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26-04-2012, 11:13 AM
(This post was last modified: 15-06-2012, 07:32 PM by Darth Nico.)
Exil #21
¤
Branche : CULTURE
Rapport Intelligences-Mécaniques : Névée - Sutra - Orgon
A l'intention de : M. Jonson - Comité "Arts et fêtes".
Clan Vicari.
Personne visée : Fabio Vicari.
Instabilité psycho-émotionnelle aggravée constatée chez le fonctionnaire de police Gustave Faivre.
Atteintes répétées au règlement et au code d'honneur des membres de SÛRETÉ.
Risques accrus de rébellion contre la Concorde Sociale.
Suggérons : internement d'urgence en milieu hospitalier spécialisé.
.
¤
Repères exiléens universels :
SHC : 1
RUS : 0
IEI : 1
ATL : 0
Côte d'alerte : basse.
DOSSIER #21
EXIL
Qu'il fuie Exil
Le fou, la nuit
Quand la nuit brille
Et l'acier luit
La neige scintille
Le grand froid luit
Gel sur les villes
Mondes sans bruit
Forges et Exil
Tristes jumelles
Où s'enfuit-elle
La vie si belle
Qu'il fuie Exil
Le fou, la nuit
Quand la nuit brille
Et l'acier luit
DOSSIER #21
LES RUINES
SHC 1 - RUS 0 - IEI 1 - ATL 0
- Tu sais, parfois, je me dis que je ferais mieux de tout plaquer...
Maréchal remplit encore son verre.
- La corruption dans cette Cité atteint des proportions qu'on n'imagine pas.
Il vida l'alcool orangé et resta à contempler la fenêtre ouverte sur les quais.
Nelly, appuyée contre l'évier, l'écoutait, soucieuse.
- Tu m'as l'air de faire une mauvaise déprime toi...
- On traverse un sacré coup de tabac, oui...
Maréchal, on le sait bien, n'aimait ni la mer ni les marins, mais l'expression était appropriée.
- Tu aurais peut-être besoin de vacances ?
Maréchal maugréa. Ce n'était pas un vocabulaire qui faisait partie du langage de SÛRETÉ. Surtout pas en ce moment.
- On a des gros durs sur les bras ces temps-ci. Ce n'est pas le moment de partir à la pêche.
Nelly finit la vaisselle pendant que Maréchal se resservait à boire. Il but et reposa le verre d'un coup sec.
- Si ce n'était que la police, tiens... Mais c'est la Cité qui est atteinte ! La gangrène a pris et va remonter !... A moins qu'elle ne parte de la tête...
Il bâilla très fort, se frotta les yeux.
- Tu es vraiment à ramasser à la petite cuillère, dit Nelly. Je vais te faire couler un bain et ensuite, tu iras dormir. Tu as besoin de te détendre. Je vais te sortir la boîte de cigares envoyés par ta tante si tu veux...
Maréchal se leva, les jambes lourdes et se traîna vers le canapé du séjour, où il s'affala. Il alluma le poste de radio, qui était à moitié détraqué.
- On ne sait même pas qui dirige vraiment cette Cité, avait dit Faivre.
- Un fonctionnaire de police n'a pas à demander cela, avait répondu Maréchal.
- Non mais sans rire, qui est en haut d'ADMINISTRATION ? Vous vous êtes déjà posé la question !
- Nous ne sommes pas payés pour nous poser ce genre de questions, inspecteur !
Il avait alors ressorti un carton de vieux dossiers à remplir d'urgence, pour noyer Faivre sous le travail. Il avait perçu le regard inquiet de Clarine.
- Il ne va pas bien en ce moment, hein...
- Non, pas très bien.
Maréchal avait répondu sèchement.
Nelly lui fit couler un bain. Maréchal s'enfonça dans l'eau brûlante.
- Un jour, je vais tout plaquer tiens...
Il dut somnoler un moment dans les vapeurs mousseuses. Nelly entra et l'aida à sortir. Elle le mit d'autorité au lit. Il dormit profondément, se réveilla, passa sous une douche froide. Il se sentait mieux. Dire ce qu'il avait sur le coeur lui avait fait du bien. Aujourd'hui, il voulait passer à autre chose.
- Ce soir, on va au restaurant, décida-t-il.
- Ah oui, où ça ?
- Tu choisis et tu me dis.
- D'accord. C'est toi qui régales ?
- Bien sûr, dit-il en mettant son chapeau.
Il se sentait en confiance, prêt pour repartir du bon pied.
Il ignorait que Nelly guettait son départ à la fenêtre et que, lorsqu'il fut au bureau, elle prit ses affaires comme si elle allait au marché, mais bifurqua dans le dédales des ruelles du quartier et partit vers l'entrepôt où elle gardait l'armure de Penthésilée.
¤
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"Instabilité psycho-émotionnelle aggravée constatée chez le fonctionnaire de police Gustave Faivre. "
...
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26-04-2012, 06:19 PM
(This post was last modified: 15-06-2012, 07:15 PM by Darth Nico.)
DOSSIER #21
Le bâtiment d'AXE dominait de sa masse grise le boulevard des Mauves, l'une des voies les plus chics de la ville, où l'on rencontrait la plus grande concentration d'ateliers de modes et de stylistes de la Cité. Le tramway déposa Faivre au pied du Marché Nouveau. L'inspecteur entra dans le hall occupé par les comptoirs de parfums. Son allure précipitée, son regard vigilant, farouche, détonait dans cet univers féminin luxueux. Des bourgeoises oisives respiraient des échantillons. Plusieurs marques avaient confié leur rayon à des gynoïdes. Faivre fit mine de s'intéresser à des montres. Un robot commençait à lui débiter mécaniquement son argumentaire. L'inspecteur enfilait un bracelet, l'enlevait, épiait dans tous les coins.
- Notez la finition sur les tranches...
- Merci.
Il ne tenait pas en place. En partant de Névise, il avait pris une averse et cela contribuait à son humeur de chien. Il avait eu l'hôpital au téléphone, qui lui avait certifié que Sélène s'en remettrait. Elle serait encore dans le coma pour longtemps. Pour Faivre, c'était intenable, presque pire que si on l'avait déclarée condamnée. Parce qu'il sentait que les médecins lui mentaient, qu'ils le payaient de faux espoirs pour avoir la paix de leur côté. Ils avaient bien compris quelle genre de personne était Sélène et il ne s'occuperait pas d'elle ! Tandis que s'il arrivait malheur à n'importe quelle cliente du Marché Nouveau, elle serait traitée avec égards, ses frais d'hospitalisation réglés par la corpole de son mari !
Faivre regarda des chapeaux. Il aurait voulu en acheter un pour Sélène, mais ils étaient trop chers. Bien trop chers ! Il regarda les robes, approcha des cabines d'essayage. Il remarqua la gynoïde qui rangeait l'étagère près de lui. Faivre s'approcha et prit un vêtement au hasard :
- Combien ce modèle ?
- Seul 450 -velles, répondit l'automate. Mais pour -madame, il -fau-drait des bijoux pour -aller avec.
- Des bijoux ? Vous en avez de beaux à me vendre ?
- Tou-te une collec-tion.
- Pourquoi pas, tiens ? J'ai un ami qui en voudrait, je pourrais servir d'intermédiaire.
Faivre se retourna, fit mine de regarder une jupe. Il manipulait les habits comme s'il était au marché aux puces. Il ne supportait pas cette propreté, cet ordre, ce clinquant !
- Il y en -a pour plus de cent -briques, ins-pecteur.
- C'est parfait, dit le policier. On marche à 60 pour moi et 40 pour vous, c'est bien ça qu'on avait dit ?
- 50-50.
- Votre programmation déraille, ma chère. C'est moi qui prend les risques dans cette affaire.
- Les ris-ques, j'en ai -pris avant. Croyez-vous que -ces bre-loques se trou-vent sous le pas d'un che-val ?
- Ça, je n'en sais rien. Ces bijoux pourraient bien venir du buffet de votre grand-mère... On marche à 60-40 ou bien au revoir.
- En-tendu.
Faivre reposa la jupe.
- Dans le ray-on du bas... Le -sac.
Faivre se pencha et trouva un sac à mains en cuir, rempli à craquer. Il le secoua, entendit le cliquetis des bijoux. Il l'entrouvrit, vit de l'or et des perles en tous sens.
- Ça m'a l'air bien.
- J'at-tends vos qua-rante bâ-tons, Mou-plin.
- Je vous rappellerai.
Faivre fourra le sac dans sa poche et partit comme un courant d'air. Tramway, quatre stations, arrêt Maldus-Lavinière, dans le populeux boulevard du Rovar, le royaume de la fripe, sa halle encombrée de caisses, de marchandes de quat'sous, d'ateliers à moitié clandestins. C'était là qu'étaient fabriqués la plupart des articles en rayons au Marché Nouveau !
Faivre entra dans un bistrot discret, dans une impasse, qui avait un des seuls parlophones du quartier. Il s'enferma dans la cabine à côté des toilettes, demanda le numéro de Fabio. Il sortit le sac, l'entrouvrit, plongea la main dedans, sortit quelques colliers. Du diable s'il y connaissait quelque chose de toute façon ! Il alla boire un petit noir sur le pouce et revint dès qu'il entendit la sonnerie. Il allait très vite, se sentait fébrile. Il éprouvait le besoin de s'agiter.
- Fabio ?
- Monsieur Mouplin.
- J'ai les bijoux. Une fort belle collection, vous pouvez me croire.
- Combien pour le lot ?
- Cent briques.
- Ils ont intérêt à être à la hauteur, pour ce prix-là.
- Une véritable affaire, mon cher Fabio. Et j'ajouterais que j'ai un point de rendez-vous idéal pour nous deux.
Plus il s'efforçait de parler comme un gentilhomme, plus il sentait monter sa colère en lui. Chaleureux dans ses paroles, froid comme la mort à l'intérieur.
- Que dites-vous ?
- Connaissez-vous les hangars de Walzec-Blagnac ?
- Non.
- Ce sont des entrepôts pour les biens saisis par la police. Ils sont en fait peu surveillés, car ce sont en réalité des bien sans valeur marchande dedans.
- Qu'est-ce que c'est que cette histoire ?
- Je vous propose de nous y retrouver?
- En plein chez les flics ?
- Non, du tout. C'est un coin presque désert, derrière le quai des Oiseleurs, c'est vrai, mais où les flics ne vont jamais en fait.
- Je vais faire vérifier ça. Si vous me menez en barque, Mouplin, je vous fais couler dans la chaux vive, vous m'entendez ? C'est comme ça que les Vicari traitent les menteurs.
- Bien sûr, mais j'ai moi aussi mon code d'honneur, figurez-vous.
Fabio indiqua à Mouplin où il pouvait se ranger son code d'honneur.
- Je vous propose demain à dix heures, mon cher.
Faivre devait faire les plus grands efforts pour se contenir.
- D'accord, je vous laisse une chance, Mouplin, car vous avez été réglo jusque là.
