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#13
#1
[font=Georgia]
EXIL #13




- Bon, on va commencer par le début. Nom, prénom ?
- Kassan. Josef. Trente-deux ans. Ancien pupille de la Cité.
- Profession ?
- Sans emploi. Réformé de la légion étrangère.
- Quelle région ?
- Scovié.
Le détective tape rapidement. Le grand homme mince aux yeux gris sourit :
- Tu ne me reconnais vraiment pas ?
- Je vous demande pardon ?
- Tu oublies d’où tu viens, Maréchal…
Le détective se trouble.
- Comment vous connaitrais-je ?
- Le Halo.
Maréchal frissonne.

L’inspecteur ouvre les yeux, fébrile. Il arrête les bandes magnétiques et les met à rembobiner. Il se lève, préfère se rasseoir.
Il y a dans le bureau du docteur une odeur rassurante de cuir et de vieux livres, qui flotte par-dessus les relents de flacons et de désinfectants.
Il voit l’horloge : cinq heures, h-35.

Maréchal retrouve le docteur Heims chez Emma, cinq heures avant.
- Comment vont portez-vous ?
- En un sens, plutôt bien, docteur. Seulement, je souffre de troubles de la mémoire.

Cristiana entre en scène pour son deuxième déshabillage. Le pianiste l’accompagne paresseusement, avec sa voix rauque de fumeur à la chaîne.
- Plus exactement, j’ai des souvenirs qui me reviennent…
- Vieux de combien de temps ?
- Trois ans. Et j’ai besoin de les reconstituer précisément.
- C’est un processus qui peut être long.
- J’ai besoin que ce soit rapide. Je n’ai que… quarante heures devant moi.
Il est vingt heures. Dans deux jours exactement, l’ultimatum du professeur Heindrich prend fin.
- Je ne peux pas tout vous expliquer, ce serait long, et chaque minute m’est comptée. Je vous le demande comme un service…

Ils arrivent chez Heims à une heure du matin. Le docteur met du café sur le feu.
- Asseyez-vous, déboutonnez votre chemise… Respirez fort…
Il passe le stéthoscope tiède sur la poitrine du policier et prend la tension.
- Vous êtes fatigués en ce moment ?
- Oui. Beaucoup de travail.
Le docteur regarde l’aiguille et fait une moue pour dire qu’il s’en serait douté.
- Rhabillez-vous.
Ils s’assoient au bureau.
- Ecoutez, Maréchal, je prends une certaine responsabilité…
- J’en suis conscient.
- Où en est votre syndrome ?
- Dernièrement, il s’est calmé. Je ne vous cache pas que ça risque de changer d’ici peu.
- Pourquoi croyez-vous cela ?
- Parce que je vais bientôt retrouver le responsable de mon état.
Heims sort un gros pot de liquide d’une armoire fermée à clef.
- C’est un produit qui n’est pas encore commercialisé.
- Je serai cobaye.
- Je ne voudrais pas que votre corps serve à la science dès demain…
- Je veux courir le risque.
- Le risque n’est en réalité pas mortel. En revanche, des troubles profonds de comportement…
- J’accepte.
- C’est un produit qui entre dans la composition de ce qu’on appelle populairement « le sérum de vérité »…
- Docteur, je m’excuse mais je suis pressé.
- Bien, soupire Heims.
Il est une heure et demie quand Maréchal s’allonge, torse nu. Le docteur vérifie sa seringue.
- Je vais vous faire une injection. Les effets durent environ trois heures. Au début, je vais vous aider en vous posant des questions.
- Secret médical docteur, n’est-ce pas !
- Evidemment. Ensuite, je vous laisserai parler au maximum. Mon appareil va vous enregistrer. Il est évident que je ne sais rien de ces bandes.
- Elles seront pour moi.

Il a fallu quelques minutes après l’injection. Heims appuie sur le gros bouton de l’appareil. Les roues se mettent à tourner lentement.
Maréchal délire un moment. A ces visions se mêle des images du passé. Il est secoué de pleurs irrépressibles. Son visage se tord de terreur. Heims doit l’attacher par les poignets.
En fin de délire, Maréchal gesticule sur la chaise, il crie qu’il veut partir, avec une voix d’enfant. Il retombe d’un coup. Un sommeil lourd s’ensuit.
Juste avant de se réveiller, Maréchal revoit brusquement sa cellule dans le Halo. Il tape aux barreaux. Dans la cellule d’en face, Kassan hurle. Des serviteurs emportent des enfants. Les lumières s’allument. Des pas : le professeur Heindrich.
- Allons chercher Antonin…
Le Scientiste approche. Maréchal est sorti de sa cellule, traîné vers la salle aux machines bizarres.
Heindrich lui ordonne de monter sur un siège. Maréchal voit le visage de Heims se superposer sur la silhouette du Scientiste.

L’inspecteur sursaute. Il est trempé. Cinq heures. H-35. Il se lève, troublé.
Le docteur est parti. Il a laissé un mot pour dire qu’il dort dans son appartement, de l’autre côté du couloir.
L’inspecteur préfère se rendormir sur le siège. Il met un réveil à sonner pour dans une heure.

Presque au même moment, les deux hommes du réseau Hadaly se penchent sur la carte du quartier des Eglues. Portzamparc pose son manteau. C’etst un appartement anonyme, dans un ensemble résidentiel d’ouvriers.
La pluie bat sur la fenêtre. Le plafond a des taches d’humidité. La peinture s’écaille aux murs.
- Cela va être serré à jouer, dit le petit gros.
- Tu parles ! dit le type roublard avec son éternelle cigarette éteinte.
Portzamparc regarde les rues sur le plan, en suit plusieurs avec le doigt.
- On peut compter sur combien d’hommes ?
- On en a quatre en réserve. Le chef dit qu’ils se tiennent prêts.
- Il veut jouer un gros coup, rigole le roublard. On ne joue pas petit braquet !
- Il nous reste combien de temps ? dit le petit gros en s’essuyant les yeux.
- Il est vingt heures, dit Portzamparc. Donc dans sept heures environ, le Somnambule sort. Autant dire que tout doit être bouclé dans cinq heures.

Les heures passent, à ressasser une stratégie.
- Donc, on reprend : Litvak et Frenz arrivent par l’impasse…
- Et moi j’arrive par là, en retrait…

Portzamparc va faire un somme sur le canapé. Il arrive le premier à Névise, aux alentours de 5h30. Il reste moins de 35 heures.
Maréchal se réveille chez Heims. Il remet dans l’ordre ses souvenirs. Il repasse les bandes rapidement. Il fait quelques arrêts quand il parle de façon continue. Il a parfois du mal à reconnaître sa voix.
Il rencontre Kassan trois ans auparavant, qui se fait arrêter exprès à Mägott Platz. Ils reconstituent ce qu’ils savent de Heindrich, dans le bureau du détective qui fait semblant de poursuivre l’interrogatoire.
- Je sais où trouver Horo, Antonin. Tu te souviens de lui ?
- Un costaud ?
- Il a joué l’homme fort dans un cirque quelques temps. Il doit travailler sur les quais ces temps-ci. Il se souvient de la cathédrale, dans les Filets.
- J’y suis allé dans ma jeunesse, ouais…

Ils montent dans les ruines. Les créatures sont là. Ensuite, cela devient flou. Ils sont capturés certainement. Maréchal attaché sur une chaise, Kassan et Horo à côté de lui. Deux imitations de Scientiste gardent l’entrée. L’inspecteur revoit quelques détails, des flaques d’eau à terre, une poutre effondrée. Il est à peu près sûr qu’Herbert est là. Il revoit sa tête. En revanche, le souvenir de Heindrich a disparu. Le professeur a réussi à manipuler sa mémoire pour lui faire oublier irrémédiablement son visage.

Maréchal est troublé par cette confusion dans son rêve plus tôt dans la nuit. Le visage de Heims sur le corps de Heindrich… Il quitte le cabinet et prend le tramway. A Névise, Clarine est arrivée au bureau. Portzamparc dit qu’il part répondre à une plainte. Pour une fois, il ne prend pas le ballon-taxi.

Le Somnambule sort de sa cellule. Il est presque 7 heures. On lui attache les mains. Plusieurs prisonniers crient, tapent sur leurs barreaux.
- Bon voyage, vieux !
Kassan réprime mal un sourire. Il voit par avance le gardien à son côté droit, une demi-heure plus tard, qui se fait abattre alors qu’il se tient sur le marchepied de la voiture. Il voit les grenades qui tombent, les hommes avec des foulards sur le visage, armés de fusils, qui jaillissent d’une porte ou d’une ruelle.

Il passe les deux grilles de la maison d’arrêt, respire l’air gris clair du matin. On le pousse dans la voiture. Deux hommes avec lui, un de chaque côté sur le marchepied. Les Pandores repoussent les journalistes. La voiture arrive à démarrer. Des coups de fouet.
Portzamparc et les Autrellois sont dans la ruelle. Ils mettent leurs manteaux de cuir, des gants, des foulards. Kassan se laisse bercer par les tressautements de la route. Il sait qu’il va y avoir encore un nid-de-poule, que la voiture va tourner.
Portzamparc glisse les cartouches dans le fusil, vérifie le chien. Les quatre hommes mettent leurs grenades en poche.

La voiture tourne, tremblante après avoir passé le nid-de-poule. Le type roublard est avec son fusil à la fenêtre d’en face. Il fait feu sur le convoi, le policier sur le marchepied droit s’écroule. Les grenades roulent en projetant leur épaisse fumée. Portzamparc reste en retrait. Les Autrellois attaquent, coups après coups abattent l’escorte. Ils ordonnent au cocher de descendre, l’assomment. Ils montent sur la voiture, fusils braqués. Un policier à l’intérieur tire et abat un des assaillants. Kassan se jette sur l’autre et passe par la porte avec lui. Les deux roulent dans la boue. Le policier se prend des coups de crosse ; on relève Kassan en vitesse. Des Pandores arrivent en renfort. Portzamparc sort de la ruelle et les abat. D’autres arrivent derrière. Les Autrellois arrivent en courant. Deux emmènent Kassan, le dernier reste et braque Portzamparc :
- Prêt ?
- Vas-y.
Il tire dans le bras du policier. Portzamparc recule en gémissant pendant que l'autre s'enfuit. Il s’appuie sur le mur :
- A l’aide !
Les Pandores arrivent et le trouvent, devant leurs deux collègues morts. Portzamparc leur pointe la direction opposée :
- Ils ont Kassan !
Portzamparc marche péniblement jusqu’à la voiture, aide les policiers à se relever.
- Je suis arrivé trop tard… J’ai reçu un appel anonyme sur cette attaque…

La fumée se disperse, révélant tous les corps. Des infirmiers d’une clinique voisine arrivent avec des brancards. Ils emmènent les blessés. C’est la cohue alors que l’équipe de nuit s’apprêtait à rentrer chez elle. Une belle interne s’occupe de soigner Portzamparc.
- Une chance que la balle n’ait pas pénétrée…
- Il était pourtant rapide ce salaud… Et il ne visait pas mal ! Dites, puisque j’ai encore un bras valide, vous pourriez m’approcher un parlophone ?
- Je termine votre bandage… Madame va être fière d’avoir un héros de mari !
- Elle va me dire que j’ai mis du sang sur ma chemise, ouais !

Portzamparc appelle chez lui. Il rassure sa femme :
- Non, non… Je garderai une belle cicatrice mais pas plus… Un simple bandage, oui. J’ai le bras en écharpe, c’est tout… Non, je ne reste pas. J’ai à faire… Ils seraient capables de me retenir une journée de traitement si je reste au lit !
L’inspecteur raccroche et appelle Névise. Les infirmières sont au petit soin pour lui. On lui allume une cigarette, on lui a préparé un bon repas.
- Mademoiselle Clarine ? Maréchal n’est pas encore arrivé ? Où est-il ce paresseux ?... Bon, j’ai eu un pépin, rien de grave…

Maréchal entre peu après que la secrétaire ait raccroché :
- L’inspecteur de Portzamparc est à l’hôpital !
- Coma éthylique ?
- Blessure par belle.
- C’est grave ?
- Il dit que non. Par contre, le Somnambule s’est échappé.
Maréchal dirait bien qu’il n’attendait pas mieux, venant de la Brigade des Rues et des Pandores…
- Que faisait Portzamparc là-bas ?
- Il m’a dit qu’il a été prévenu par un coup de fil anonyme…
- Une délation un peu tardive…
L’inspecteur s’enferme dans son bureau. Il n’a pas le temps de penser au Somnambule. Il tourne et retourne dans sa tête les souvenirs de sa capture dans la cathédrale. Ligotés sur une chaise… Le professeur entre et sort plusieurs fois. Il leur parle, à lui, Horo et Kassan… Herbert est là aussi…

Il croit se souvenir comment ouvrir un passage secret dans la cathédrale. C’est ainsi qu’ils ont dû faire il y a trois ans. Maréchal retrouve aussi un souvenir pénible. Il est attaché sur la chaise. Heindrich sort avec une pincette un moustique frétillant d’un bocal. Plutôt une sorte de libellule. On le force à ouvrir la bouche. Maréchal doit avaler l’horrible bête.
Sa haine contre Heindrich devient de plus en plus intenable à mesure que les souvenirs reviennent. Maréchal ne peut oublier ce moment d’écœurement quand il avale la bestiole, qu’elle frétille contre sa glotte. Il comprend que c’est l’ingestion de cette créature qui lui a effacé la mémoire. Il revoit les mains gantées de Heindrich. La pince qui saisit l’insecte, le sort d’un liquide gluant.

