Posts: 18,187
Threads: 413
Joined: Aug 2002
Reputation:
0
06-10-2010, 03:57 PM
(This post was last modified: 06-10-2010, 04:00 PM by Darth Nico.)
Exil #15
¤
Branche : CULTURE
Rapport Intelligences-Mécaniques : Névée - Sutra - Orgon
Retour sur guerre Autrelles. Evasion, accident, char. Capture.
Libération, armistice.
Affaire Mélian. Agitation anarchiste secteur Rotor 32. Technologie inconnue.
Cas en cours inspection : Antiphon.
Intrusion Extra-Lunaire Inconnue : augmentation.
Naufrages anciens.
Préparation : plongée...
¤
Repères exiléens universels :
SHC : 1
RUS : 2
IEI : 5
ATL : 3
Côte d'alerte : moyenne.
DOSSIER #15
Posts: 18,187
Threads: 413
Joined: Aug 2002
Reputation:
0
<span style="font-family:Palatino Linotype">EXIL
Qu'il fuie Exil
Le fou, la nuit
Quand la nuit brille
Et l'acier luit
La neige scintille
Le grand froid luit
Gel sur les villes
Mondes sans bruit
Forges et Exil
Tristes jumelles
Où s'enfuit-elle
La vie si belle
Qu'il fuie Exil
Le fou, la nuit
Quand la nuit brille
Et l'acier luit <!--sizec--></span><!--/sizec-->
Posts: 18,187
Threads: 413
Joined: Aug 2002
Reputation:
0
06-10-2010, 04:03 PM
(This post was last modified: 19-12-2010, 12:18 AM by Darth Nico.)
DOSSIER #15<!--/sizec-->
LA CONSTELLATION DE LA VEUVE<!--/sizec-->
SHC 1 - RUS 2 - IEI 5 - ATL 3
Les étendues d'Autrelles sous le soleil à l'agonie, ces terres glauques, boueuses, brumeuses, froides... Elles n'avaient, au yeux des soldats, qu'un seul charme, celui d'être de temps en temps à l'ombre d'Exil. Cette lumière noire projetée par la Lune était comme l'ange gardien des enfants de la Cité.
Il n'avait pas fait nuit depuis une semaine. Le soleil disparaissait enfin derrière les montagnes boursouflées. L'arrivée de ce soir tant attendu était un soulagement pour les prisonniers harassés du Stalag-IX.
Une partie de Manigance se jouait depuis des heures, sur un plateau habilement reconstitué, tout en bois, par les soins d'un ébéniste du 4e régiment. Les deux adversaires étaient du même grade, sergents. Dans le civil, ils étaient respectivement ingénieur et instituteur. Une vingtaine de soldats se pressaient debout autour de la table. Les trois soldats Autrellois qui surveillaient le bloc fumaient leur pipe. Ils ne comprenaient ce jeu, mais se prenaient à l'ambiance bon enfant.
Maréchal était dans son lit, fatigué par ces sept jours sans obscurité. Il essayait de trouver le sommeil.
La porte s'ouvrit, pour laisser entrer l'officier en charge de la surveillance des Exiléens, le lieutenant Anaeuzer :
- Bientôt heure couvre-feu !
- Oh, lieutenant, soyez bons ! La partie est presque finie !
Les deux joueurs étaient plus concentrés que jamais. Ils jouaient pour l'honneur d'Exil et pour l'honneur de leur corps de métier respectif.
Le lieutenant, qui connaissait un peu le jeu, jeta un regard vaguement curieux. Les Exiléens lui laissèrent de la place :
- Regardez, mon lieutenant... On joue à ça chez nous. On vous explique les règles si vous voulez...
- Je connaître un peu.
Il examina le plateau :
- Pions carrés pas bonne posture, déclara-t-il.
Tout le monde rit. L'ingénieur, qui avait les carrés, s'efforça de sourire.
- Le lieutenant est expert, hein les gars ? dit le soldat Kreuzfon, forgeron en temps de paix.
- Pour sûr, répondit le caporal Kourbary, ferrailleur de son état.
L'instituteur nettoyait ses petites lunettes. Lui et son adversaire avaient le menton dans les mains. Ils étaient profondément absorbés dans le jeu.
Il ne fallait pas laisser paraître qu'une tentative d'évasion venait de commencer, depuis l'autre bout du bâtiment.
Le major Faivre, lieutenant à la Brigade des Rues dans le civil, rampait dans la boue, avec cinq hommes épris de liberté.
Maréchal soupirait de son lit en pensant à eux. Où iraient-ils ? Ils ne trouveraient pas les troupes avant d'arriver sur la côte, située à trois jours de marche au minimum. Le 2e classe Garnain, célèbre monte-en-l'air, habitué des bureaux de SÛRETÉ, s'attaquait aux barbelés avec une lime à ongles, pendant qu'un complice creusait à la louche en bois, deux autres à la main. Faivre, accroupi, faisait le guet avec le sergent Calmont.
- Pressez, pressez...
- On fait au mieux, mais parole, dit Garnain, quand je me suis évadé du Château, j'avais mieux qu'une lime !
Deux soldats passaient en sifflotant l'hymne Autrellois.
Le lieutenant Anaeuzer consulta sa montre :
- Heure éteindre ! Hop !
Les Autrellois de garde s'approchèrent. Les prisonniers protestèrent :
- Oh, mon lieutenant !...
- Pas être votre lieutenant ! Etre votre vigile ! Éteindre lumières.
Les deux joueurs, déçus, soupirèrent. Ils se serrèrent la main. Tout le monde essaya d'enregistrer mentalement la disposition du jeu. On quitta la table. Il fallut regagner les chambrées rapidement, souffler les bougies jusqu'à la dernière.
Les Exiléens avaient une grande enclave pour eux, où les Autrellois venaient assez peu patrouiller la journée, se contentant de faire respecter le couvre-feu et les heures de repas. Le ferrailleur Kourbary vint s'allonger sur le lit au-dessus de Maréchal :
- Hé, vous croyez qu'ils ont réussi ?...
