06-11-2007, 04:26 PM
(This post was last modified: 25-12-2007, 02:10 AM by Darth Nico.)
Kakita Hiruya repartit seul vers le grand océan. Il laissait derrière lui ses assistants. Il ne se retourna pas.
Dans sa chambre, Isawa Ayame était accablée.
Il y avait eu la lettre de Ryu, qui était passée par le palais du Champion d'Emeraude ; lettre qui annonçait qu'elle en avait terminé avec sa vie de samuraï.
- C'est bien, avait dit Hiruya.
Puis le Magistrat avait confié deux lettres à Ayame.
- J'ai une mission à vous confier, avait-il dit à son assistante.
Sa voix était altérée. Derrière ce qu'il disait, il y avait trois ans de turpitudes avec Ayame, de mensonges de cette dernière, et d'affrontements larvés avec son supérieur. Il semblait dire : "Ayame, je sais bien qui vous êtes mais ce soir, je ne plaisante pas. J'ai besoin de vous. S'il vous reste un peu d'honneur, vous m'aiderez, parce que je ne peux pas me passer de vous, malgré tout..."
La shugenja l'avait senti. Hiruya faisait ses bagages.
- Voici deux lettres. La première est pour Ryu. Je lui annonce que j'accepte qu'elle quitte le service de la Magistrature.
- Bien.
- La seconde est pour Shinjo Kohei.
Hiruya toussota, pour masquer son émotion.
- Avant de partir, j'aurais voulu régler le problème de Riobe. Lui venir en aide.
- Nous nous en occuperons à votre retour, Magistrat.
- Tu enverras la lettre à Ryu dès mon départ. Tu donneras la lettre à Kohei quand tu le jugeras bon.
- Je ne comprends pas, Magistrat...
- Je vais partir me battre en duel.
- Je le sais. Mais quand bien même vous ne seriez pas accepté...
Hiruya but son thé et regarda gravement Ayame, d'un regard que la shugenja ne lui connaissait pas ; un regard qu'il n'avait même pas quand il découvrait ses mensonges.
- Kitabakate a eu le nez creux, pendant que nous parlions avec Hiroru. Elle a senti, j'en suis sûr, que j'en savais plus que je n'en disais.
Ayame frissonna.
Et Hiruya lui avait posément expliqué ce qu'il savait.
- J'ai découvert qui était la Grue Noire.
Maintenant, Ayame savait tout ce que Yajinden lui avait révélé. Elle découvrit la véritable identité du contrôleur du commerce, ainsi que l'histoire de Dajan.
- J'attendais depuis longtemps ce duel, disait Hiruya. Depuis Heibetsu. Je sais que mon karma n'est pas fini. Il n'a pas trouvé son accomplissement face à Ninube. Il finira peut-être avec ce duel. Je sais que je dois aller affronter Yajinden. Peu importe l'école kenshinzen.
- Vous ne pouvez perdre, Magistrat. Si la Grue Noire a tourné le dos à l'honneur, l'esprit de ses Ancêtres ne sera pas avec lui. Mais vos Ancêtres, si. Ils vous aideront.
- Yajinden est doué d'une force intérieure exceptionnelle.
- Vous ne pouvez perdre. Tout le monde sait que vous êtes l'un des plus talentueux duellistes qui soit...
- L'essentiel reste de préserver l'Empire. De trouver les autres membres du Kolat.
- J'aiderai l'Empire.
- Les clans sont divisés, et ils ne savent pas la menace insidieuse qui grandit au sein de Rokugan. Il faut nous souvenir de notre tâche de Magistrats. Voir plus loin que les intérêts des clans.
Le voyage de Hiruya se déroula sans histoire. Le Lotus Noir était à quai.

Ryu arriva au Village Stratégique de l'Ouest, le lendemain du départ de Hiruya. Isawa Ayame lui remit la lettre du Magistrat.
- Vous êtes déchargée de vos fonctions d'assistante, Magistrate.
- Oui.
Ryu but le thé avec les autres Magistrats.
- Mon propre oncle... mon propre oncle... gémissait-elle. J'ignore même pourquoi.. Il se prépare quelque chose... Mon mari avait appris des choses... Ce n'était pas en rapport avec le coup d'Etat des Scorpions...
- Nous trouverons, Ryu-san.
- Pour moi, c'est aussi le plus beau jour de ma vie. Je vais enfin pouvoir voir grandir ma fille.
- Oui, plus de charges, plus de missions périlleuses pour la Magistrature.
- Tu prendras ma relève, Ayame !
- Tu ne connais pas de complices à ton oncle ?
- Ils sont morts. Tous morts...
- Nous chercherons, Ryu. Nous comprendrons pourquoi votre oncle a tué Isamu-san.
- Sayonara, Ayame-san. Sayonara...
Ryu avait les larmes aux yeux. De tristesse et de bonheur. Elle n'osait pas croire que c'était fini, cette vie de samuraï errant.
- Restez quelques jours avec nous, proposa Miya Katsu. Le temps de vous remettre des fatigues du voyage.
- Ah, si vous voulez, dit Ryu.
Il est vrai que dehors, l'armée Ryu attendait impatiemment. Bayushi Kishidayu leur avait ordonné de prier gentiment en attendant que leur samuraï adorée daigne venir leur parler !
- Nous construirons un temple en son honneur, Kishidayu-sama !
- C'est parfait, elle sera ravie !

Hiruya se fit annoncer par les soldats du navire. Il respira, et attendit. Daidoji Yajinden descendit à quai, très calme.
- Tu es ponctuel, Hiruya-san.
- C'est la politesse des magistrats.
- J'ai attendu ce duel depuis des années.
- Tu tiens à un duel iaijutsu dans les règles... Il te reste donc un certain sens de l'honneur.
- Pour le iaijutsu seulement. Mais cela n'a rien de personnel. Je ne fais qu'accomplir mon devoir, Hiruya.
- Que tu dis. Ce duel nous passionne tous les deux. Même l'honneur ne peut rien contre cela.
- J'espère que tu ne me décevras pas. Ta réputation est si brillante, Magistrat...
Les deux hommes s'écartèrent d'un pas et s'observèrent longuement, en baissant les mains vers leur sabre.
Le vent soufflait doucement sur le quai presque désert. Le navire grinçait sur l'eau.
- Yajinden-sama !
La main du Daidoji se crispa. Un de ses officiers osait l'appeler !
La tension retomba. Les deux hommes respirèrent.
- Yajinden-sama ! Un message pour vous ! Il vient d'arriver par pigeon.
- Donne, fit le Daidoji, furieux.
Il arracha le billet des mains de l'autre, et le lut rapidement. Il le déchira et ouvrit la main : le vent emporta les bouts dans l'eau.
- Le Grand Maître souhaite te rencontrer, Hiruya-san.
- Il ne fallait pas moins que cela pour nous arrêter...
Daidoji Yajinden monta à bord :
- Préparez-vous au départ ! Nous partons sur le champ !

Isawa Ayame rendit visite à la troupe de Ryu. A la limite, elle s'étonnait à peine que la bushi ait réuni une telle bande en si peu de temps.
- Konnichi-wa, Magistrate, lui dit un Scorpion en s'inclinant bien bas. Mon nom est Bayushi Kishidayu.
- Tiens, par Isawa...
Elle se présenta.
- Tout est bien qui finit bien, dit la shugenja. Je suis contente de vous rencontrer.
Kishidayu souriait, comme pour dire : "Hé oui, c'est moi, en chair et en os ! Le méchant de l'histoire dont vous avez tellement entendu parler !"
Un cavalier arriva à ce moment, à brides abattues, dépenaillé. C'était Shinjo Kohei.
- Ayame !
ll descendit de cheval, comme fou.
- Ayame !...
Il avait à la main la lettre de Hiruya, que la shugenja lui avait fait porter.
- C'est affreux !...
- J'ignore ce que Hiruya-sama vous a dit, Kohei-san...
- Nous devons partir, et retrouver Hiruya, Ayame-san !
- Vous vous inquiétez pour son duel ?
Elle affectait une certaine froideur.
- Par les Quatre Vents, c'est de la folie ! Il fallait me prévenir tout de suite ! Nous ne pouvons laisser Hiruya seul ! Nous devons trouver où habite Daidoji Yajinden et sans tarder !... Je pars sur le champ ! J'en ai parlé à Hida Shigeru, qui me suit !
- Que faisons-nous pour Bokkaï ? Et pour Riobe ? Nous n'avons pas de nouvelles d'eux !
- Je ne demande pas mieux que de tous les retrouver, criait Kohei, mais Hiruya est notre supérieur !
Il remonta en selle et ajouta :
- Et qui plus est, mon ami ! Je ne le laisserai pas tomber !
Hida Shigeru arrivait à son tour, avec les autres assistants.
- Je viens aussi, annonça Ryu.
- Je vous suis, décida Kishidayu. Je connais ce Daidoji Yajinden, au moins de nom. Il nous sera facile de trouver son navire.
- Nous vous suivons, dit Kohei.
Shiba Ikky état prête. Elle fit signe à la shugenja qu'elle n'avait pas le choix : elle venait, et pas le temps de discuter !
C'est ainsi qu'en fin de journée, la Magistrature d'Emeraude quitta le Village Stratégique de l'Ouest au galop.