Il est 9 heures. H-31. Portzamparc sort de l’hôpital. Sa femme est venue le chercher, affolée. Le parlophone sonne dans le bureau de Maréchal :
- Ici, Svensson… Je voulais vous prévenir que nous avons bientôt fini…
- Vous avez passé une bonne nuit ?
- L’inspecteur Crimont a été très prévenant.
- Ne bougez pas, je monte vous chercher.
Maréchal vérifie ses munitions.
- Clarine, vous direz à Portzamparc que s’il veut prendre sa journée, je ne ferai pas de retenue sur sa paye !
L’inspecteur lève les yeux au ciel. Il a rétrospectivement peur pour son collègue. Ils sont la Brigade Spéciale. Ils pourraient aussi s’appeler la Brigade du Zèle ! Il entre vers 10 heures dans la cour du quai des Oiseleurs. La Brigade des Rues est en ébullition : l’évasion du Somnambule les met sur les charbons ardents. Les journalistes se massent devant la grille, il y a des juges au bout du parlophone, d’honorables citoyens malades de peur.
Maréchal pénètre dans les couloirs de la Crim’. Son entrée est remarquée. Quand la Brigade Fantôme se montre, c’est que la Cité va vivre des heures agitée. On se regarde d’un air interrogateur, tantôt moqueur, tantôt inquiet. Maréchal les ignore poliment. Il sent qu’il ne fait pas du tout partie de ce bâtiment. Il détonne dans le décor.
Il traverse les couloirs et prend l’escalier massif, au tapis bleu décoloré. Quatre étages pour arriver dans le monde à part de la Financière.
Il souffle dès le deuxième étage. Il entend un raffut pas croyable, des cris, des vitres brisées, un courant d’air et des papiers qui volent. Des gens sortent des bureaux et se précipitent dans l’escalier : des secrétaires, quelques suspects. Maréchal finit de monter en courant. Il arrive en haut, l’arme au poing. Des coups de feu ! Des coups de feu à la Financière !...

Maréchal entre dans les bureaux. Crimont et deux collègues tirent par une fenêtre, dont le cadre a été arraché violemment. Depuis combien de temps les gens de cette Brigade n’ont-ils pas tiré en dehors de l’entraînement ?
Les pauvres inspecteurs ne sont pas préparés à une telle attaque ! Deux honorables hommes d’affaires interrogés pour délit d’initiés sont blancs comme leurs chemises.

Il faut évacuer les locaux. Le vent a renversé les dossiers, fait voler les piles si bien ordonnées. D’un coup, c’est le chaos.
- Raconte-moi ce qui s’est passé, dit Maréchal.
Svensson et Herbert ont bien sûr disparu !

- Je n’ai pas bien vu, dit Crimont, je n’étais pas dans la pièce avec tes deux amis… J’ai juste vu, oh je ne sais pas te dire, mon vieux… Des créatures ailées, comme des anges noirs, aux visages repoussants, comme de la chair de poisson tu vois. Ils ont pris l’ingénieur et le chauve et les ont emportés avec eux. Ils avaient des mains crochues… J’ignorais l’existence de telles saloperies… Tu connais ça, toi ?
- Oui…
Crimont dit qu’il est désolé.
- Vous ne pouviez pas prévoir une attaque pareille, dit Maréchal.
La moitié des effectifs, rejoints par des Pandores, se lance à la poursuite des attaquants. Les policiers se font accueillir par les collègues de la Brigade des Rues, qui disposent des plus grands locaux. Deux Pandores viennent faire le pied de grue, pendant qu’on appelle des ouvriers pour poser une cloison provisoire. Il faudra des semaines pour tout remettre en état !
Maréchal visse son chapeau, salue la compagnie. Les journalistes pressent encore plus à l’entrée. Sans avoir vu l’attaque, qui s’est déroulée du côté opposée à la cour, ils ont entendu la vitre du quatrième exploser.
Maréchal se faufile par une petite sortie. Le funiculaire le descend à Névise. Il peine encore à prendre conscience de l’audace monstrueuse de Heindrich. Il s’en est pris directement au quai des Oiseleurs ! Audace qui a du reste payé. Il a Herbert et Svensson en otages. Il est onze heures. H-29.

L’inspecteur pousse la porte de la brigade, le visage fermé. Clarine craint tout de suite le pire. Linus travaille dans son bureau, ne s’est aperçu de rien. Portzamparc sort de la cuisine.
- Tu es là ? lui dit Maréchal.
- Comme tu vois…
- Et le Somnambule ?
- Evaporé… Herbert et Svensson ?
- Evaporés aussi. Qui a enlevé Kassan ?
- Je n’en ai pas la moindre idée. Herbert et Svensson… ?
- Je vais t’expliquer.
Les deux inspecteurs s’installent dans le bureau du commissaire.
- C’est Heindrich qui a enlevé Herbert et l’ingénieur.
- Il va nous appeler alors…
- On sait ce qu’il veut, ses données…
- Il va nous contacter pour après-demain soir alors ?
- Je crois pouvoir le coincer avant, Jeff… Dès ce soir…

Maréchal sent que c’est une chasse. L’hallali est déjà sifflé.
- Tu es en forme ? demande-t-il à l’Autrellois.
- Bien sûr ! Le bandeau et l’écharpe, c’est pour faire joli !
Portzamparc sait que Hadaly 20-52 a le Somnambule. Il sait aussi qu’il va quitter la Cité sous peu. Il se dit qu’il a bien envie d’un dernier « coup » avec Maréchal ! Comme à la grande époque !
- Bon, je te propose qu’on roupille cette après-midi. Ce soir, on monte dans les Filets. Tu connais ?
- Non, mais tu vas m’indiquer.
- C’est dangereux, Jeff… Ce ne sont pas des truands qu’on aura face à nous… Tu te souviens des créatures du souterrain ? On aura les cousins.
- Ils ont une tête pas honnête. On fera un boulot utile en nettoyant la Cité de ces gars-là.
- Alors au dodo ! Règle ta montre et mets ton réveil !

Les deux inspecteurs s’étendent dans leurs hamacs. Maréchal a donné son après-midi à la secrétaire. Ils n’ont rien dit à Linus. Le cliquetis des touches de son chromato est bientôt le seul bruit qui trouble le silence des bureaux.

Portzamparc se réveille le premier. Il enlève son écharpe en grimaçant. Maréchal s’extirpe de son hamac.
Il est 17 heures. S’ils réussissent ce soir, ils attraperont Heindrich avec une journée d’avance. Linus part chez lui. Les policiers ne lui disent pas ce qu’ils font le soir.
Corben les dépose aux Célestes vers 18 heures. H-22. Ils terminent par un chemin discret. Ils sont une petite heure après dans les ruines, à l’approche de la cathédrale effondrée.

Ils regardent le bâtiment, au fond duquel se cache peut-être Heindrich et ses secrets. Ils respirent l’air vivifiant des sommets. L’océan roule inlassablement. Les étoiles sont dans le ciel immobile. Ils allument une cigarette. H-21. Ils ont une bonne avance.

- Bon, Maréchal, ça m’a fait plaisir de travailler avec toi.
- Oui, moi aussi, Jeff, je crois qu’on a fait du bon travail, tout ce temps.
-
Il n’y a pas tellement plus à dire. Maréchal ne pense qu’à sa vengeance. Portzamparc se sent déjà loin de cette Lune. Tout a passé si vite. Ils croiraient qu’ils se sont connus la veille.
Oui, si vite, les nuits, les cafés, les enquêtes, les planques sans fin. Tout ce temps s’est enfui lui aussi, imperceptiblement.

Ils se serrent la main et descendent.
Ils ont une partie de leur matériel de mitier, pas rendu après l’excursion dans les égouts.
Maréchal ne tient plus d’impatience. Ils descendent en rappel au travers des arches coupées. Ils mettent pied sur le sol de marbre. Des statues d’ingénieurs et de bienfaiteurs philanthropes, solennels dans la pénombre, les entoure.

Maréchal recherche ses souvenirs. Comment ont-ils fait, avec Horo et Kassan, il y a trois ans ? L’inspecteur se perd entre les colonnes. Il entend une pulsation. Il comprend que c’est son propre cœur, qui tambourine. Des visions affluent. Il est dans une baignoire, dans une pièce nue. Une ampoule se balance au plafond. Il sort de la baignoire, une lumière passe par la fenêtre, éblouissante.
Maréchal a du mal à cacher son trouble. Il a déjà vécu cette scène. Non, il a déjà eu cette vision. La première fois, il y a presque trois ans. Oui, il revoit le soir exact. Il vient d’arrêter un truand sur Magött-Platz. Même qu’il s’appelle Pavel Sobotka. Le détective de Portzamparc arrive le lendemain.
Maréchal commence l’interrogatoire, Sobotka nie stupidement. Il va se coucher, Novembre continue à sa place. Maréchal dort dans son hamac, il se voit dans cette baignoire. Il en sort, lumière, il se réveille. Sobotka finit par avouer.

La capture de Maréchal dans la cathédrale doit se situer peu avant cette soirée. Il arrête Kassan. Ils parlent de Heindrich, retrouvent Horo. Descente. Ils sont capturés. Maréchal est attaché sur une chaise, on lui fait avaler l’insecte. Pareil pour Horo et Kassan. Les trois hommes oublient Heindrich, qui vient de gagner plusieurs années. Maréchal reprend son travail au commissariat, il a oublié. Il voit cette scène dans la baignoire. Sobotka avoue…

- Tu trouves quelque chose ?
Jeff promène sa lampe entre les colonnes.
- Viens voir par ici…
Maréchal ne sait pas quand a eu lieu ce bain tout habillé. Il sait qu’il lui reste des souvenirs à récupérer. Cette saleté d’insecte mange-mémoire.
Antonin reconnaît un motif par terre, une suite d’équations réglant la structure de base de la Cité, apprise par cœur par les enfants dès 9 ans !
On est bien dans la cathédrale du progrès. Il suit le motif des chiffres. Ils s’arrêtent au pied d’une statue, qui doit pivoter. Lorsqu’ils sont venus, il y a trois ans, Horo a été capable d’expliquer la logique de l’emplacement du passage secret. Maréchal, qui n’a jamais été une flèche en math, n’en a rien retenu, sinon l’essentiel. Lui et Portzamparc poussent la statue. Elle s’enfonce dans la niche et pivote. Pas besoin d’être une tête en calcul !
Une échelle descend dans une fosse. Une sorte de crypte, aux murs recouverts de chiffres. Ils n’y voient que grâce à leurs lampes. Ils promènent le faisceau. Ils avancent accroupis.
Un coffre est posé contre le mur de pierre. Portzamparc se met en joue. Maréchal a son arme en main. De l’autre, il soulève lentement le couvercle.
Un corps, Svensson. Il a une balle dans la tête. L’ingénieur a les yeux grands ouverts, qui brillent dans les deux faisceaux. Maréchal frissonne. Il lui ferme les paupières.
- Merde !
Maréchal a hurlé et son cri résonne.
- Sale fumier, sale fumier…

L’inspecteur a les larmes aux yeux. Il recule, tourne de rage. Portzamparc, plus froid, mais pas moins révolté, trouve une grosse enveloppe, ainsi qu’un papier tapé à la machine : « Après Svensson, il me reste encore un otage. Je veux mes documents avant demain soir à vingt heures. Pr. H. »

Pauvre ingénieur, qui croyait retrouver ses idéaux libertaires en rentrant dans la Brigade Fantôme…

Maréchal lit, puis déchire le papier en petits morceaux rageur. Portzamparc ouvre l’enveloppe : des chromatos de Linus et Maréchal dans la Cité de la Mémoire, différentes listes et transcriptions parlophoniques, établissant la responsabilité de la Brigade Spéciale dans le casse.