- C'est un baroud d'honneur au mieux...
- Ce sont de sacrés héros !
- Sûrement...
Maréchal s'enroula dans ses draps, incapable de trouver le sommeil à cause de ses yeux irrités.
Garnain s'allongea ; il finit de soulever les barbelés et put passer la tête.
- Si la tête passe, tout passe, souffla le sergent Calmont.
Les hommes se faufilèrent, le major Faivre passa en dernier. Ils coururent, coururent à en perdre haleine. Garnain fit un bras d'honneur au Stalag, maigre bâtisse qui se détachait à peine sur le ciel gris froid. Ils coururent, exaltés par cette liberté retrouvée, sur la plaine vide.
Le sergent ordonna une pause :
- Ne gaspillons pas nos forces. Au pas !
Ils voulurent se repérer aux étoiles :
- Je ne les reconnais pas ! dit Garnain. Ce ne sont pas les mêmes que chez nous !
- On se débrouillera sans elles, dit Calmont.
Les évadés connaissaient le petit bois proche du camp. Ils y étaient allés en patrouille surveillée, ramasser des branches pour le feu. Ils y trouvèrent quelques habits de rechange dans un tronc creux et du petit matériel de survie : allumettes, couteaux, du fil.
- Bon, ne perdons pas de temps, dit le sergent. Nous devons partir vers le sud-ouest. L'Espérance IV mouille là-bas.
Ils retrouvèrent le sentier de chasse dessiné il y a deux semaines par leur passage.
- Et nous irons danser à la côte aux oiseaux, hissez haut !...
- Boucle-là, Garnain, il va pleuvoir !
- Il pleut jamais dans ce pays pourri... Il neige... La bonne pluie de chez nous, ils connaissent pas ici. Ce que t'envoie le ciel ici, c'est de la neige et des grêlons. C'est juste fait pour rendre les sols stériles. Être sûr que rien ne pousse.
Ils faisaient très sombre. Ils avancèrent le long d'un marécage.
- Chut, vous avez entendu ? dit Calmont.
- Quoi donc ?
- Un appel...
Ils tendirent l'oreille. Quelqu'un appelait à l'aide, en Exiléen. Un soldat craqua une allumette.
- Éteignez ça, dit le sergent.
Les plaintes venaient d'en bas, des mares gluantes.
- A l'aide, par ici !
Ils discernèrent un homme, dans l'eau puante, enfoncé jusqu'aux épaules. Il tentait de s'appuyer sur la carcasse de son véhicule.
- Par ici la compagnie !
- On arrive, dit Faivre.
Une carcasse de char descendait lentement dans la mare. C'était un des premiers engins à chenilles, sorti fraîchement des usines de la Lune. Il n'en existait que quelques dizaines d'exemplaires.
- Par ici !
Garlain prit une grosse branche. Faivre s'y accrocha d'un bras, entra dans l'eau et tendit l'autre bras.
- Encore un peu, gémit le soldat prisonnier de la carcasse de métal.
Faivre prit le risque de lâcher la branche. Il avança jusqu'à être jusqu'à la ceinture dans l'eau et tendit les deux bras au pilote du char. Garlain entra dans l'eau pour tendre la branche, pendant que le sergent tirait Garlain par la ceinture. Le pilote du char se jeta dans l'eau, Faivre l'attrapa, prit son bras autour du cou et revint en arrière, prenant la branche tendus. Les deux autres soldats vinrent aider Faivre. Des insectes nocturnes crissaient, des oiseaux croassaient.
- Il y a encore mon copain là-dedans... Le co-pilote...
Garlain et Faivre virent l'homme inanimé, dans la carcasse à moitié submergée. Le char continuait de s'enfoncer peu à peu. Faivre retourna à l'eau, aidé de la même façon par Garlain et Calmont. Il fallut de longs efforts pour l'attraper et le tirer. Les deux soldats vinrent porter avec Faivre. L'homme, grand et fort fut enfin allongé sur la berge. Il reprenait connaissance.
Les cinq évadés s'assirent pour reprendre leur souffle.
- Il nous a donné du mal celui-là...
- Comment vous vous êtes retrouvés là ? demanda le sergent au pilote.
- Une mine... On a roulé dessus... Pas de gros dégâts mais les chenilles se sont bloquées. Impossible de freiner, de tourner. On a terminé là-dedans...
Faivre faisait recracher son eau au soldat inanimé.
- Je suis médecin et vous allez m'aider, vous autres...
Faivre appuya sur sa poitrine, lui fit de la respiration artificielle.
- Pauvre vieux Andreï, il en a bavé, dit le pilote.
Ledit Andreï reprit connaissance. Il recracha encore de l'eau, toussa plusieurs fois et se rallongea, épuisé.
- Nous voici tirés d'affaire, mon gars ! Au fait, je me présente : Tincle Gerenit, troisième DB ! Et vous, comment êtes-vous là ?
- On en a eu marre du Stalag, dit Garlain, alors on s'est dit qu'on allait prendre le bon air...
- Vous êtes des héros alors !... En promenade dans cette saleté de pays !
- On rejoint la côte...
Le copilote Andreï se réveillé, endolori.
- Et lui ? demanda le sergent.
- Caporal Andreï Turov, dit Gerenit. Mon copilote.
- Tu vas pouvoir marcher ? demanda Calmont.
- Il va bien falloir... gémit Turov.
- Qu'en dites-vous, Major ?
- J'en dis que malheureusement, nous n'avons pas le choix, répondit Faivre. Il va falloir le porter.
- En avant alors !
Faivre et le pilote supportèrent Turov, puis Garnain et un autre soldat prirent leur tour. La marche était éreintante. Le sol mou, boueux, le froid...
- Pas question de s'arrêter, on va geler sur place, répétait Calmont.