Le Lotus Noir fendait les flots, gagnant la haute mer où la houle se levait. Les embruns volaient comme de petites étoiles filantes, alors que les hommes peinaient pour déployer les voiles. Yajinden s'était retiré sur le pont supérieur, d'où il observait les manoeuvres. Derrière lui, Hiruya contemplait la mer qui s'ouvrait, et la terre qui s'éloignait.
C'était la première fois qu'il partait sur le grand océan. C'était déjà au-delà du monde, pour lui. Quand on pensait que les samuraï de la Mante vivaient encore plus loin !
A la clarté des étoiles, le navire s'enfonça dans la grande nuit de la mer, dans l'espace de plus en plus immense, dans une solitude où l'on entendait que les cris en cadence des marins.
Yajinden se retira dans sa cabine, après avoir fait conduire Hiruya à la sienne.
Les heures passèrent, monotones.
Après l'exaltation du départ, la découverte du grand horizon, ce fut vite l'angoisse, et la langueur de l'attente. Voyager sur l'eau, c'était en fait pire qu'un voyage à travers une campagne morte et plate. Hiruya dormit à peine de la nuit. Il était sûr que Yajinden était dans le même état.
A l'aube, Hiruya sortit de sa cabine. L'air était frais. Le ciel et la mer étaient d'un bleu resplendissant. Au loin, une petite tâche verte sur l'eau : une île.
Le Lotus Noir mouilla l'ancre et on mit une barque à la mer.
Daidoji Yajinden et Kakita Hiruya y descendirent.
Quatre fort marins s'assirent à leur poste et en quelques coups de rames, on accosta sur la plage.
Yajinden respira l'air de ces lieux, qu'il connaissait si bien.
- C'est donc ici, ton île ? demanda Hiruya.
- C'est ici que j'ai vraiment vécu... Au contact des gens de la Mante, des gaijins, des lointains explorateurs... C'est ici que j'ai vu que le monde était plus vaste que notre Empire, tellement étriqué au fond, tellement fermé sur lui.. Nous sommes au royaume des lointaines îles sous le vent. Il y en a des milliers. Des poussières d'îles, disséminées sur l'océan...
Le temps était magnifique. Le soleil, comme enivré de la puissance des vents du grand ouest, jaillissait triomphant au-dessus de la ligne d'écume.
Les deux samuraï marchèrent sur un chemin décoré de bosquets de fleurs odoriférantes. Des oiseaux exotiques chantaient dans les arbres. Un petit temple, plus loin, au bord d'un bassin d'eau.
Une demeure apparut au détour du chemin. Construite en bois clair, avec un chemin de ronde, et un jardin simple, muni de son traditionnel système de bambou où l'eau chante en passant.
- C'est ici que j'ai vécu, Hiruya... Que je pouvais être moi-même...
Hiruya observa les lieux. On pouvait se sentir dans une demeure du clan de la Grue, tout en observant des détails exotiques, qui rappelait qu'on se trouvait dans les îles de la Mante.
- Inutile de nous déchausser, dit Yajinden. Passons au dojo.
Hiruya suivit son hôte. La salle d'entraînement n'était éclairée que par de petites fenêtres. Elle était spacieuse, décorée de nombreuses armes gaijin, mais aussi de fresques Asahina.
Quatre hommes attendaient, vêtus de manteaux noirs, avec des masques de cuivre, sans signes distinctifs.
- La maison du Tigre a fait le déplacement, ironisa Yajinden.
Les silhouettes s'inclinèrent lentement puis s'assirent. Elles entouraient un cercle tracé au sol, aux motifs compliqués.
De la vapeur s'éleva de la figure et s'épaissit.
Une silhouette humaine, bleuâtre, apparut. Un homme avec une capuche noire sur la tête.
- Nous vous attendions, samuraï... Je n'aurais pas voulu manquer ce duel...
- C'est donc vous, dit Hiruya, le grand maître Kolat. Maître Tigre.
- Oui, moi qui mène certains hommes sur la voie de la vérité. Qui apprendrai aux hommes à conduire seuls leur destin...
- On dit que vous voyez tout et entendez tout...
- Je plie aussi qui je veux à ma volonté. Et je me débarrasse des autres.
- Alors vous aurez à vous débarrasser de moi.
- En revanche, je me suis acquis les services d'un de vos amis... ce rônin que vous nommez Riobe. Il m'a rendu un grand service.
- Impossible, fit Hiruya. Je connais Riobe, son sens de l'honneur. ll n'aurait jamais accepté de servir quelqu'un comme vous. Même si j'ignore vos projets, je sais qu'ils n'ont rien à voir avec la voie du samuraï !
Hiruya eut alors une intuition :
- Je connais peu de personnes susceptibles d'influencer Riobe... En-dehors de Toturi lui-même, peu de monde saurait se faire obéir de lui...
Le Magistrat revit soudain une petite scène, à la fin du procès Kumanosuke, alors que, grâce à l'arrivée providentielle d'Akodo Kage, le vieux shugenja venait d'être, provisoirement, acquitté.
Kage-senseï, justement, tapant sur l'épaule de Riobe :
- Allons, rônin, je suis sûr que nous ferons de grandes choses ensemble !
- C'est presque flatteur, continua Hiruya, que le grand maître Kolat en personne se déplace... Il faut que ce soit aussi quelqu'un qui soit plus puissant que Yajinden, qui ait été capable de le former... Quelqu'un de la carrure d'un senseï ou d'un daimyo...
- Intéressant, dit la silhouette.
- A la Cité des Mensonges, j'ai retrouvé Tsuyoshi, réduit au rang de rônin, qui est mort comme un chien pour venger son maître... Son maître dont la mort l'avait desespéré... Ce n'était pas une fin pour un grand samuraï comme lui...
- Le destin tient parfois à peu de choses, samuraï... Je me fais fort de vous le montrer... Et la volonté des Ancêtres n'y a rien à voir...
- J'en serais impatient...
- Je sais, Kakita Hiruya, que Yajinden vous a parlé de sa vie. Mais il n'a pu vous dire ce qu'il ne savait pas... Sur son origine, sur ses parents...
- Il ne connaissait pas son père, et sa mère était une ancienne geisha...
- C'est exact. Mais voici la suite. Daidoji Dajan savait qui était le père de Yajinden. Et pour cause, c'est lui échangea Yajinden, l'enfant à l'oeil blanc, avec un autre, le soir où ces deux enfants naquirent. Si Dajan s'enfuit avec Yajinden, c'est que la substitution avait été découverte... Dajan avait en effet un ami, qui, le même soir, s'attendait à voir sa femme accoucher de son premier fils. Mais cet ami avait également fait un enfant à une geisha. Et les deux femmes, la mère légitime et la geisha accouchèrent le même soir. Seul Dajan le savait, qui avait reçu les confidences de son ami. Et il veilla sur l'accouchement de la geisha. Celle-ci accoucha d'un bel enfant. Tandis que la femme de son ami accouchait d'un enfant à l'oeil blanc. C'était un signe de malheur.
"Dajan, pour préserver son ami, eut alors l'idée d'échanger les deux enfants ! Il profita du sommeil des parents pour substituer, avec la complicité d'un ami, l'enfant normal à l'enfant à l'oeil blanc. Les parents légitimes avaient été desespérés que leur enfant porte un signe fatidique. Mais le lendemain, ils virent un enfant sans ce défaut. L'ami de Dajan s'appelait Asako Nakiro... Le fameux Inquisiteur avait ce jour-là déguisé son apparence monstrueuse. Il annonça donc aux parents que ce n'était qu'un léger défaut de naissance, et que Benten l'avait fait disparaître dans la nuit. Rassurés par ce que disait un personnage aussi respectable qu'un Asako, l'ami de Dajan et sa femme oublièrent l'incident. Tandis que la geisha héritait de l'enfant "maudit"...
"Mais quelques mois plus tard, un célèbre criminel appelé la Grue Noire sévit sur les terres Kakita, non loin de chez l'ami de Dajan. C'est alors que ce jeune père découvrit que son ami et si bon conseiller, Daidoji Dajan, était la Grue Noire en personne ! Une violente dispute éclata entre les deux hommes. Pris de fureur, se sachant démasqué, Dajan révéla d'un coup la substitution !... Il avait agi pour préserver la réputation de son ami et maintenant, on l'accusait d'être la Grue Noire !
"Terrassé par cette nouvelle, l'ami de Dajan lui cria de partir sur le champ ! Heureusement, sa femme, partie au temple, n'avait pas entendu cette conversation. Elle ne sut donc jamais qu'elle élevait le fils d'une geisha ! Dajan disparut dans la nuit, emmenant avec lui l'enfant maudit et sa mère. Quelques temps plus tard, avec l'aide d'Asako Nakiro, il invoquait un oni mineur, un soir où son ancien ami prenait la route avec son fils et un senseï. L'ami fut tué par l'oni mais le senseï, père de Kakita Yobe, le décapita, et jura à son ami d'élever son fils !
"Cet ami se nommait bien sûr Kakita Takaaki, et son fils, n'était autre que vous, Kakita Hiruya... Hiruya, le fils de la geisha... Yajinden, le vrai fils de Takaaki...
- Non ! hurla alors Yajinden.
Il venait de comprendre toute l'horreur de son existence.
- Ce n'est pas possible ! Ma vie ! Toute ma vie !... J'ai dû abandonner l'honneur, le respect des Ancêtres ! Manier de l'argent, trahir, assassiner, renier mon Empereur ! toutes les valeurs des samuraï !... Pendant que Hiruya triomphait en tout ! Qu'il devenait un samuraï respecté, puis Magistrat d'Emeraude... Qu'il gagnait des duels, sauvait la Cité des Mensonges, aidait le clan de la Licorne, assistait Toturi, qu'il peut devenir kenshinzen... L'un des plus grands héros de l'Empire !...