Il y a aussi deux enveloppes plus petites, chacune au nom d’un des policiers.
- Tiens, celle-ci est pour toi.
Ils ressortent de la crypte. Ils s’assoient dans la cathédrale, pour lire à la lumière de leurs lampes. Maréchal allume machinalement une cigarette. Dans l’enveloppe, des chromatos de lui avec Herbert et le Somnambule, quand l’inspecteur a fait sortir Kassan du repaire de Scientistes.
Portzamparc a une lettre, qui lui raconte en détails comment il a tué l’amiral, comment le Somnambule aurait pu en témoigner, qu’il a déposé chez un notaire une lettre dénonçant le policier, et que ce notaire vient d’être dévalisé, son coffre vidé. Heindrich est donc en possession des documents l’incriminant.

La grande horloge du beffroi d’Exil frappe ses vingt coups. H-20. Ils leur reste exactement une journée. Quand ils sortent, le ciel est couvert d’une immense envolée d’oiseaux qui rejoignent le large.
Ils prennent le téléphérique et aux Célestes retrouvent Corben. Maréchal appelle pour qu’on aille prendre le corps de Svensson. Ils se séparent, la mort dans l’âme.
- On va l’avoir, dit Portzamparc.
L’Autrellois monte dans le tramway.
- Emmenez-moi chez Heims, dit Maréchal à Corben.
L’inspecteur, fatigué de dégoût, d’énervement, de tristesse, entre dans le cabinet. Le docteur est en train de glisser des documents dans son coffre, et de le fermer à clef. Il n’est pas rassuré en voyant le policier, qui a l’air sauvage.
- Je vais avoir besoin de vos produits, docteur. Et la double-dose ce soir.
- Je sors ce soir. Je ne pourrai pas rester avec vous.

C’est vrai qu’il est en costume de soirée.
- Aucune importance, docteur. Je peux même vous signer un papier de décharge, au cas où…
- Inutile, inspecteur… Votre témoignage n’annulerait pas ma responsabilité.
Heims sort les flacons, les aiguilles. Maréchal regarde sa montre. Le SHC est monté à 6. Les indices RUS et IEI sont bas.
Heims tapote le bout de l’aiguille. Il prend la tension de l’inspecteur, lui laisse de l’eau, des analgésiques.
- Vous vous occupez du reste ?
- Oui, oui docteur.
Les deux hommes se connaissent mal. Depuis trois ans, le docteur est néanmoins très intéressé par le syndrome d’hypersensibilité. Maréchal ne lui a pas raconté bien précisément ses effets. C’est une expérience si étrange, si insaisissable. L’inspecteur s’allonge sur le fauteuil.
Des coups à la porte.
- A cette heure-ci, qui serait-ce ?
Maréchal se rassoit et prend son arme près de lui. Le docteur ouvre : deux hommes en gabardine lui montrent une plaque de police.
Des gabardines grises. Maréchal sourit, allume une cigarette et lance :
- Messieurs Jonson et Jonson, je présume ?
Le docteur recule, pas rassuré. Les deux agents entrent, sinistres serviteurs de la loi. Ils écartent doucement Heims. Ils sont comme chez eux.
- C’est gentil ici… Vous avez des horaires très chargées à la Brigade Spéciale ? Vous êtes obligés de vous faire ausculter la nuit ?
Maréchal remet sa chemise. Ces salopards d’OBSIDIENNE…
Ils s’assoient au bureau :
- On ne veut pas vous déranger, docteur. Si vous voulez terminer…
- Non, dit Heims, qui transpire dans son costume de soirée, j’ai fini, j’allais sortir justement…
- Vous devriez appeler pour dire que vous serez en retard.

Ce sont ces deux agents qui ont voulu coincer Portzamparc sur le dossier de Weid. Ils ont failli gâcher toute l’enquête sur le Somnambule. Et ce sont eux deux qui ont accumulé des dossiers longs comme le bras sur Jeff et Maréchal. Dossiers inutilisables maintenant, par décision de justice. Un sacré revers pour les « godillots crottés ».
- Que cherchez-vous donc, messieurs ?
- Un peu pareil que vous, inspecteur. Un terroriste du nom de Heindrich.
- Il n’est pas mort il y a quarante ans, lui ?
- Les Scientistes, comme les commissaires de police, ont souvent la peau dure. Vous le savez, parce que, à notre avis, inspecteur, vous auriez bien envie d’aller lui trouer la peau, à Heindrich.
C’est l’avis des gens d’OBSIDIENNE, Maréchal n’a rien à rajouter. Heims a reculé contre le mur et ne se sent pas rassuré.
Les deux Jonson croisent les bras :
- Vous jouez à quoi Maréchal ?
- Secret médical, messieurs.
- Vous avez tort de le prendre sur ce ton. Vous marchez sur nos plates-bandes et j’ai même l’impression que vous pissez dessus.
Maréchal ne nie pas non plus !
- Si vous savez où est le professeur Heindrich, dit-il, allons le chercher ensemble.
- C’est pour ça qu’on est là.
Le Jonson de droite se lève, une main sur le révolver qui est dans sa poche. Il s’approche de Heims et lui passe d’un coup les menottes.
Maréchal s’est levé.
- Reste assis.
L’autre en face fait deux têtes de plus, une épaule de plus de large. Et Maréchal n’a pas son arme à portée de main. Il se rassoit. Le pauvre Heims a perdu toute contenance.

Maréchal le regarde sévèrement.
- Depuis combien de temps êtes-vous traité par le docteur ?
- Ça vous regarde ?
- Répondez Maréchal, ou bien on continue chez nous.
- Depuis trois ans environ.
- Quel traitement vous a prescrit Heims ?
- Aucun traitement particulier, dit l’inspecteur. Je souffre de… d’insomnie, de surtension. Comme il est spécialisé en psychologie…
- Vous souffrez du Syndrome d’Hypersensibilité Chronique, inspecteur. Vous le savez pertinemment. Un mal qui affecte certains esprits trop influençables de notre Cité. Une maladie pour laquelle on vous envoie facilement à l’asile.
- C’est un syndrome, pas une maladie, proteste Heims, ça ne se soigne pas !
Le Jonson sourit aimablement au professeur et l’accompagne dans la pièce à côté, où il l’attache au radiateur.
- Tu te tiens tranquille ici, compris ? Pendant qu’on discute entre collègues.
Maréchal étouffe un juron.
- On continue. Vous êtes soigné depuis trois ans. Or, je vais vous apprendre quelque chose, c’est qu’il y a trois ans, dans votre commissariat, vous avez arrêté un certain Josef Kassan…
- Je sais, je m’en suis souvenu…
- Une autre victime des expérimentations de Heindrich, hein…
- Vous élucubrez, dit Maréchal. Vous n’avez aucune preuve.
Il les déteste parce qu’ils font du boulot mal fait et salement fait. Ils mettent leurs grosses pattes dans leur enquête à Portzamparc et lui, et dans son passé à lui Maréchal ! Ils sont dépités de se faire doubler par la Brigade Spéciale, alors ils essaient de rattraper leur retard grossièrement, de reprendre la maitrise du dossier. Les gros balourds…
- N’essayez pas de ruser, inspecteur.
- Qu’avez-vous après Heims ?
- Ce type est un charlatan, tous ses collègues d’université en sont persuadés. De plus, il vous soigne depuis trois ans. De plus, il y a trois ans, vous avez cherché Heindrich et il a disparu ! Restez assis, inspecteur, parce que j’ai une mauvaise nouvelle pour vous : Heindrich, c’est lui ! C’est le docteur Heims !...

Maréchal bondit !
- Vous racontez n’importe quoi !
Le Jonson s’approche, prêt à mordre et fait rassoir l’inspecteur :
- Un soi-disant spécialiste de psychologie, qui fait semblant de te soigner alors qu’il te transforme en cobaye, un type qui a suivi l’affaire du Somnambule, un type qui traite les mabouls…
- C’est faux ! hurle le docteur.
- Allez, terminé ! On l’embarque !
Les deux attrapent Heims et l’emmènent brutalement.
- On vous laisse pour cette fois, inspecteur, mais on se revoit très bientôt, croyez-moi.
Jonson touche son tapeau et remonte son col. Ils claquent la porte, embarquent Heims dans leur voiture. Maréchal ne sait pas quoi penser.

Est-ce qu’il a jamais eu face à lui en Heims un tortionnaire ?... Non, un docteur attentionné… Aurait-il été manipulé ? Et Heindrich se serait laissé escamoter comme ça ?

Portzamparc frappe à la porte d’un beau et vieux manoir, au cœur du quartier de Leclos-Villers. Ironie du sort bien sûr, car c’est le nom, à l’envers, de l’amiral tué par le policier. Un domestique l’accueille, lui prend son manteau.
- Ces messieurs vous attendent au fumoir.

Il est presque 1 heure. H-19. Portzamparc traverse des couloirs qui sentent l’encaustique. Il pousse une porte brillante de cire, silencieuse tant elle est bien graissée.
- Voici donc celui qui nous fait prendre tant de risques !
Des rires accueillent le policier. Ils sont tous là, une vraie coterie. Kassan dans un fauteuil, et ses yeux froids. Le petit gros et le roublard, autour d’une table, au bout de laquelle est assis confortablement un vieil aristocrate qui s’allume un cigare. Janas Prso.
Le nom revient aussitôt sur les lèvres de Jeff. Janas Prso ! Son adversaire à la Manigance au tournoi de Mägott-Platz, qui l’a battu parce que Jeff devait s’emparer de ce pion avec des microfilms et qu’il était insignifiant en termes de jeu !
- Ainsi c’est donc vous le chef de notre réseau…
- Enchanté de vous revoir, capitaine. Nous n’attendions plus que vous.
- J’étais dans les Filets…
- Ouais, dit le roublard, l’ami Kassan nous a mis au jus.
- Et avec vos intuitions miraculeuses, lance Jeff, rageur, vous ne pouvez pas me dire où est Heindrich ?

Eux sont de bonne humeur. Ils fument au coin du feu, boivent entre gentlemen –gentlemen à la manque en fait, sauf Prso. Ils sont bien installés. Portzamparc lui s’est senti humilié par Heindrich. De plus, il appréciait Svensson, et finalement, il pense qu’il a le droit d’être un peu attaché à Exil.
- Je veux retrouver ce sans-race…
Un salopard de Scientiste qui s’attaque à un capitaine des chasseurs polaires !
- Moi aussi je veux sa peau, dit Kassan. J’ai encore plus de raison que vous je crois.
- On ne va pas jouer à la compétition des victimes, réplique Portzamparc. On va simplement le trouver.
- Je dois vous dire, fait Prso, que vous partez demain très tôt.
- A quelle heure ?
- Kassan ne peut rester ici longtemps. Vous avez rendez-vous au quai 39 de la Vague Noire, demain à deux heures.
- C’est parfait.
L’ultimatum de Heindrich expirant deux heures avant, ce sera assez large pour le tuer et s’enfuir !
- Je vais me reposer, dit Portzamparc.
- Attends, dit Kassan, j’ai une information pour toi.
- J’écoute.
- Ton collègue rouquin, Linus, va être retrouvé aujourd’hui à sept heures par des hommes de Heindrich, parce qu’il a les données avec lui.
- L’inconscient ! Je pars le chercher…
Portzamparc remet son manteau :
- Et pour ma femme ?
- On va s’occuper d’elle, dit le roublard. On va faire ça comme des hommes du monde !
- Je compte sur vous, dit le capitaine de son ton le plus sérieux.

Il appelle Corben et le retrouve dans le bloc voisin. Ce n’est pas sans émotion qu’il songe que c’est déjà ses derniers vols dans la Cité.
- Linus est-il passé au bureau aujourd’hui ?
- Non, on ne l’a pas vu…
Le pirate a une planque dans un hôtel pas loin des bureaux de la Brigade.
Il n’y est plus. Le gardien de nuit dit que le jeune homme rouquin est parti dans la matinée, pressé.
- Il avait son matériel avec lui ?
- Il avait de gros sacs…
Portzamparc s’arrête pour réfléchir. La fatigue s’accumule. Il a vu tellement d’adresses dans la Cité qu’il finit par s’y perdre.
- Si, je sais…
Il pense à l’hôtel miteux dans Galippe, où Linus s’est caché après l’attaque de son repaire.