L'aube orangée ne tarda pas. Ils étaient sortis de la forêt, ils traversaient une plaine désolée. Ils avaient le sentiment d'avoir franchi plusieurs l'horizons, et c'était toujours le même ciel, le même paysage informe, inlassablement. Ils trouvèrent une route plus sèche, où ils virent des pas de montures. Ils firent une pause.
Ils ignoraient que l'alerte venait d'être donné au Stalag. Ils n'avaient pas entendu le hurlement de l'alarme, qui s'était perdu dans les bourrasques mugissantes.
- Ils y auront mis le temps, dit Maréchal.
- C'est bon pour nos gars ça, dit le ferrailleur. Ils ont beaucoup d'avance. Ces imbéciles ne les rattraperont jamais.
Le lieutenant Anaeuzer entra, furieux, accompagné de trois soldats.
- Vous vous êtes bien fichus moi ! gronda-t-il.
Les prisonniers se retenaient de rire.
- Très mauvais pour vous, très très mal !
Les estomacs des évadés gargouillaient. Ils burent le peu d'eau qu'ils avaient pu emporter. Il ne fallait surtout pas, dans ces moments, se mettre à cogiter, hésiter, penser combien leurs espoirs étaient maigres. Ils étaient engagés dans cette course contre toutes les patrouilles de la région, sur une terre inconnue, ingrate, hostile.
Ils reprirent leur marche. Ils avaient les jambes lourdes. Personne n'osait se plaindre. Les deux pilotes de char devaient la vie aux évadés, et ceux-ci l'avaient bien choisi. Ils commençaient seulement à comprendre la témérité de leur projet. En un sens, ils ne l'avaient pas tenté en mesurant leurs chances de réussite.
- C'est juste qu'il fallait le faire, répétait Calmont.
Ils arrivèrent devant un autre petit bois.
- Sergent, vous ne pensez pas que ?... commença Garlain.
- Si, on fera étape là-bas... Tout le monde en a bien besoin. Nous continuerons notre marche pendant les quelques heures d'obscurité.
Ils avaient choisi le plus mauvais moment pour partir : la saison des nuits les plus courtes. Ils le savaient, ils savaient aussi qu'ils ne pouvaient plus rester au Stalag. La captivité leur pesait trop.
Ils approchèrent du bois, impatients de s'y trouver un coin pour dormir.
- On va être comme des princes, s'exclama Garlain.
Turov arrivait presque à marcher normalement. Ils n'étaient plus qu'à quelques pas des arbres, quand des branches craquèrent. Cinq uniformes de la compagnie de l'est Autrellois en sortirent, puis encore cinq.
- Oh merde, soupira Garlain.
La troupe de soldats Autrellois posèrent un genou à terre et mirent les évadés en joue. Leur officier gueula quelques ordres dans sa langue. Il ne fut pas difficile de comprendre ses ordres.
- Nous devons avancer mains sur la tête, traduisit Calmont.
Ce dernier se présenta devant le lieutenant ennemi et le salua la main sur le front. Il lui dit quelques mots en Autrellois, qui firent rire l'officier.
- Il a le sens de l'humour cet Autrellois, dit Gerenit le pilote. Je parle un peu la langue du pays. Le sergent lui a dit qu'il avait l'honneur de mener les évadés du Stalag-IX. L'autre a dit qu'il était honoré de nous capturer !
- Tout le monde est jovial en ce pays ! dit Garlain.
On ligota les Exiléens aux poignets et ils furent attachés par une corde aux selles des cavaliers. La troupe se mit en marche, les montures au petit trot, les prisonniers forcés de courir. Ils contournèrent le bois et arrivèrent en vue d'un village.
Turov avait donné tout ce qu'il pouvait. Il tituba quelques pas et tomba.
- Arrêtez ! Arrêtez ! cria Faivre.
Le cavalier se retourna et jura.
- Le porter ! cria-t-il.
- Turov, debout, dit Faivre en lui mettant des petites claques.
Il le releva, et deux soldats le posèrent sur leurs épaules.
Le lieutenant cria quelques mots :
- Il dit que puisqu'on aime la marche, traduisit Calmont, on va y avoir droit...
Ils durent avancer d'un pas soutenu. Ils arrivèrent dans le village, épuisés. La population, des paysans vivant dans des huttes en bois, sortirent, effrayés. Les soldats mirent les prisonniers dans une des baraques et partirent à la taverne.
Les Exiléens, inquiets, usés nerveusement, ne purent veiller. Ils s'endormirent, déçus mais heureux d'avoir fait ce qu'ils avaient à faire. La nuit était tombée pour quelques heures quand les premiers se réveillèrent. Les femmes du village apportaient des linges et de l'eau pour nettoyer les contusions de Turov et Gérénit. Faivre les remercia et dit qu'il allait s'en occuper.
L'officier du village vint annoncer le lendemain que le lieutenant Azaneuer arrivait pour eux.
- C'est une victoire pour nous, dit Calmont. Ce n'est pas lui qui nous a eus !
Les hommes rirent et se serrèrent la main.
- Merci major d'avoir été avec nous, dit le sergent. Les deux pilotes vous doivent beaucoup et nous aussi.
- Si c'était à refaire, répondit Faivre, et d'ailleurs nous le ferons !
- Sûr, dit Garlain. Maintenant que j'ai pris le coup pour les barbelés !
Le lieutenant Anazeuer entrait, humilié, en compagnie de l'autre lieutenant, qui lui faisait bien sentir que c'était lui qui les avait capturés.
Les prisonniers furent de retour dans leur cher Stalag-IX deux jours plus tard. Ils entrèrent au pas, en sifflotant l'hymne de la Lune, repris en choeur par leurs compatriotes.
- Vive les héros !
Tout le monde lança sa casquette et les applaudit.
Le lieutenant sortit son pistolet et tira trois coups en l'air :
- Fini rigoler à présent ! Vous avez trahi hospitalité ! Désormais, bien plus de surveillance !