- Il en est bien ainsi, pourtant, Yajinden, dit la silhouette...
- Ainsi, c'était donc cela, la malédiction, dit Hiruya.
- La malédiction pour moi, hurla Yajinden. Pour toi une bénédiction ! Alors que c'est moi le fils légitime de Takaaki ! Moi qui avait droit à tous ces honneurs ! Et toi qui aurait dû être un moins que rien !...
- Finissons-en, dit Hiruya.
- Oui, finissons-en, aniki...
Les deux samuraï se mirent face à face.
Au-dehors, le vent s'était mis à souffler en rafale, courbant les arbres tropicaux de l'île. A bord du Lotus Noir, on n'avait pas prévu ce coup de tabac. Des nuages noirs arrivèrent de l'ouest, des éclairs, des bourrasques de plus en plus violentes ; la mer gonflait comme une baudruche. Soudain, comme recraché par cette gueule d'ombre liquide, un navire, propulsé, surgit.
A bord, un shugenja de la famille Asahina fit un grand geste dans les airs, et le vent retomba d'un coup. La mer reprit son calme, le vent disparut.
- Nous y sommes, samuraï, dit le shugenja aux Magistrats d'Emeraude. L'île verte...
- Mettez une barque à la mer, ordonna Kohei. Dépêchons-nous !
- Que les Dieux décident, à présent, dit Hiruya.
Les deux samuraï dégainèrent leurs sabres en même temps. Les deux lames se heurtèrent, celle de Yajinden au-dessus. Il poussa de toutes ses forces pour abaisser les lames sur Hiruya. Crispés, les muscles tendus à l'extrême, les deux frères étaient presque nez à nez. Ils se repoussèrent mutuellement, envoyèrent encore un coup : cette fois, leurs sabres volèrent et les deux duellistes se croisèrent.
Le katana d'Hiruya alla glisser aux pieds de Yajinden et celui de ce dernier aux pieds de Hiruya. Les deux samuraï se baissèrent pour ramasser les armes.
Penchés en avant, ils se regardèrent une dernière fois. Yajinden dit :
- Tu aurais dû me tuer à Heibetsu.
- Finissons-en...
Les samuraï d'Emeraude avaient embarqué, et Shigeru avait empoigné une paire de rames. Le premier, Kohei sauta dans l'eau. Il en avait jusqu'au-dessus des genoux.
Yajinden lança son sabre à Hiruya, Hiruya lui fit glisser le sien. Chacun prit son katana et attaqua.
Yajinden lacéra profondément la poitrine de Hiruya, puis s'écroula : Hiruya lui avait transpercé le coeur. Il avait porté une attaque plus rapide que l'éclair. Puis précise et plus mortelle que jamais, comme le Kenku lui avait appris.
Yajinden tomba, mort.
Hiruya ne valait guère, mieux.
Les quatre silhouettes se relevèrent.
- Qu'il en soit ainsi, samuraï, dit Maigre Tigre.
Les serviteurs brouillèrent le cercle et la silhouette disparut. Puis elles partirent par la porte de derrière.
Hiruya se retrouva seul, expirant peu à peu... Il entendit des pas, le panneau en bois qui s'ouvre.
Kohei entrait :
- Hiruya !
Le Licorne, son ami, se précipitait sur lui :
- Hiruya !
- Trop tard, Kohei...
Les autres arrivaient enfin. Ils firent cercle autour de lui.
- Ecoutez-moi, implora le Magistrat, car il me reste de peu de forces.
- Nous allons te sortir de là, cria Kohei.
Hiruya lui serra le poignet pour le conjurer de se taire et d'écouter.
Depuis leur navire, les Magistrats regardèrent le Lotus Noir couler. Son équipage avait reçu l'autorisation de faire seppuku. On avait ordonné aux hommes du peuple de saborder le navire, de l'abandonner et de ne plus revenir à Rokugan. Le superbe navire s'enfonça peu à peu dans l'eau, de la coque jusqu'aux voiles, alors que les Magistrats cinglaient vers l'horizon. Bientôt, il ne resta plus rien du navire de l'ancien contrôleur général du commerce, et l'île verte avait disparu.
Une fois à terre, les magistrats se rendirent au village natal de Hiruya. Ils apprirent la mort du Magistrat à sa famille. On disposa bientôt le corps de Kakita Hiruya sur un bûcher et on y mit le feu.
Longtemps, on regarda les flammes dévorer le corps.
Des pleureuses professionnelles, payés pour se lamenter à chaque décès, se déchiraient les vêtements, se jetaient au pied du bûcher. Tout le village avait accouru et des samuraï de toute la région. Les flammes brûlaient, brûlaient, dévorant Hiruya, emportant ses cendres aux quatre vents... Sa mère n'en finissait plus de pleurer.
Et les Magistrats, face au tombeau flamboyant, repensaient aux derniers instants de leur ami :
- Ecoutez-moi, avait-il dit. J'ai vu le grand maître du Kolat... Souvenez-vous de Tsuyoshi, du procès Kumanosuke... de Riobe... c'était Akodo Kage... Kage-senseï... le Maitre Tigre... celui qui a formé le Ninja, Shosuro Emmon... tous... Il a utilisé Riobe, j'ignore pour quel crime... mais Riobe... le retrouver... Tout était orchestré... Kage a formé Toturi... Pour qu'il prenne la place de l'Empereur sur le trône... Seul Kage pouvait plier Riobe à sa volonté, et persuader Toturi de renverser l'Empereur... Les Kolat savent que nous savons...
- Nous te vengerons, Hiruya, avait dit Kohei. Jusqu'au dernier ! Jusqu'au dernier nous les châtierons !
Le bûcher brûla toute la nuit. Il y eut enfin l'aube, et les flammes moururent. On recueilli les cendres brûlantes.
Puis nos héros quittèrent ces désolations.
- A Otosan Uchi ! dit Kohei.
Ils traversèrent les régions dévastées encore une fois. Des bandes de l'Outremonde refluaient en désordre. Les pleureuses les suivirent un moment, et il fallut les chasser. Dans d'autres villages, d'autres deuils, d'autres pleureuses... Des troupes de rônins hagards, passaient, et d'autres Lions... poussières d'hommes éparpillés sur le chemin... Des villages, des hommes et des chemins, et le tournoiement du vent...
Nos héros arrivèrent en vue d'Otosan Uchi.
Sur les chemins, des messagers partaient aux quatre coins de l'Empire... "Les Hanteï ne sont plus, les Hanteï ne sont plus..." Ces cris retentissaient. "Les Hanteï sont morts..."
C'était fini, fini...
Le crépuscule luisait sur la capitale quand nos héros y entrèrent. L'armée de Toturi était là, et celle de tous les clans. Des bâtiments brûlaient. Des clameurs inouïes résonnaient...
- Victoire ! victoire !
Des bandes d'ivrognes couraient dans les rues !
- Magistrats ! Magistrats ! criait-on. Les Hanteï sont déchus ! Toturi a triomphé !
Nos héros avancèrent dans la ville, vers Hito, et ils traversèrent le fleuve. On jetait des corps à l'eau. Des samuraï se passaient le sabre à travers le ventre. On éteignait des incendies dans la Cité Interdite.
Nos héros mirent pied à terre. Miya Katsu était là, avec Bayushi Bokkaï à ses côtés.
- Samuraï, samuraï...
On entrait et on venait dans la Cité Interdite. Des murs s'étaient écroulés. Les patrouilles de la Garde Impériale tentaient de rétablir l'ordre.
- Venez, dit Katsu.
On entra dans la cour. Les attendait là le capitaine Ikoma Soko. On fit rapidement les présentations.
- Misère, samuraï, disait Bokkaï, je suis le dernier des misérables...
- Vous n'y pouvez rien, dit Katsu.
On arriva dans une grande cour intérieure, dans ce qui avait été le domaine des Otomo. Mais maintenant, on allait et venait. Des portes enfoncées, des jardins piétinés...
- Un assassin s'est introduit au palais, voici quatre jours, expliquait le capitaine Soko, et a égorgé toute la famille Hanteï. Il a eu le temps de les exécuter, avant d'être arrêté.
- Les gardes Otomo, qui n'ont pas su l'empêcher d'accomplir son forfait, ont fait seppuku, dit Bokkaï.
On brûlait des corps dans les jardins intérieurs.
- Toturi nous attend, dit Katsu.
Nos samuraï furent amenés dans l'immense salle du Trône d'Emeraude. Des centaines de samuraï étaient assemblés là. Et au milieu de la salle, agenouillé, au pied des marches conduisant au trône, un rônin, cerné de deux gardes : Riobe.
- Qui t'a ordonné de commettre ce crime ? criait Toturi, assis sur le trône d'Emeraude.
Nos héros arrivèrent dans la salle, et on se retourna sur eux.
- Empereur...
Miya Katsu se jeta à ses pieds.
- Laisse-nous l'interroger maintenant.
- Ce rônin, tu le connaissais, Miya Katsu.
- Oui, Toturi... Il a servi la Magistrature... Je demande l'autorisation de l'interroger.
- Le dernier des Hanteï était corrompu par l'Outremonde, Miya Katsu ! Mais pas sa famille !... Ce rônin a tué les descendants du Ciel...