- Vivement que nous nous retrouvions pour parler boxe, une fois l'affaire conclue.
- Quand nous aurons conclu cette vente, il vaudrait mieux pour vous ne pas revenir de sitôt chez nous, Mouplin. Avertissement amical, dans votre intérêt.
- Bien sûr, bien sûr...
L'inspecteur ignorait quelle force le retenait encore de déclencher une vendetta sanglante, sur le champ, contre les Vicari. Il avait attendu beaucoup, il devait encore se contenir. Un tout petit peu.
Quand il ressortit de la halle, la pluie retombait de plus belle. Il y avait même des grêlons. Il redescendit à Névise par le chemin des écoliers. La pluie avait cessé quand il traversa le quai. Il dit bonjour en passant à Clarine et s'enferma dans son bureau.
Maréchal l'avait entendu rentrer. Il préférait ne rien dire pour le moment. Il s'occupait de Turov et Morand, dépassés par leurs derniers rapports. Dans la mauvaise ambiance que mettait Faivre, il valait mieux expédier de la besogne assommante, en attendant de nouvelles instructions concernant les Vicari.
Maréchal partit juste à l'heure. Il toqua juste à la porte de Faivre pour lui dire au revoir.
- Au revoir, Clarine. Ne restez pas trop tard ce soir, je compte sur vous.
- Il y a encore tant de dossiers à prêter.
Maréchal, qui mettait son écharpe, s'arrêta et soupira. Clarine était dans sa phase "raide". Elle avait besoin d'en faire trop, de montrer qu'elle était encore plus tendue que tout le monde, plus acharnée au travail.
- Supposons que je vous donne l'ordre de rentrer chez vous ?
- Vous en avez parfaitement le droit et j'obéirai.
Maréchal enroula son écharpe et lui souhaita juste une bonne soirée. Quand il fut sûr que son supérieur était parti, Faivre s'en alla aussi, sans saluer personne. Clarine n'était pas fâchée de le voir partir. La secrétaire alla dans le bureau des détectives où elle prit en main la relecture de leurs rapports. Dans une autre vie, elle avait été institutrice. Elle corrigea ligne après ligne leurs fautes.
- Là, vous dites "recherché". Mais c'est imprécis. Avez-vous fouillé tout ?
- Euh...
Turov, trop grand pour sa chaise et son bureau, était embarrassé. Lui et le Scientiste eurent l'impression d'être en retenue !
- Et vous, détective Vinsler, ne croyez-vous pas que ce jargon psychologique nuit à la clarté de votre expression ! Vous faites un rapport de police, pas une thèse de médecine !
- Bien sûr, mais il est essentiel de...
- Je vais vous dire, vous avez tort de croire que la psychologie des gens est compliquée. Au contraire, nous n'agissons que selon certains motifs simples et très communs, bien plus grossiers en tous cas que ce que vous supposez.
Le pauvre Morand était désarçonné ! Que deviendrait la psychologie s'il s'avérait que l'homme n'avait plus de tourments intérieurs !
- Un policier doit commencer par voir clair dans les choses, pas compliqué l'analyse des faits par une description embrouillée des motifs. Vous n'avez pas à juger ce que les gens ont dans la tête. Et croyez-moi, souvent, ce n'est pas tant que vous croyez !
On sentait qu'elle faisait allusion à Faivre; mais sans préciser sa pensée.
La secrétaire "libéra" ses deux cancres vers dix-huit heures. A cette heure-ci, le couple Maréchal s'était changé et partait au restaurant.
- Elle exagère tout de même, dit Maréchal, qui voyait encore la lumière allumée depuis sa fenêtre.
- Elle doit bien être la seule à faire du zèle dans le service.
- Alors-là, laisse-moi te contredire. Quand c'est le coup de feu, nous ne comptons plus nos heures et je te signale que c'est alors toi qui me reproches de ne plus rentrer à la maison !... Au fait, on va où ?
- Alors, j'ai pensé à plusieurs restaurants, tu vas me dire...
Maréchal voyait les deux malheureux détectives se diriger vers le bistrot de Gronski. Turov s'y arrêta, tandis que Morand prenait le tramway. La secrétaire passait quelques minutes après, raide sur ses talons. Elle s'asseyait dans le tram comme une bonne écolière, le dos bien droit. Quand ils eurent choisi leur restaurant, Turov ressortait de chez Gronski.
Maréchal et Nelly partirent bras-dessus, bras-dessous. Maréchal voulait surtout éviter le quai des Oiseleurs ou tout autre quartier dans lequel il traînait ses chaussures pour les besoins de ses enquêtes. Monter au Zeppelin aurait été trop long pour ce soir. Ils n'avaient pas non plus envie de se ruiner rue Verte ou sur les Terrasses. Ils se laissèrent tenter par le quartier de Rotor 11, qui venait d'être entièrement rénové par son propriétaire, la firme Margannes. Ils entrèrent dans un restaurant de fruits de mer où l'on pouvait manger à table ou au comptoir. C'était très moderne, lumineux. Les serveurs étaient tous des androïdes. Ils travaillent au centre de la pièce, et préparaient de petits plats, qui passaient ensuite sur un tapis roulant qui faisait tout le tour de la salle. On se servait et on payait à la fin. C'était étrange de voir cette nourriture circuler. On se serait cru dans un aquarium entièrement robotisé.
- On n'arrête pas le progrès, dit Maréchal. J'attends le jour où on nous nourrira automatiquement, tiens, avec un entonnoir.
Ils commandèrent une bouteille de vin blanc.
- Tiens, tu as vu ? dit Nelly. Il y a maintenant de la "Maréchal" au goût de cerise.
- Moui, c'est de la bière pour femmes, ça... C'est vraiment très sucré. J'ai eu Gérald au parlophone l'autre soir. Je lui ai dit de ne jamais m'en envoyer.
- Moi j'aimerais bien goûter...
Le serveur arrivait avec la bouteille dans un seau de glace.
Un quatuor à cordes montait sur l'estrade et jouait un petit air entraînant.
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22-05-2012, 03:30 PM
(This post was last modified: 15-06-2012, 07:28 PM by Darth Nico.)
DOSSIER #21
Ils parlèrent de choses et d'autres. Maréchal essayait de garder un air détaché mais après la deuxième bouteille, il se confia plus que d'habitude sur la brigade. Morand, ce satané Scientiste, pas le mauvais bougre dans le fond... Maréchal n'aimait pas cette caste sinistre et arrogante, avec leurs fichues "fondations" dont on était bien en peine de comprendre les recherches...
- Psychologie, biologie, architecture... Tu parles... Je me demande quelles expérimentations bizarres ils conduisent là-dedans...
Il en souriait dans le fond. Morand se donnait des airs importants mais il ne devait pas connaître grand'chose... Pas encore ! Il avait le temps avant de devenir tortionnaire en chef ! Pour le moment, il bossait sur le terrain, il n'était pas encore dans les laboratoires à la pointe de la connaissance sur la souffrance humaine...
- Tu caricatures un peu là, dit gentiment Nelly.
- On verra bien... Mais ce garçon est brillant, indéniablement. Il ira loin. Mais loin dans quelle direction, ça reste à voir !
- Et Turov ?
- Oh, lui, il est inamovible... A croire qu'il fait partie du paysage depuis toujours... Tu sais, c'est notre Léviathan. Il résiste à toutes les tempêtes...
Il avait même résisté à la noyade dans une épave ! Il était carrément insubmersible !
- Et l'inspecteur Faivre ?
- Oh lui...
Maréchal était mal à l'aise pour en parler.
- Lui, il file un mauvais coton. Tu pourras me citer. Oui, il file le mauvais coton et je ne sais pas comment l'aider...
Maréchal était vaguement au courant que son amie était à l'hôpital, depuis qu'elle s'était fait taillader par des truands. Une autre fille était morte ce soir-là...
- Heureusement, vous avez la secrétaire...
- Ah, Clarine !
Maréchal recommanda une bouteille.
- Tiens, buvons à sa santé !
- Aux femmes libérées, dit Nelly, qui savait que cela agaçait Maréchal.
- C'est ça ! Au droit de vote pour le sexe faible ! Tiens !...
Il avala son verre et se resservit. Les serveurs regardaient sa table du coin de l'oeil. Il s'en fichait royalement !
- Cette chère Clarine, l'épine dorsale de la brigade !
- Tu m'as dit qu'elle était veuve...
- Oui, son mari est tombé au champ d'honneur...
Maréchal ne pouvait pas le dire sans une pointe d'ironie acide. Le champ d'honneur, c'était la plaine boueuse de Kargal ! Tué avant guerre lors d'une opération désastreuse de ces balourds de la marine pour établir une colonie côtière... On donnait des médailles aux victimes des irresponsables de l'état-major !
- Oui, heureusement qu'elle est là, elle.
Pauvre Clarine, toujours droite dans ses escarpins, qui maintenait un peu de droiture parmi ces policiers mal dégrossis, individualistes et maniaques de la Brigade Spéciale !
- Bande de dingues, murmura Maréchal, songeur.
- Tu t'inclues dans le lot ?
Au lieu de répondre, il commanda l'addition !
Quand ils ressortirent, bras-dessus, bras-dessous, une ondée se mit à tomber et ils durent courir s'abriter sous un porche, avec d'autres passants. Ils attendirent la fin de l'averse, rieurs, ivre comme il faut sous un ciel liquide et chargé d'orage. Maréchal eut une pensée pour Faivre, une pensée lourde et noire. Et à cette même heure, Faivre, depuis la réception d'un hôtel miteux où il avait pris ses quartiers, était au parlophone. Il avait montré sa plaque au gardien de nuit. Celui-ci était parti au bistrot d'en face prendre un verre à ses frais. Faivre entendait la pluie tomber sur le toit du bâtiment au toit crevé. Des gouttes frappaient l'escalier.
Le parlophone avait sonné dans un des bureaux de la Brigade des rues presque déserte à cette heure creuse de la nuit. C'était l'obscur petit détective Grigoriev qui avait décroché.
- Ici, Faivre...
Ce coup de fil, le détective l'avait redouté depuis des semaines, des mois. Depuis avant la guerre, quand il avait obtenu de Faivre un certificat médical qui lui avait évité de partir sur Forge.
- Je ne t'ai jamais rien demandé, Grigoriev, mais ce soir, j'ai besoin de toi. Ecoute-moi bien...
L'inspecteur s'interrompit. Un petit monsieur en pardessus descendait de l'escalier, la tête basse. Peu après, la porte s'ouvrit de nouveau au second et une grosse femme aux cheveux mauves, outrageusement maquillée, descendait en s'allumant une cigarette. Elle fit un petit signe à Faivre et alla fumer sur le perron.
L'inspecteur se tourna vers le mur de la loge qui sentait le chien mouillé.
- Ecoute-moi, tu connais les entrepôts des marchandises confisquées ? L'entrepôt 22, tu vois où il est ?...
- Oui, souffla Grigoriev.