Autre hôtel, autre veilleur de nuit :
- Un rouquin ? Oui il s’est installé dans la journée, avec beaucoup de matériel…
- Il vous a paru comment ?
- Pas l’air dans son assiette… On voit du drôle de monde vous savez, par ici.
- Il est sorti ?
- Il doit faire la tournée des boîtes du coin.

Corben suit Portzamparc. Il est dans l’action, le pilote! Il faut retrouver le gamin. Ils entament une tournée des bars les plus crapuleux. Ils entrent dans des atmosphères criardes, dans des recoins pour solitaires miséreux. Ils font irruption dans des vies poisseuses, de types qui voudraient qu’on les laisse au bout de leur rouleau.
- Pauvres gens quand même, soupire Corben.

Ils retrouvent Linus dans une enseigne borgne.
- Vous cherchez une douceur, les chéris ?
Portzamparc fait briller son insigne sous le nez des filles, qui se reculent, refroidies. Linus dort la tête sur le zinc.
- C’est un ami à vous ?
- Oui…
- Il a bu comme jamais avant. Il ne tient pas la route, le bonhomme.
- Il vous a dit quoi ?
- Que des gens lui en veulent, qu’il doit se cacher… Parfois ils s’inventent des histoires pour ne pas dire que leur copine est partie.
- Lui a peut-être vraiment des ennuis…
Portzamparc secoue Linus.
- Oh, inspecteur…
Le pauvre a dû pleurer à s’en faire mal aux yeux. Il est pris de nausée et se précipite aux toilettes. Le serveur soupire :
- Je vais lui préparer un remontant.
Un café bien serré, avec quelques épices :
- Excellent pour éviter la gueule de bois au réveil.
Pendant que Linus se remet, Corben boit un petit verre.
- Vous ne trinquez pas, inspecteur ?
- Non, mais je veux bien un café.
Linus ressort, secoué de quinte de toux.
- J’ai lu ce qui s’est passé chez les flics… Svensson et Herbert disparus… J’ai eu la trouille.
- Tu n’as pas forcément eu tort. On va partir dans un coin plus sûr.
Il est quatre heures. D’après la prédiction du Somnambule, les Scientistes doivent retrouver Linus dans trois heures. Portzamparc ne prend pas de risque : Linus ne va pas jouer les appâts. Ils repassent à sa chambre. Le policier laisse un petit mot : « Rendez-vous dans 13 heures ! »

Maréchal s’est fait une injection. Il ne peut rien pour le docteur mais se promet de le tirer de ce mauvais pas. Pour cela, il faut arrêter Heindrich. Il n’a que ses souvenirs perdus pour reconstituer la vérité. Il s’est assoupi, il sent qu’il parle dans son sommeil. Les heures passent, dans un long rêve à moitié éveillé, épuisant par moments. Les bandes magnétiques tournent. L’inspecteur tousse, tousse encore plus fort, s’assoit. Il émerge dans le présent, après avoir plongé profondément dans ses souvenirs. Il se sent plus neuf. Il se frotte les yeux, boit un reste de café à la carafe. Il est 6 heures. H-14.
Il met les bandes à rembobiner. Il se les repasse en accélérant pendant les périodes de silence ou quand il a l’air de divaguer. Il aura le loisir de les écouter attentivement plus tard. Il fait des avances rapides et des retours. Il s’entend parler de son enfance, de ses parents, de son abandon. De ses jeux avec Gérald. Il prend une cigarette, hésite à l’allumer.

Il retrouve un passage où il parle de Kassan il y a trois ans.
« Il me dit alors que Heindrich avait à l’époque une femme c’est incroyable et qu’elle est encore en vie la vieille dame qui travaille dans une serre ce doit être terrifiant d’avoir été la femme d’un Scientiste j’ignorais d’ailleurs qu’ils se mariaient ont-ils des enfants cette femme doit avoir près de quatre-vingts ans… »
Maréchal se gratte la tête. Il allume une cigarette. Il repassa la bande.

« et qu’elle est encore en vie la vieille dame qui travaille dans une serre ce doit être terrifiant d’avoir été la femme d’un Scientiste »

Heindrich marié ? Ce ne serait pas Kassan qui a déliré en disant cela ? Ou Maréchal qui s'est fait un faux souvenir ?

La pauvre dame est-elle encore en vie ?... Il connaît l’emplacement des serres tropicales. Certaines sont tenues par les Scientistes, d’autres par des jardiniers de la Cité. Il y en a aussi quelques-unes qui sont privées. L’inspecteur prend ses affaires, rentre à Névise. Il retrouve Nelly, qui vient de se lever.
- Toi, tu es dans un état…
Maréchal voit dans la glace qu’il a une mine de déterré. La drogue de Heims. Il a le fond de l’œil jaune.
- Ecoute, c’est un peu dur pour moi, Nelly, je…
Il tombe sur le lit, effondré.
- Tu as bu ou quoi ?
- Pas une goutte…
Elle est furieuse qu’il ne lui dise rien. Il n’arrive pas à se faire écouter.. Il a mal à la tête, des aigreurs d’estomac, trop chaud… Il passe sous la douche glacée. Nelly consent alors à l’écouter. Elle lui donne un comprimé effervescent. Il l’avale en se bouchant le nez.
- Où j’en étais ?... Donc je me suis enregistré…
- Tu me l’as dit, oui, ensuite ?
- Il faut que tu m’aides, Nelly.
Il regarde sa montre :
- Il ne me reste que treize heures. Treize heures !
- Non mais attends, je ne comprends pas ! Tu vas chez tes collègues, tu vas voir ton patron, le juge, je ne sais qui et tu leur parles de Heindrich !
- Tu crois que c’est si simple ?
- Et il se passe quoi dans treize heures si tu ne lui files pas les données ?
- Rien de bon…
- Il va te trouver ?
- Oui, je pense. Où que je sois…
- Tu délires…
- Tu ne sais pas ce que j’ai vécu dans le Halo, Nelly…
Elle serre les poings, énervée, ulcérée même par l’attitude de Maréchal.
- Tu ne me dis rien, tu arrives comme un saoulard !...
C’est un peu long mais elle accepte de se calmer.
- J’ai besoin que tu ailles voir ces serres. Tu te fais passer pour une herboriste amateur, pour une bourgeoise qui aimes les fleurs, n’importe quoi, et tu retrouves une serre où travaille une vieille dame, de quatre-vingts ans ou plus. Il ne doit pas y en avoir deux.
- Et toi tu te la coules douce pendant ce temps ?
- J’ai besoin de dormir ! Il faut que je sois en forme ce soir.
Elle prend ses affaires et claque la porte. Elle est énervée, c’est bien, elle va passer cette énergie dans la recherche de madame Heindrich !

Maréchal prend le temps de réfléchir. L’arrestation de Heims n’a pas de sens. Les « godillots crottés » ont perdu les pédales, face à un cas trop perturbant, trop inexplicable. Pourquoi Heims aurait-il aidé soudainement Maréchal à retrouver la mémoire ? Ils révèlent ces deux Jonson qu’ils en savent beaucoup, c’est cela que Maréchal comprend. Il va devoir compter avec eux.

Portzamparc reste une partie de la nuit avec Linus. Ils arrivent à l’aube à Névise. Portzamparc apprend qu’il lui a bien évité le pire au gamin : il appelle l’hôtel de Galippe. C’est un Pandore qui lui répond. Un locataire s’est fait attaquer par des hommes mal identifiés, qui sont parvenus à s’enfuir. La victime est l’occupant suivant de la chambre où a logé Linus.
Le garçon a la gueule de bois. Il se passe la tête sous l’eau, tandis que Clarine lui prépare une tisane de grand-mère. Portzamparc va manger en vitesse un morceau au bistrot du quai.
Son dernier repas ici. Une bonne soupe, bien épaisse.
- Elle est bonne, hein ?
- Délicieuse.
Il appelle sa femme :
- Je vais rentrer tard. On a une enquête assez dure, elle tient à cœur à Maréchal. On se retrouve cette nuit… Je rentrerai vers 2 heures… Comment je peux être sûr ? Parce qu’on devrait coincer notre suspect vers minuit, voilà pourquoi… Oui, moi aussi…
Le patron lui offre le digestif pour la route :
- Merci bien.
Les hommes d’Hadaly vont bientôt arriver chez lui. Il croise les doigts qu’ils arrivent à surprendre sa femme, qu’elle n’ait pas le temps d’alerter les voisins.
Dernière traversée de ces quais étranges, sur lesquels s’échouent les algues du canal. Les palais sont au fond de l’eau, habités par les poissons. Portzamparc pousse la porte des bureaux. Maréchal vient d’arriver :
- Il faut qu’on parle, inspecteur.
Les deux hommes accrochent leurs manteaux. Ils passent dans le bureau du commissaire. Portzamparc se croit découvert, ou suspecté.
- Bien, voilà la situation, lui dit son collègue. Svensson mort, Herbert prisonnier de Heindrich… Linus menacé, nous aussi, nos familles possiblement également… C’est le professeur ou c’est nous, Portzamparc. Comme il est supposé être mort depuis longtemps, comme nous n’agissons pas du tout, depuis plusieurs jours, voire plusieurs semaines, de façon régulière… Tu me comprends.
- Oui, parfaitement.
- J’ai ceci dit une piste pour retrouver Heindrich. J’en prends seul la responsabilité. Je ne peux pas t’obliger à me suivre. Il ne faut pas seulement se débarrasser de lui, Jeff, il faut en plus effacer les traces… Et pour ne rien arranger, on se retrouve avec l’inspection des services sur le dos…
- Les deux Jonson ?
- En personne. Ils pensent avoir arrêté Heindrich, mais ils n’y connaissent rien. Pendant qu’ils vont perdre leur temps avec un innocent, on va prendre de l’avance. Je ne veux rien négocier avec eux. Parce que je les imagine capables d’arrêter Heindrich et de tenter de lui arracher ses secrets.
- Oui, ils aiment faire pourrir la situation.
- Donc pas question d’avoir ces boulets dans les jambes. Mais comme ils sont nuisibles, on joue aussi contre eux.
- Autrement dit, on est seuls.
- C’est bien cela. On ne peut compter que sur nous.
- Tu as dit que tu avais une piste.
- Oui, dit Maréchal. On va chercher madame Heindrich.
- Sa femme ?
Portzamparc est aussi étonné qu’amusé d’apprendre son existence.
- Ouais, pas sa mère… Elle tient une serre, si elle vit encore. Nelly est partie à sa recherche. Nous, on va faire la sieste pour être d’attaque ce soir.
- Ça me va.
Dernière sieste dans le hamac de la Brigade. Ils dorment jusqu’à 15 heures. Il reste alors 5 heures avant la fin de l’ultimatum. Corben a eu l’horaire et le plan de vol. Ses moteurs sont chauds. Il décolle dès que les policiers arrivent, chapeaux, imperméables et révolvers, pressés, encore mal réveillés.