- Laisse-moi l'interroger, Toturi, je t'en supplie.
- Va ! Si tu peux le faire avouer !
C'était un spectacle misérable ; Riobe était méconnaissable. Abattu, accablé...
- Riobe, dit Kohei, tu dois nous dire... Qui ?
- Riobe... dit Ayame, qui t'a ordonné ? Comme tout samuraï, tu devais protéger les Hanteï... Tu les as exécutés !
Le rônin ne desserrait pas la mâchoire. Il repensait à l'oncle, le vieil oncle...
- Ce sont les démons de l'Outremonde ! cria quelqu'un dans la foule !
Il y eut un début de panique. Un tumulte.
- Silence, hurla Toturi.
- Non, répliqua brusquement Ryu, pas l'Outremonde ! C'est Akodo Kage !
Kage ! Le nom retentit au milieu du vacarme, amplifié par l'écho de cette salle millénaire.
- Silence ! silence !
Le calme revint.
- Il ne dira plus rien, dit Kohei.
- Alors qu'on l'exécute ! dit Toturi. Sur le champ !
Nos héros durent s'éloigner, terrifiés.
C'est au capitaine Ikoma Soko que Toturi confia l'exécution.
Le silence revint, total. Lentement, la femme aux longs cheveux noirs, au regard d'acier, à la beauté encore vive, s'approcha, de ce rônin maintenu par deux gardes, minuscule dans cette salle immense.
Elle dégaîna son sabre. Les deux soldats s'éloignèrent. Riobe était résgné. Soko tâta la nuque de son sabre, et l'éleva lentement.
- Watanabe, souffla le capitaine, sois heureux...
Riobe tressaillit.
- ... le Tigre est fier de toi.
Le rônin allait crier. Mais le sabre lui trancha la tête
Ikoma nettoya sa lame et rengaina posément.
La foule se dispersa bientôt.
- Partez, partez tous, disait Toturi...
La Magistrature, atterrée, sortaitit lentement.
Ils croisèrent Sasuke dans la cour. Le fidèle du Lion Noir venait d'être nommé gouverneur d'Otosan Uchi.
- Justice a été rendue, dit-il. Le nom de Watanabe est maudit, et nul ne pourra le prononcer. Toturi n'aurait jamais ordonné un crime si abominable. Cependant, nous, nous n'oublierons pas Watanabe. Au sein de notre famille, nous parlerons de lui, de son courage et il aura sa légende. Car nous savons qu'il a fait place nette pour l'avenir...
Sur ce, le gouverneur salua les Magistrats et partit rejoindre son Empereur.

Mirumoto Ryu repartit à Heibetsu. Elle n'en ressortit plus jamais. Le temple des oiseaux devint pour elle le bout du monde. Elle fut une paisible mère de famille, un peu distraite, un peu originale, mais très pacifique.
Hida Shigeru quitta la Magistrature d'Emeraude.
- Tu te retires déjà du service, dit Kohei.
- Mais par Osano-Wo, je suis vieux, mon ami ! Vieux ! Si vieux... Je dois penser à ma famille... J'ai bientôt quarante ans, Kohei. Le temps a passé si vite. J'ai commencé à servir sur le mur à quinze ans. Ce furent vingt-cinq années trépidantes et merveilleuses. Je n'ai rien vu passer. Je serai bientôt un vieillard chenu. Il est temps pour moi de reconstruire un peu de ce que mon clan a détruit...
- Alors adieu, lui dit Kohei.
- Adieu mon ami, adieu ! Toi tu es encore jeune ! Tu as de belles années devant toi ! Un Licorne !... Le vent te portera encore loin ! J'ai confiance, les Fortunes danseront autour de toi !... Adieu, tu as tout pour toi ! Du levant au ponant !
Shinjo Kohei et sa femme Iuchi Shizuka étaient rappelés dans leur clan par Shinjo Yokatsu en personne, pour rejoindre le corps des Magistrats du clan. Ils retrouvèrent donc les plaines du grand ouest, et leur village et le lac aux rives blanches de leur village.
Dans sa poche, Kohei emportait la lettre de Hiruya.
Miya Katsu avait lui aussi l'âge de se retirer de la Magistrature. Il demanda à Bayushi Bokkaï, son dernier assistant, de prendre sa suite.
- Je tenterai d'être digne de vous, Katsu-sama, dit le Scorpion.
Isawa Ayame et Shiba Ikky partirent de leur côté. Elles remontèrent vers le nord et se rendirent au temple où s'était retiré Isawa Kanera.
- Le nom a été dit, songeait Ikky. Ryu a parlé de Kage.
- Kage fera passer Ryu pour folle... Mais il restera une rumeur.
Les terres du clan brûlaient. Encore de la dévastation. On apprenait la folie du Maître du Feu, Isawa Tsuke. La mort des Maîtres Elementaires, du daimyo du clan... Le feu, la nuit, des morts, des ruines, encore...
Le vieux Kanera attendait les deux femmes. On lui raconta ce qui était arrivé.
- Oui, les dieux sont morts, dit Kanera. Maintenant le ciel est vide, et le vent souffle en vain..
- Comment cela est-il possible, senseï ?...
- Qui sait ?... Le temps s'achève. Ou plutôt, il sort des vieilles limites dans lesquelles nous l'avions assigné... Mais maintenant, il faut penser à vous Ayame-san, il y a urgence... Car, que peut faire un samuraï lorsque son destin semble accompli ?...
- Je ne comprends pas, senseï.
- Vous devez prendre soin de vous, Ayame. Il vous faut partir.
Kanera était nerveux. Il était réellement inquiet pour la shugenja.
- Ayame, maintenant, vous devez vous méfier de vous. Vous devez retrouver la chambre de cristal... Là, vous serez à l'abri... Vous ne comprenez pas encore, je sais... Mais vous verrez... Partez, Ayame, je vous le dis...
- Bien, senseï, bien, mais...
Il n'était plus temps de parler. Quelle menace planait sur la shugenja ?
Le voyage fut long. D'est en ouest, les deux Phénix montèrent vers les montagnes du Dragon. Elles se sentaient suivies. Le ciel devenait de plus en plus noir. Les étoiles mouraient peu à peu.
Un soir, il n'y eut plus de lune.
- Une troupe de cavaliers...
C'était des formes indistinctes, une masse sombre... Des cris retentissaient... Une chevauchée dans la nuit.
Les shugenja pressèrent le pas.
Elles se sentaient talonnées. L'aube ne reviendrait plus. Il n'y avait plus de fin à la noirceur de ces montagnes.
Elles atteignirent la chambre de cristal, gardée par les Ize-Zumi. Un éclair zébra le ciel au loin. Le tonnerre roula.
- Entrez, dirent les hommes tatoués. Ici vous serez à l'abri.
Les cavaliers n'étaient plus loin. Il se mit à pleuvoir très fort.
La chambre de cristal était baignée d'une lumière bleue diffuse. Aux murs, des gangues de cristaux déformés, où apparaissaient des visages fantômatiques. Ils allaient, venaient, disparaissaient, revenaient plus loin...
Au centre de la chambre, un piédestal avec un petit livre.
Le journal de Kitsuki Kaagi.
- Ne le lisez pas, cria Ikky.
On entendait des hennissements sauvages au-dehors. Des cris.
- Il y a peut-être là-dedans, disait la shugenja pour elle-même, de quoi détruire l'Ombre à jamais...
Ayame ouvrit doucement le livre.
L'orage éclata, illuminant les cieux.
Ikky restait près de la porte. Elle prit un naginata accroché au mur.
Ayame cligna des yeux. Son coeur palpitait. Elle lut.
Ikky était à la porte. La foudre tomba. Fracas énorme.
Ayame continuait à lire. Elle ne s'arrêterait pluss...
- Kitsuki Kaagi a rencontré le Ninja, lisait la shugenja... Le Ninja, nommé Hiroru, Matsu Hiroru... le frère de Matsu Tsuko !... Kaagi et son assistante, Nahoko... Et les origines de l'Ombre... ses secrets... Goju reniant l'Ordre Céleste... le seigneur Lune... le Néant du monde...
<span style="color:green">
FORCE
<div align="right">SAMURAI !
</div><!--/sizec--></span>
Ikky regarda Ayame, haineuse. Elle empoigna le naginata. Qui était son véritable ennemi ? Ces cavaliers ou Ayame ? Ayame qui était corrompue, insatiable, démoniaque...
Lentement, elle s'approcha de la shugenja, en levant son arme. Toute une vie sacrifiée pour elle !
La porte craqua. Le vent s'engouffra, souffla les torches. A la lumière de la foudre, apparurent des silhouettes difformes, défigurées, aux cris silencieux. Ikky dut faire face. Elle était juste derrière Ayame.
Le livre parlait directement à la shugenja :
- Je suis ton amie... je voudrais te connaître... je suis noire comme la nuit, épaisse comme le papier. Dis mon nom, rejoins-moi.
"Je vais tout savoir !"
Les créatures sans visage entraient. Ikky poussa un cri et frappa.
Ayame sentait qu'elle vacillait. Elle tournait encore les pages. Il y avait de plus en plus d'encre, qui couvrait tout le papier. Trop de mots, plein de mots, plein de secrets.
Elle ferma les yeux, elle pleurait des larmes noires.
Son bras coupé avait repoussé. Elle bavait noir.
Elle arrivait à la dernière page.