- Demain, à onze heures, j'ai besoin que le planton prenne une pause, pendant une demi-heure environ. Je te laisse le soin de trouver un prétexte.
- L'entrepôt 22 ?
- Grigoriev, c'est la première et la dernière fois que je te demande un service...
- Non mais j'avais mal entendu...
- Tu as retenu l'heure ?
- Oui.
- Je peux compter sur toi ?
- Oui, évidemment... Je te rappelle ?
- Non, je veux juste être sûr de disposer d'une demi-heure demain, tu as compris ? C'est moi qui te rappellerai quand j'aurai fini... Je te paierai même un verre !
- Non, Faivre, j'aime mieux en rester là... Mais je veux juste avoir la certitude que...
- Que quoi ?... Est-ce que je t'ai demandé quoi que ce soit quand tu es venu me trouver ? Est-ce que je me suis inquiété de savoir si on manquerait d'hommes dans la troupe ?
- Non, bien sûr...
- Alors ne t'en fais pas. Je serai réglo avec toi.
Un autre client tournait devant l'hôtel. Il se décida et monta avec la grosse fille. Faivre ne dit rien avant d'avoir entendu la porte se refermer à l'étage.
- Faivre, tu es là ?
- Oui... Donc c'est conclu ?
- Tu n'abuses pas de moi en me demandant cela ?
- Pas le moins du monde.
- Après, ce sera fini ?
- Si tu veux, tu n'entendras plus parler de moi.
- Oui, je préfère comme ça.
Ils raccrochèrent en même temps. Faivre monta dans sa chambre. Il fixa le plafond pendant de longues heures, de ses yeux farouches. Il partit dans un court et mauvais sommeil et se réveilla dans le jour incertain. Il passa sous la douche et partit au bureau, les poings serrés dans les poches. Quand il arriva en haut du petit escalier en colimaçon, il perçut une agitation fébrile, inhabituelle. Turov déplaçait de lourds cartons, Morand triait des papiers et Clarine était à la manoeuvre !
- Ah, inspecteur ! On manquait justement de bras !
La secrétaire avait décidé de ranger les vieux dossiers. Classer, trier, jeter ! Certains dossiers étaient si vieux que les rats rongeurs avaient eu le temps de crever entre les étagères !
Faivre retroussa ses manches. Il allait superviser le tri fait par Morand ! Embêter, une dernière fois, le détective...
Enfermé dans son bureau, Maréchal pianotait, nerveux, occupé à ses habituelles recherches sur les Scientistes et autres groupes occultes de la Cité !
La veille, il avait dit à Nelly qu'il allait bientôt tout plaquer... Rendre son badge, avant de se faire bouffer par le Système... Nelly avait évoqué ses oeuvres d'art, qu'elle "collectionnait" depuis des années.
- Je pourrais les vendre.,. En tirer une fortune, tu sais.
Maréchal ne voulait pas en entendre parler. Il ne voulait plus de Penthésilée.
- Je ne veux pas vivre avec une androïde, Nelly...
- Mais ça n'a rien à voir... C'est juste un masque...
Maréchal, qui avait beaucoup bu à ce moment, repensait aux paroles de Jonson : "Vous n'êtes qu'un rouage, inspecteur".
Maréchal ne voulait pas savoir d'où venait cette armure, ni tout ce qu'elle avait accumulé comme oeuvres.
- Tu sais, j'ai peut-être trouvé un acheteur en plus...
Il avait essayé de rester calme. Elle avait des yeux de jeune fille qui vient de trouver le prince charmant.
- Tu crois peut-être que ces oeuvres se revendent comme on met des bijoux de famille au mont-de-piété ?... Pas si simple !
- Même en revendant une partie, nous serions riches.
- Si tu crois que ça suffit pour échapper à ADMINISTRATION... J'ai bien vu certaines grandes familles, elles ne sont pas plus heureuses dans leurs gros manoirs...
- Mais tu veux faire quoi ? Quitter la Cité ?
- Et aller vivre chez ces barbares de Forgiens ? Pas question !
- Ou sur les îles... On ouvrirait un commerce, je ne sais pas moi...
- Les îles...
Pour Maréchal, elles étaient habités par des ploucs, des rustauds à peine plus civilisés que des Kargarliens. Et puis il n'aimait pas l'océan ! Alors le voir tous les jours depuis sa fenêtre !
- Toute cette flotte, quel gâchis, dit-il en finissant de vider la bouteille.
Il avait besoin d'en savoir plus sur les Scientistes, sur cette quatrième fondation dont il avait parlé avec Vinsler... Il devait se couvrir, pour ne pas avoir ces dingues sur le dos jusqu'à la fin de ses jours... Il dut se boucher les oreilles pour se concentrer, à cause du raffut qu'il percevait confusément au travers de la maigre porte de son bureau. Il avait mal au cou, la gorge sèche. L'air était bleu de fumée. N'y tenant plus, alors qu'on venait de donner un nouveau coup par mégarde sur sa porte, il sortit et trouva sa brigade en ébullition. Il fut pris à la gorge par le nuage de poussière administrative...
- Qu'est-ce que c'est que...
Clarine, bras croisés, surveillaient ses trois collaborateurs. Elle le regarda, fière, presque effrontée.
- Mais qui vous a ordonné de... ?
Il dut se frotter les yeux en voyant Turov porter trois cartons de la salle des archives et les déverser dans le bureau des détectives.
- Bon, attendez... Clarine, venez dans mon bureau.
Maréchal la fit entrer et claqua la porte.
- Continuez, Morand, dit Faivre.
Le pauvre détective dut poursuivre sa tâche de rangement.
- Ecoutez, Clarine, dit Maréchal, rien ne vous permet de...
Il s'ensuivit un échange assez vif. La secrétaire était à bout devant ces armoires croulantes.
- Vous avez vu le capharnaüm que vous avez mis ? Et si nous avions une visite de contrôle ?...
Elle était trop contente d'elle, elle ne voulait rien entendre.
Maréchal lui ordonna de cesser... On verrait plus tard pour le chambardement !
- Cette brigade est déjà suffisamment sens-dessus-dessous pour ne pas en rajouter !
Clarine ressortie, vexée, mais en fait, pas si mécontente d'avoir remué ces gros paresseux du rangement !
- Brigade de dingues, dit Maréchal en se remettant à son clavier.
Le silence était revenu, à peine troublé par le cliquetis rassurant de la machine de Clarine. Elle s'était remise à sa paperasse habituelle !
Faivre s'assoupit un moment. A l'heure du déjeuner, il toqua à la porte de la secrétaire :
- Je vous invite à manger un bout ?
La secrétaire fut surprise de cette invitation. D'habitude, il se contentait de jouer le dragueur, d'un air mi-sérieux, mi-blagueur. Aujourd'hui, il paraissait tout à fait sérieux. Clarine se dit qu'il devait avoir quelque chose sur le coeur. Tout le monde sentait que Faivre était aux abois depuis des jours.
- D'accord, allons-y...
Il ne l'emmena pas chez Gronski. Ils prirent le funiculaire et allèrent dans une grande brasserie où la moitié du quai des Oiseleurs venait manger.
*
- Alors, Clarine, parlez-moi un peu de vous ?
- De moi ?
Elle fit mine de consulter de près le menu.
- Quel regard portez-vous sur notre brigade ?
- Avant d'y être affectée, j'ai été pendant huit ans secrétaire militaire. Je suis donc habituée à une certaine discrétion, qui me paraît tout à fait essentielle au vu des dossiers que notre brigade doit traiter.
- Vous me faites une réponse de fonctionnaire, Clarine. Moi, je vous demande en tant que citoyenne, en tant que femme, ce que vous pensez de nous...
- Mais voyons, je n'ai pas à avoir d'avis personnel. Et si j'en avais un, j'invoquerais mon devoir de réserve pour...
- Allons, allons... Tout cela n'est qu'un masque bien commode. Je ne vous fais pas subir un interrogatoire. Nous discutons juste entre collègues, cela n'a rien d'officiel.
- Que voulez-vous me faire dire ?
- Non, non, pas de diversion, Clarine. Je ne vous lâcherai pas.
Ils essayaient chacun de le prendre à la légère.
- Si c'est pour me faire dire que nous sommes tous un peu particuliers dans cette brigade... Vous voyez, je m'inclus dans le lot...
- Cela ne doit pas être facile pour vous... Veuve de guerre...
Elle baissa les yeux.
- Je bénéficie bien sûr d'une pension. Mais je ne souhaite pas rester une femme au foyer. Je veux me rendre utile pour la Cité, pour mes concitoyens.
- Pourquoi n'être pas resté à l'armée alors ?
- Ce n'était plus vraiment souhaitable pour moi...
Elle n'avait déjà plus faim. Elle était agacé par l'indiscrétion de Faivre. Il était largement capable de comprendre qu'après la mort de son mari, elle avait voulu prendre un nouveau départ... Elle ne pouvait pas rester la même secrétaire, qu'on aurait regardé avec compassion tous les jours... En plus de cet agacement, elle s'inquiétait de l'atittude de Faivre, qui buvait plus qu'il ne mangeait.
- J'essaie de jouer franc-jeu avec vous, Clarine, mais vous vous dérobez.
- Je trouve ce reproche bien étrange, venant de vous...
Elle regrettait déjà cette dernière phrase au moment de la prononcer. Faivre prit un air intrigué :
- Que voulez-vous dire par là ?
- Je veux dire, je veux dire...
- Allez-y, je suis prêt à entendre la vérité, vous savez.
- Je veux dire que nous sommes plusieurs à nous inquiéter à votre sujet, et vous n'en parlez pas. Alors que, comme vous disiez, entre collègues, il faut apprendre à se faire confiance.
- Mais enfin, Clarine, ne comprenez-vous pas que tout cela est du masque social ?
- Non, ce n'est pas si simple...
- Nous nous enfermons dans un rôle, un métier, mais à quoi tout cela sert-il au fond ?... Hein, qu'en retirons-nous au bout du compte ?
- Je suis désolée mais je ne partage pas votre point de vue.
- Vous trouvez que c'est un but dans la vie, d'aller au boulot tous les jours, accomplir les mêmes tâches répétitives ?
- Excusez-moi, mais je crois, en effet, que servir ses concitoyens est une tâche respectable et qui peut suffire dans une vie. La conscience professionnelle...
- Allons ! Votre belle conscience ! La vérité, c'est que vous êtes prisonnière de votre rôle, de femme, de secrétaire, de veuve ! Je vois d'ici votre famille, qui vous a modelée pour entrer dans ce carcan...
- Je ne vois pas ce que ma famille a à voir là-dedans...
Elle était suffoquée. Et elle l'aurait été encore plus si elle n'avait été, à ce moment, franchement inquiète de l'état de Faivre.
- Les parents nous dressent pour faire de nous des bons citoyens, des robots ! Nous sommes tous à notre façon des androïdes ! Nous nous comportons comme des machines ! Osez me dire que votre famille ne vous a pas inculqué tous les bons principes de l'épouse modèle, c'est à dire soumise à son petit mari ?
