CHRONIQUES DE L'EMPIRE D'EMERAUDE
La 5e Réincarnation : 15e Episode
Miya Katsu et Kakita Hiruya passèrent de longues heures à tirer les conclusions de l'affaire Ozaki. Katsu-sama avait peine à croire que ce fût déjà terminé. Pendant plus de quatre ans, il avait vécu dans la tension, l'attente, l'impatience d'attraper Ozaki et d'apprendre ce qui s'était passé. Et maintenant, il arrivait à la baie du soleil levant, après avoir parcouru l'Empire presque entièrement du nord au sud et l'équipe de Kakita Hiruya lui livrait, d'un coup, toutes les explications. Il se sentait apaisé d'avoir aidé à corriger une injustice. Mais l'excitation redescendait brusquement. Un homme comme lui avait besoin de repartir du bon pied pour résoudre de nouvelles enquêtes de longue haleine. Après avoir profité de l'hospitalité de Yasuki Taka, il repartit en direction du château de sa famille.
Quelques jours après, c'était au tour de nos samuraï de dire sayonara au vieux Taka : Hiruya avait été invité par le Champion d'Emeraude en personne à un petit séjour sur ses terres, pour le milieu de l'été. L'honorable Kakita Toshimoko réunissait un petit groupe de nobles samuraï triés sur le volet. Kohei et Shigeru avaient pris soin de remplir à craquer les poches de la salle de leurs montures, des bouteilles de l'excellent breuvage de Taka.
Le soir, ils portèrent les derniers toasts à leur hôte ainsi qu'à un important anniversaire : cela faisait en effet un an que nos samuraï s'étaient rencontrés à Yamasura, sur les terres du clan du Dragon, pour le tournoi des rônins. Ils entendaient à cette occasion Mirumoto Akuma-sama tempêtait pour la première fois du haut des montagnes !
Le lendemain, alors que le soleil resplendissant se levait sur la mer, nos samuraï, dans la fraîcheur océane du matin, se mirent en route, reposés et soignés par ce délicieux séjour.
Les montures marchaient au bord de l'eau et le bout des vagues salées venaient leur caresser les sabots.
Kohei discutait à l'arrière avec Ayame et Ryu. Ou plutôt avec Ayame seule, car Ryu eut vite terminé de dire ce qu'elle avait à dire !
- Ce vagabond dont vous me parliez est-il revenu tourner autour de vous, Ayame-san ? demandait Kohei.
- Je suis allé lui parler, au moment où je priais au temple de Daikoku. Il m'a dit être un moine itinérant. Il semble avoir beaucoup voyagé. Il semblait connaître notre groupe. Il connaissait bien des dangers qui menacent notre Empire. Peut-être aurons-nous l'occasion de lui reparler, qui sait ?...
- Comme tous ceux qui ont voyagé, affirma Kohei, il a eu l'occasion de rencontrer bien des périls et de croiser bien des misères. En tout cas, vous me dites qu'il n'était pas dangereux ?
- Non, pas du tout. J'ai eu peur au début qu'il fût un complice de la bande de Dajan, mais ce n'était pas le cas.
- Alors tant mieux ! En route !
Kohei poussa sa monture au petit trot sur les vagues et l'écume gicla partout autour de lui. Bokkai se protégea pour ne pas être éclaboussé et sa monture fit une brusque ruade, tandis que le soleil dorait intensément tout le paysage alentour.
:licorne:
Ayant quitté l'extrême-sud de l'Empire, ils remontèrent par les terres du Crabe. Ils revenaient bien près de la vallée des Cloches de la Mort. Immenses, solitaires, profondes, ces montagnes résonnaient encore, sinistrement, des cris bestiaux du Shimushi Gaki. Il semblait que pendant des années, voire des générations, toutes les vallées et tous les sentiers dans les hauteurs trembleraient en souvenir de l'infâme monstre qui avait déboulé du sommet des montagnes, avec ses dizaines de corps difformes enchevêtrés les uns dans les autres. Un deuil s'était abattu sur ce pays de vent et de rochers et la trame d'un cauchemar flottait encore sur lui.
Après ce court passage dans les montagnes, nos héros traversèrent une petite portion de la campagne des Crabes. Ils étaient à quelques jours de marche de la grande muraille que, par beau temps, depuis une petite hauteur, il pouvait apercevoir, se dressant, invincible et terrifiante à la fois, face aux désolations de l'Outremonde. Ils étaient dans un arrière-pays sans joie, sans richesse, parsemé de petits villages sans histoire, comme endormis par les siècles. De loin en loin, sur le chemin, on signalait des cas de pestes : plusieurs villages avaient été détruits. On voyait encore des ruines se dresser, calcinées, prêtes à s'effriter comme du charbon, Les chemins boueux pesaient lourds sous les pas des chevaux. Le groupe de nos samuraï était bien trop magnifique pour cette vilaine petite campagne, coincée entre les montagnes et les terres côtieres du clan de la Grue.