Ils comprirent qu'ils n'auraient plus un camp à part. On allait les surveiller de bien plus près.
Des renforts arrivèrent le lendemain dans le Stalag pour renforcer les clôtures.
- On repart à la première occasion, ne cessait de se répéter Faivre.
- Bien sûr, disait Garlain.
Turov en serait aussi. Et Gérénit et Calmont et les autres.
Le régiment affecté à la surveillance du camp arriva une semaine après.
- Il paraît qu'on va avoir droit aux chasseurs polaires, dit un des soldats. La crème de la crème...
Ce fut ce jour, qui resta dans les mémoires, où tout le monde fut aligné dans la cour, et où un régiment de l'élite d'Autrelles fit son entrée dans le camp. Ces soldats impeccables, inflexibles. Le capitaine de Portzamparc qui explique les nouvelles règles du camp, Maréchal qui baisse la tête, Faivre qui n'en croit pas ses yeux.
Des mois dans ce pays désolant. Faivre qui jure de repartir. Puis l'annonce d'une armistice pour bientôt, et le Stalag-IX qui commence à se vider.
Maréchal partit avec un des derniers convois. Faivre et Turov avaient sympathisé pendant cette captivité : ils retournèrent en Exil à bord du même navire. Ce fut le voyage de retour, sur des flots agités.
La porte d'Airain, le retour sur l'océan noir, cette divinité admirée et crainte. Les îles, et les pêcheries, le ciel toujours plus noir, plus orageux ; les fumées, la vapeur, le grondement continu et sourd des machines et enfin la masse monstrueuse, difforme de la Cité qui se dessine, ses mille gueules qui mastiquent les habitants.
Posts: 11,098
Threads: 141
Joined: Jul 2002
Reputation:
1
Posts: 18,187
Threads: 413
Joined: Aug 2002
Reputation:
0
Exil, on a un problème...
\
Posts: 18,187
Threads: 413
Joined: Aug 2002
Reputation:
0
08-10-2010, 04:44 PM
(This post was last modified: 19-12-2010, 12:30 AM by Darth Nico.)
DOSSIER #15<!--sizec--><!--/sizec-->
« Messieurs,
Ce n’est pas sans fierté que je me trouve devant vous aujourd’hui, pour vous présenter cette nouvelle édition du chef d’œuvre des services de CADASTRE, cette oeuvre unique en son genre, que vous attendez chaque année avec impatience, toujours plus nombreux. J'ai donc l'honneur de vous présenter le plan complet de notre Cité, entièrement remis à jour au cours de l’année 210 qui vient de s’écouler. [applaudissements]
Présenter le travail que j’ai eu l’honneur de diriger, c’est d’abord rendre leurs mérites aux équipes de dévoués collaborateurs qui ont une fois de plus arpenté notre Cité de fond en comble, qui n’ont pas oublié la plus petite passerelle, le plus discret escalier, la venelle la plus oubliée ni la ruelle la plus introuvable. Non, messieurs, je m'en porte garant, comme chaque année, rien ne leur a échappé. J’ignore la distance exacte, en cumulé, parcourue par les arpenteurs, messieurs, mais je parierais volontiers qu’ils auraient pu, en reportant cette distance en ligne droite, aller à pied jusqu’à Forge ! [rires]
Et ces fins limiers dont les pas n’ont pas oublié un pouce carré de la structure de notre Cité, ils ne faisaient que préparer -par leurs repérages, les croquis, leurs esquisses - le travail de nos équipes de dessinateurs, rivés à leurs tables avec constance, acharnement, dévotion. Combien de nuits avons-nous passé à revoir ensemble le tracé d’un boulevard, le parcours d’un tramway ? Combien d’heures passées pour appeler un concierge et savoir le nombre d’étages de son immeuble, un épicier pour vérifier la surface de son commerce, un mitier pour qu’il nous confirme le tracé d’une canalisation ?
Je n’oublie pas le travail de la troisième équipe, qui s’est attelée à la finition de l’ouvrage. Véritables artisans, et j’oserais le mot, artistes, ils ont gravé les planches que vous avez le plaisir en ce moment de découvrir. Leurs illustrations, leurs tableaux et leurs croquis font de ce compendium plus qu’une somme d’information : une véritable œuvre, qui trouvera sa place dans les rayons de tous les services publics, sur les bibliothèques des férus d’histoire ou d’architecture, de dessin ou de mécanique, de sculpture ou d’hydraulique, chez les amateurs éclairés et plus largement, chez les bons citoyen qui aiment leur Cité comme on aime un frère ou un père.
Hommage à toi, Cité d’Acier, que nous avons eu la prétention de recopier en deux dimensions -osant aplatir ta vertigineuse hauteur ! Hommage à toi, ADMINISTRATION, d’offrir à tes citoyens de quoi s’informer, découvrir, rêver et vénérer la plus magnifique œuvre jamais conçu par le génie humain ! [applaudissements] Tu es sans pareille, Cité d’Exil, et à vrai dire, ce n’est pas sans mélancolie que l’on songe que nul ne t’admire véritablement en-dehors de tes habitants. Comment les habitants de Forge pourraient-ils seulement reconnaître ta grandeur ? Tu es si loin d’eux, et quand bien même ils te verraient de leurs pays arides et glacés, ils n’auraient pas la hauteur d’esprit pour la mesurer, cette grandeur.
Aussi, je te vois, Cité d’Acier, comme un défi aux solitudes arctiques comme aux étendues infinies de l’espace, défi à la gravité et au ciel, défi à l’océan et ses tumultes, défi au temps et aux hommes. Rien de tout cela ni ne t’effraie ni ne peut t’user. Tu vis, et ni l’espace ni le temps ne peuvent te rabaisser. Puisses-tu croître toujours plus haut et voir naître bientôt d’autres Cités, tes petites sœurs, sur d’autres îles de notre lune, en attendant d’aller domestiquer les inhospitalières contrées de notre planète-mère, quand celle-ci aura su accueillir notre civilisation bienfaitrice !