- Pardonnez-moi, inspecteur, mais vous ne connaissez pas ma famille. Et quand bien même, je ne vous permettrais pas de la juger !
Elle avait élevé la voix. Les collègues alentours parlaient à voix basse. Plusieurs les écoutaient l'air de rien.
- Tout cela est factice !
Faivre renversa son verre. On en était qu'à l'entrée et il avait déjà trop bu.
- Quand cesserez-vous, Clarine, de vivre dans l'ombre de votre mari ! Il faut oublier les morts ! Quand penserez-vous à vous rendre disponible pour un autre homme, hein ?
Il se penchait sur elle, venait trop près. Il la fixait d'un regard embué, qui se voulait inquisiteur.
Elle rougit jusqu'aux oreilles et dut se retenir pour ne pas le gifler. Comme il avait presque hurlé, toute la salle était tournée vers eux. D'un coup, comme un ressort, elle se leva, regarda Faivre, les larmes aux yeux, la lèvre tremblante. Elle jeta sa serviette, attrapa son manteau et son sac et partit. Lorsqu'elle fut dehors, elle éclata en sanglots.
Faivre resta, goguenard, à sa table, seul devant son verre.
- Je vais tout payer, ne vous inquiétez pas !
Il voulut se lever mais retomba sur sa chaise.
- Ouh, on dirait qu'il était costaud ce petit rouge...
Un collègue de la Brigade des rues, qui connaissait un peu Faivre, prit sur lui de se lever. Tout le monde l'encourageait du regard.
- Tout va bien, Gustave ?
- Fous-moi la paix.
- Qu'est-ce qu'elle t'a fait, cette pauvre veuve, pour que tu lui parles comme ça ?
- Fous-moi la paix je te dis. Patron, un digeo !
Son collègue s'assit et lui dit, plus bas :
- Viens avec moi à la "maison"... Tu as besoin de parler à quelqu'un, Gustave...
- Ne m'appelle-plus "Gustave"... Tu me prends pour un gugusse ?
Il éclata d'un grand rire sonore. C'était le scandale. Heureusement qu'il n'y avait presque que des flics dans le restaurant.
- Tu m'en veux parce que je me donne en spectacle devant quelques imbéciles, c'est ça ?
- Faivre, tu parles de tes collègues... Je te rappelle le Règlement...
- Je m'en fous du Règlement, tiens !
Il jeta de l'argent sur la table, toute une liasse, se leva et tituba jusqu'à la porte.
- Du large ! cria t-il quand les vigiles voulurent accélérer sa sortie.
- Je peux marcher tout seul. Non mais sans blague...
Il était déjà dans la rue et ne parlait qu'à lui-même.Tout le restaurant le regardait partir. Le funiculaire que prenait Clarine sonnait le départ.
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23-05-2012, 01:21 PM
(This post was last modified: 22-10-2012, 04:11 PM by Darth Nico.)
DOSSIER #21
- Ils ne sont pas allés manger chez Gronski ?
- Je les ai vus monter au quai, répondit Turov, qui finissait de remettre les cartons en place.
- Bon, j'espère qu'ils ne vont pas traîner, dit Maréchal.
Si Faivre espérait se confier à quelqu'un, il avait peut-être bien fait de choisir Clarine. Elle saurait l'écouter et faire preuve de discernement féminin... Tiens, la voilà qui revenait justement. Elle traversait le quai, pressée, martelant de ses talons le pavé humide.
- Bon, elle est seule, soupira Maréchal. On va savoir...
Elle entra comme un tourbillon et s'enferma dans son bureau. La porte claqua au nez de Maréchal. Ce dernier attendit, colla l'oreille. Turov et Morand regardaient depuis le coin du couloir. Maréchal entendit des sanglots étouffés. Il vit les deux détectives et, rageur, leur ordonna de retourner travailler. Puis il redressa la cravate et frappa :
- Clarine ?
- Entrez ! s'écria t-elle, en pleurs.
Maréchal ferma les yeux un instant puis ouvrit la porte. La secrétaire avait le visage dans ses mouchoirs.
L'inspecteur s'assit d'une jambe sur son bureau.
- Jamais !... Vous entendez ! Jamais ! On ne m'a parlé ainsi !
Maréchal alluma une cigarette et trouva poli de lui en proposer une.
- Non merci !
Elle avait crié.
- Pardon...
Maréchal rangea son paquet :
- Je vais faire un café...
Il mit l'eau à chauffer, posément, pendant qu'elle se tamponnait le visage et se regardait dans son miroir de poche. Il crut que c'était fini, mais elle replongea de plus belle.
- Hectandre...
C'était le nom de son mari. Maréchal comprit que c'était vraiment grave. Il n'aurait jamais imaginé qu'elle puisse se mettre dans un état pareil, elle d'habitude si froide.
- Il s'est montré insultant, hein, dit-il en lui versant du café.
- Le salaud ! L'ignoble !... Oh, je lui arracherais les yeux !...
- Où est-il en ce moment ?
- La grande brasserie ! Il a fait un scandale ! Jamais de ma vie je n'ai eu honte à ce point ! J'en aurais crevé sur place !...
Elle trempa les lèvres dans son café. Puis elle prit un rouleau de papier d'impression et le mit dans la machine à écrire.
- Non, non, pas question, dit gentiment mais fermement Maréchal. Vous prenez votre après-midi.
Elle ouvrit la bouche pour protester.
- C'est un ordre.
Maréchal enfila son manteau :
- La grande brasserie en face du quai, vous m'avez dit ?
- Oui...
- Je vous appelle un ballon-taxi pour rentrer chez vous... Turov !
- D'accord, chef.
Les deux petits malins avaient tout écouté.
- Elle en a gros sur la patate, dit Turov.
- Je ne saurais mieux dire, avoua Morand.
Maréchal partit en courant. Il attrapa le funiculaire qui partait juste.
Il s'assit, morose. Faivre avait fini par craquer. Il devait être à bout, prêt à en arriver à toutes les extrémités. Et c'était Clarine qui avait essuyé les pots cassés. Il n'allait pas s'en sortir comme ça. D'abord, comprendre ce qui déraillait chez lui... Puis exiger ses excuses... Lui ordonner de prendre un arrêt conséquent. Le diriger vers un spécialiste, le docteur Heims par exemple... Maréchal entra dans la brasserie presque vide. Il était à fleur de peau. Si quelqu'un se permettait une remarque déplacée sur son inspecteur... Il ne faisait pas le poids face aux gaillards de l'Urbaine ou des Moeurs, mais sur Forge, il s'était endurci. Du regard, il mordit quelques détectives qui traînaient. Ils n'avaient pas vu l'heure qu'il était ? Au boulot !
Il alla au comptoir. Le serveur savait qui il était :
- Il est parti il y a longtemps ?
- Il y a une demi-heure.
- Il a beaucoup bu ?
- Une bouteille entière et puis il a sifflé deux digestifs.
- Et vous l'avez servi ?
Le serveur ne sut que répondre.
- Bon, il est parti par où ?
- A gauche, en sortant.
- Il n'est pas allé au quai ?
- Non, un de vos collègues lui a proposé mais il a refusé. Il est parti tout seul. J'en sais pas plus.
Maréchal sortit aussitôt. Il allait prendre en filature un de ses hommes ! Il savait qu'il aurait les regards du quai braqué sur lui.
- Tiens, Maréchal...
Lanvin.
- Tu ne dois pas être tellement surpris de me voir ici, non ? Tu as vu partir Faivre ?
Ce Lanvin... Il avait parfaitement l'air dégagé, un peu débraillé, de la brigade urbaine. Les voleurs de sac à main, les braquages, les interrogatoires à la papa avec les truands les plus stupides de la Cité...
- J'ai vu passer Gustave, oui. Il a fait semblant de ne pas me voir. Il a pris le tramway.
Maréchal partit, pressé.
- Attends...
Lanvin lui filait le train.
- Quoi ?
- Je t'accompagne. Vu l'état dans lequel il est, on ne sera pas trop de deux pour le ramener à la raison.
Maréchal ne lui demandait rien. Il monta dans le tram sans rien répondre à son collègue.
Lanvin s'assit en face de lui.
Maréchal enleva son chapeau et s'éventa :
- Bon, il a dit quoi, le père Faivre dans le restaurant ?
- Pour faire vite, il a insulté ta secrétaire, sa famille et le Règlement.
- Parfait...
L'alarme retentissait, le tram démarrait. Lanvin en rabattit sur son habituel air goguenard.
- Il a déconné à pleins tubes, c'est sûr...
Maréchal n'aurait pas mieux dit !
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14-07-2012, 12:55 PM
(This post was last modified: 16-07-2012, 08:12 PM by Darth Nico.)
DOSSIER #21
La même petite scène se répéta presque à l'identique aux différents arrêts du tram. Maréchal descendait, alpaguait le planton le plus proche, pendant que Lanvin veillait à ce que le conducteur ne reparte pas. Maréchal gesticulait pour expliquer qu'il cherchait Faivre ; il le décrivait sommairement, s'énervait quand le gros Pandore ne comprenait pas ou disait n'avoir vu personne ; Maréchal revenait s'asseoir dans le tramway et fusillait du regard quiconque osait l'observer même en coin. Puis le conducteur pouvait sonner la cloche et on repartait. Ce n'est qu'au quatrième arrêt qu'un Pandore affirma que Faivre venait de passer, pressé.
On était dans le quartier des hangars de dépôts des saisies.
Faivre précédait ses deux poursuivants de quelques minutes. Il croisa le planton du hangar 37 qui laissait son poste plus tôt que prévu. Il attendit au coin de la rue : Fabio et deux hommes approchaient, méfiants. Faivre sortit de sa ruelle et s'approcha d'eux, empressé.
- Vous êtes presque en retard, Mouplin...
- Presque, vous l'avez dit.
Faivre prit un passe et ouvrit le hangar.
Les quatre hommes entrèrent. Faivre trouva la lumière et proposa à Fabio d'aller dans la cahute du fond, où se trouvait une petite cuisine pour le gardien.
- C'est quoi cet endroit ?
- Des hangars, vous voyez... Des corpoles s'en servent comme dépôts.
Faivre vit que les deux hommes de Fabio fouinaient du côté des caisses.
- Il faudrait dire à vos hommes de ne rien toucher, ils risquent de laisser des empreintes...
- C'est bon, c'est bon... Venons-en à nos affaires.
Faivre sortit les bijoux de Penthésilée et les répandit sur le bureau.
- Vos bijoux de famille, hein...
- Au prix convenu entre nous.
- Permettez...
Fabio alla ouvrir la porte arrière et fit entrer un petit homme timide, bien replet.
- Voyons voir votre camelote... Regardez-moi ça, Liczov...
L'homme sortit un "oeil" de joaillier" et approcha plusieurs bijoux. Faivre surveillait les deux hommes, qui avaient sorti un pied de biche.
- Dites, Fabio, vos hommes...
- Foutez-leur la paix, Mouplin.