Dans sa chambre, Isawa Ayame était accablée.
Il y avait eu la lettre de Ryu, qui était passée par le palais du Champion d'Emeraude ; lettre qui annonçait qu'elle en avait terminé avec sa vie de samuraï.
- C'est bien, avait dit Hiruya.
Puis le Magistrat avait confié deux lettres à Ayame.
- J'ai une mission à vous confier, avait-il dit à son assistante.
Sa voix était altérée. Derrière ce qu'il disait, il y avait trois ans de turpitudes avec Ayame, de mensonges de cette dernière, et d'affrontements larvés avec son supérieur. Il semblait dire : "Ayame, je sais bien qui vous êtes mais ce soir, je ne plaisante pas. J'ai besoin de vous. S'il vous reste un peu d'honneur, vous m'aiderez, parce que je ne peux pas me passer de vous, malgré tout..."
La shugenja l'avait senti. Hiruya faisait ses bagages.
- Voici deux lettres. La première est pour Ryu. Je lui annonce que j'accepte qu'elle quitte le service de la Magistrature.
- Bien.
- La seconde est pour Shinjo Kohei.
Hiruya toussota, pour masquer son émotion.
- Avant de partir, j'aurais voulu régler le problème de Riobe. Lui venir en aide.
- Nous nous en occuperons à votre retour, Magistrat.
- Tu enverras la lettre à Ryu dès mon départ. Tu donneras la lettre à Kohei quand tu le jugeras bon.
- Je ne comprends pas, Magistrat...
- Je vais partir me battre en duel.
- Je le sais. Mais quand bien même vous ne seriez pas accepté...
Hiruya but son thé et regarda gravement Ayame, d'un regard que la shugenja ne lui connaissait pas ; un regard qu'il n'avait même pas quand il découvrait ses mensonges.
- Kitabakate a eu le nez creux, pendant que nous parlions avec Hiroru. Elle a senti, j'en suis sûr, que j'en savais plus que je n'en disais.
Ayame frissonna.
Et Hiruya lui avait posément expliqué ce qu'il savait.
- J'ai découvert qui était la Grue Noire.
Maintenant, Ayame savait tout ce que Yajinden lui avait révélé. Elle découvrit la véritable identité du contrôleur du commerce, ainsi que l'histoire de Dajan.
- J'attendais depuis longtemps ce duel, disait Hiruya. Depuis Heibetsu. Je sais que mon karma n'est pas fini. Il n'a pas trouvé son accomplissement face à Ninube. Il finira peut-être avec ce duel. Je sais que je dois aller affronter Yajinden. Peu importe l'école kenshinzen.
- Vous ne pouvez perdre, Magistrat. Si la Grue Noire a tourné le dos à l'honneur, l'esprit de ses Ancêtres ne sera pas avec lui. Mais vos Ancêtres, si. Ils vous aideront.
- Yajinden est doué d'une force intérieure exceptionnelle.
- Vous ne pouvez perdre. Tout le monde sait que vous êtes l'un des plus talentueux duellistes qui soit...
- L'essentiel reste de préserver l'Empire. De trouver les autres membres du Kolat.
- J'aiderai l'Empire.
- Les clans sont divisés, et ils ne savent pas la menace insidieuse qui grandit au sein de Rokugan. Il faut nous souvenir de notre tâche de Magistrats. Voir plus loin que les intérêts des clans.
Le voyage de Hiruya se déroula sans histoire. Le Lotus Noir était à quai.

Ryu arriva au Village Stratégique de l'Ouest, le lendemain du départ de Hiruya. Isawa Ayame lui remit la lettre du Magistrat.
- Vous êtes déchargée de vos fonctions d'assistante, Magistrate.
- Oui.
Ryu but le thé avec les autres Magistrats.
- Mon propre oncle... mon propre oncle... gémissait-elle. J'ignore même pourquoi.. Il se prépare quelque chose... Mon mari avait appris des choses... Ce n'était pas en rapport avec le coup d'Etat des Scorpions...
- Nous trouverons, Ryu-san.
- Pour moi, c'est aussi le plus beau jour de ma vie. Je vais enfin pouvoir voir grandir ma fille.
- Oui, plus de charges, plus de missions périlleuses pour la Magistrature.
- Tu prendras ma relève, Ayame !
- Tu ne connais pas de complices à ton oncle ?
- Ils sont morts. Tous morts...
- Nous chercherons, Ryu. Nous comprendrons pourquoi votre oncle a tué Isamu-san.
- Sayonara, Ayame-san. Sayonara...
Ryu avait les larmes aux yeux. De tristesse et de bonheur. Elle n'osait pas croire que c'était fini, cette vie de samuraï errant.
- Restez quelques jours avec nous, proposa Miya Katsu. Le temps de vous remettre des fatigues du voyage.
- Ah, si vous voulez, dit Ryu.
Il est vrai que dehors, l'armée Ryu attendait impatiemment. Bayushi Kishidayu leur avait ordonné de prier gentiment en attendant que leur samuraï adorée daigne venir leur parler !
- Nous construirons un temple en son honneur, Kishidayu-sama !
- C'est parfait, elle sera ravie !

Hiruya se fit annoncer par les soldats du navire. Il respira, et attendit. Daidoji Yajinden descendit à quai, très calme.
- Tu es ponctuel, Hiruya-san.
- C'est la politesse des magistrats.
- J'ai attendu ce duel depuis des années.
- Tu tiens à un duel iaijutsu dans les règles... Il te reste donc un certain sens de l'honneur.
- Pour le iaijutsu seulement. Mais cela n'a rien de personnel. Je ne fais qu'accomplir mon devoir, Hiruya.
- Que tu dis. Ce duel nous passionne tous les deux. Même l'honneur ne peut rien contre cela.
- J'espère que tu ne me décevras pas. Ta réputation est si brillante, Magistrat...
Les deux hommes s'écartèrent d'un pas et s'observèrent longuement, en baissant les mains vers leur sabre.
Le vent soufflait doucement sur le quai presque désert. Le navire grinçait sur l'eau.
- Yajinden-sama !
La main du Daidoji se crispa. Un de ses officiers osait l'appeler !
La tension retomba. Les deux hommes respirèrent.
- Yajinden-sama ! Un message pour vous ! Il vient d'arriver par pigeon.
- Donne, fit le Daidoji, furieux.
Il arracha le billet des mains de l'autre, et le lut rapidement. Il le déchira et ouvrit la main : le vent emporta les bouts dans l'eau.
- Le Grand Maître souhaite te rencontrer, Hiruya-san.
- Il ne fallait pas moins que cela pour nous arrêter...
Daidoji Yajinden monta à bord :
- Préparez-vous au départ ! Nous partons sur le champ !

Isawa Ayame rendit visite à la troupe de Ryu. A la limite, elle s'étonnait à peine que la bushi ait réuni une telle bande en si peu de temps.
- Konnichi-wa, Magistrate, lui dit un Scorpion en s'inclinant bien bas. Mon nom est Bayushi Kishidayu.
- Tiens, par Isawa...
Elle se présenta.
- Tout est bien qui finit bien, dit la shugenja. Je suis contente de vous rencontrer.
Kishidayu souriait, comme pour dire : "Hé oui, c'est moi, en chair et en os ! Le méchant de l'histoire dont vous avez tellement entendu parler !"
Un cavalier arriva à ce moment, à brides abattues, dépenaillé. C'était Shinjo Kohei.
- Ayame !
ll descendit de cheval, comme fou.
- Ayame !...
Il avait à la main la lettre de Hiruya, que la shugenja lui avait fait porter.
- C'est affreux !...
- J'ignore ce que Hiruya-sama vous a dit, Kohei-san...
- Nous devons partir, et retrouver Hiruya, Ayame-san !
- Vous vous inquiétez pour son duel ?
Elle affectait une certaine froideur.
- Par les Quatre Vents, c'est de la folie ! Il fallait me prévenir tout de suite ! Nous ne pouvons laisser Hiruya seul ! Nous devons trouver où habite Daidoji Yajinden et sans tarder !... Je pars sur le champ ! J'en ai parlé à Hida Shigeru, qui me suit !
- Que faisons-nous pour Bokkaï ? Et pour Riobe ? Nous n'avons pas de nouvelles d'eux !
- Je ne demande pas mieux que de tous les retrouver, criait Kohei, mais Hiruya est notre supérieur !
Il remonta en selle et ajouta :
- Et qui plus est, mon ami ! Je ne le laisserai pas tomber !
Hida Shigeru arrivait à son tour, avec les autres assistants.
- Je viens aussi, annonça Ryu.
- Je vous suis, décida Kishidayu. Je connais ce Daidoji Yajinden, au moins de nom. Il nous sera facile de trouver son navire.
- Nous vous suivons, dit Kohei.
Shiba Ikky état prête. Elle fit signe à la shugenja qu'elle n'avait pas le choix : elle venait, et pas le temps de discuter !
C'est ainsi qu'en fin de journée, la Magistrature d'Emeraude quitta le Village Stratégique de l'Ouest au galop.

Le Lotus Noir fendait les flots, gagnant la haute mer où la houle se levait. Les embruns volaient comme de petites étoiles filantes, alors que les hommes peinaient pour déployer les voiles. Yajinden s'était retiré sur le pont supérieur, d'où il observait les manoeuvres. Derrière lui, Hiruya contemplait la mer qui s'ouvrait, et la terre qui s'éloignait.
