’ils avaient drôlement fait les cons. Faivre resta de longs moments la tête entre les mains. Il n’en revenait simplement pas ! Il n’avait pas pu échouer à ce point ! C’était indescriptible… Une rage froide...
Maréchal recevait quelques lunatiques dans son bureau, avec Morand qui faisait la sténo. Une vieille femme, à moitié sourde, jurait que son appartement était hanté :
- Vous croyez que les meubles changent de place en votre absence ?
Maréchal devait répéter et crier pour se faire comprendre. Il parvint à la mettre dehors avant le déjeuner. Dans l’après-midi, une secte (cinq hommes en robes oranges, qui avaient fit voeu de ne jamais se couper les cheveux ni la barbe) vint les avertir de la fin des temps. Maréchal, excédé, les boucla pour « obstruction au travail de la police » (chef d’accusation imaginaire, mais qui marchait toujours très bien). Comme ils continuaient à marmonner leurs prières dans leur cellule, il préféra les mettre dehors eux aussi.

- Et si c’était vraiment la fin des temps ? murmura Turov, inspiré.
- Alors je compte sur vous pour me terminer ce rangement avant !
Il ne serait pas dit, au jour du dernier jour, que la Brigade Spéciale serait la branche pourrie d’ADMINISTRATION !
Maréchal décida que c’était fini des cinglés pour la journée. Il s’enferma dans son bureau, avec le troisième volume du Cadastre complet, qu’il allait passer au peigne fin pour y dénicher les moindres erreurs. En sourdine, la radio diffusait des chansons d’avant-guerre. J’attendrrrai, le jour et la nuit…
Il imaginait à cette heure-ci sa tante Myrtille, elle aussi à côté de son poste, occupée à sa couture avec la voisine.

Le commissaire Ménard l’appela en fin de journée, pour un nouveau rendez-vous.
- J’ai du nouveau pour vous ! Du très bon !
Ménard avait retrouvé sa bonne voix truculente, rocailleuse. La Brigade Spéciale se présenta au Quai au petit matin.
Il avait gelé pendant la nuit ; le brouillard s’était complètement dissipé, l’air était vivifiant. Les gamins glissaient sur les trottoirs. Les petits vieux marchaient prudemment. Les voitures à cheval avançaient au pas.

- Belle journée les enfants.
Ménard était tout sourire. Il goûtait sa première pipe du bureau, la meilleure, celle qui donnerait du goût à son travail pour la journée.

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