Portzamparc profite de la vue de la Cité. Maréchal rentre de plus en plus en lui-même, replié comme un prédateur qui va bondir. Ils survolent les serres, débordantes de petites jungles exubérantes.
- Vous nous attendez Corben.
- Oui chef. D’ailleurs, je dois acheter des pots pour ma belle-sœur.
Ils retrouvent Nelly, qui a les bras chargées de paquets :
- Vous comprenez, pour ne pas paraître louche, j’ai dû faire quelques achats. Je suis certaine que vous avez encore des réserves pour les notes de frais.
- C’est l’inspecteur-chef qui a le tampon, dit Portzamparc.
- Alors, tu as trouvé ?
- Je pense bien. C’est une petite serre par là-bas. Elle est surveillée par des types avec de gros godillots…
Les deux policiers échangent un regard. La partie s’annonce plus difficile que prévu.
Ils traversent les jardins. Les agents d’OBSIDIENNE sont autant à leur place parmi des fleurs que des éléphants de mer dans une patinoire. Maréchal et Portzamparc jouent à ne pas les voir, alors qu’ils se savent bien sûr repérés.
Ils entrent par une petite allée de gravier blanc. Il fait humide et chaud à l’intérieur. Un automate humanoïde arrose les fleurs, un autre taille, un autre remue délicatement la terre avec une petite pelle. Une vieille dame, grande et bien en chair, avec un grand chapeau de paille, soigne une plante envahie de pucerons. Elle coupe quelques feuilles et nettoient les autres avec un coton-tige. Maréchal remarque plusieurs pots de cheveux d’anges. Des papillons volètent. Il remarque aussi des brûlesprits. Il recule, effrayé, instinctivement.
- Qu’est-ce qui vous fait sursauter ? dit la vieille dame sans se distraire de son travail. Je n’ai pas de plantes carnivores…
- Rien, rien, je repensais à quelque chose…
Il se souvient que c’est cette bête qu’on lui a fait avaler !
- Vous avez des plantes magnifiques, dit Portzamparc.
- Je les cultive moi-même. Toutes poussent ici. J’ai inventé plusieurs espèces… Vous connaissez un peu les fleurs ? Généralement, les hommes viennent ici pour leurs femmes…
- On ne peut rien vous cacher, dit Portzamparc en riant diplomatiquement.
Il pense alors à sa propre femme, qui a dû recevoir la visite du petit gros et du roublard.
Les deux hommes font semblant de s’intéresser aux plantes. Nelly réprime un sourire devant ces deux ignares qui jouent mal la comédie.
- Vous êtes établie ici depuis longtemps ?
- Plus de trente ans, jeune homme. J’ai quatre-vingt-deux ans et je m’occuperai de ces plantes tant que je pourrai.
- C’est admirable. Vous avez fait cela toute votre vie ?
- Non. Faites le compte, il y a plus de trente ans, j’avais la cinquantaine.
- Que faisiez-vous avant ?
Maréchal a parlé en policier. Il aurait voulu y mettre mieux les formes, s’il n’était pas à bout de patience. La dame le regarde, intriguée. Le policier préfère sortir sa plaque :
- Je suis sincèrement désolé de venir vous ennuyer…
- Vos collègues sont venus il y a trois jours. Ceux qui me guettent dehors.
Un point pour OBSIDIENNE . Sur ce coup, ils ont sacrément devancé la Brigade Spéciale.
- Je vais être obligé de vous poser des questions similaires, madame Heindrich… Car c’est bien vous ?
- Oui… Que savez-vous de mon mari ? Eux n’ont rien voulu me dire. On cherche encore ses secrets ?
- J’ai lieu de croire, madame, que votre mari est en vie.
Ses lèvres tremblent. Elle écrase un mouchoir sur ses yeux.
- Pardonnez-moi.
- Non, c’est moi qui m’excuse de vous infliger cet interrogatoire.
- Il est en vie ?
- Cela pourrait changer bientôt.
Elle retient son souffle, puis elle a un petit signe d’approbation.
- Cela ne vous chagrine pas ?
- D’une part, j’ai fait mon deuil depuis longtemps. Et je ne pense pas que ce soit une mauvaise chose.
- A l’époque, vous saviez ce que votre mari faisait ?
- Les gens de sa Caste sont très secrets.
- Ils se marient rarement avec des gens normaux.
- Bernardt voulait garder un pied dans la vraie vie. Mais dans le fond, il me méprisait. Je n’étais à ses yeux qu’une femme de chair, faible, passionnée, capricieuse. Sa froideur était terrifiante, et il était loin d’être le pire. Quand j’ai vu ses collègues…
Bernardt Heindrich. Le nom du monstre.

- Vous n’avez pas eu d’enfants ?
- Oh, non. Pour eux, avoir des enfants est dégoûtant. Parait-il qu’ils ont trouvé un moyen artificiel…
- Vous savez ce qu’il a fait avant de disparaître ?
- Il a tué un policier qui le cherchait, et qui était venu me trouver comme vous… Weid, c’était son nom.
- Votre mari et vous, étiez-vous souvent ensemble ?
- En fait, nous nous voyions peu. Je restais à la maison. Nous avions suffisamment d’argent pour vivre très bien. Moi seule profitais du confort, lui s’en moquait. Nous avions pourtant le matériel le plus moderne, un chromatographe, un automate…
- Vous étiez botaniste à l’époque ?
- Non, cette serre appartenait à ma famille. Disons que je m’en occupais un peu. J’aidais. Quand je me suis retrouvée veuve, je me suis remis à étudier. Puis à la mort de mes parents, je l’ai reprise pour en vivre.
- Ces cheveux d’anges, ils ont quelque chose de particulier ?
- Ils sont une espèce très vivace. Mon père en a déposé le brevet. Ce n’est pas une invention bouleversante, mais ma famille a encore l’exclusivité de cette plante pour vingt ans.
- Et les insectes volants ?
- Vous êtes observateur. C’est la seconde petite merveille créée par mon père. Ceux-ci sont particulièrement lumineux. Des scientifiques les ont étudiés. Ils ont découvert des propriétés étonnantes aux œufs de cette espèce, que la femelle porte sur elle pendant un temps avant leur éclosion. Ils seraient stimulants pour la mémoire.
- Je vois.
Maréchal ne préfère pas l’accabler : il ne va pas lui révéler que Heindrich a transformé, seul ou avec des « collègues », les cheveux d’anges en tueurs et les brûlesprits en instruments à effacer la mémoire !
- Vous ne savez rien d’autre sur votre mari, qui pourrait nous aider ?
- Pour moi, vous poursuivez un spectre, inspecteur.
- J’en ai bien conscience, mais pour nous, cet homme est en vie.
- Je le sais bien, soupire-t-elle.
Elle se lève et va ouvrir un placard au fond de sa réserve. Elle en sort une liasse de papiers.
- Voilà, ce sont des dossiers qu’il a laissé avant de mourir. De disparaître, disons.
- Merci, madame, vous nous avez été d’une grande aide.
Les deux policiers ressortent. Il est seize heures.
- Bon, je vais lire en vitesse ces papiers, dit Maréchal. Je pense qu’à minuit, si je n’ai rien trouvé, je serai au bureau.
- On peut se donner rendez-vous vers dix-neuf heures. On attendra tous les deux ce salopard.
- D’accord. Tu as une autre piste de ton côté ?
- Rien de mieux qu’aller attraper le Somnambule. Je me sens coupable d’être arrivé trop tard.

Maréchal soupire et dit pour lui-même :
- Ce n’est pas toi qui es arrivé trop tard, Jeff. C’est eux qui sont des bras cassés. Ils devaient transporter Kassan dans une passoire… Va vite les soutenir, qu’ils aient enfin un homme valide dans leur équipe.
Il consulte sa montre. Il est seize heures. H-4.
- Tu as trois heures pour attraper l’ennemi nº1 ! Bon courage !
- Merci, à tout à l’heure.

Maréchal et Nelly vont s’asseoir à un café. Un serveur l'appelle :
- On demande la brigade spéciale au parlophone...
L’inspecteur va dans la cabine.
- Ici Jonson. Il semble que nous partagions un goût pour les plantes tropicales.
- Bon, écoutez, dit Maréchal, je propose qu'on laisse de côté deux minutes la guerre des services... On veut Heindrich vous et moi...
- Nous allons faire parler le docteur Heims. De plus, nous surveillons depuis quelques jours un hôtel qui nous semble suspect. Le Saphir, dans Karel Kapek. Vous connaissez ?
- Je vois où il est, dit Maréchal. C'est pas loin de Mägott-Platz.
- Exact. On pense que c'est une planque de Heindrich. On ira ce soir avec Heims, on verra bien.
- D'accord. De mon côté, je crois tenir une piste. Rien de bien certain. Je peux vous retrouver au Saphir.
- On y sera vers dix-neuf heures.
- Je ne pourrai pas vous retrouver avant minuit.
Il raccroche et retrouve Nelly, qui a commandé. Il parcourt les papiers de la vieille dame. Bien lui en a pris, de le faire maintenant, sans attendre de revenir à Névise. Il découvre des schémas instructifs. Des indications pour accéder au repaire principal, sans passer par le chemin souterrain des tombeaux, trop gardé du côté du faux métro.
- Dis-moi, Nelly, tu as toujours ton « costume » ?
- Quel costume ?
- Celui pour incruster les soirées automates.
Elle n’apprécie pas la plaisanterie.
- Ecoute, j’ai besoin de toi. Là où je vais ce soir, ce sera sûrement plus animé qu’une soirée au Pandémonium.
- Je ne te comprends pas, tu as l’intention de faire quoi ?...
Quand les femmes ne veulent pas comprendre parce qu’elles trouvent que ce n’est pas bien !… Maréchal serre les poings, énervé de devoir se battre aussi contre Nelly.
- Ecoute, je vais retrouver le tortionnaire qui m’a séquestré quand j’étais môme. Mets-toi à ma place, tu ferais quoi ?
- C’est horrible… Tu n’as pas l’intention de le, de… ?...
Maréchal la regarde durement ; la colère lui dilate les narines.
- Je me rends bien complice de tes vols répétés en ne disant rien à personne.
L’inspecteur a parlé assez fort, trop pour que ce soit à voix basse, et ils sont dans une salle bondée.
- Tais-toi, tu es fou… Tu mets sur le même plan des, des larcins et…
- Tu voles des honnêtes gens. Moi je veux débarrasser la Cité d’un monstre. Quel est le pire ?
- Pourquoi tu n’as pas ordonné à Portzamparc de t’accompagner ?
Avec l’accent des bas-fonds de leur enfance, Maréchal murmure :
- C'pas un gamin d'rues.
Nelly regarde, triste, haineuse, dans le vide. Elle fixe la salle, les bourgeois dans leurs beaux habits, dans ce palais des glaces, avec les serveurs très adroits, les belles bouteilles d’alcool derrière le comptoir, les danses de couleurs, les jupes et les reflets.

Elle se lève, sort de la salle sans attendre. Maréchal met quelques pièces sur la table. Il la rattrape dans la rue. Elle s’arrange pour marcher deux pas devant lui. Il la suit, sans plus rien dire. Ils arrivent devant son immeuble. Elle fait comme si elle allait l’empêcher de rentrer :
- Tu veux faire de moi ta complice.
- Non. Pour qu’il y ait complicité, il faut condamnation. Il n’y aura rien de cela. Pas plus que lorsque Penthésilée a dérobé tout un rayon de bijoux au Bazar Moderne.
Elle ouvre la porte, rageuse, ne s’occupe pas de savoir s’il rentre ou non. Maréchal s’allume une cigarette pendant qu’elle passe dans la salle de bains. Elle ressort toute nue, effrontée. L’inspecteur se fait tout petit, il se prépare un café. Nelly revêt un justaucorps intégral. Elle noue ses cheveux et remet une robe par-dessus
- Viens.
Ils empruntent un passage discret, descendent un escalier rouillé, passent sur une corniche entre deux grosses usines. Ils arrivent dans un terrain vague sous un grand boulevard désaffecté. De lourds containers sont posés, certains debout, d’autres renversés. Nelly en ouvre un encore en bon état et solidement cadenassé. Elle sort une caisse elle aussi verrouillée, dans laquelle est rangée l’armure d’androïde.
- Il faudra un jour que tu m’expliques où tu as trouvé cela…
Elle ne répond pas. Elle tombe ses vêtements et commence à revêtir le costume de la voleuse la plus célèbre de la Cité. Elle accroche l’armure pièce par pièce et relie les jointures. En quelques minutes, elle est équipée.
Elle termine par le casque. Antonin a vu qu’elle pleurait avant de refermer la face de métal. Il a allumé une cigarette, il fait les cent pas. Il essaie de s’en détacher. Il lui reste maintenant deux heures pour aller au bout. Les indicateurs IEI et SHC sont montés à 7.
- Où al-lons-nous ? dit Penthésilée de sa voix saccadée.
Maréchal a entendu des sanglots mécanisés. Il doit serrer les poings, ne pas se laisser abattre, pas se détourner, face à ce qui l’attend, surmonter, pas se laisser attendrir, être préparé pour cogner, pour mourir…
Il écrase sa cigarette.
- Nous descendons à Rainure Saint-Polska.
Il sent qu’elle va protester. Maintenant, ça lui est égal. Le quartier sous Magött-Platz, presque désert, où ne viennent que quelques Scientistes.