C'était la première fois qu'il partait sur le grand océan. C'était déjà au-delà du monde, pour lui. Quand on pensait que les samuraï de la Mante vivaient encore plus loin !
A la clarté des étoiles, le navire s'enfonça dans la grande nuit de la mer, dans l'espace de plus en plus immense, dans une solitude où l'on entendait que les cris en cadence des marins.
Yajinden se retira dans sa cabine, après avoir fait conduire Hiruya à la sienne.
Les heures passèrent, monotones.
Après l'exaltation du départ, la découverte du grand horizon, ce fut vite l'angoisse, et la langueur de l'attente. Voyager sur l'eau, c'était en fait pire qu'un voyage à travers une campagne morte et plate. Hiruya dormit à peine de la nuit. Il était sûr que Yajinden était dans le même état.
A l'aube, Hiruya sortit de sa cabine. L'air était frais. Le ciel et la mer étaient d'un bleu resplendissant. Au loin, une petite tâche verte sur l'eau : une île.
CHRONIQUES DE L'EMPIRE D'EMERAUDE
Le Lotus Noir mouilla l'ancre et on mit une barque à la mer.
Daidoji Yajinden et Kakita Hiruya y descendirent.
Quatre fort marins s'assirent à leur poste et en quelques coups de rames, on accosta sur la plage.
Yajinden respira l'air de ces lieux, qu'il connaissait si bien.
- C'est donc ici, ton île ? demanda Hiruya.
- C'est ici que j'ai vraiment vécu... Au contact des gens de la Mante, des gaijins, des lointains explorateurs... C'est ici que j'ai vu que le monde était plus vaste que notre Empire, tellement étriqué au fond, tellement fermé sur lui.. Nous sommes au royaume des lointaines îles sous le vent. Il y en a des milliers. Des poussières d'îles, disséminées sur l'océan...
Le temps était magnifique. Le soleil, comme enivré de la puissance des vents du grand ouest, jaillissait triomphant au-dessus de la ligne d'écume.
Les deux samuraï marchèrent sur un chemin décoré de bosquets de fleurs odoriférantes. Des oiseaux exotiques chantaient dans les arbres. Un petit temple, plus loin, au bord d'un bassin d'eau.
Une demeure apparut au détour du chemin. Construite en bois clair, avec un chemin de ronde, et un jardin simple, muni de son traditionnel système de bambou où l'eau chante en passant.
- C'est ici que j'ai vécu, Hiruya... Que je pouvais être moi-même...
Hiruya observa les lieux. On pouvait se sentir dans une demeure du clan de la Grue, tout en observant des détails exotiques, qui rappelait qu'on se trouvait dans les îles de la Mante.
- Inutile de nous déchausser, dit Yajinden. Passons au dojo.
Hiruya suivit son hôte. La salle d'entraînement n'était éclairée que par de petites fenêtres. Elle était spacieuse, décorée de nombreuses armes gaijin, mais aussi de fresques Asahina.
Quatre hommes attendaient, vêtus de manteaux noirs, avec des masques de cuivre, sans signes distinctifs.
- La maison du Tigre a fait le déplacement, ironisa Yajinden.
Les silhouettes s'inclinèrent lentement puis s'assirent. Elles entouraient un cercle tracé au sol, aux motifs compliqués.
De la vapeur s'éleva de la figure et s'épaissit.
Une silhouette humaine, bleuâtre, apparut. Un homme avec une capuche noire sur la tête.
- Nous vous attendions, samuraï... Je n'aurais pas voulu manquer ce duel...
- C'est donc vous, dit Hiruya, le grand maître Kolat. Maître Tigre.
- Oui, moi qui mène certains hommes sur la voie de la vérité. Qui apprendrai aux hommes à conduire seuls leur destin...
- On dit que vous voyez tout et entendez tout...
- Je plie aussi qui je veux à ma volonté. Et je me débarrasse des autres.
- Alors vous aurez à vous débarrasser de moi.
- En revanche, je me suis acquis les services d'un de vos amis... ce rônin que vous nommez Riobe. Il m'a rendu un grand service.
- Impossible, fit Hiruya. Je connais Riobe, son sens de l'honneur. ll n'aurait jamais accepté de servir quelqu'un comme vous. Même si j'ignore vos projets, je sais qu'ils n'ont rien à voir avec la voie du samuraï !
Hiruya eut alors une intuition :
- Je connais peu de personnes susceptibles d'influencer Riobe... En-dehors de Toturi lui-même, peu de monde saurait se faire obéir de lui...
Le Magistrat revit soudain une petite scène, à la fin du procès Kumanosuke, alors que, grâce à l'arrivée providentielle d'Akodo Kage, le vieux shugenja venait d'être, provisoirement, acquitté.
Kage-senseï, justement, tapant sur l'épaule de Riobe :
- Allons, rônin, je suis sûr que nous ferons de grandes choses ensemble !
- C'est presque flatteur, continua Hiruya, que le grand maître Kolat en personne se déplace... Il faut que ce soit aussi quelqu'un qui soit plus puissant que Yajinden, qui ait été capable de le former... Quelqu'un de la carrure d'un senseï ou d'un daimyo...
- Intéressant, dit la silhouette.
- A la Cité des Mensonges, j'ai retrouvé Tsuyoshi, réduit au rang de rônin, qui est mort comme un chien pour venger son maître... Son maître dont la mort l'avait desespéré... Ce n'était pas une fin pour un grand samuraï comme lui...
- Le destin tient parfois à peu de choses, samuraï... Je me fais fort de vous le montrer... Et la volonté des Ancêtres n'y a rien à voir...
- J'en serais impatient...
- Je sais, Kakita Hiruya, que Yajinden vous a parlé de sa vie. Mais il n'a pu vous dire ce qu'il ne savait pas... Sur son origine, sur ses parents...
- Il ne connaissait pas son père, et sa mère était une ancienne geisha...
- C'est exact. Mais voici la suite. Daidoji Dajan savait qui était le père de Yajinden. Et pour cause, c'est lui échangea Yajinden, l'enfant à l'oeil blanc, avec un autre, le soir où ces deux enfants naquirent. Si Dajan s'enfuit avec Yajinden, c'est que la substitution avait été découverte... Dajan avait en effet un ami, qui, le même soir, s'attendait à voir sa femme accoucher de son premier fils. Mais cet ami avait également fait un enfant à une geisha. Et les deux femmes, la mère légitime et la geisha accouchèrent le même soir. Seul Dajan le savait, qui avait reçu les confidences de son ami. Et il veilla sur l'accouchement de la geisha. Celle-ci accoucha d'un bel enfant. Tandis que la femme de son ami accouchait d'un enfant à l'oeil blanc. C'était un signe de malheur.
"Dajan, pour préserver son ami, eut alors l'idée d'échanger les deux enfants ! Il profita du sommeil des parents pour substituer, avec la complicité d'un ami, l'enfant normal à l'enfant à l'oeil blanc. Les parents légitimes avaient été desespérés que leur enfant porte un signe fatidique. Mais le lendemain, ils virent un enfant sans ce défaut. L'ami de Dajan s'appelait Asako Nakiro... Le fameux Inquisiteur avait ce jour-là déguisé son apparence monstrueuse. Il annonça donc aux parents que ce n'était qu'un léger défaut de naissance, et que Benten l'avait fait disparaître dans la nuit. Rassurés par ce que disait un personnage aussi respectable qu'un Asako, l'ami de Dajan et sa femme oublièrent l'incident. Tandis que la geisha héritait de l'enfant "maudit"...
"Mais quelques mois plus tard, un célèbre criminel appelé la Grue Noire sévit sur les terres Kakita, non loin de chez l'ami de Dajan. C'est alors que ce jeune père découvrit que son ami et si bon conseiller, Daidoji Dajan, était la Grue Noire en personne ! Une violente dispute éclata entre les deux hommes. Pris de fureur, se sachant démasqué, Dajan révéla d'un coup la substitution !... Il avait agi pour préserver la réputation de son ami et maintenant, on l'accusait d'être la Grue Noire !
"Terrassé par cette nouvelle, l'ami de Dajan lui cria de partir sur le champ ! Heureusement, sa femme, partie au temple, n'avait pas entendu cette conversation. Elle ne sut donc jamais qu'elle élevait le fils d'une geisha ! Dajan disparut dans la nuit, emmenant avec lui l'enfant maudit et sa mère. Quelques temps plus tard, avec l'aide d'Asako Nakiro, il invoquait un oni mineur, un soir où son ancien ami prenait la route avec son fils et un senseï. L'ami fut tué par l'oni mais le senseï, père de Kakita Yobe, le décapita, et jura à son ami d'élever son fils !
"Cet ami se nommait bien sûr Kakita Takaaki, et son fils, n'était autre que vous, Kakita Hiruya... Hiruya, le fils de la geisha... Yajinden, le vrai fils de Takaaki...
- Non ! hurla alors Yajinden.
Il venait de comprendre toute l'horreur de son existence.
- Ce n'est pas possible ! Ma vie ! Toute ma vie !... J'ai dû abandonner l'honneur, le respect des Ancêtres ! Manier de l'argent, trahir, assassiner, renier mon Empereur ! toutes les valeurs des samuraï !... Pendant que Hiruya triomphait en tout ! Qu'il devenait un samuraï respecté, puis Magistrat d'Emeraude... Qu'il gagnait des duels, sauvait la Cité des Mensonges, aidait le clan de la Licorne, assistait Toturi, qu'il peut devenir kenshinzen... L'un des plus grands héros de l'Empire !...