C'était au milieu de l'après-midi, alors que le ciel était noir, crasseux, profond comme un conduit de cheminée. Les nuages ressemblaient à des trous noirs. Ils refusaient d'éclater, de libérer toute la pluie dont ils étaient comme gavés. L'air était lourd, les oiseaux volaient bas au-dessus des terres malades. Ils avaient croisé plusieurs campements militaires de l'armée du Grand Ours. Ryu s'était étonnée de trouver des avant-postes si éloignés de la grande muraille : c'est tout juste si elle n'y voyait pas les prémisses d'une déclaration de guerre. Hida Shigeru avait répondu, d'un ton qui n'appelait pas de réponse, qu'il était tout à fait normal de trouver des régiments en manoeuvre dans l'arrière-pays, même à quelques jours de la muraille Kaiu.
Resté en arrière, Kohei avait sorti sa longue-vue et était plongé dans la contemplation d'une petite patrouille qu'il ne parvenait pas à identifier. A l'oeil nu, ceux qui la composaient n'avaient pas la largeur d'épaule requise pour appartenir à l'armée des Crabes. C'était des avortons. Et notre Licorne voyait mal comment le Grand Ours aurait accepté des nains faméliques dans son armée.
Il poussa alors une explication typique de son pays, du ton de la stupeur et de la colère.
Il poussa le trot pour rattraper le groupe et alla dire quelques mots à l'oreille de Hiruya. Celui-ci écouta attentivement puis déclara à l'intention de tous :
- Kohei-san m'avertit qu'une patrouille de gobelins est en vadrouille là-bas ! Il est de notre devoir d'aller tuer tous ces suppôts de Fu-Leng !
Et il disait cela sans pouvoir contenir une certaine jubilation. Tout le monde serait content de décharger sa colère sur du menu fretin. Kohei sortit un grand yari et chargea sans hésiter, avec à ses côtés nos samuraï, à l'exception des deux Phénix, qui, sabres au clair, piétinèrent en un instant la piétaille des dix gnomes verdâtres. Ils n'eurent pas le temps de faire le moindre geste de défense, quand ils furent coupés par les lames, empalés par le yari et piétinés par les chevaux lancés à toute allure. Ce fut comme un gros et écoeurant craquement de chairs, de viscères et d'os. Puis à nouveau, le calme pesant du vent annonciateur d'orages.
Il faisait chaud. Nos héros n'étaient pas mécontents de s'être défoulés à peu de frais, mais l'humidité les accablait encore plus.
Plus loin, ils signalèrent à une patrouille la présence de ces gobelins. Furieux, les Crabes promirent de redoubler de vigilance pour exterminer tous ces démons qui venaient sur leurs terres comme le suintement de l'Outremonde !...
En passant la frontière, ils ne trouvèrent pas, comme ils s'y attendaient, un pays riche et fier, à l'image du clan qui est le bras gauche de l'Empereur. La différence avec la campagne des terres Yasuki était plutôt infime. La peste se propageait, annonçait des patrouilles de Daidoji, qui galopaient sur ces terres et voyaient chaque jour des corps et des visages à la peau gonflée et noircie par ce mal étrange et terrifiant. On voyait au loin brûler des villages. Les esprits de la terre étaient inquiets : on aurait pu entendre les champs et les bois gémir, comme si l'agonie approchait. Stupéfait, Hiruya ne retrouvait pas le pays de ses ancêtres, mais plutôt un faubourg de l'Outremonde : bandes de mendiants crasseux, samuraï desespérés, hésitant à s'ouvrir le ventre, à se déchirer le visage ou à abandonner leur mon, après la mort de leur seigneur, alors que le vent mauvais des fortunes de la maladie soufflait. Il semblait que la brise de l'Océan de dame Soleil ne pouvait pénétrer dans le brouillard suffoquant de la Peste... Partout, on mourait à petits feux.
Nos héros durent remonter de plus en plus vers le nord, bien plus haut qu'ils n'avaient d'abord prévu. Kakita Hiruya-sama donna peu d'explications, mais tous lisaient son désarroi sur son visage, malgré la contenance qu'il essayait de garder.
A chaque relai, Hiruya recevait l'ordre de monter encore le long de la côté, car la cour d'été se tiendrait bien plus au nord que prévu.
Ils eurent le grand beau temps pour le reste du voyage et laissaient derrière eux le pays endolori par la peste. On apercevait à l'horizon, comme des tâches d'émeraude sur l'océan, les îles de l'archipel de la Mante.
A suivre...