Portzamparc est de retour au manoir de Janas Prso.
- Debout, Kassan, ce soir, nous sortons.
Le roublard est surpris. Pour une fois, il perd son air éternellement rigolard :
- Vous êtes attendu, Portzamparc. Vous ne pouvez pas…
Portzamparc réplique aussi sec :
- Un officier Autrellois est toujours à l’heure, monsieur.
Kassan se lève du canapé, souriant.
- Et pour ma femme ? demande le capitaine.
- On s’en est occupé, fiston.
- J’espère pour vous que vous l’avez bien fait.
Fini de jouer à être pote, à être bourru et débonnaire entre collègues espions ! A présent, Portzamparc part au front, comme un chasseur polaire. Il va monter à ces citadins décadents de quel bois on se chauffe dans les grandes plaines glacées ! Kassan prend une arme. Le roublard n’aime pas trop, Kassan lui sourit poliment, d’un air légèrement carnassier.
- Vous savez par où commencer ?
- On descend dans les tombeaux, on va tout retourner, on finira bien par trouver Heindrich et toutes les saloperies qu’il cache dans son repaire !
Evidemment, le roublard ne comprend pas pourquoi Portzamparc fait ça. Le chasseur polaire n’a pas besoin de lui expliquer. Il sait lui pourquoi il va chercher Heindrich qui ne le concerne en rien.
Un peu parce que c’est le flic en lui qui l’ordonne ; aussi parce qu’il le doit à Maréchal, qui a beau être un décadent d’Exiléen, qui est quand même ce qui fait de plus droit dans cette Cité du vice, et qu’il pourrait en fait le considérer, tout bien pesé, comme son ami.
Portzamparc appelle un ballon-taxi, pas Corben. Le Somnambule a mis une cagoule, assez justifiée par ce froid. Le pilote est étonné de la course qu’il doit faire.
Maréchal arrive aussi en transport à l’entrée de Rainure Saint-Polska. Il trouve une cabine de parlophone dans la rue. Il appelle Linus, conscient que c’est peut-être la dernière personne à qui il parle :
- Tout va bien de ton côté ?
- Oui, je crois avoir compris des choses sur ce que faisait Heindrich… Où êtes-vous ? C’est un peu long à vous raconter comme ça…
- Ne t’en fais pas. Tout sera bientôt fini.
- Rappelez-moi bientôt, hein…
- Ne t’en fais pas. Repose-toi.
Pauvre Linus, il en a bien bavé.

Maréchal et Penthésilée avancent dans Rainure. Ils retrouvent les rues biscornues où Herbert a vécu un moment, puis le repaire sinistre, derrière une falaise artificielle, où Kassan a été emprisonné. Ils arrivent devant le grand bassin de Pantion, découvert un soir d’excursion nocturne depuis Magött-Platz. Au milieu du bassin, il y cet îlot, avec cette machine absurde, des cadrans entremêlés, des courroies et des pompes qui puisent dans l’eau. On ne peut accéder à pieds secs. L’inspecteur, qui a l’impression d’un coup de connaitre le quartier comme s’il y avait toujours vécu, trouve un panneau de contrôle dans un poteau. Il feuillette les documents de Heindrich, ouvre un clapet et découvre un clavier alphabétique.
Il y a un code à taper, qui n’est pas mentionné dans les papiers. Maréchal s’arrête, agacé. C’est tout proche de lui, il sent qu’il peut trouver. Il regarde sa montre : il reste moins d’une heure. Moins d’une heure !

Portzamparc et Kassan payent le ballon-taxi et prennent le gros ascenseur. La cabine dans le tube de verre les descend en-dessous de la gigantesque Cité machine où s’affairent des milliers d’araignées mécaniques sur des machines incompréhensibles.

Ils continuent en courant sur le chemin des tombeaux. Les voilà au cœur des fondations de la nécropole, entre les bâtiments où repose la race éteinte qui asservit jadis les humains pour construire ses dernières demeures.

Maréchal tapote nerveusement sur le poteau. Il se concentre, l’heure tourne, tic-tac obsédant. Nelly regarde, elle n’a pas plus d’idée que lui.
Maréchal tape un coup plus fort. Il a trouvé, c’est tout simple. Il y a neuf lettres à taper : S, H, C, R, U, S, I, E, I !

Un voyant vert s’allume. Un mécanisme gronde. Le bassin se met à remuer, l’eau s’agite. La machine se met à pomper et tous ses engrenages tournent de plus en plus vite. Un rail émerge de l’eau, juste devant la rive. Un sifflement lointain, puis l’eau entre en ébullition. Un tramway arrive par le rail sous-marin. Il jaillit de l'eau. Il a l'air interminable, avec ses six wagons. Il s’arrête devant Maréchal et Nelly. Le s portes s'ouvrent. Ils montent dedans. Ils sont seuls.
Une sonnerie, la rame se met en marche et plonge. Elle descend profondément sous l’eau. Elle accélère, s’enfonce dans un tunnel. Elle passe à la station Abattoir, qui n’est toujours pas ouverte au public. Elle va encore plus vite, s'enfonce dans les profondeurs. Maréchal voit le commissaire Weid assis sur la banquette d’en face. Ils arrivent dans le canal de Névise, ils passent entre les palais recouverts d’algues et de coraux. Le rail bifurque, ils entrent dans un palais au coeur de la cité noyée.

La rame ralentit. Une porte s’ouvre, elle repart et s’arrête dans un couloir inondé. L’eau commence à se vider. Bientôt, l’énorme sas est à sec. Les portes s’ouvrent toutes dans un bruit de soupir.

Maréchal et Nelly sortent, impressionnés de se retrouver dans les entrailles de ce palais inconnu. Ils sont dans une grotte sous-marine, avec de faibles lumières outremer, des rougeoiements, des tons verts dégradés, des cristaux multicolores fichés dans des parois de pierre. Ils montent à une échelle, à une corniche naturelle. Ils passent un autre sas, deux fortes portes en acier qui s’ouvrent verticalement devant eux. Ils entrent dans une pièce froide. Des chromatographes et des ordinateurs ronronnent. Une douzaine de cercueils sont alignés. Ils sont en métal blanc, avec une vitre. Maréchal recule en découvrant que plusieurs sont occupés. Le verre est gelé.
- Ils sont en hibernation, dit Nelly.
Maréchal ne reconnait aucun nom, sauf sur le dernier cercueil, qui est vide : B. Heindrich. Ils entendent du bruit dans le sas d’arrivée du tram. Ils vont voir et reculent : des dizaines et des dizaines de créatures de Heindrich arrivent par une autre porte ! Ils avancent vers eux, ils montent à l’échelle comme une colonie d’insectes.
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#2
Enormissime, grandiose, quel finalaime2
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#3
héhé journée relecture de résumaÿs pour moi.

Cette première campagne d'Exil envoyait quand même grave du lourd, c'est rare de découvrir complètement un univers dans un nouveau JDR. En tout cas, Jeff reprendra du service pour la fin de campagne de la saison 2, attention aux yeuxbiggrin
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#4
Rien ne peut enrayer la décadence de la Cité, à part l'arrivée d'un charismatique conseiller culturellol
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#5
Ce résumé était fait sur un seul long message, et je viens de voir que toute la fin a été coupée lors du changement de forum Totoz
Bon, heureusement, j'ai une copie du texte, je vais pouvoir remettre la fin.

Mais si ça a coupé sur d'autres longs posts dont je n'ai pas la copie, est-ce que tu as des back-up de l'ancien forum, Seb ? Mellow

Je remets la fin ci-dessous.



L’inspecteur est paralysé par la peur. Penthésilée l’attrape par la manche. Les créatures avancent résolument, sans courir. Maréchal voudrait crier, mais le monde est devenu vide et silencieux. Nelly le traine aussi vite qu’elle peut. Ils se retrouvent acculés au mur. Une centaine de ces ersatz d’hommes s’approchent. Ils sont tous identiques, avec leurs visages inexpressifs, leurs petits yeux noirs. Maréchal se plaque contre le mur. Il voudrait s’enfoncer dans la matière. Penthésilée se jette sur les monstres. Elle frappe dans le tas, elle en projette plusieurs à bas de la corniche. D’autres arrivent, toujours plus nombreux. Maréchal n’entend pas, ne voit plus. Nelly commence à être débordée, il la voit danser parmi les spectres, de plus en plus lentement. Il s’appuie sur le mur, qui s’ouvre d’un coup. Derrière un couloir. Ils y entrent en courant. Le mur se referme derrière. Les créatures le défoncent à coups de poings. Elles passent par-dessus les décombres et les unes par-dessus les autres, elles s’entassent, rampent, se relèvent, se gênent, avancent en tas.
Maréchal et Nelly s’enfuient. D’autres murs s’ouvrent. Maréchal se remet à voir en couleurs négatives. Il est ébloui par la noirceur. Les murs s’ouvrent les uns après les autres. Un dernier couloir tout droit, immense, s’ouvre à eux. Au bout, une cabine d’ascenseur éclairée. Maréchal voit la lumière éblouissante avancer vers lui. C’est Nelly qui le tire encore, qui l’appuie sur son épaule et accélère. Les voilà entraînés comme à jamais dans un tunnel noir. Il a refermé plusieurs murs mais les créatures les fracassent. Ils tombent à genoux dans l’ascenseur. Penthésilée sort une grenade de sa cuisse. Maréchal se relève et appuie sur le bouton. Ils démarrent et sentent la grenade exploser sous leurs pieds. L’ascenseur monte très vite. Maréchal se remet à voir normalement.

Portzamparc et Kassan sont dans les couloirs du faux métro de Heindrich. Des créatures les assaillent. Ils se sont mis dos au mur et vident leurs pistolets sur ces choses inhumaines. Une dizaine git à leurs pieds. D’autres hésitent. Ils rechargent dans la précipitation et ouvrent le feu sur les autres. Elles s’abattent mollement.
L’ascenseur ralentit. Les portes s’ouvrent.
Il pleut, il vente. Une ruelle ordinaire. Maréchal et Nelly avancent pas à pas. Un quartier endormi Des nuages torturés s’étirent dans le ciel, qui ont avalé les étoiles. Forge disparaît derrière une masse noire et compacte de ces nuages. La fine pluie tombe et chante comme du cristal en frappant le pavé. L’hôtel Saphir, dans le quartier de Karel Kapek, est une construction monolithique, plus d’une vingtaine d’étages, des centaines de chambres, toutes identiques.

La façade est sombre, pas une chambre n’est allumée, les rideaux sont tirés, noirs.

La grosse enseigne éteinte reste immobile face aux rafales de vent qui hurlent dans l’allée. Maréchal regarde l’heure : encore dix minutes.
Les créatures commencent à sortir de l’ascenseur. Maréchal fait face. Ils vont être rattrapés. Il a les yeux exorbités. Il se sent statufié. Les monstres sont de plus en plus nombreux. Soudain, ils s’arrêtent pour regarder au-dessus d’eux : une passerelle située vingt mètres plus haut vient de se détacher. Elle s’écrase sur eux dans un bruit assourdissant. Maréchal et Nelly reculent face à ce monstre en acier, qui meurt dans une agonie déchirante. Des fenêtres tombent en pluie de verre, le métal déchire les façades, enfonce la chaussée.

Ils voient une silhouette sortir de l’hôtel. Le docteur Heims.
- Inspecteur !
Il court et trébuche. Il se relève, égratigné au genou. Il a des contusions au visage.
- Inspecteur !
La passerelle finit de crouler. Des mains liquéfiées en sortent, quelques bouts de membres.
Maréchal prend son révolver avant d’approcher le docteur.
- Inspecteur, je vous en supplie, vous devez comprendre… Je n’ai rien à faire dans cette histoire.
- Où sont les deux Jonson ?
- Dans l’entrée, là-bas… Ces monstres…
La passerelle grince encore, quelques gémissements… Nelly relève Heims. Ils approchent. Deux corps sont étendus dans la réception sinistre. Les Jonson. Ils sont englués dans une poix épaisse. Etranglés par cette matière caoutchouteuse.
- Je vous assure, inspecteur. Nous avons été attaqués.
Bruit de ferraille. Les premières créatures ont franchi la passerelle.
- Venez…
Ils prennent un escalier. L’hôtel est décrépi, sale, délabré. Ils montent trois étages, regardent par les ouvertures sans fenêtre. Les créatures entrent. Plusieurs sont dans l’escalier. Ils continuent leur montée. Penthésilée lance une grenade. Explosion. Dans presque chaque chambre, Maréchal voit le commissaire Weid assis sur un sommier, qui le regarde sévèrement. Certaines pièces sont des salles d’eau avec de vieilles baignoires en fonte.
Une des créatures plus rapide que les autres surgit de l’escalier. L’inspecteur lui décharge son pistolet dans la poitrine. Elle tombe dans un bruit de gargouillis. Ils arrivent au dixième étage, épuisés. Ils ne pourront pas les retenir longtemps. L’inspecteur sort sa montre : il reste trois minutes.
- Penthésilée, pars.
- Pardon ?
- Tu as l’équipement pour leur échapper. Moi je continue.
- Mais il n’y a personne !
- Si, Heindrich est ici.
Il n’a plus le temps de discuter.
- Et lui ?
Le docteur est blafard. Maréchal sent le léger cliquetis de la trotteuse qui termine son tour de cadran.
- Tu l’emmènes avec toi.
Heims n’ose rien dire. Nelly le prend par la taille. Elle monte sur le rebord de la fenêtre, lance un grappin. Elle laisse ses grenades à Maréchal.
- Merci. Rendez-vous dans notre paradis…
Elle lève le pouce pour dire qu’elle a compris.
Il met les grenades en poche, recharge avec ses dernières balles. Nelly décolle en serrant Heims. Elle remonte les quinze étages en quelques instants et s’accroche au toit. Maréchal est seul. Il dégoupille une grenade, la lance dans l’escalier. Il lui reste une minute. Il court au bout du couloir. Explosion, secousse. Des bouts de peinture tombent, les murs sales tremblent. Une créature surgit par une vitre. Maréchal l’abat de deux balles en pleine tête.