- Il en est bien ainsi, pourtant, Yajinden, dit la silhouette...
- Ainsi, c'était donc cela, la malédiction, dit Hiruya.
- La malédiction pour moi, hurla Yajinden. Pour toi une bénédiction ! Alors que c'est moi le fils légitime de Takaaki ! Moi qui avait droit à tous ces honneurs ! Et toi qui aurait dû être un moins que rien !...
- Finissons-en, dit Hiruya.
- Oui, finissons-en, aniki...
Les deux samuraï se mirent face à face.
Au-dehors, le vent s'était mis à souffler en rafale, courbant les arbres tropicaux de l'île. A bord du Lotus Noir, on n'avait pas prévu ce coup de tabac. Des nuages noirs arrivèrent de l'ouest, des éclairs, des bourrasques de plus en plus violentes ; la mer gonflait comme une baudruche. Soudain, comme recraché par cette gueule d'ombre liquide, un navire, propulsé, surgit.
A bord, un shugenja de la famille Asahina fit un grand geste dans les airs, et le vent retomba d'un coup. La mer reprit son calme, le vent disparut.
- Nous y sommes, samuraï, dit le shugenja aux Magistrats d'Emeraude. L'île verte...
- Mettez une barque à la mer, ordonna Kohei. Dépêchons-nous !
- Que les Dieux décident, à présent, dit Hiruya.
Les deux samuraï dégainèrent leurs sabres en même temps. Les deux lames se heurtèrent, celle de Yajinden au-dessus. Il poussa de toutes ses forces pour abaisser les lames sur Hiruya. Crispés, les muscles tendus à l'extrême, les deux frères étaient presque nez à nez. Ils se repoussèrent mutuellement, envoyèrent encore un coup : cette fois, leurs sabres volèrent et les deux duellistes se croisèrent.
Le katana d'Hiruya alla glisser aux pieds de Yajinden et celui de ce dernier aux pieds de Hiruya. Les deux samuraï se baissèrent pour ramasser les armes.
Penchés en avant, ils se regardèrent une dernière fois. Yajinden dit :
- Tu aurais dû me tuer à Heibetsu.
- Finissons-en...
Les samuraï d'Emeraude avaient embarqué, et Shigeru avait empoigné une paire de rames. Le premier, Kohei sauta dans l'eau. Il en avait jusqu'au-dessus des genoux.
Yajinden lança son sabre à Hiruya, Hiruya lui fit glisser le sien. Chacun prit son katana et attaqua.
Yajinden lacéra profondément la poitrine de Hiruya, puis s'écroula : Hiruya lui avait transpercé le coeur. Il avait porté une attaque plus rapide que l'éclair. Puis précise et plus mortelle que jamais, comme le Kenku lui avait appris.
Yajinden tomba, mort.
Hiruya ne valait guère, mieux.
Les quatre silhouettes se relevèrent.
- Qu'il en soit ainsi, samuraï, dit Maigre Tigre.
Les serviteurs brouillèrent le cercle et la silhouette disparut. Puis elles partirent par la porte de derrière.
Hiruya se retrouva seul, expirant peu à peu... Il entendit des pas, le panneau en bois qui s'ouvre.
Kohei entrait :
- Hiruya !
Le Licorne, son ami, se précipitait sur lui :
- Hiruya !
- Trop tard, Kohei...
Les autres arrivaient enfin. Ils firent cercle autour de lui.
- Ecoutez-moi, implora le Magistrat, car il me reste de peu de forces.
- Nous allons te sortir de là, cria Kohei.
Hiruya lui serra le poignet pour le conjurer de se taire et d'écouter.
Depuis leur navire, les Magistrats regardèrent le Lotus Noir couler. Son équipage avait reçu l'autorisation de faire seppuku. On avait ordonné aux hommes du peuple de saborder le navire, de l'abandonner et de ne plus revenir à Rokugan. Le superbe navire s'enfonça peu à peu dans l'eau, de la coque jusqu'aux voiles, alors que les Magistrats cinglaient vers l'horizon. Bientôt, il ne resta plus rien du navire de l'ancien contrôleur général du commerce, et l'île verte avait disparu.
Une fois à terre, les magistrats se rendirent au village natal de Hiruya. Ils apprirent la mort du Magistrat à sa famille. On disposa bientôt le corps de Kakita Hiruya sur un bûcher et on y mit le feu.
Longtemps, on regarda les flammes dévorer le corps.
Des pleureuses professionnelles, payés pour se lamenter à chaque décès, se déchiraient les vêtements, se jetaient au pied du bûcher. Tout le village avait accouru et des samuraï de toute la région. Les flammes brûlaient, brûlaient, dévorant Hiruya, emportant ses cendres aux quatre vents... Sa mère n'en finissait plus de pleurer.
Et les Magistrats, face au tombeau flamboyant, repensaient aux derniers instants de leur ami :
- Ecoutez-moi, avait-il dit. J'ai vu le grand maître du Kolat... Souvenez-vous de Tsuyoshi, du procès Kumanosuke... de Riobe... c'était Akodo Kage... Kage-senseï... le Maitre Tigre... celui qui a formé le Ninja, Shosuro Emmon... tous... Il a utilisé Riobe, j'ignore pour quel crime... mais Riobe... le retrouver... Tout était orchestré... Kage a formé Toturi... Pour qu'il prenne la place de l'Empereur sur le trône... Seul Kage pouvait plier Riobe à sa volonté, et persuader Toturi de renverser l'Empereur... Les Kolat savent que nous savons...
- Nous te vengerons, Hiruya, avait dit Kohei. Jusqu'au dernier ! Jusqu'au dernier nous les châtierons !
Le bûcher brûla toute la nuit. Il y eut enfin l'aube, et les flammes moururent. On recueilli les cendres brûlantes.
Puis nos héros quittèrent ces désolations.
- A Otosan Uchi ! dit Kohei.
Ils traversèrent les régions dévastées encore une fois. Des bandes de l'Outremonde refluaient en désordre. Les pleureuses les suivirent un moment, et il fallut les chasser. Dans d'autres villages, d'autres deuils, d'autres pleureuses... Des troupes de rônins hagards, passaient, et d'autres Lions... poussières d'hommes éparpillés sur le chemin... Des villages, des hommes et des chemins, et le tournoiement du vent...
Nos héros arrivèrent en vue d'Otosan Uchi.
Sur les chemins, des messagers partaient aux quatre coins de l'Empire... "Les Hanteï ne sont plus, les Hanteï ne sont plus..." Ces cris retentissaient. "Les Hanteï sont morts..."
C'était fini, fini...
Le crépuscule luisait sur la capitale quand nos héros y entrèrent. L'armée de Toturi était là, et celle de tous les clans. Des bâtiments brûlaient. Des clameurs inouïes résonnaient...
- Victoire ! victoire !
Des bandes d'ivrognes couraient dans les rues !
- Magistrats ! Magistrats ! criait-on. Les Hanteï sont déchus ! Toturi a triomphé !
Nos héros avancèrent dans la ville, vers Hito, et ils traversèrent le fleuve. On jetait des corps à l'eau. Des samuraï se passaient le sabre à travers le ventre. On éteignait des incendies dans la Cité Interdite.
Nos héros mirent pied à terre. Miya Katsu était là, avec Bayushi Bokkaï à ses côtés.
- Samuraï, samuraï...
On entrait et on venait dans la Cité Interdite. Des murs s'étaient écroulés. Les patrouilles de la Garde Impériale tentaient de rétablir l'ordre.
- Venez, dit Katsu.
On entra dans la cour. Les attendait là le capitaine Ikoma Soko. On fit rapidement les présentations.
- Misère, samuraï, disait Bokkaï, je suis le dernier des misérables...
- Vous n'y pouvez rien, dit Katsu.
On arriva dans une grande cour intérieure, dans ce qui avait été le domaine des Otomo. Mais maintenant, on allait et venait. Des portes enfoncées, des jardins piétinés...
- Un assassin s'est introduit au palais, voici quatre jours, expliquait le capitaine Soko, et a égorgé toute la famille Hanteï. Il a eu le temps de les exécuter, avant d'être arrêté.
- Les gardes Otomo, qui n'ont pas su l'empêcher d'accomplir son forfait, ont fait seppuku, dit Bokkaï.
On brûlait des corps dans les jardins intérieurs.
- Toturi nous attend, dit Katsu.
Nos samuraï furent amenés dans l'immense salle du Trône d'Emeraude. Des centaines de samuraï étaient assemblés là. Et au milieu de la salle, agenouillé, au pied des marches conduisant au trône, un rônin, cerné de deux gardes : Riobe.
Dharmic Blues<!--/sizec-->


- Qui t'a ordonné de commettre ce crime ? criait Toturi, assis sur le trône d'Emeraude.
Nos héros arrivèrent dans la salle, et on se retourna sur eux.
- Empereur...
Miya Katsu se jeta à ses pieds.
- Laisse-nous l'interroger maintenant.
- Ce rônin, tu le connaissais, Miya Katsu.
- Oui, Toturi... Il a servi la Magistrature... Je demande l'autorisation de l'interroger.
- Le dernier des Hanteï était corrompu par l'Outremonde, Miya Katsu ! Mais pas sa famille !... Ce rônin a tué les descendants du Ciel...
- Laisse-moi l'interroger, Toturi, je t'en supplie.
- Va ! Si tu peux le faire avouer !