Cela ne rata pas, ils ouvrirent une caisse, qui se vida de son contenu, une dizaine de fusils.
- Chef !
Fabio sortit voir. L'autre gorille ouvrait une deuxième caisse, pleine de cartouches.
- C'est un véritable arsenal ici, dites donc...
- Fabio, il ne faudrait pas...
- C'est bon, Mouplin, je vais prendre vos breloques. Laissez mes hommes s'amuser un peu.
Ils avaient pris des fusils et faisaient jouer leurs mécanismes.
- Nous ne sommes pas venus pour rien. Voilà qui nous payer le dérangement.
Ils ouvrirent un container, rempli de pièces de chromatographes.
- C'est la caverne aux trésors ici, dites-moi... C'est comme ça dans tous les hangars ?
- Fabio, nous n'avons pas beaucoup de temps. Il y a tout de même des vigiles qui circulent.
- Nous allons nous servir autant que nous pouvons, dit le Vicari à ses hommes. Nous reviendrons la prochaine faire nos courses.
Les deux hommes ricanèrent. Dans la cahute, Liczov avait fini d'examiner le matériel. Il fit un signe d'approbation à Fabio. Ce dernier prit à pleines poignées les bijoux et les mit dans son sac, sauf une bague et un collier qu'il laissa à son "expert".
Faivre fit durer la conversation, dit qu'il pourrait avoir des prix sur les autres marchandises mais qu'il était trop dangereux de les emmener comme ça.
- Qui se sert de ces entrepôts ? demanda Fabio.
- Des corpoles, je vous ai dis.
- Hé bien, ils ne tiennent pas trop à leurs marchandises, pour les entreposer ici, à la merci de n'importe qui... Nous saurons mieux qu'eux en prendre soin.
- Fabio, ces gens ne plaisantent pas. Si vous touchez à leurs biens, ils iront après vous...
- Parce que j'ai l'air de plaisanter, peut-être, monsieur de Mouplin ? Et qui irait me dénoncer ? Vous peut-être ?
- Pas du tout, bien sûr...
Faivre consulta sa montre pendant que les deux affreux Vicari fracassaient d'autres cadenas. Il y avait déjà dix minutes que Grigoriev aurait dû arriver et jeter sa bouteille explosive !
Faivre ne pouvait savoir que l'individu Grigoriev venait de fournir des explications qui n'avaient pas paru satisfaisante aux inspecteur Lanvin et Maréchal !
Il dut mettre les mains sur le mur et subir la fouille de l'officier de la brigade des rues :
- Tiens, tiens, on transporte sa petite bibine pour le service, Grigoriev ? Interdit, ça...
Lanvin passa la bouteille à Maréchal, qui remarqua la mèche qui dépassait du bouchon.
- C'est de la sacrée gnôle ça, dis donc... Un drôle de petit goût de pierre à fusil... Il faut secouer avant de boire ?
Comme Maréchal faisait mine de remuer la bouteille, Grigoriev poussa un cru et supplia l'inspecteur de la poser par terre délicatement.
- Ça suffit, Grigoriev. Plus le temps de plaisanter. Tu transportes un produit explosif, tu te promènes ici alors que ton poste t'assigne à ton bureau...
Maréchal vit un planton qui venait juste de tourner les talons :
- Hep, vous !
Il se jouait une comédie pas claire dans ce quartier.
Maréchal répéta son ordre. Le Pandore n'eut que le choix d'obéir.
- Venez par ici, vous...
Grigoriev évita le regard du nouveau venu. Cela le trahit aussitôt aux yeux de Lanvin :
- Vous trafiquez quoi, vous deux, hein ?... Les petites crapules !
Lanvin sortit ses menottes et les passa à Grigoriev. Maréchal fit de même avec le planton. Lanvin envoya un coup de pied derrière le genou du détective, le mit à genoux et lui asséna encore deux coups de crosse sur l'omoplate. Suffoqué, les mains attachées dans le dos, Grigoriev ne put se retenir de tomber sur le pavé :
- Allez, crache le morceau... Où est Faivre ?
- Entre-pôt 37...
- Toi aussi, ton compte est bon, dit Maréchal au planton. On va trouver de quoi t'assaisonner comme il faut.
- Mais c'est lui, il m'a demandé de partir plus tôt de mon poste !
- Et tu as accepté, hein ? dit Lanvin, rageur. Sois content si tu finis à faire la circulation dans les Ménimes.
C'était notoirement un bloc entièrement aux mains des bandits d'honneur, où aucun policier ne s'était plus aventuré depuis des années.
Maréchal menotta les deux hommes à une gouttière et prit leurs armes. Il approcha doucement de l'entrepôt.
Les deux gorilles de Fabio entendirent du bruit dehors. L'un d'eux passa la tête dehors.
- Chef, la poulaille !
Maréchal l'avait vu et lui cria de lever le bras. Le gorille se rejeta en arrière et ferma la porte.
Faivre joua de culot :
- Fabio, tu as amené les flics ?
- Sale ordure, je vais te crever !
Le truand prit son couteau. Faivre le devança en lui envoyant son poing en pleine figure. Fabio tomba sur le bureau. Faivre était déjà sur lui et lui asséna plusieurs coups de poings. Les gorilles se cachèrent derrière une caisse. Encore un coup en plein nez et Fabio était assommé. Laissant place à sa rage contenue depuis des semaines, Faivre l'attrapa et le traîna hors du bureau, jusqu'au couloir menant à la sortie de derrière.
Maréchal tirait dans la serrure de la porte ; Lanvin la tirait d'un coup. Maréchal entra le premier, recula quand un des hommes surgit de derrière une caisse. Lanvin tira et l'eut en pleine tête. L'autre voulut déguerpir : Maréchal lui logea une balle dans la jambe. Lanvin courut et l'assomma d'un coup de crosse.
Les deux policiers entrèrent, les pistolets braqués devant eux.
Mû par une énergie démente, Faivre traînait Fabio par les jambes. Il prit une chaise en acier et la coinça de l'extérieur sur la porte arrière. Puis il souleva Fabio, le mit sur ses épaules et partit en titubant. Il atteignit un hangar un peu plus loin, en fit sauter la serrure d'une balle, entra et jeta son paquet.
Il trouva une chaise, de la ficelle solide sur une caisse. Il ligota Fabio. Comme celui-ci reprenait connaissance, il vit Mouplin qui enlevait sa moustache postiche. Le faux dandy acheva de le réveiller d'une claque.
- Je vais faire vite, Vicari. Je veux la peau de celui qui a tué Sélène !
Faivre haletait, suffoquant de rage.
- De qui ?
Fabio reçut un coup de pied dans la poitrine et fut renversé sur le sol avec sa chaise. Faivre lui pointa son arme sous le nez :
- Tes hommes ont assassiné deux prostituées dans le quartier de Galippe. L'une est morte, l'autre est encore à l'hôpital et ne reprendra peut-être jamais conscience. Je veux le nom de celui qui s'est attaquée à elle.
- Tu es en train de me dire que tu t'en prends à tous les Vicari juste pour deux...
Il n'eut pas le temps de finir sa phrase. Faivre lui asséna plusieurs crochets, violemment et méthodiquement. La bouche en sang, Fabio lui cracha qu'il était cinglé.
- Son nom, Fabio, son nom...
On entendait du bruit dehors. Déjà, les policiers arrivaient. Des coups de sifflets. Le quartier serait bientôt cerné.
- Tu viens d'avaler ton bulletin de naissance mon pote... Et je vais te dire, ta grue, je ne sais même plus te dire qui l'a rectifiée. Que veux-tu que j'ai à foutre d'une fille à deux sous ? J'en écrase dix par semaine si j'ai envie !
Faivre eut les larmes aux yeux.
- Pour moi, elle était comme un ange, Fabio. Ma seule tendresse... Elle a reçu trente coups de couteaux, Fabio... Elle saignait de partout... Et toi, tu l'insultes, et tu ne sais pas qui...
Il ne put finir sa phrase, étranglé par un sanglot. Il attrapa Fabio par le col, regarda son expression de haine et de stupeur et tira en plein dans cet oeil noir, pour lui enlever son assurance de fripouille. Il le laissa retomber, corps mou et lourd.
Faivre déguerpit au moment où Maréchal entrait. Alors que l'inspecteur-chef allait tourner, il vit Faivre armer. Il se plaqua au mur. La balle siffla sous son nez. Maréchal passa juste la main et tira. Il entendit la porte du hangar claquer et les pas de son inspecteur qui s'éloignait.
Lanvin arrivait avec cinq Pandores. Il regarda Maréchal ranger lentement son arme, allumer une cigarette.
- Un mort, dit Lanvin.
Il cracha par terre :
- Celui-là, on ne le regrettera pas...
- Non, Lanvin. Deux morts... Mais l'un d'eux court encore.
Les gendarmes bouclèrent le quartier. Maréchal sortit et fuma, intensément, adossé sur le mur. Il réprimait difficilement un tremblement généralisé.
Lanvin prit le temps d'organiser la traque par les Pandores. Il savait que c'était en pure perte mais il devait agir selon le livre. Puis, il soupira et alla retrouver Maréchal. Celui-ci lui dit, d'une voix douce, rêveuse :
- Vous avez déjà tiré sur un de vos hommes, inspecteur ?...
Lanvin sortit une bouteille de gnôle. Maréchal en but trois gorgées.
- Elle vient de l'entrepôt. Du douze ans d'âge...
- Qu'a dit Grigoriev ?
- Il venait pour jouer les artificiers. Il préparait une diversion pour la sortie de Faivre.
- Je reconnais tout Faivre dans ce genre de diversion explosive...
Lanvin voulut le prendre à la plaisanterie :
- Sans rire, vous lui avez quoi à mon Faivre ? Vous êtes tous dingues dans votre brigade, non ?
Maréchal explosa :
- Des couilles, des couilles, des couilles, c'est tout ce qu'il y a chez vous.
Lanvin baissa la tête, remonta son chapeau. Maréchal allait boire. Il préféra fracasser la bouteille sur le mur.
Les Pandores entendaient la dispute. Ils se regardaient, inquiets, et secouaient la main.
Maréchal écrasa sa cigarette :
- On descend à Névise. Faire le point.
C'était son inspecteur, c'est lui qui dirigeait. Lanvin ne dit rien. Un homme de la Brigade des rues regarda son supérieur, l'air de dire : "vous vous laissez parler comme ça, chef ?". Le lendemain, dès qu'il eut une minute à lui, Lanvin lui mettait quatre jours !
¤
- Evidemment, silence complet sur la mort de Fabio Vicari, dit Maréchal.
- Ça va de soi. Merci, dit-il à Clarine qui servait le café.
- Et les breloques ?
- Au labo pour expertise. J'attends l'appel du spécialiste.
- Turov, vous voulez venir, s'il vous plait.
Le grand gaillard sut que l'heure des explications était arrivée.
- Fermez la porte. Asseyez-vous.