Il trouve une chambre, avec une grande psyché intacte, brillante dans les lueurs orageuses. Il reprend son souffle. Les monstres envahissent le couloir. Maréchal caresse le miroir, dont la surface se brouille comme un rideau de fumée. Il lui reste deux goupillons à enlever. Il tire dessus, lance ses gros fruits métalliques, qui roulent avec un bruit métallique. Les monstres entrent, masse noire informe, Maréchal saute dans la fumée blanche, il est minuit pile, il sent la chaleur de l’explosion. Il passe dans une grosse bulle d’eau, il tombe, tourne et plonge dans l’eau. Il se cogne sur un fond très dur. Il sort la tête, s’agrippe aux rebords d’une baignoire. Il glisse, replonge dans l’eau, affolé. L’ampoule se balance au plafond. Sa main passe sur une bonde, il tire dessus, elle vient. L’eau commence à dévaler dans la canalisation. Maréchal respire. Le carrelage vert. Il se relève à la force des bras.

Il y a une petite pièce à côté. Par la fenêtre arrive un rayon éblouissant. Maréchal fait quelques pas en se protégeant les yeux. Quand il s’est habitué à la lumière, il voit trois hommes devant lui. Non, deux sont des horribles créatures, qui entourent un petit homme chauve.
Herbert :
- Bonsoir, Antonin.
Sa voix est très calme. Maréchal répond doucement :
- Bonsoir, docteur Heindrich.















Les deux serviteurs s’avancent et le ceinturent facilement. Ils le font mettre à genoux, lui baissent la tête. Maréchal pleure de rage.
La poigne du monstre va lui briser la nuque s’il s’obstine à vouloir regarder le professeur en face.
- J’apprécie ta ponctualité, Antonin.
- Vous ne vivrez pas une heure de plus.
- Tu te trompes, Antonin. Je vais vivre encore longtemps. J’ai tué les policiers d’OBSIDIENNE qui me connaissaient, comme j’ai tué Weid et ses hommes avant. Comme rien n’a filtré cette fois, je n’aurai pas besoin d’hiberner à nouveau pour me faire oublier.
- J’aurais dû vous tuer dès que je vous ai vu dans le tram…
- Tu aurais pu me tuer aussi il y a trois ans, ou il y a douze ans… Comme Weid aurait pu me tuer il y a quarante. Pour le moment, tu m’as bien servi. Avec Horo, j’ai eu le plaisir de voir mes expériences réussir. Dommage qu’il ait été tué, mais c’était un essai concluant. Et que dire du Somnambule ? Une réussite merveilleuse.
« Et enfin toi… Dont je savais que tu pourrais devenir mon gardien, parce que tu es meilleur encore que les autres.
- Je mourrais avant de devenir votre…
- Tais-toi, tu ne sais pas ce que tu dis. Tu ne le sais pas, mais tu es aussi décérébré que ces deux créatures qui te tiennent. Tu m’as servi à tester mes autres cobayes, puis à récupérer mes données dans la Cité de la Mémoire. A présent, je vais t’effacer la mémoire, grâce aux brûlesprits de ma chère ex-épouse, et tu vas devenir mon serviteur pour de bon. Cette fois, je ne te laisse plus en liberté. Je vais t’enlever tous tes souvenirs superflus. Raser tous tes poils. Je pense aussi que tu seras castré, pour ne pas être distrait…
« Toi seul a développé cette capacité de manipuler la Cité. Tu entres en résonance avec elle. Tu as ordonné à la passerelle de chuter, elle t’a obéi… Tout cela n’est pas encore conscient, mais tu vas progresser.

« Tu deviendras le gardien de mon laboratoire. Tu vas garder l’entrée de mes repaires, parce que tu es le seul à pouvoir le faire. Tu vas devenir ma chose.
Maréchal ne bouge plus. Heindrich se méfie encore. Il sait que le policier a de la ressource.
- Il y a du monde qui vient d’entrer dans mon repaire. Ton ami Portzamparc je paris… J’aurais pu le faire dévorer par mes gardes. Je préfère te laisser l’occasion de le voir une dernière fois. Je vais lui ouvrir le passage.
L’inspecteur voit par la fenêtre Portzamparc et le Somnambule qui entrent dans l’hôtel. Heindrich ne regarde que Maréchal. Ce dernier n’oppose plus de résistance. On lui laisse relever la tête. Il voit l’infâme petit chauve. C’est bien lui mais il ne fait plus ses grimaces. Son visage est impassible, dur, méprisant. Il entend une voix dans sa tête. C’est Kassan qui lui parle.

Le Somnambule et Portzamparc courent dans l’escalier. Ils arrivent au neuvième étage. Le mur s’ouvre sur la gauche de Kassan. Il rentre dans le passage. Portzamparc continue tout droit. Il voit la lumière dans la pièce du fond. Il entre dans la pièce, sans se presser, son arme au poing.
- Bonsoir, Portzamparc…
- Sacré Herbert, va…
Le Scientiste inspire, ulcéré par l’assurance de l’Autrellois. Maréchal baisse la tête. Portzamparc juge de la situation, il garde son calme. C’est là qu’il réalise qu’il l’aime bien, ce sacré Maréchal, parce qu’il ne supporte pas de le voir dans cette posture humiliante.
- Si vous nous racontiez, capitaine, ce que vous êtes venu faire vraiment sur Exil…
Maréchal est abasourdi. Il regarde Portzamparc, qui ne perd pas son petit sourire d’officier élégant.
- Si vous nous disiez, crache Heindrich, comment vous avez assassiné l’amiral de Villers-Leclos.
Portzamparc claque doucement des talons, bombe le torse et déclare, fièrement :
- Eh bien oui, je suis le capitaine de Portzamparc, venu sur cette Lune au service de Sa Majesté. J’ai eu l’honneur de tuer un ennemi de mon peuple, qui a massacré des milliers de gens pour assouvir les ambitions sanglantes d’Exil.
Si Maréchal était dans une situation plus facile, il serait moins choqué qu’accablé par ces fanfaronnades d’un autre âge.
- Vous ne reverrez pas vos contrées natales… Rendez-vous…
Etonnamment, Portzamparc jette son arme. Il fait jaillir aussitôt deux « un-coup » de ses manches, le Somnambule jaillit de la salle de bains, armé d’un fusil à canon scié. Les deux hommes tirent en même temps et abattent les deux créatures. Leurs armes sont vides, Heindrich recule sur le bord de la fenêtre. Kassan et l’Autrellois commencent à recharger, Maréchal bondit. Un rayon lumineux balaye la fenêtre et le Scientiste disparaît dedans. Un énorme engin volant, vrombissant comme un essaim, penche, hésite et disparait rapidement dans un gouffre. Les trois hommes prennent leurs révolvers et vident leurs armes dessus. L’engin est bien trop loin. Il s’enfonce dans la brume électrisée par les lumières. Kassan aurait dû tirer sur Heindrich, mais une des créatures a fait obstacle.

Maréchal s’assoit, à bout de forces. Kassan lui tend une cigarette. Il en donne une autre à Portzamparc. Les trois hommes font le point en silence. C’est fou comme Maréchal s’en fiche que son collègue soit un espion Autrellois et un laquais d’officier de sa majesté !... S’il n’y avait que ce souci…
Ils sortent de la chambre. L’hôtel est entièrement désert. Les serviteurs de Heindrich ont disparu. Ils sont sortis dans la rue et se dispersent.
Machinalement, les trois hommes prennent les quelques rues qui les séparent de Mägott-Platz. Ils arrivent dans leur bon vieux quartier. Rien n’a changé. A cette heure-ci, les bons citoyens comme les truands dorment. Ils aperçoivent de la lumière dans le commissariat. Qui fait le service de nuit ?

Ils arrivent sur la place principale.
- On va s’en jeter un ? propose Portzamparc.
Ils vont chez Gino, c’est ouvert à n’importe quelle heure. La faune habituelle est, qui joue aux cartes. Quelques clients ont des filles sur les genoux. Tout le monde s’arrête quand arrivent ces trois apparitions fantastiques. Deux anciens flics, et l’ennemi public numéro 1, que tout le monde reconnaît ! Comme s’ils étaient venus la veille, ils s’assoient au comptoir :
- Tu nous mets trois verres de « spécial », Gino.
Le bon vieux Gino. Il y a aussi Fufu Carambouille qui serait tenté de fuir. Kassan le fusille (du regard) et il se rassoit. Les hommes boivent en silence, font juste un geste du pouce et Gino ressert. Personne n’ose vivre pendant ce temps. Verres avalés, bruits de gosier.
- Ah, sacrée piquette, dit Portzamparc. Tiens, encore une…
C’est comme si un rituel ancestral interdisait à quiconque de remuer pendant qu’ils boivent. Les filles ont envie de pleurer. Les clients grimacent comme des enfants punis. Les cigarettes se consument au bord des lèvres. Certains claquent des dents. Des reniflements timides. Une larme.

- Bon, eh bien, on ne va pas s’attarder, dit l’Autrellois. Tu as des pièces, Gino ?
Le serveur en sort, tremblant, du tiroir. Portzamparc entre dans la cabine de parlophone. Il ne ferme pas la porte, parle tout fort.
- Oui, Corben, j’ai besoin de vous. Au tarif de nuit, bien sûr… A Mägott-Platz… Le bon vieux temps… Non, rien n’a changé… Voilà…
Il remet des pièces. Cliquetis.
- Ne coupez pas, mademoiselle… J’écoute, Corben, oui… Je transmets…
Il raccroche et dit à l’assistance :
- Corben vous passe le bonjour.
Il va finir son verre, puis ils se lèvent comme un seul homme. Portzamparc touche son chapeau. Ils sortent, raides, comme à la parade.
Dehors, ils éclatent de rire. A l’intérieur, la clientèle et les serviteurs se regardent comme des morts en sursis.

Ils font quelques pas dans le quartier. Quelques pas gratuits, ils tournent en rond, pour meubler. Ils ne savent pas quoi se dire. Maréchal regarde sa cigarette se consumer :
- Un jour, j’aurai Heindrich… Très bientôt.
- On compte sur toi, dit Portzamparc. On compte sur toi !
Il lui met une bonne tape dans le dos. Maréchal crache ses poumons enfumés.
- Sacré inspecteur, hein !
Portzamparc fanfaronne pour cacher son émotion. Kassan lui serre la main :
- Salut Antonin, prends soin de toi.
- Eh bien, salut Josef... Egalement !
Autant se quitter bons amis !
Ronronnement de ballon-taxi ; l’engin apparaît au-dessus du manoir Whispermoor.
- Tout le monde à bord !
Corben lance l’échelle. Ils s’y agrippent et enjambent le rebord.
- On te dépose quelque part ? lance Kassan.
- Non merci, je suis bien ici, dit Maréchal.
Il les salue et regarde le ballon s’élever. Kassan fixe les nuages. Encore un dernier geste pour son collègue. Portzamparc lui fait le salut militaire, la main sur le front. Il lui crie « au revoir » en Autrellois. Maréchal rigole, fait signe que c’est ridicule.
- Rentre dans ton royaume de pouilleux !...
Portzamparc se tape les oreilles : il n’a pas compris. Le ballon disparait au-dessus de la banque Pham’Velker.