Voilà ce que je désirais vous dire aujourd'hui. Permettez pour finir de remercier une nouvelle tous ceux -ils sont innombrables - qui ont contribué à cette nouvelle édition. Il ne me restera ainsi qu'à vous remercier de votre attention.[applaudissements] »
¤
« Vous venez d'entendre sur nos ondes larges la diffusion de la cérémonie annuelle de présentation... »
Maréchal tourna le bouton du poste. Il remit ses lunettes droites.
« Elles te vont très bien », lui avait dit tante Myrtille.
Il feuilleta quelques pages du compendium. Il ne vit pas d'erreur mais sut qu'avec un peu d'attention, il parviendrait à trouver la petite bête. Peut-être écrirait-il alors une lettre qui irait se perdre dans la masse de celles affluant chaque année aux bureaux de CADASTRE.
Il consulta l'heure et sortit taper à la porte du bureau de Faivre :
- Il va être l'heure...
L'inspecteur se leva. Ils mirent leurs manteaux :
- Morand, vous restez assurer la permanence.
On sentait le Scientiste grognon aujourd'hui, pour la plus grande joie de Faivre qui avait entrepris de dévergonder le jeune homme.
- Qu'est-ce qu'ils leur apprennent, dit l'inspecteur alors qu'ils marchaient sur le quai, à ces Scientistes ? Ils ne boivent pas, n'ont pas de femmes... Non mais franchement.
Maréchal ne dit rien. Il était en froid avec les Scientistes.
Ils s'arrêtèrent boire un café chez Gronski et sortirent quand le funiculaire -sa station était à deux pas- s'immobilisait en bas de son rail. Ils montèrent au quai des Oiseleurs, où ils étaient attendus par le commissaire Ménard.
Le patron de la Brigade Criminelle terminait d'expédier des papiers quand ils entrèrent.
- Asseyez-vous messieurs.
Il ne disait pas "les enfants". La rencontre allait donc être plus formelle. Et les deux inspecteurs sentaient au passage qu'ils restaient des étrangers à la Crim'.
- Alors, nous faisons le point sur Mélian, dit le commissaire en sortant sa blague à tabac.
Le cadre de corpole était en cellule depuis deux jours au Quai. Maréchal raconta l'enquête en quelques mots.
- A votre avis, demanda Ménard, il a agi sous influence ?
- On ne peut encore le prouver. Cependant, nous avons certaines raisons de penser que oui.
Faivre releva la tête, choqué. Pour lui, il était évident que Mélian était la victime de l'hypnose d'Antiphon. Il ne voulut cependant pas contredire son supérieur devant le commissaire.
- Je vois, dit ce dernier, que votre conviction n'est pas faite. Tout n'est pas encore joué. Mélian va repasser dans mon bureau une dernière fois. Puis son sort passera entre les mains de TRIBUNAL. Le juge d'instruction insiste pour le rencontrer rapidement.
"Cependant, son procès n'est pas encore ouvert. Il va falloir trouver un juge, convoquer des experts en psychologie, monter un jury. Nous avons un bon mois devant nous je pense.
- Qui sera le juge ?
- Berbrier, vraisemblablement.
C'était ça de pris : Mélian "échappait" à Tolin, le juge le plus dur de la Cité.
- A mon avis, dit Maréchal, Mélian peut échapper à la peine capitale. Mais il passera la fin de sa vie au Château.
- Au jury d'en décider, lui rappela Ménard.
"Si vous pensez que le vrai coupable est encore en liberté, il vous reste jusqu'au procès pour nous l'amener.
- Nous allons le trouver, dit Faivre, soyez-en sûr.
- Je le souhaite pour le prévenu.
Il les raccompagna à la porte :
- Bonne chasse, les enfants. Cette affaire paraît nébuleuse, et TRIBUNAL n'aime pas les situations trop complexes. Pour Elle, il serait plus facile que Mélian ait commis un double assassinat.
Comme les deux inspecteurs remettaient leurs chapeaux, Mélian, hagard, arrivait entre deux agents. Il sursauta en voyant les deux hommes :
- Maréchal ! s'écria-t-il. Vous leur direz que je suis innocent !
Faivre serra les mâchoires, révolté par l'injustice faite à cet homme. Maréchal dit seulement, froidement :
- Nous allons chercher cet Antiphon qui a pris la fuite. Alors, nous l'interrogerons.
- Allez, ça suffit, dit Ménard au suspect, tu entres.
Il le laissa passer et dit à ses inspecteurs de commencer sans lui.
- Je reviens dans un instant.
Le commissaire sortit prendre l'air dans la cour :
- Il reste aussi la fille, dit Faivre. Elle a avoué sa complicité.
- Une fille de rue à moitié cinglée, répondit Ménard avec une moue sceptique.
Faivre serra les poings.
- Allons, je vous laisse.
Le commissaire remonta par l'escalier vert-de-gris et disparut dans une demi-obscurité poussiéreuse.
- Je vais passer voir Lanvin, dit Faivre.
- Moi je redescends, dit Maréchal. De la paperasse à remplir.
L'inspecteur-chef découvrait les joies des charges de commissaire sans en avoir le traitement. La secrétaire était heureusement bien formée au traitement des papiers administratifs, ils avançaient relativement vite. Ils avaient malgré cela passé plusieurs demi-journées sur ces dossiers, et ce n'était pas fini.
Faivre entra dans les bureaux agités de la Brigade des Rues. L'inspecteur Lanvin, son ancien supérieur passait un crayon entre les dent, des papiers à la main. Il ne vit même pas Faivre et rentra dans son bureau. Il commençait à gueuler sur un suspect.