Maréchal était assis d'une jambe sur son bureau. Lanvin assit sur la banquette au fond de la pièce.
- Répondez à ma question sans détour, Turov. Il y a longtemps que Faivre fréquentait le quartier de Galippe ?
L'information était venue par un indic de Lanvin, après que ce dernier eut secoué les puces de tous ses informateurs.
- On y allait régulièrement, c'est vrai. Il fréquentait un bobinard dans la rue des Saveurs.
- Il y a eu deux morts là-bas, il y a quelques semaines, dit Lanvin. Deux prostituées sauvagement tailladées. Tout le monde sait qu'il s'agit des Vicari.
- L'une a survécu en fait, dit Turov, timide comme l'élève au tableau.
Maréchal soupira.
- D'accord. Donc, l'inspecteur Faivre est sur une razzia personnelle...
On frappa à la porte : Morand.
- Pardon de vous déranger. L'hôpital vient d'appeler pour Faivre. Ils disent qu'une certaine Sélène est sortie du coma.
- Merci, détective Vinsler.
- Voilà une bonne nouvelle, dit Lanvin. Mais Faivre ne le sait pas.
- Non. Et je ne sais pas si cela suffirait à l'arrêter dans sa folie vengeresse.
- C'est notre seule accroche avec lui.
- Vous le connaissez comme moi, Lanvin. Quand il a une idée...
- A l'Urbaine, c'est souvent une qualité, l'entêtement.
- Chez nous, on appelle ça de la connerie. Mais les appellations changent selon les services, hein !
Maréchal mit son chapeau.
- Venez, la soupe doit être chaude chez Gronski.
Comme ils sortaient, le laboratoire appela.
- Pour vous, inspecteur, dit Clarine.
- Lanvin à l'appareil. Dites-moi tout... Quoi ?... Vous dites que les bijoux retrouvés portent les empreintes de Faivre, de Fabio Vicari et d'un troisième, inconnu... Oui, c'est Liczov, un bijoutier. Il a été attrapé. Il venait les authentifier, évidemment... Il a déguerpi avant notre arrivée mais s'est fait pincer trois rues plus loin... Quoi d'autre ?... D'accord, je transmets l'information.
Lanvin raccrocha.
Les policiers descendirent l'escalier, silencieux et prirent le quai.
- Ah oui, fit Lanvin, j'allais oublier de vous dire : les bijoux volés viennent du fameux casse d'avant-guerre au Baz'Mo ! Dingue, non ?...
Maréchal avait blêmi.
Stupéfait, il s'arrêta.
- Un problème ?
- Rien, rien... Allez chez Gronski, je vous rejoins. Je dois passer chez moi...
Maréchal partit en trombe.
- Le pauvre, il est tout chamboulé, dit Lanvin. Et on le comprend.
- L'inspecteur Faivre s'est mis dans de vilains draps, dit Morand.
- Bravo petit ! Tu finiras commissaire !
- ... pour une femme !
- Tu vois une meilleure raison pour foutre sa vie en l'air ?
Les policiers entrèrent chez Gronski. Sa compagne amenait justement le chaudron de soupe du pêcheur.
¤
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DOSSIER #21
Nelly sursauta quand Maréchal ouvrit la porte en grand.
- Tu m'as fait peur, j'ai cru que c'était le vent !
Il entrait, de fait, comme une bourrasque. Il ne posa ni son manteau, ni son chapeau, tourna en rond et fit un effort pour s'asseoir. Nelly, intimidée, finit sa vaisselle. Elle vit qu'Antonin l'attendait, solennel, assis dans son fauteuil.
- Mais qu'est-ce qui t'arrive ?
- Assieds-toi, je vais te raconter.
Il fallait que ce soit exceptionnellement grave, car il évitait autant que possible de parler du travail chez lui.
- A midi, l'inspecteur Faivre a invité notre secrétaire à déjeuner. Devant la moitié des fonctionnaires du quai, il s'est proprement saoulé et l'a ensuite insultée, avant de partir en trombe.
- Faivre ? Mais qu'est-ce qui lui arrive ?
- Faivre est un dur, c'est indéniable, mais c'est pour mieux cacher des faiblesses terribles, dont je n'avais pas pris la mesure jusqu'à aujourd'hui.
"Je continue mon histoire. Je me suis lancé à la poursuite de Faivre avec un collègue. Nous avons appris que l'inspecteur avait rendez-vous avec des truands...
Nelly écarquilla les yeux. Maréchal raconta le désir de venger Sélène, puis l'échange de coups de feu dans le hangar.
- Tu... lui as tiré dessus ?
- Oui, juste après avoir évité la balle qu'il me destinait.
- C'est terrible !
- Assez, oui.
Maréchal alluma la cigarette suivante avec la fin de l'actuelle.
- Pour attirer Fabio Vicari, Faivre se faisait passer pour un receleur. Et la marchandise choisie, en l'occurrence, était un plein sac de bijoux de grande valeur...
Nelly pâlit. Maréchal acheva :
- Des bijoux volés avant-guerre au Bazar Moderne.
- Eugène de Mouplin !...
Nelly porta les mains à la bouche, plus blanche que jamais. Elle s'était trahie ! Maréchal écrasa posément sa cigarette :
- J'ignorais que c'était le nom qu'il utilisait. Merci de me le donner.
Il écrasa son paquet vide et alla s'en chercher un qui lui restait dans le tiroir.
- Quand nous avons décidé d'habiter ensemble, tu m'avais promis d'arrêter tes activités parallèles. La Cité n'entendrait plus parler de Penthésilée. Les yeux dans les yeux, Nelly, tu m'as menti.
"Tu as accepté de rencontrer ce... Mouplin, qui, même si tu ignorais qu'il était Faivre, se présentait comme un receleur de bijoux. Et qui allait revendre sa camelote à des criminels sanguinaires !
- Mais enfin, Antonin, j'ignorais avec qui ce Mouplin faisait affaires ! Et puis je l'ai fait pour nous ! Pour nous tu entends ! Avec cet argent, nous pourrions partir ! Tu n'aurais plus besoin de travailler... Qui me disait encore l'autre jour que le système est corrompu, que cette ville est foutu, qu'il se salit les mains à faire le flic ?... Je voulais réaliser notre rêve, car moi, je ne l'ai pas oublié. Je ne me suis pas résignée à une petite vie pépère. Pour moi, tout ça, c'est provisoire. Nous avons aussi droit à notre part de bonheur, nous avons payé cher à cette Cité, notre jeunesse ! Je ne veux pas non plus lui abandonner mes espoirs !...
- Parce que tu crois qu'on est plus libre et plus heureux quand on est riches ? Tu crois que tous ces gros corpolitains sont au-dessus des duretés de la vie ?...
- Tu m'accuses de te mentir, mais c'est pour être à la hauteur de notre serment...
- Nous ne nous faisons plus confiance, Nelly. Tu m'as menti, et tu estimes que j'ai trahi ta confiance.
Un écart venait de se créer entre eux, pas plus large que la distance du canapé au fauteuil, mais désormais infranchissable. Nelly eut une moue haineuse, en réaction à cette scène humiliante.
- Et toi, inspecteur Maréchal, tu ne tiens pas tes hommes. Ils font visiblement ce qu'ils veulent quand tu as le dos tourné. Les flics ne sont pas toujours si différents des voyous.
Elle avait voulu lui faire le plus mal possible. Elle y avait bien réussi
Jamais Maréchal n'avait levé la main sur elle. Il dut s'agripper aux bras du fauteuil pour se contenir.
- Jamais on ne m'a parlé comme ça, Nelly.
Celle-ci se leva, courut à la chambre, ouvrit en grand l'armoire et jeta en désordre des affaires dans une valise. Elle s'enferma dans la salle de bains et en ressortit longtemps après, trop maquillée, le visage encore rouge. Très grande dame outragée, elle dit juste :
- Je vais dormir quelques jours chez ma tante.
Maréchal ne répondit rien. Il se servait à boire.
Elle partit en claquant la porte.
Il y avait encore de la lumière chez Gronski.
Nelly ne prit pas par le quai mais par les ruelles. Elle ne passerait ainsi pas devant le bistrot où étaient attablés Lanvin et les deux détectives. Maréchal ne savait pas si elle l'avait fait pour elle ou pour lui, mais il lui en fut reconnaissant.
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Les temps sont durs à la brigade spéciale
Bravo pour tous ces textes
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20-07-2012, 03:57 PM
(This post was last modified: 21-07-2012, 04:40 PM by Darth Nico.)
DOSSIER #21
- Dites, on dort pas mal chez Gronski...
- Ah ça, la maison est bonne.
Maréchal et Lanvin montaient en tramway au quai des Oiseleurs. Ils passèrent aux bureaux de la brigade spéciale, assez calme ce matin. Une attaque dans les entrepôts des saisies n'était pas une affaire exceptionnelle. Les deux inspecteurs n'avaient pas parlé de Faivre.
- Un règlement de compte sordide, chef, dit un détective. Personne ne regrettera Fabio Vicari.
- C'est sûr, dit Lanvin, qui alla régler quelques affaires dans son bureau.
Maréchal, qui avait une tête de papier mâché après une nuit presque blanche, s'était assis dans un coin. La fatigue calmait un peu sa colère. Il dut s'assoupir un moment car il sursauta quand Lanvin lui dit qu'il était prêt. Il se regarda dans une glace : il avait à peu près la tête des "invités" de la brigade, qui, pour certains, avaient mariné toute la nuit dans "l'aquarium". Il avait accepté un mauvais café des rues amené par un grouillot. Pour s'en passe le goût, il alla au café d'en face, où il en prit un qui n'était guère meilleur. Était-ce la boisson elle-même ou sa propre amertume ? Il se sentait comme une éponge gorgée d'eaux stagnantes du port.
Ils prirent le nouveau tramway D bis, qui les monta au grand hôpital, largement rénové après guerre. Il ressemblait moins à une prison. Les deux policiers entrèrent, se renseignèrent auprès de la même dame d'accueil qui était là depuis trente ans, qui ne vieillissait pas et ressemblait, elle, à une matrone. Ils demandèrent la chambre de Sélène.
C'était une aile pratiquement consacrée aux patients de dernière catégorie. Que des marginaux, des citoyens sans conditions, soignés à peu de frais. On y voyait de temps en temps traîner des Scientistes, qui proposaient, presque sans détour, de soigner des gens gratuitement. Certains étaient miraculeusement guéris, d'autres pas.
- Finalement, comme dans l'hôpital lui-même, dit Lanvin.
Ils trouvèrent Sélène dans une chambre collective d'une vingtaine de lits. Elle avait encore des bandages partout sur le corps et une minerve.
- Vous devez éteindre votre cigarette, dit une infirmière, revêche, qui portait un bac d'eau.
- Ça va, c'est bon...
A la Brigade des Rues, on avait peine à comprendre cette nouvelle vogue de l'hygiénisme.
- A la morgue, les médecins clopent pendant leur travail, c'est antiseptique.