L’inspecteur soupire, le cœur gros.
Soirée minable pour soirée minable, il va finir chez Gino, avec les autres épaves. Il redescend la petite volée de marche. Tintement de la porte. Cette fois-ci, on ne fait plus attention à lui. Il se rassoit au comptoir.
- La même chose.
Gino le sert solennellement. Bientôt une heure et demie du matin.
Le ballon-taxi monte très haut très vite, puis fonce vers le grand large. La Cité apparait dans son entier, comme une image en anamorphose sur un cône. L’air de l’océan fouette le ballon, les étoiles sont légères, les embruns volent et s’en vont. Corben redescend, avec une maitrise virtuose de son engin. Il est au sommet de son art !
Il se pose délicatement sur un quai désert :
- Je vous laisse ici mes princes !
- Merci, Corben, à bientôt !
Pauvre pilote, qui ne sait pas !
- Pressons, dit Kassan, on n’a plus que cinq minutes !
Ils partent en courant, vite rendus euphoriques par cette course. L’évasion magnifique, la tangente parfaite !
Maréchal finit son verre. Il va continuer, il n’est pas encore assez minable. Il est encore trop au-dessus des autres clients. Il va produire un gros effort pour se mettre à leur niveau. Il regarde son fond de verre. Il baisse le pouce, Gino s’approche. Non, Maréchal l’arrête.
Il sourit, il aurait presque envie de rire. Il sort de la monnaie, tout ce qu’il a en poche, une mitraille désordonnée. Il hésite encore. Il regarde la salle. Personne ne s’occupe de lui. Il regarde sa montre. Les trois cadrans sont proches du maximum. Il faudra penser à les refaire, pour ajouter des chiffres !
- C’est où le chiotte, déjà ?
- Au fond à droite.
Maréchal titube ; il parvient à se tenir debout. Il pousse la porte battante, va tranquillement à la pissotière. Il sifflote très fort. Il se rince les mains au lavabo, se regarde dans la glace. Il observe un bouton sur sa joue, tire sur sa bouche et son menton. Il s’asperge le visage. Il fait craquer ses doigts et fait face à la porte des toilettes. Il fait quelques mouvements d’assouplissement, comme avant un départ de course. Il se concentre, il se concentre ! Il répète des mouvements dans le vide, comme un orateur qui prépare sa première phrase. Dernier coup d’œil à sa montre.
Il se sent prêt. Il ouvre la porte. Derrière, une seconde porte. Parfait.

Maréchal remplit son arme. Il ouvre la seconde porte. Il est brièvement ébloui, puis c’est le noir et ses yeux s’habituent. Il avance de quelques pas, ouvre une autre porte. L’air des profondeurs, il sous la Cité Machine. Il est sur le chemin au pied des tombeaux les plus démesurés.

Le Scientiste est dix mètres devant, suivis de trois serviteurs. Maréchal hurle « Heindrich ! ». Le professeur se retourne. L’inspecteur lève son arme. Il abat coup sur coup deux des créatures, vise, abat la troisième. Heindrich s’enfuit. Il hurle. Il monte des marches de marbre veiné, entre dans un tombeau en forme d’une gigantesque paire d’ailes levées droite au ciel.
Maréchal avance dans un état second, ou au contraire premier, très premier. Il voit les moindres reliefs, toutes les nuances de couleur, les architectures cassantes, la noirceur sans limite, les étoile et leur lueur cruelle. Il entre posément dans le tombeau. Heindrich supplie, à genou, se relève maladroitement, recule, retombe ; à peine s’il peut parler. Maréchal, fou de rage et de douleur, avance pas à pas. Le petit chauve part en courant, tourne dans un coin. Maréchal se concentre, abaisse la main. Un mur s’abat devant le professeur. Il tombe à genoux devant. Maréchal tourne au coin, lève son arme ; Heindrich voit la silhouette de Weid apparaître au travers de celle de Maréchal. Ils le pointent tous les deux. Le policier avance encore, plus vite, met l’arme à bout portant. Heindrich entame une supplication, mais ils n’écoutent pas. Le coup part, la balle traverse son crâne. Sa tête retombe, défigurée par une grimace.
Ils laissent tomber l’arme. Maréchal vient de tuer son tortionnaire. Et d’enterrer sa jeunesse.

Portzamparc et Kassan sont poursuivis par la police. Les sifflets stridents, les lampes tempêtes, les cris, des coups de feu. On leur crie au mégaphone d’arrêter. Portzamparc a une longueur d’avance. Encore une détonation. Kassan tombe dans un cri bref. Il roule et finit sur le ventre. La balle est entrée entre ses deux omoplates. Il tend la main vers Portzamparc, terrifié ; il cauchemarde éveillé. L’Autrellois s’est retourné, ralentit, fait quelques pas ainsi, il hésite puis il se reprend et repart. Les policiers arrivent et achèvent le Somnambule d’au moins une dizaine de balles.
Portzamparc a presque terminé sa course, il tourne au coin d’un entrepôt, le quai, le navire est là. Il saute sur le pont du navire. Il se rattrape à la rambarde. Une solide poigne l’aide à monter, un marin du pays. La grande horloge de la Cité sonne ses deux coups. Le marin lui met une couverture sur les épaules et le pousse vers l’escalier. Elle surgit, le prend dans ses bras : madame de Portzamparc, plus ravissante que jamais !
- Jean-François !
Il la serre si fort, si fort, et l’air entier, le souffle, les bourrasques, tout au-dessus de l’océan respire pour eux.
Ils descendent aux cabines.
Le navire s’éloigne déjà du quai. Les policiers, menés par Lanvin, ouvrent le feu sur le navire. Ils ne touchent que la rambarde ou les bouées. Un marin est allé à la mitrailleuse : il la pointe vers le quai, lance une rafale. Les policiers refluent en désordre. Il n’y aura que quelques blessés.

Maréchal ressort dans l’air silencieux. Des centaines de créatures sont au pied du tombeau. Elles n’avancent plus. Elles se sont arrêtées. Elles repartent en arrière, elles se dispersent, s’évanouissent par les milles sentiers entre les tombeaux.
Weid regarde l’inspecteur. Celui-ci voudrait lui serrer la main. Le commissaire ferme les yeux, s’adosse à la paroi du tombeau :
- Je vais enfin pouvoir me reposer…
Il disparaît lentement dans la pierre.
Le navire part sur l’océan noir, houleux, vitreux. Portzamparc et sa femme vont voir la cabine du capitaine.
- Nous ne sommes pas encore sortis d’affaire ! La marine croise partout !...
Une grosse vague gonfle et s’abat, révélant la masse effrayante d’un navire des garde-côtes. Il n’est pas seul, d’autres arrivent, tous projecteurs dehors. Ils lancent une brève sommation, quelques coups de canon à l’eau. Le navire Autrellois continue sa course. Les boulets se rapprochent. La coque est touchée, le feu crache sur l’océan tremblant.

« Cette nuit, vers deux heures, un navire arborant le pavillon d’Autrelles a été abattu par les garde-côtes. Il transportait de dangereux espions qui tentaient de rejoindre les portes d’Airain. Des tirs de sommation ont d’abord été effectués. Le navire refusant de couper les moteurs, ordre a été donné de le couler. Quelques tirs ont suffi pour percer sa coque. Il a ensuite rapidement sombré. Il est impensable que quiconque à bord ait survécu. »
Emma se penche sur l’épaule de Maréchal pour mieux lire. Nelly lui allume une cigarette.
- Ben mon vieux, dit le pianiste.
La chaude et grasse ambiance de chez Emma. Maréchal avait bien donné rendez-vous à Nelly dans leur paradis !
- Sacrés menteurs de pisse-copies je vous dis, s’esclaffe l’inspecteur.
Les clients ont écouté attentivement. Rica a fini son déshabillage. Maréchal replie d’un coup sec son journal. D’un sourire entendu, il ajoute :
- Non, croyez-moi, on n’a pas fini d’entendre parler du capitaine de Portzamparc !

Le docteur Heims regarde dans le vague, laisse sa cigarette se consumer entre ses doigts.
- Allez, lance Emma, je paye la tournée, à la santé d’Autrelles.
- Bravo !
- Rica, ma chérie, en scène ! Tu nous fais un dernier numéro.
- Je suis fatiguée, patronne…
- Je ne veux pas le savoir ! Désape-toi et mets-y du cœur ! Tu as de l’amour en toi, ma chérie, exprime-le… Fais-le doucement, que ce soit sensuel ; laisse venir lentement… Tout doux, voilà… Fais durer le plaisir. Mets-y toute ton âme !... Tiens, Maréchal, refile-moi une cigarette… Bon, où j’ai mis mon rouge à lèvres ?
Le pianiste se remet sur son tabouret, tourne et entonne un de ses airs favoris : « Les oiseaux de nuits, dans un rendez-vous d’inconnus… Tous les maniaques et les insomniaques… Et la serveuse qui demande… »
Le poste de radio crachote encore, le pianiste gémit sur ses touches. Le monde ne doit plus tourner qu’autour de chez Emma, pour une nuit qui n’en finit plus.

« Cette nuit, vers deux heures, un navire arborant le pavillon d’Autrelles… »
- Ah non, pas « vers deux heures » : à deux heures !
Sacrés menteurs de journalistes ! Portzamparc ne supporte pas ces approximations ! Il préfère couper la radio qui grésille. Il sort de sa cabine, sa femme s’est endormie.
Il faut se pencher dans les couloirs étroits. Il entre dans la salle de commande. Le capitaine remonte son périscope. Les garde-côtes sont maintenant loin, ils cerclent autour de l’endroit où le navire a coulé, juste après avoir libéré le premier sous-marin de poche de la flotte d’Autrelles !
- Ils abandonnent les recherches, dit le commandant. Nous sommes tranquilles pour quelques heures. Nous allons approcher des portes d’Airain et nous nous faufilerons dès qu’un navire passera. Paré à faire surface !
L’engin remonte brusquement ; de fortes secousses, il faut se tenir et il émerge d’un coup, comme un bouchon. Portzamparc court voir sa femme, qui s’est mis la tête sous l’oreille et se tient à la poignée du porte-manteau. Ils sortent de la cabine, encoure secoués. Portzamparc passe la tête dehors. Il se hisse et donne la main à sa femme. Des mouettes passent et hurlent contre ce poisson d’acier. Ils s’assoient sur le pont. L’océan est presque plat. D’autres oiseaux passent, qui ressemblent à des vagues, et les vaguelettes ressemblent à mille sanglots.

La Cité d’Acier crache, fume, tousse, gémit. Elle va s’éveiller, s’illuminer, électrique et blafarde. Des mitiers descendent au bout de leurs fils ; les tramways roulent dans le dédale d’acier, passent les immenses ponts suspendus, tournent, repassent, défient le vide. La vapeur siffle et fuit, les eaux brûlantes coulent dans l’océan.
Mille gueules mâchent et mordent, des blocs urbains se déplacent. Un coin de ciel brûle, la planète Forge apparaitra bientôt à l’horizon, à côté du vieux soleil. L’océan reflète l’espace interstellaire, miroir de noirceur. Les portes d’Airain, bouche d’ombre, apparaissent, l’océan y est englouti. La Cité disparaît derrière les crêtes tranchantes, dans l’écume affamée. Tout est emporté par les bourrasques et les vagues, tourbillons, tout enrage, gronde, immense bruit de fond.
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#6
Ah bah c bizarre ça neutral

Oui j'ai des backup de l'ancien forum au cas où mais je suis très surpris par une limitation de taille
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#7
mon resume a grrrossi...
il rentre plus sur le forum,
pour le faire rester,
il faut le retaper smile
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#8
Mon Portzamparc a grossi
Sa femme lui avait bien dit :
"Tu manges beaucoup trop d'orge"
Maintenant il ne tient plus sur Forge !

Mon mitier a grossi
Il ne tient plus au bout de son harnais
La passerelle est toute effondree
Par dessous son obesite !
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#9
ahah
VRP si tu nous entends smile
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#10
Mon Maréchal a grossi !
Il a pas écouté Nelly !
C'est pas sérieux pour un inspecteur
D'avoir mangé trop de jambons-beurre !
Mon Maréchal a grossi...


Mon Scientiste a grossi !
A force de faire des expériences
Il a tout détraqué
Avec sa drôle de science
Le système pour digérer !
Mon Scientiste a grossi...


Mon Ancien a grossi ! Totoz
Trop serré dans son tombeau
Où il a rentré son ventre mou
En sortant il n’est pas beau
Aussi obèse qu'un Cthulhu !
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