Faivre se fit petit. Il attendit dans le couloir. Il regarda distraitement les papiers punaisés sur le tableau en liège. Il s'approcha quand il reconnut un nom sur un entrefilet : Andreï Turov. Faivre prit le morceau de journal, le lut. Il claqua des doigts et se dit que...
Lanvin ressortait de son bureau, une cigarette à la main :
- Tiens, te voilà encore...
- Vous avez deux minutes, chef ?
- Viens...
Ils passèrent dans un autre bureau, où Lanvin sortit plusieurs caisses de dossiers.
- C'est au sujet de mon transfert...
Lanvin grognait, fouillait. Il arracha enfin victorieusement un papier à la pile entassée en bas d'une étagère. Il le lut en vitesse, puis dit :
- Alors quoi ? Tu ne te plais pas avec Maréchal ?
- Ce n'est pas ça mais...
Laivre s'assit d'une jambe sur le bureau et dit :
- Ecoute, Faivre, je serais toi, je n'insisterais pas trop. Si tu as été envoyé là-bas, c'est qu'il y a une bonne raison. En plus, dans une petite brigade, tu auras plus facilement de l'avancement, songes-y. N'oublie pas non plus que si tu te fais une réputation - excuse-moi - d'emmerdeur auprès des services du personnel, ça se saura et ils te le feront sentir tôt ou tard. Tu vois mon point de vue ?
- Oui, bien sûr.
Lanvin lui donna une tape sur l'épaule :
- Je suis sûr que tu fais du bon boulot, grand.
- Merci, inspecteur.
Faivre ne savait pas quoi penser. Il laissa Lanvin à ses occupations. Il frotta le haut de son chapeau melon, essuya le pommeau de sa canne et redescendit à Névise.
¤
Maréchal examinait le dossier Turov :
- Il était au Stalag avec nous, dit Faivre. Vous ne vous souvenez pas ? Le type qu'on a pêché dans le marécage...
- Ah oui, celui que vous avez extrait du char... Votre évasion lui aura au moins sauvé la vie...
Faivre ne releva pas.
- Il travaille aux chantiers navals, donc...
- Oui, c'est un chef mécano, expliqua Faivre. DOUANE l'a mis au bon poste. Parce qu'avant-guerre, il travaillait déjà sur les chantiers. Il a aussi pas mal navigué sur les Léviathan.
Les énormes bateaux de pêche, de véritables usines flottantes.
- Et sur Autrelles, ajouta Maréchal, l'armée l'a "collé" dans un de leurs chars qui se cassent pour un oui ou pour un non...
- On a sympathisé lui et moi au camp. C'est un bon, un sacré bon.
- Vous pensez que la Brigade Spéciale a besoin d'un réparateur ?
- C'est un homme de terrain. Il est débrouillard, il est costaud. Et voyez l'article sur lui : il a effectué un sauvetage très périlleux récemment...
- Une vraie bonne âme, dit Maréchal, placide et sarcastique à la fois -ce qui était chez lui le meilleur de sa forme.
- Non mais attendez...
- Je vous taquine, inspecteur. Vous savez bien que c'est le premier devoir d'un supérieur.
- Vous pensez qu'on ne peut pas recruter un agent de plus ?
- Si, bien sûr. Nous avons encore de la place. Et c'est moi qui manie les tampons. Allez donc le chercher, ce Turov, et s'il n'est pas ivre mort comme tous les marins à terre, faites-lui une proposition.
- Merci, c'est chic de votre part.
Maréchal lui dit d'aller, avec un air las d'homme trop généreux pour ce bas monde.
Faivre finit sa journée en classant des papiers. Il devait se résoudre à rester ici, Lanvin l'avait dit. Il décida d'aller tourner autour de Morand pour occuper sa dernière heure.
- Votre travail avance bien ?
- Oui, très bien, dit le jeune Scientiste, qui faisait le gros dos à son "tortionnaire".
Il entamait son rapport de stagiaire.
- Je peux jeter un oeil ?
Le Scientiste ne parlait ni d'alcool ni de femmes. Il flattait dans les formes convenues le bon et attentionné inspecteur Faivre.
- Très bien, très bien... Vous irez loin, mon petit Morand...
Faivre partit le lendemain matin très tôt à la cité portuaire. L'énorme avancée de la Cité sur l'océan ronronnait en permanence, des entrées et départs de navires, des chantiers, des trains de marchandises. Les ingénieurs avaient réussi à dupliquer certaines des machines-absurdes les plus simples, pour reproduire sur ce quartier artificiel l'automatisme du reste de la Cité. Faivre traversa les halles sales et grasses, longea les bâtiments des taxations maritimes et entra dans les bureaux des chantiers de DOUANE. Il lui fallut patienter dans plusieurs salles pour arriver à un guichet d'information, où il dut remplir plusieurs papiers et les apporter à un autre guichet, pour obtenir enfin le numéro du quai où travaillait Turov.
- Le chantier du quai 31. Sur votre droite en sortant et comptez cinq pontons.
¤
Posts: 11,098
Threads: 141
Joined: Jul 2002
Reputation:
1
Quote:Maréchal lui dit d'aller, avec un air las d'homme trop généreux pour ce bas monde.
Tellement vrai  Le monde ne me mérite pas
Posts: 18,187
Threads: 413
Joined: Aug 2002
Reputation:
0
09-10-2010, 10:41 AM
(This post was last modified: 19-12-2010, 12:41 AM by Darth Nico.)
DOSSIER #15<!--sizec--><!--/sizec-->
Des dockers installaient des tables au milieu du quai. D'autres arrivaient avec des banderoles et distribuaient des tracts de mobilisation. Faivre passa de l'autre côté du quai sans se faire remarquer. Il entra dans le grand hangar du quai 31, où une équipe s'efforçait de colmater des brèches dans la coque d'une vedette de DOUANES.
L'inspecteur vit Turov, en haut d'une grande échelle, qui revissait des plaques sur la coque. Le rescapé des marécages descendit de l'échelle et dit à un de ses hommes de continuer. Il retira ses gants et alla voir les plans du navire. Faivre approcha :
- Oh, soldat !