C'était un spectacle misérable ; Riobe était méconnaissable. Abattu, accablé...
- Riobe, dit Kohei, tu dois nous dire... Qui ?
- Riobe... dit Ayame, qui t'a ordonné ? Comme tout samuraï, tu devais protéger les Hanteï... Tu les as exécutés !
Le rônin ne desserrait pas la mâchoire. Il repensait à l'oncle, le vieil oncle...
- Ce sont les démons de l'Outremonde ! cria quelqu'un dans la foule !
Il y eut un début de panique. Un tumulte.
- Silence, hurla Toturi.
- Non, répliqua brusquement Ryu, pas l'Outremonde ! C'est Akodo Kage !
Kage ! Le nom retentit au milieu du vacarme, amplifié par l'écho de cette salle millénaire.
- Silence ! silence !
Le calme revint.
- Il ne dira plus rien, dit Kohei.
- Alors qu'on l'exécute ! dit Toturi. Sur le champ !
Nos héros durent s'éloigner, terrifiés.
C'est au capitaine Ikoma Soko que Toturi confia l'exécution.
Le silence revint, total. Lentement, la femme aux longs cheveux noirs, au regard d'acier, à la beauté encore vive, s'approcha, de ce rônin maintenu par deux gardes, minuscule dans cette salle immense.
Elle dégaîna son sabre. Les deux soldats s'éloignèrent. Riobe était résgné. Soko tâta la nuque de son sabre, et l'éleva lentement.
- Watanabe, souffla le capitaine, sois heureux...
Riobe tressaillit.
- ... le Tigre est fier de toi.
Le rônin allait crier. Mais le sabre lui trancha la tête
Ikoma nettoya sa lame et rengaina posément.
La foule se dispersa bientôt.
- Partez, partez tous, disait Toturi...
La Magistrature, atterrée, sortaitit lentement.
Ils croisèrent Sasuke dans la cour. Le fidèle du Lion Noir venait d'être nommé gouverneur d'Otosan Uchi.
- Justice a été rendue, dit-il. Le nom de Watanabe est maudit, et nul ne pourra le prononcer. Toturi n'aurait jamais ordonné un crime si abominable. Cependant, nous, nous n'oublierons pas Watanabe. Au sein de notre famille, nous parlerons de lui, de son courage et il aura sa légende. Car nous savons qu'il a fait place nette pour l'avenir...
Sur ce, le gouverneur salua les Magistrats et partit rejoindre son Empereur.

Mirumoto Ryu repartit à Heibetsu. Elle n'en ressortit plus jamais. Le temple des oiseaux devint pour elle le bout du monde. Elle fut une paisible mère de famille, un peu distraite, un peu originale, mais très pacifique.
Hida Shigeru quitta la Magistrature d'Emeraude.
- Tu te retires déjà du service, dit Kohei.
- Mais par Osano-Wo, je suis vieux, mon ami ! Vieux ! Si vieux... Je dois penser à ma famille... J'ai bientôt quarante ans, Kohei. Le temps a passé si vite. J'ai commencé à servir sur le mur à quinze ans. Ce furent vingt-cinq années trépidantes et merveilleuses. Je n'ai rien vu passer. Je serai bientôt un vieillard chenu. Il est temps pour moi de reconstruire un peu de ce que mon clan a détruit...
- Alors adieu, lui dit Kohei.
- Adieu mon ami, adieu ! Toi tu es encore jeune ! Tu as de belles années devant toi ! Un Licorne !... Le vent te portera encore loin ! J'ai confiance, les Fortunes danseront autour de toi !... Adieu, tu as tout pour toi ! Du levant au ponant !
Shinjo Kohei et sa femme Iuchi Shizuka étaient rappelés dans leur clan par Shinjo Yokatsu en personne, pour rejoindre le corps des Magistrats du clan. Ils retrouvèrent donc les plaines du grand ouest, et leur village et le lac aux rives blanches de leur village.
Dans sa poche, Kohei emportait la lettre de Hiruya.
Miya Katsu avait lui aussi l'âge de se retirer de la Magistrature. Il demanda à Bayushi Bokkaï, son dernier assistant, de prendre sa suite.
- Je tenterai d'être digne de vous, Katsu-sama, dit le Scorpion.
VOLUME II<!--/sizec-->
Isawa Ayame et Shiba Ikky partirent de leur côté. Elles remontèrent vers le nord et se rendirent au temple où s'était retiré Isawa Kanera.
- Le nom a été dit, songeait Ikky. Ryu a parlé de Kage.
- Kage fera passer Ryu pour folle... Mais il restera une rumeur.
Les terres du clan brûlaient. Encore de la dévastation. On apprenait la folie du Maître du Feu, Isawa Tsuke. La mort des Maîtres Elementaires, du daimyo du clan... Le feu, la nuit, des morts, des ruines, encore...
Le vieux Kanera attendait les deux femmes. On lui raconta ce qui était arrivé.
- Oui, les dieux sont morts, dit Kanera. Maintenant le ciel est vide, et le vent souffle en vain..
- Comment cela est-il possible, senseï ?...
- Qui sait ?... Le temps s'achève. Ou plutôt, il sort des vieilles limites dans lesquelles nous l'avions assigné... Mais maintenant, il faut penser à vous Ayame-san, il y a urgence... Car, que peut faire un samuraï lorsque son destin semble accompli ?...
- Je ne comprends pas, senseï.
- Vous devez prendre soin de vous, Ayame. Il vous faut partir.
Kanera était nerveux. Il était réellement inquiet pour la shugenja.
- Ayame, maintenant, vous devez vous méfier de vous. Vous devez retrouver la chambre de cristal... Là, vous serez à l'abri... Vous ne comprenez pas encore, je sais... Mais vous verrez... Partez, Ayame, je vous le dis...
- Bien, senseï, bien, mais...
Il n'était plus temps de parler. Quelle menace planait sur la shugenja ?
Le voyage fut long. D'est en ouest, les deux Phénix montèrent vers les montagnes du Dragon. Elles se sentaient suivies. Le ciel devenait de plus en plus noir. Les étoiles mouraient peu à peu.
Un soir, il n'y eut plus de lune.
- Une troupe de cavaliers...
C'était des formes indistinctes, une masse sombre... Des cris retentissaient... Une chevauchée dans la nuit.
Les shugenja pressèrent le pas.
Elles se sentaient talonnées. L'aube ne reviendrait plus. Il n'y avait plus de fin à la noirceur de ces montagnes.
Elles atteignirent la chambre de cristal, gardée par les Ize-Zumi. Un éclair zébra le ciel au loin. Le tonnerre roula.
- Entrez, dirent les hommes tatoués. Ici vous serez à l'abri.
Les cavaliers n'étaient plus loin. Il se mit à pleuvoir très fort.
La chambre de cristal était baignée d'une lumière bleue diffuse. Aux murs, des gangues de cristaux déformés, où apparaissaient des visages fantômatiques. Ils allaient, venaient, disparaissaient, revenaient plus loin...
Au centre de la chambre, un piédestal avec un petit livre.
Le journal de Kitsuki Kaagi.
- Ne le lisez pas, cria Ikky.
On entendait des hennissements sauvages au-dehors. Des cris.
- Il y a peut-être là-dedans, disait la shugenja pour elle-même, de quoi détruire l'Ombre à jamais...
Ayame ouvrit doucement le livre.
L'orage éclata, illuminant les cieux.
Ikky restait près de la porte. Elle prit un naginata accroché au mur.
La Revanche du Tigre<!--/sizec-->
Ayame cligna des yeux. Son coeur palpitait. Elle lut.
<span style="font-family:Garamond">NE LISEZ PAS CE LIVRE !!!</span><!--/sizec-->
Ikky était à la porte. La foudre tomba. Fracas énorme.
Ayame continuait à lire. Elle ne s'arrêterait pluss...
- Kitsuki Kaagi a rencontré le Ninja, lisait la shugenja... Le Ninja, nommé Hiroru, Matsu Hiroru... le frère de Matsu Tsuko !... Kaagi et son assistante, Nahoko... Et les origines de l'Ombre... ses secrets... Goju reniant l'Ordre Céleste... le seigneur Lune... le Néant du monde...
<span style="color:green">

ET HONNEUR
, <div align="right">SAMURAI !

Ikky regarda Ayame, haineuse. Elle empoigna le naginata. Qui était son véritable ennemi ? Ces cavaliers ou Ayame ? Ayame qui était corrompue, insatiable, démoniaque...
Lentement, elle s'approcha de la shugenja, en levant son arme. Toute une vie sacrifiée pour elle !
La porte craqua. Le vent s'engouffra, souffla les torches. A la lumière de la foudre, apparurent des silhouettes difformes, défigurées, aux cris silencieux. Ikky dut faire face. Elle était juste derrière Ayame.
Le livre parlait directement à la shugenja :
- Je suis ton amie... je voudrais te connaître... je suis noire comme la nuit, épaisse comme le papier. Dis mon nom, rejoins-moi.
"Je vais tout savoir !"
Les créatures sans visage entraient. Ikky poussa un cri et frappa.
Ayame sentait qu'elle vacillait. Elle tournait encore les pages. Il y avait de plus en plus d'encre, qui couvrait tout le papier. Trop de mots, plein de mots, plein de secrets.
Elle ferma les yeux, elle pleurait des larmes noires.
Son bras coupé avait repoussé. Elle bavait noir.
Elle arrivait à la dernière page.