CHRONIQUES DE L'EMPIRE D'ÉMERAUDE
1 – Le dramaturge
- Bon, allez en place les enfants, en place !
Ikoma Noyuki souffla dans ses mains pour se réchauffer.
Le soleil se levait timidement. Il ferait encore froid pendant des heures dans le théâtre, avant qu’on ne puisse profiter d’un rayon de lumière et que la cheminée chauffe suffisamment.
- Nous ne serons jamais prêts à temps, murmura-t-il à Togashi Ojoshi.
L’ambassadeur allait et venait sur scène et dans la salle.
- Les lanciers, en place. Fond de scène. Les serviteurs, vous êtes en coulisses. Les danseurs, vous êtes dans les paniers là-haut. On vous descend, si seulement on trouve le technicien… Et les chanteurs, ils sont où ? Ah… Vous rentrez par la porte du fond. Vous jaillissez sur scène ! Et je veux du jaillissement, hein ! Pas comme on entre dans une cérémonie de thé. Vous sautez à la gorge du public, vous l’agressez…
L’Ize-Zumi était au fond de la salle, où il aidait le chœur des enfants à se chauffer la voix.
- La, laaa, la ! Lala !... Plus haute la voix. Plus posée… La, la…
Il laissa un moment les élèves continuer seul. Il venait de voir entrer deux membres de son clan, le duelliste Mirumoto Robun, qui accompagnait Togashi Honchu, l'aìné de la délégation des Dragons à la cour d'hiver.
- Ne vous déranger pas pour moi, dit-il à Ikoma Noyuki. Je ne vous dérangerai pas longtemps.
Les enfants s'inclinaient devant le vieil homme.
- Qu'ils sont adorables... Continuez à chanter, ne vous occupez pas de moi.
Les trois Dragons s'éloignèrent de quelques pas :
- Nous ne pouvions manquer de l'exclure, dit le vieil homme presque aveugle. Ce qui est fait, est fait. Seulement, nous devons penser à la protéger... A lui trouver un refuge le cas échéant.
- J'y réfléchis, dit Ojoshi. Ce ne sera pas simple de la protéger sans lui dire.
- Nous ne pouvons pas non plus la mettre dans un palais, dit Robun.
- J'ai pensé à l'ambassade des Lions, dit Ojoshi. Mais ils ne seraient pas contents.
- S'il le faut, j'irai leur parler.
Ojoshi salua les deux hommes. Il reprit les répétitions avec les enfants.
Noyuki s’était assis sur un tatami devant la scène :
- Allez, la scène de bataille, on la reprend entier...
Il toussa et se servit du thé.
- Et remettez-moi du bois dans cette cheminée !
Les acteurs ne commençaient pas.
- Alors, qu’attendez-vous ?
Noyuki voyait qu’ils hésitaient, qu’ils étaient gênés. Il se frappa sur le front :
- Où est le récitant ?... Personne n’a vu Shosuro Jotaro ? On ne peut pas faire la scène sans lui, il joue le général des démons ! Où est Jotaro-san !
Noyuki ordonna à un serviteur de courir voir dans les loges. Il revint en hochant la tête.
- Où est-il alors ? C’est incroyable.
Noyuki avait dû faire des pieds et des mains pour obtenir ce grand acteur Scorpion dans sa pièce, dans un des rôles principaux. Il avait contracté des faveurs envers les Shosuro et avait payé cher pour lui faire tailler des costumes à sa mesure.
- Ahlala, ces personnages principaux, c’est capricieux, imprévisible… Heureusement qu’il y a les seconds rôles, eux au moins sont toujours à leur poste, on peut se fier à eux !
2 – Le conseiller
Un rayon de soleil apparut et lui caressa le visage. Hanteï Tokan ouvrit un œil.
Il eut de la peine à se lever. Il alla se regarder dans le miroir. Une mauvaise barbe poussait. Il avait des cernes, le fond de l’œil jaune. Il avait un mal de crâne insupportable.
Une servante entra sans bruit et lui posa un plateau-repas.
- Merci…
Il huma l’odeur du bon thé, qui l’aida à s’éveiller. Il avala quelques bouchées de riz. En réalité, il n’avait pas faim.
La servante revint peu après pour desservir et repartit.
Tokan enfila son kimono et ouvrit la porte de la pièce. Il fit coulisser le panneau et eut un haut-le-cœur : une tête de démon grimaçant le fixait !
Il recula d’un pas, avant de mieux ouvrir les yeux :
- Un masque… Qui est l’idiot qui… ?