Turov se retourna. Il sourit et s'approcha :
- Comment vas-tu, Major ?
Ils se serrèrent chaleureusement la main. A ce moment, un groupe de dockers entra dans le hangar et cria :
- Camarades, l'intersyndicale vient d'en décider, c'est la grève immédiate -et reconductible !
Les sirènes se mirent à retentir partout sur les quais. Des centaines d'hommes abandonnaient d'un coup le travail. Ceux du hangar de Turov ne firent pas exception. Ils posèrent leur matériel, remirent leur casquette et sortirent rejoindre le piquet de grève.
- Fin du travail, fin du travail !
Les sirènes gémissaient de plus belle.
Turov soupira et invita Faivre à s'asseoir :
- On va avoir le temps de causer, dit l'inspecteur.
- Comme tu dis...
- Je vois que tu as une belle situation.
- Ouais, fit Turov, mi-figue mi-raisin.
- Chef de chantier quand même ! Belle promotion.
- Oui, bien sûr... Et toi, que deviens-tu ?
- Toujours dans la Maison... Je viens de changer de service... Tu te souviens de Maréchal ? Il était au Stalag avec nous. Maintenant, je travaille avec lui.
- Oui, son nom me dit quelque chose.
- C'est souvent les grèves par ici ?
- En ce moment, ça n'arrête pas... On accumule un retard... On a trois jours de calfatage à rattraper, et ça empire.
- Je venais te faire une proposition.
Les ouvriers étaient de plus en plus nombreux sur les quais. Certains discutaient haut et forts, d'autres murmuraient. Certains criaient des mots d'ordre. D'autres arrivaient avec des nouvelles qui mettaient tout le monde encore plus en colère. Des groupes s'assemblaient, entonnaient des chants révolutionnaires. Du brouhaha des conversations se détachaient des sentences à l'emporte-pièce.
- Cette fois, on est partis pour plus d'une semaine d'arrêt de travail.
- On ferme les frontières le temps de tout régler.
- Tant mieux, ça fera toujours moins de Forgiens chez nous.
- Et si on nous envoie la troupe ?
- La troupe, c'est nous je te rappelle. DOUANES. Si on bosse plus, la Cité est fermée, c'est tout.
Faivre et Turov discutaient au fond du hangar silencieux. Le mécanicien écoutait attentivement son collègue, autour de cette table minuscule dans ce décor pour géants, avec son rail pour navires, sa poulie, son treuil et tout l'atelier de réparation et ses précieuses machines-outils.
Nouveau coup de sirène dehors.
- Camarades, la grève est suspendue... Les négociations reprennent. Et nous, on reprend le travail.
- C'est de la trahison !
Les plus énervés menaçaient d'en venir aux mains avec les "jean-foutre" aux ordres des bureaucrates. Un groupe de chauffeurs de trains de marchandise arrivait en courant :
- Contre-ordre, camarades ! Grève reconduite ! Arrêtez tout !
- Il faudrait savoir !
- C'est une ruse pour casser le mouvement...
Le ton montait encore d'un cran. Deux métallurgistes s'empoignaient, avec une poigne qui aurait cassé les épaules d'un homme ordinaire.
- Répète un peu !
- Où tu étais quand nous avons cessé deux semaines le travail avant-guerre ?
- Tu m'accuses de me coucher devant les planqués des bureaux, c'est ça ?
- C'est pas moi qui l'ai dit...
Quelqu'un interpella Turov :
- Oh, chef ! Vous venez ou quoi !
- Qui c'est celui-là ? dit un autre en pointant Faivre.
Tout le monde soupçonna aussitôt l'inspecteur d'être un "jaune", un casseur de grève.
Il y avait du lynchage dans l'air. Turov intervint :
- Les gars, je vous présente un homme qui m'a sauvé la vie... Je conduisais un char sur Autrelles. On a sauté sur une mine, on a fini dans un marécage. Et j'y serais encore si Gustave Faivre, ici présent, ne m'en avait tiré.
- Et ensuite, on a fait le Stalag, ajouta l'inspecteur.
Les ouvriers étaient rassurés. Un autre chef mécano préféra calmer le jeu et encouragea les applaudissements.
- On aime toujours recevoir des patriotes par chez nous, monsieur.
Turov s'épongea la front :
- On va boire un verre, dit-il en parlant pour lui et Faivre.
- Bonne idée, tiens, dirent les grévistes en choeur.
- Hé, comme on sait plus s'il y a grève ou non, on va passer le temps au chaud.
Le bistrot du port fut vite plein. Ceux qui restaient sur le carreau allèrent consommer dans le zinc suivant. Faivre et Turov burent plusieurs pots. Le bistrot ne désemplissait pas. On allait, on venait. Les mots d'ordres circulaient, venus des quatre coins de la cité portuaire. Des opérations de blocage s'organisaient peu à peu. On votait des résolutions, on prévoyait un trésor de guerre pour tenir longtemps.
Entre deux verres, Turov dit à Faivre :
- Bon, j'accepte... Vous avez l'air fendards vous autres...
Ensuite, ce fut l'ivresse sans retour. Faivre lâcha le comptoir et s'écroula. Deux hommes le relevèrent. Faivre marcha jusqu'à une table, mit du temps à prendre la chaise, et s'assit. Turov, pris du fou rire, le rejoignit et lui resservit un verre. Il faisait très chaud dans le bistrot bondé depuis des heures.
¤
Quatre heures sonnaient alors que Faivre vomissait dans le canal de Névise. Il ne se souvint jamais comment il était remonté du port. Il entra chez Gronski, les yeux tissés de toiles d'araignées rouges, hagard, une mauvaise barbe qui poussait drue. Il s'assit, la tête dans les mains :
- Il va me falloir un gros café.