- Vous oubliez qu'ici, les patients sont un peu en meilleur état.
Lanvin écrasa son mégot par terre. Maréchal amenait deux choses. La fille somnolait. Lanvin aurait été capable de la réveiller à la façon "corps de garde". Maréchal lui dit qu'il allait le faire.
Elle ouvrit les yeux.
- Sélène, je suis l'inspecteur Maréchal.
- Maréchal, dit-elle d'une voix sublime, enfantine. Gus m'a souvent parlé de vous...
- Merveilleux, cela va écourter les présentations. Je suis avec l'inspecteur Lanvin, un collègue également.
Elle ouvrait à peine les yeux, n'avait sans doute qu'une conscience très flottante du monde environnant. Tout baignait pour elle dans la lumière bleutée qui passait par la grande vitre fumée en face d'elle.
- Où est Gus ?
- Gus... Faivre n'est pas là, Sélène...
Maréchal réussit à la faire un peu parler. Elle n'était quand même pas si inconsciente, car elle commença à se méfier et Maréchal dut avouer que Faivre avait disparu.
- Vous êtes celle qui le connaît le mieux, Sélène.
- Qu'a-t-il fait ?
- Je ne sais pas. J'essaie de le découvrir.
Elle n'avait pas tellement ouvert les yeux mais elle était bien réveillée. L'infirmière approcha. Lanvin s'interposa :
- Qu'est-ce que c'est ?
- Courrier pour cette patiente.
- Donnez... C'est bon, police.
Lanvin lui prit l'enveloppe des mains et l'ouvrit. Maréchal lui jeta, inutilement, un regard de reproche. Lanvin sortit du papier une bague, gravée du symbole de l'ordre des médecins et les initiales GF. Maréchal la regarda et eut un air encore plus sinistre. Il la mit dans la main de Sélène :
- Ouvrez les yeux et regardez cette bague.
Les deux policiers sortirent fumer une cigarette dans la cour.
- Il largue les amarres, dit Lanvin.
- Il est capable de tout.
- Il est au bout du rouleau, oui. Dans l'état où il est, je le verrais bien partir en faisant un carton sur les Vicari, dit Lanvin.
- Ce que je ne comprends pas, c'est pourquoi il en a après ses truands.
- Moi j'ai mon idée, dit Lanvin. On va demander à la fille.
Ils écrasèrent leurs mégots. Ils remontèrent, pour trouver Sélène en pleurs. Elle était secouée par les sanglots. Les infirmières voulaient lui faire une piqûre :
- Vous allez lui faire quoi ?
- Un simple calmant.
- Pas maintenant, dit Lanvin.
Maréchal ramena les deux chaises en fer près du lit :
- Sélène, vous avez compris maintenant en voyant cette bague que Faivre ne veut plus revenir.
- Gus !
Elle repartit de plus belle en larmes. Deux infirmières, une vieille et une plus jeune, attendaient impatiemment.
- Il faut nous dire ce que vous savez.
- Sinon, on finira par le savoir, dit Lanvin, mais trop tard pour sauver Faivre. Nous sommes déjà en train de consulter votre fichier aux Moeurs, ma petite.
Il savait parler aux femmes !
- Sélène, comment avez-vous connu Faivre ?
On lui passa un mouchoir. Entre deux hoquets, elle parvint à raconter en quelques mots son histoire. Elle n'avait été qu'une fille pour Faivre, avant-guerre. Puis il s'était entiché d'elle et s'était mis en tête de la sortir du trottoir. Seulement, son souteneur de l'époque avait compris le manège de Faivre.
- C'était lui ou Gus, dit Sélène.
- Et ça a été lui, dit Maréchal.
- Un soir, Faivre est arrivé et l'a abattu. Comme les maques rôdaient, il fallait qu'il cache le corps.
"Maque" était le surnom des policiers des Moeurs.
- Il l'a mis dans une poubelle et l'a jeté aux égouts, près des broyeuses de Rotor12.
- Faivre a toujours eu le souci du détail, dit Maréchal.
- Qu'est-ce que tu crois, dit Lanvin, on ne recrute pas n'importe qui chez nous.
- J'étais bien content qu'il ait fait ça, dit Sélène. Une grosse ordure comme Pépé ne méritait que de finir comme ça
- Pépé est lié aux Vicari ?
- Il avait un cousin chez eux. C'est lui qui a organisé la vendetta contre nous.
- A ce moment, Faivre vous protégeait ? demanda Maréchal.
Il était inutile d'attendre la réponse.
Les deux policiers laissèrent les infirmières faire leur piqûre.
- On en aura, hein, des belles histoires à raconter à nos petits enfants.
Ils partirent les mains dans les poches, accablés en pensant à Faivre. Lanvin ajouta :
- Donc on a recel, proxénétisme, assassinat... Non, rien à dire, on est bons, on est très bons !
Les deux policiers s'arrêtèrent pour déjeuner. Ils ne savaient pas bien que faire. Faivre pouvait s'attaquer à n'importe quel moment aux Vicari. Quelques hommes de confiance, discrets, ratissaient la Cité à la recherche de Faivre. Et on n'allait pas appeler les truands pour les prévenir !
Maréchal se leva dès qu'il eut fini son plat :
- Prends un café en m'attendant, j'ai un collègue à voir à la Crim'. Je me dépêche.
- Maréchal, je ne peux pas me distraire trop longtemps de mes autres tâches. Le chef est prévenu mais j'ai quand même la laisse au cou.
- Si on fait vite, on a une chance de sauver Faivre et d'empêcher le bain de sang.
Maréchal se dit que réussir un de ces deux objectifs serait déjà beau.
Il y a des journées comme ça où rien ne sera beau, ni propre, ni agréable. Une de ces journées où le mieux qu'on ait à faire est de taper à la porte du bureau du plus sinistre inspecteur de la Crim', peut-être du quai. L'âme damnée du commissaire Ménard, l'exécutant des basses oeuvres...
- Bonjour, Petitdieu.
- Maréchal...
Il souriait, d'un sourire d'enfant malade. Son bureau, poussiéreux, tenu comme un appartement de vieux célibataire négligent, était considéré comme tabou. Il n'y recevait aucun suspect, n'y faisait pas entrer de détectives. Il y avait des restes de nourriture, un cendrier renversé dans un coin de la pièce. On disait que seul le patron, Ménard, venait de temps en temps lui rendre visite, et tout le monde détournait le regard quand la porte s'ouvrait.
- Je te dérange en plein repas.
Il finissait de manger, son assiette au milieu de sa paperasse. Il s'était fait cuire des oeufs sur son réchaud et en avait plein la serviette à carreaux qu'il s'était noué au cou.
- Non, assieds-toi... Tu veux à boire ?
Il avait du vin, un tonneau de bière.
- Non, merci.
Maréchal était pressé de sortir.
- J'imagine que tu as entendu parler de la fusillade aux entrepôts de saisies.
- Oui, bien sûr... Je lis les journaux, dit-il de ses grands yeux tristes.
C'était pénible, pathétique.
- Fabio Vicari...
- Ecoute, notre surveillance est en train de mal tourner, dit Maréchal. Nous avions infiltré la salle de boxe mais un de mes hommes s'est senti pousser des ailes et va sous peu raccourcir considérablement la durée de l'enquête.
- C'est celui qui a refroidi Vicari ?
- Oui. Faivre.
- Bon...
On avait l'impression d'être dans un confessionnal. Maréchal remarqua les deux lignes de chromatographe qui arrivaient dans le bureau, et qui ne devaient arriver que de là.
- Tu sais, dit Petitdieu en aspirant ses oeufs, je voudrais juste offrir la tête des Vicari à Ménard, en cadeau de retraite. Une belle arrestation, comme on apprend à l'école de la police.
- Tu n'as pas dû connaître ça depuis longtemps.
- Vous non plus à la Brigade Spéciale, j'imagine, hein...
Il jeta ses restes à la poubelle, s'essuya et rangea sa serviette dans son tiroir. Il ouvrit une bouteille.
- Tu sais, Maréchal, si ce n'est pas nous qui arrêtons les Vicari, la Chimère va s'en charger. Et ce ne sera pas beau à voir...
- Qui c'est, cette Chimère ?
Petitdieu regarda Maréchal, très triste, un peu ironique, un peu déçu que Maréchal n'ait pas compris, comme le professeur avec son meilleur élève.
- Pendant la guerre, il fallait bien divertir le bon peuple. Donc, ADMINISTRATION a quelque peu relâché la législation sur les spiritueux, les lieux de plaisir...
- Oui, l'âge d'or du marché noir.
- Bien, tu vois de quoi je parle. Alors la Chimère est née de cela. D'honorables corpolitains -mais pas seulement- qui ont assumé la lourde charge d'encadrer les activités nocturnes et les divers trafics. Tu comprends, c'est une vraie responsabilité.
- Oh oui, je comprends que chapeauter le crime organisé n'est pas une mince affaire.
- Bon sang, Antonin, ne soit pas naïf. Si cela n'avait pas été encadré, ça aurait été l'anarchie au bout de deux semaines !
- Et les corpolitains qui critiquent toujours ADMINISTRATION, hein... Tu parles que là-haut, ça s'entend comme larrons en foire.
- Ne sois pas cynique. Tout cela a été fait avec les meilleures intentions du monde. Pour assumer cette tâche, il fallait des gens fiables, les épaules solides, disposant de gros moyens. ADMINISTRATION ne pouvait pourvoir seule à la régulation en cette période si particulière. Aujourd'hui, évidemment, malgré la fin des mesures de temps de guerre, la Chimère n'a pas l'intention de disparaître. Donc un beau jour, vois-tu, peu après l'armistice, un petit homme gris, anonyme mais dévoué, travaillant dans un bureau très anonyme dans les hauteurs de la Cité, a pris son chromatographe et a demandé à parler au chef de la Brigade Spéciale. Il lui a très gentiment passé plusieurs consignes venues de plus haut encore que lui, concernant le maintien de la Concorde Sociale. Et c'est au nom de l'harmonie dans notre belle Cité que le commissaire Ménard a pris sur lui de rencontrer les dirigeants de la Chimère et de convenir de certaines règles pour que tout se passe sereinement, dans la confiance réciproque. Et qui mieux que moi pouvait assumer la lourde tâche d'être l'interlocuteur privilégié de...
- C'est bon, j'ai compris, merci.
- Heureusement, il y a le bon inspecteur Lehors, pour la façade respectable, qui lui est chargé d'emballer le cadeau, c'est à dire de diriger l'infiltration des Vicari. Pendant que moi, chaque jour, je supplie, très humblement, mes interlocuteurs de bien vouloir patienter un petit peu, de faire confiance à la police pour que tout se règle sans effusion de sang. Et toi, Maréchal, tu viens me voir aujourd'hui et tu me dis qu'un de tes hommes va déclencher un carnage... Tu ne préfères pas que je décroche un de mes parlophones et que je dise que la police est impuissante ? Au moins, ton inspecteur n'aura pas à se salir les mains.