Le couloir était encombré de costumes, d’accessoires et de panneaux de décors. Il continuait à traîner des sandales dans le couloir, sans comprendre.
D’une petite pièce provenait une délicieuse odeur de soupe. Trois servantes s’affairaient :
- Excusez-moi… Bonjour, mesdemoiselles… Où sommes-nous au juste ?
Elles rirent comme des petites filles.
- Vous êtes au grand théâtre des Marronniers, mon seigneur. Vous êtes arrivé hier soir avec le seigneur Ikoma Noyuki. Il a ordonné de vous faire installer dans la petite salle du fond dont on ne se sert pas. Nous vous avons mis un lit et le seigneur Noyuki vous a aidé à vous coucher.
Tokan eut une poussée de mal de crâne et revit la scène. Ils étaient sortis en milieu de nuit de leur maison de plaisir préférée. Il avait bu nettement plus que de raison.
- Je ne savais pas que nous étions juste à côté de ce théâtre.
- Autre chose pour vous, monseigneur ?
Elle y allait de leur petit rire.
- Non, merci…
Tokan continua dans le couloir. Il se cogna au passage contre une hallebarde et se prit les pieds dans des vieux kimonos qui traînaient. Il approcha des coulisses. Il entendit Noyuki qui faisait répéter les acteurs, les enfants qui chantaient. Il décida de ne pas les déranger.
Il se fit apporter une bassine d’eau, se refit une tête à peu près convenable pour rentrer. Il serra sa ceinture et mit ses sabres correctement. Il dit aux servantes de remercier pour lui l’ambassadeur.
Il ouvrit la porte, frissonna, resserra ses vêtements. Il monta la petite rue enneigée, dans l’air vivifiant. Le soleil pointait par moments au travers des nuages gris. Il vit un palanquin à deux porteurs arriver derrière lui.
- Hep, toi là !
Les porteurs s’arrêtèrent, tout en continuant à faire de la course sur place.
- Qui est dans ce palanquin ?
- Le seigneur Yasuki Koaratamachi.
- Arrêtez-vous, posez ce palanquin.
Ils obéirent. Le rideau s’ouvrit et un gros samuraï patibulaire, avec des bagues en or et un fond de teint, grogna :
- Que veux-tu ?
- Hanteï Tokan, conseiller impérial, dit le jeune homme fièrement. J’use de mon droit de préséance pour réquisitionner ton palanquin.
- Comment ?
- Je te prie de descendre, samuraï. J’ai rendez-vous à la maison impériale
- C’est… c’est scandaleux…
Le gros marchand dut sortir.
- Va donc boire un verre à l’auberge ici. Je te fais renvoyer ton transport dès mon arrivée. Ce ne sera pas long.
Le marchand se retint de jurer et entra, rageur, dans la taverne.
Tokan prit sa place à l’intérieur :
- En route, vous autres !
Les porteurs soulevèrent et partirent au petit trot. Ils montèrent la rue en pente, entrèrent dans les quartiers réservés aux familles impériales et posèrent le palanquin devant la demeure réservée aux Hanteï.
- Merci mes braves. Courez donc chercher votre passager d’avant !
Ils s’inclinèrent et repartirent en cadence.
Hanteï Tokan passa les antichambres pour les invités et se pressa de rejoindre sa chambre. Il croisa un autre conseiller, qui lui annonça sèchement que Norio-sama l’attendait.
Tokan accéléra. Le Vieux n’allait pas être content ! Il n’existait pas plus strict sur la ponctualité et le comportement.
Tokan ne parvenait pas à se faire à cette discipline. Dans sa jeunesse, il avait été élevé dans le luxe et le plaisir. On lui passait ses caprices. Quand il avait fallu devenir conseiller du vénérable Hanteï Norio, il avait senti la différence !
Tokan en avait souvent discuté avec son ami l’ambassadeur Ikoma Noyuki, lors d’une de leurs soirées de fêtes. Noyuki avait eu la vie facile, lui aussi. Né d’une bonne famille, il songeait à devenir poète. Il l’était devenu, avait remporté quelques succès dans les cours. Les femmes l’appréciaient, les hommes le trouvaient divertissant.
Jusqu'à ce jour où il avait entrepris de séduire la femme d’un autre… et y avait réussi. Le mari était un puissant Daidoji. Les amants avaient été découverts. Scandale. Humiliation de la famille Ikoma pour tenter de calmer les belliqueux Daidoji.
Des excuses, des réparations… La femme envoyée dans un temple pour la fin de ses jours. Noyuki qui pouvait tirer un trait sur sa carrière de courtisan. Il partait méditer sur la versification et l’adultère chez les Crabes.