Gronski ne fit pas de commentaire. Il lui versa un bol de bon café brûlant. Faivre se brûla la langue. Il éternua. Il avait pris froid en traversant la Cité de nuit, avec le brouillard du port, et le vent du large... Il était "noir" comme son café.
Il arriva dans un état tragique à la porte de la Brigade. La montée de l'escalier fut cauchemardesque. Il dut s'asseoir plusieurs fois. Il réussit à mettre sa clef dans la serrure. Clarine le trouva dans la cuisine, pâteux, à moitié assoupi devant la cuisinière.
- Bonjour, inspecteur. Vous n'arrivez pas à... Oh ! vous ! Vous !...
Réalisant son état, elle l'empoigna avec une force que Faivre ne lui connaissait pas et l'envoya habillé sous la douche.
Elle claqua la porte et alla aérer la cuisine, qui sentait la vinasse.
- Clarine, épousez-moi ! gémissait Faivre en se déshabillant maladroitement.
La douche lui fit du bien. Il passa juste une serviette et sortit, les idées plus claires. Il alla dans le bureau de la secrétaire :
- Vous n'avez pas une chemise, Clarine ?
- Veuillez vous habiller avant d'entrer dans mon bureau, monsieur le satyre ! Ouste !
Faivre alla passer son pantalon :
- J'ai besoin d'une chemise, je ne plaisante pas... La mienne est tâchée.
- Non je n'ai pas de chemise pour homme, je regrette.
- Alors, je suis vraiment dans la m-
- Ah, chut ! Pas de grossièretés par-dessus le marché ! Venez...
Elle entra dans le bureau de Maréchal :
- Je sais qu'il a quelques affaires de rechange...
Elle ouvrit l'armoire :
- Voilà, je vais vous donner sa plus grande... Vous devez faire deux tailles de plus que lui... Tenez, inspecteur !
Elle lui plaqua la chemise sur la poitrine.
- Que ceci reste entre nous !
- Vous êtes une chic fille, Clarine.
- Merci, fit-elle, pas aussi sèchement qu'elle ne l'aurait voulu.
Elle sortit. Faivre essaya la chemise. Il la fit craquer aux coudes.
- Merde...
Il regarda l'heure : presque cinq heures. Maréchal arriverait dans deux bonnes heures, il n'avait jamais été là plus tôt. Faivre déplia son lit et s'y allongea. L'atroce mal de crâne revenait à la charge.
Faivre ignorait hélas que, dès qu'une enquête démarrait, Maréchal devenait tout à fait ponctuel. Il arriva sur les coups de six heures, le courrier en mains, rasé, parfumé.
- Bonjour, Clarine.
- Ah, bonjour... Cela fait plaisir de voir un homme présentable. Si vous avez le coeur bien accroché de si bon matin, je vous conseille de jeter un oeil chez Faivre.
Maréchal ouvrit la porte, intrigué. Il y eut tout de suite les relents d'alcool, puis la vision de Faivre allongé en chien de fusil, ronflant tout son saoul. Maréchal referma la porte, en regardant, très serein, la secrétaire.
- Quoi d'étonnant ? Il a passé la soirée avec des marins...
Morand arrivait.
- Vous allez avoir la paix aujourd'hui, lui souffla la secrétaire. Dans l'état où est Faivre...
Le Scientiste ouvrit la porte et la referma, satisfait.
- Venez dans mon bureau, lui dit Maréchal. Je vais regarder un peu vos dossiers.
C'était tout de même un stagiaire sous sa responsabilité. Il devait s'occuper de lui.
Faivre se réveilla vers huit heures. Il bondit de son lit en voyant l'heure. Il se précipita devant le miroir, s'aspergea d'eau précipitamment. Il entendait des discussions dans le couloir, ses collègues occupés, la frappe au chromatographe de Clarine. Il se mit du parfum, enfila son veston par-dessus la chemise craquée de Maréchal. Il ouvrit la porte doucement, fit ses premiers pas, avec une fragile dignité, comme s'il renaissait au monde. La secrétaire l'ignora, trop occupée à ses documents.
- Ils sont...
- Dans le bureau de Maréchal, oui, dit-elle.
Faivre resserra sa cravate, toussota et frappa :
- 'trez...
Morand et Turov se retournèrent, tandis que Maréchal fouillait dans ses dossiers.
- Bonjour, messieurs, dit Faivre, avec le sentiment d'être un épouvantail ridicule face à ses collègues au travail.
C'est alors qu'il réalisa que Turov était arrivé, avait fait connaissance...
- J'expliquais justement à l'ex-douanier Turov notre affaire du moment, dit Maréchal, qui était d'autant plus un reproche vivant pour Faivre qu'il ne faisait aucun commentaire sur son allure.
Faivre s'assit, en essayant de garder contenance.
C'est Turov qui brisa la glace. Il lui tapa dans le dos de son sauveur et recruteur :
- Tu as pris une sacrée cuite hier soir, dis-moi !
Tout le monde rit en choeur. Faivre devait accepter, c'était normal. Même Morand ne se priva pas. Il était un peu vengé des misères que Faivre lui avait fait subir.
- Bien, ceci étant dit, déclara Maréchal, nous avons du travail. Comme je l'expliquais au détective Turov...
¤
Posts: 11,098
Threads: 141
Joined: Jul 2002
Reputation:
1
10-10-2010, 09:11 PM
(This post was last modified: 10-10-2010, 09:11 PM by sdm.)
Haha c'est ce qu'on gagne à jouer à la picole avec les dockers
Posts: 784
Threads: 7
Joined: Jul 2007
Reputation:
0
Quote:' Wrote:Quote:Maréchal lui dit d'aller, avec un air las d'homme trop généreux pour ce bas monde.
Tellement vrai Le monde ne me mérite pas  - Je vous taquine, inspecteur. C'est le premier devoir d'un supérieur.
Maréchal il le vaut bien, comme sa Nelly. Et il a une grand mère chinoise ça c'est sûr.
|