- Non, Petitdieu. Je ne veux pas de cette hypocrisie. Si les Vicari sont des truands, ils seront arrêtés et traduits en justice.
Petitdieu sourit et regarda par la fenêtre, songeur.
- Si tu veux, Maréchal, si tu veux... Mais ne viens pas m'accuser ensuite. C'est toi qui me dis que ta brigade est en train de tout foutre en l'air. Tu en as parlé à Lehors ? Et au commissaire ? Tu veux qu'on aille les voir ensemble ?
Maréchal aurait tenu plus longtemps en apnée que dans ce bureau. Il était arrivé aux limites de ce qui lui était physiquement possible d'endurer, sans envoyer son poing dans la figure du répugnant Petitdieu.
- Tu as dit quoi dans ton rapport ?
Maréchal allait se lever. Il comprit qu'il devait se rasseoir.
- Pour le moment, je n'ai pas dit que Faivre...
Maréchal se mordit la langue.
- J'avais compris que c'était lui, dit Petitdieu avec un regard par en-dessous. Qui d'autre serait-ce, hein ?
- Bon, je n'ai pas mentionné Faivre. Maintenant que j'y pense, je crois voir une solution pour arrêter les Vicari. Je vais parler de Faivre, dire qu'il était infiltré à notre demande, qu'il était en possession de bijoux pour approcher Fabio...
- Comment expliqueras-tu la mort de Fabio ?
- J'espère que Faivre me racontera de manière convaincante qu'il n'a fait que se défendre.
- Quel chef d'oeuvre ! Tu devrais écrire des pièces de théâtre.
La vérité, c'est que Petitdieu était rassuré.
- Cela nous donne, il est vrai, un bon motif pour perquisitionner chez les Vicari, dit Petitdieu, en décrochant son parlophone.
- Et une fois sur place, dit Maréchal à mi-voix, nous trouverons ce que nous trouverons.
Petitdieu sourit complice. Maréchal ne le lui rendit pas. Il sortit dans le couloir le temps que l'inspecteur téléphone. Il fuma une cigarette sur le banc. Il y avait peu de passage. On était au fond d'un couloir où la seule autre porte donnait sur une pièce de rangement où plus personne n'allait depuis des années. Petitdieu le rappela. Ils appelèrent ensemble le juge, qui accepta la version de Maréchal.
- Cela me paraît cohérent, oui. Mais arrêtez-les vite.
Maréchal était sûr que ce magistrat "en" était.
Rassuré, Petitdieu s'accorda une cigarette.
- Je vais retourner voir Lanvin, qui doit s'impatienter. On va partir au commissariat de quartier, à côté de chez les Vicari.
L'inspecteur de l'Urbaine attendait Maréchal à son bureau.
- Tu y as mis le temps ?
- Je viens de sauver la tête des Vicari, Lanvin. C'est-y pas beau ça ?
- Et la tête de Faivre ?
Maréchal ne répondit pas.
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21-07-2012, 04:40 PM
(This post was last modified: 21-07-2012, 05:27 PM by Darth Nico.)
DOSSIER #21
Faivre avait trouvé refuge au coeur de Fristadenh. C'était une ancienne base de l'armée, désaffectée après l'armistice et qui avait aussitôt été envahie par les squatteurs. Un vide législatif avait empêché ADMINISTRATION d'en reprendre le contrôle. C'était donc actuellement une zone de non-droit, soigneusement passée sous silence mais dont on entendait parler, de temps à autre, dans les petites annonces des journaux, pour la vente de produits illicites. Fristadenh grouillait de migrants en situations irrégulières, de criminels en fuite, de divers paumés enfin, qui avaient renoncé à toute vie sociale normale et préféraient ce monde interlope.
Faivre se demanda s'il n'était pas arrivé en une sorte de paradis, du moins ce qui pouvait le plus s'en rapprocher dans Exil. Ici, on voyait renaître divers cultes religieux interdits par la doctrine administrative officielle ("raison, ordre et progrès"). Des prêcheurs de rues, montés sur des caisses, haranguaient les passants. Les vendeurs étaient tous des vendeurs à la sauvette. On rencontrait aussi des anarchistes, violents ou pacifiques ; des évadés, bref toute la lie rejetée par la Cité d'Acier et qui auraient fini au Château ou à la Récouvrance s'ils avaient franchi la passerelle.
Les Pandores avaient beau surveiller les trois passerelles menant à Fristadenh, le marché noir fleurissait. On disait qu'ils touchaient plus que leur part pour fermer les yeux la plupart du temps. Faivre n'y croyait pas non plus, en voyant toutes les femmes qui étaient là. On lui disait déjà qu'elles étaient toutes à vendre, sauf celles qui se donnaient gratuitement !
Comment avait-il pu ignorer aussi longtemps un endroit pareil ? Dès que Sélène serait guérie, il l’emmènerait ici. Ils vivraient à moitié comme des clochards, dans une quelconque piaule qu'ils s'approprieraient, à moitié comme les rois du monde !
Il y avait même quelques parlophones, utilisables avec la monnaie du quartier (une velle = 150 frista). Un vétéran unijambiste, qui faisait visiter Faivre, lui dit qu'ils avaient même une machine absurde, située au sous-sol de l'ancienne poudrière de la caserne, qui faisait l'objet d'une vénération de la part de la secte locale.
- On ne manque de rien ici !
Faivre prit un combiné, dans une salle publique, grouillante, qui devait être l'ancienne cantine.
- Je voudrais parler à Athanosio Vicari... Dites-lui que c'est au sujet de son fils.
C'était le patriarche du clan.
Le clan ! Une bande de truands qui se donnaient des airs de grands seigneurs, alors qu'ils étaient de vulgaires surineurs avec des goûts de nouveaux riches. Faivre ne supportait plus de baigner dans cette médiocrité. Il ne voulait pas finir en minable flic qui fait honte à SÛRETÉ. Il ne voulait plus fréquenter des prostituées qu'il regarderait chaque jour s'enfoncer un peu plus. Il ne voulait pas que Sélène finisse en pauvre fille dont on fait les chansons larmoyantes. Il voulait qu'elle devienne ce qu'elle méritait, c'est à dire une brave fille, qui fait la popote, élève des enfants, se plaint du prix de la vie et qui est tout amour pour son petit mari !
- Athanosio Vicari... Mon nom est Eugène de Mouplin... Du moins c'est sous ce nom que me connaissait votre fils.
Il entendait une voix éraillée :
- Qui es-tu ? Qui es-tu ?
Il devinait parfaitement à qui il avait affaire. Un vieux salaud, endurci par une vie de crimes et de trahisons, qui allait jouer les grands-pères inquiets.
- Monsieur Vicari, je ne plaisante pas... Sachez juste que je m'appelle Mouplin. Et que votre fils est mort.... Oui, mort, et c'est moi qui l'ai tué. Oui, ce fut un soulagement pour moi, après l'avoir fréquenté pendant des mois. C'est un personnage frustre, vulgaire, comme vous tous... Je me suis écoeuré de devoir lui parler poliment, de ne pas répondre à ses provocations, d'avoir fait semblant d'être peureux... Ce petit caïd a cru qu'il me dominait, alors que j'aurais pu lui le tuer n'importe quand... Eugène de Mouplin. Parfaitement. L'assassin de votre fils... Oui. Assassinat, c'est-à-dire devant les tribunaux : meurtre avec préméditation. Fabio ne pouvait pas me dire qui a assassiné la femme que j'aime. Vous aimez votre femme, vieux salaud ?... Je pourrais la tuer, elle aussi. Oui, pour la punir d'avoir mis au monde un Fabio, d'avoir donné le sein à cette fripouille... Je veux maintenant la tête de celui qui a tué Sélène. J'ai demandé à Fabio, il ne savait pas, voyez ce qui lui est arrivé. Je vous envoie sa bague. Je l'ai en main. Je vous l'envoie... Adieu.
Le vieil homme hurlait qu'il mentait, que Fabio avait été arrêté par la police, qu'il allait envoyer ses avocats au quai des Oiseleurs, qu'il lui ferait subir mille morts.
Les nerfs à vif une fois de plus, la tension plus grande que jamais, prête en quelque sorte à le disloquer de l'intérieur, Faivre sortit, ramassa la première fille venue et alla s'enfermer avec elle dans un cabanon. Il fut dérangé par des gamins crasseux qui jouaient à la guerre et lançaient des pierres sur la porte.
Quand il ressortit, comme un ours de sa caverne, il les fit s'enfuir. Il traîna dans le quartier, acheta de l'herbe à une vieille dame qui tenait une roulotte. Il s'assit sur une pierre et fuma en compagnie d'une gamine aux grands yeux froids et de son grand-père à moitié abruti.
Il se sentait flotter, c'était assez délicieux. Il espérait que ce moment durerait, que même lorsqu'il reviendrait à la réalité, il garderait toujours le goût suave de ce moment irréel. Il savait aussi qu'il ne vivrait sans doute plus longtemps, donc à quoi bon sortir du rêve ?... Il rappela Athanosio :
- Vous avez envoyé vos avocats ?... Ah, les policiers n'ont rien dit... Haha, mais Fabio est à la morgue ! Vous voulez l'adresse ? Je connais même sûrement le médecin qui l'a autopsié. Un bon ami à moi ! Je lui ai déjà envoyé quelques clients ! Vous ne regretterez pas trop les bijoux, non ?... Vous vous en foutez ? Ne criez pas mon vieux !... Non, ne criez pas !... Vous voulez ma peau ? Je vous l'offre, mais pas gratuite ! Nous allons tous partir ensemble... Vous, surtout... Moi, après, je pars... Avec mon ange, Sélène, dont je suis l'ange gardien ! Comprenez-vous ?... Dans les Filets, Athanosio... Vous connaissez les lieux ? Ce grand quartier en rénovation, où VOIRIE fait du si bon travail... Il y a des gens, voyez-vous, qui sont des bâtisseurs... Et des gens, comme nous, qui sont des destructeurs. Moi, je détruis, salis, corrompt tout ce que je touche. Nous irons dans ces ruines, d'homme à hommes ! Adieu, Athanosio, adieu...
Il ressortit dans la rue envahie d'une humanité hallucinée, prête à vivre tranquillement la fin des temps pourvu qu'elle ait de l'herbe, et il se roula une autre cigarette, allongé sur le pavé. Il resta dans les vapeurs une bonne demi-heure, puis, ayant recouvré un minimum de lucidité, il se dit qu'il fallait appeler Névise. Il revint dans la cantine. Une bonne pauvre femme était pendue au parlophone depuis des heures. Elle était piquée de partout. Ses mains aux longues trop longs étaient serrées dans de mauvaises mitaines. Sa chevelure hirsute achevait de lui donner un air de folle. Elle parlait dans le vide, croyant qu'à l'autre bout du fil se trouvait feu son mari, sa grand-mère, son percepteur ou une quelconque divinité des bas-fonds.
- Répondez-moi, répondez-moi...
Un type sans dents la regardait et riait nerveusement.
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