Trois nuits sur la Muraille l’avaient marqué à jamais. On lui trouvait ensuite une place à l’ambassade, la moins courue de celles des Lions bien sûr. Le jour où l’ambassadeur auprès des Hida partait, on laissait simplement la place à Noyuki, qui avait appris à connaître la principale famille des Crabes.
Les privilèges de naissance jouaient beaucoup moins pour les nominations dans cette ambassade, dans la mesure où c’était bien souvent une punition. On faisait aussi preuve de plus d’esprit pratique, cela plaisait aux Hida. Les relations avec ces derniers étaient du reste ténues. Les Crabes, occupés en permanence à défendre la Muraille, n’avaient pas le temps de converser avec les Lions, bien qu’ils les respectassent comme guerriers.
Un autre puni était arrivé, Matsu Mitsurugi. Lui et ses amis avaient eu droit à leurs nuits sur la Muraille ; puis Mitsurugi avait obtenu le poste d’ambassadeur auprès des Yasuki [voir épisodes #8-9]. Il était un peu plus âgé que Tokan et Noyuki, mais n’avait pas oublié non plus d’être un fêtard. Seulement, Mitsurugi aimait un batailleur ; il aimait forfanter, placer des attaques dans les cours ; il aimait se frotter directement au Gozoku. Alors qu’eux deux ne voulaient pas d’ ennuis.
Hanteï Tokan frappa à la porte. Il attendit. Il frappa une seconde fois. C’était le Vieux qui l’exigeait ainsi. Il ouvrit, entra incliné, s’assit et releva la tête seulement quand Norio lui souhaita une bonne journée.
Timidement, Tokan se redressa. Norio vit aussitôt à quoi il avait occupé sa nuit. Ils prirent le thé en silence. C’était le rituel du matin et Norio détestait devoir le retarder. Tokan s’attendait à la réprimande habituelle.
Au lieu de cela, le vieil homme dit doucement, en soufflant sur son thé :
- Je ne serai pas toujours là, Tokan-san… Je me fais vieux.
- Seigneur, voyons, que dites-vous ?
- J’ai presque soixante ans…
- Justement ! Tenez, pour votre anniversaire, j’avais pensé…
- Il ne s’agit pas de moi, mais de vous, Tokan-san… Vous qui êtes si dispersé, si insouciant…
Il le regarda sévèrement, inquiet.
- Quand vous prendrez ma place, Tokan, vous hériterez d’une charge bien plus lourde que la mienne. J’ai fait ma vie dans une autre époque. Du temps de l’ancien Empereur, nous les Hanteï étions respectés. Les clans obéissaient aux volontés du Divin Fils du Ciel. Quand Il décida de mener l’armée au combat sur la Muraille, tous les clans marchaient derrière lui.
« Aujourd’hui, les coutumes ont bien changé. L’Empire vit une période troublée. On plie l’échine moins bas devant les Hanteï. On écoute moins l’Empereur que ses trois honorables conseillers qui prétendent gouverner à sa place. C’est dans ce monde-là que vous allez vivre. C’est le vôtre, pas le mien. Moi je suis déjà une relique.
« On me trouve touchant avec mes manières à l’ancienne. On plaisante de mes habitudes rigides. On m’écoute poliment quand j’évoque le passé. Mais je pourrais aussi bien parler à mon cheval.
- Seigneur, voyons, vous…
- C’est tout vu. Je pèse mes mots, vous le savez. J’aimerais juste quitter ce monde en sachant que mon successeur est à la hauteur. Pour le moment, je n’en ai pas l’impression...
- Mais, seigneur, je…
- On ne peut se faire respecter, Tokan-san, en étant seulement plus « fêtard » que les autres.
Tokan serra les poings et inclina la tête.
Ils finirent leur thé en silence. Au moment de partir, Norio rappela seulement à son conseiller quels entretiens ils avaient dans la journée. Ils se séparèrent dans le couloir.
Hanteï Norio alla marcher dans le parc, pour méditer. Il croisa le maître de cérémonie Seppun Tokugawa, qui discutait avec le juge Otomo Kempô.
- Bonne journée à vous, seigneur.
Norio les salua poliment, mais avec toute la distance requise.
A son âge, il n’avait plus peur de personne. Pas même des Scorpions ; ni de leur maître, Bayushi Atsuki, ni de son redoutable conseiller Bayushi Tangen (qui était en quelque sorte son ennemi intime). Non, s’il craignait encore quelque chose en ce monde, c’était de voir son conseiller Tokan finir comme eux, comme le maître de cérémonie, comme le juge. En décadent...
A suivre...