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Portzamparc entra dans la pièce nue. Kassan était assis de l’autre côté de la table, une jambe posée à l’horizontale sur l’autre. L’inspecteur s’assit, gêné par le regard gris et perçant du Somnambule. Il était dans la maison d’arrêt de la Cité, en attente de son transfert vers le Château.
Portzamparc alluma une cigarette, tendit son paquet :
- Non, merci, je ne fume pas.
L’inspecteur tira sur sa cigarette et demanda :
- Tu lis dans mes pensées ?
Kassan sourit.
- C’est déjà fait, inspecteur… Dès la première fois où je t’ai vu, où tu es entré dans mon repaire, habillé en Autrellien, j’ai su.
- Pourquoi n’avoir rien fait, alors ?
- J’ai su que tu étais un infiltré, ça oui, immédiatement. J’ai pourtant senti qu’il y avait plus. J’ai donc choisi d’attendre…
Après le procès, Portzamparc avait appelé son réseau :
- Le chef est au courant de ce qui s’est passé, lui avait dit le petit gros. Il est d’avis que Kassan nous envoie, enfin vous envoie, un message.
- Il a une idée derrière la tête, c’est certain.
- Ce qu’il faudrait savoir, c’est comment il a su que vous…
- Il est peut-être bien à la hauteur de sa réputation.
- Vous croyez vraiment qu’il lit dans les pensées des gens ?
- Je m’en assurerai quand j’irai le voir au Château.
- Il est encore dans la Cité pour quelques jours. Le chef est d’avis que vous n’attendiez pas.
Portzamparc avait raccroché, amusé au fond. Ce criminel qui sait tout de lui. Un chef de réseau inconnu. Une femme aimante. Drôle de vie.

- C’est ce qui vous met à part des criminels normaux, Kassan : s’ils avaient découvert qui j’étais, aucun n’aurait manqué de me tuer sur le champ.
- J’ai fini par comprendre… Par mon intuition, ou ma divination, comme tu veux… J’ai fini par dévoiler en toi le capitaine de Portzamparc… Les chasseurs polaires… Ta véritable infiltration…
Portzamparc tira sur sa cigarette, vraiment amusé. Le Somnambule abattait enfin son jeu. Le policier alla dans son sens :
- Et alors ?
- Alors tu vaux mieux que les autres flics de cette Cité, puisque tu n’en es pas vraiment un… Ta première mission comme espion de Sa Majesté a été de récupérer un jeton de Manigance, contenant des micro-films sur les plans d’attaque de la Marine lunaire [voir dossier #3].
- Vous me l’apprenez, j’ignorais ce que contenait ce jeton.
- Ensuite, après la mort de ton ami le capitaine, tu as repris sa mission. Tu as tué l’amiral de Villers-Leclos. [voir dossier #7]
Ce n’était pas une question mais une affirmation, donc Portzamparc ne répondit pas.
- Tu es quelqu’un d’une certaine trempe, « Jeff ». Et tu as un réseau derrière toi.
- La presse populaire n’a pas exagéré vos dons de voyance… A propos, dit le policier en consultant sa montre, nous n’avons pas toute la nuit devant nous. Les visites sont assez courtes.
- J’ai promis au gardien de lui révéler le nom de l’amant de sa femme s’il nous laissait du rab’. Il a topé quand je lui ai dit le nom de son fils et de la première fille avec qui il est sorti.
- Je vois. Donc nous avons le temps.
- Nous avons le temps, oui. Mais venons-en au fait. Je veux quitter cette Lune.
- Vous voulez partir prendre l’air sur Forge ?
- Oui.
- Si vous venez, vous venez sur Autrelles.
- Cela me va. Tant que je ne suis pas chez ces barbares de Kargarliens, et loin de la Cité.
- Vous comprenez que je dois en parler à mes supérieurs.
- Ils accepteront.
- Si vous le dites…
- Je serai transféré au Château dans trois jours. Je vais vous dire approximativement l’itinéraire que suivra mon convoi jusqu’au port…
- Vous allez vite en besogne.
- J’aime avoir quelques coups d’avance. A la Manigance, c’est comme ça qu’on fait, non ?
- Oui. Mais moi aussi, j’aime avoir au moins un coup d’avance.
Portzamparc nota l'itinéraire.
- Je vais voir ce qu’on peut faire pour toi…
Il prit sa veste et frappa sur la porte. Le gardien le laissa sortir, puis entra dans la cellule. Le cocu allait savoir !

L’inspecteur rentra chez lui. Il descendit au parlophone de l’immeuble.
- Il veut partir avec nous…
- Je vais en parler au chef, dit le petit gros. Sauf que c’est dangereux.
- Je vous rappelle qu’il sait presque tout sur nous.
- Vous êtes prêt à repartir sur Forge ?
- Vous voulez que j’escorte Kassan ?
- Il faudra commencer par le délivrer.
- Il m’a donné quelques indications…
- Je note.
- Il sera transféré dans deux jours, dit Portzamparc. Ce sera court.
- Il faudra bien que ce soit suffisant.
Le policier monta se coucher.


*


La passerelle était recouverte de grandes herbes jaunes.
- Saleté de perruque, hein, dit le mitier.
Maréchal avança de quelques pas, sans marcher sur les plantes. Le corps de l’ouvrier était adossé à la rambarde. Il avait été étranglé par les herbes qui lui avaient presque brisé la nuque.
- Surtout, dit le mitier, c’est à se demander comment on va le sortir de là. Faut pas toucher au corps mais faudra bien détruire ces saloperies au lance-flammes.
Maréchal approuva de façon impersonnelle.

Il avait reçu le matin un appel du Quai, de la part de la Crim’, qui demandait l’intervention de la Brigade Spéciale sur cette mort suspecte.
- Mort comment ?
- Etranglé par des « cheveux d’anges ».
- Pas de suspect ?
- Non, je me suis mal exprimé, avait dit son collègue, on ne s’en est pas servi pour l’étrangler. Ce sont les « cheveux d’anges » qui l’ont attaqué.
- Oui, c’est différent… Quel quartier ?
- Sélène.
- Je vais aller voir, avait promis Maréchal.
Des plantes tueuses, pourtant pas carnivores.
L’ouvrier avait voulu traverser la passerelle, il avait été attrapé à la cheville. Il était tombé puis les plantes l’avaient proprement tué.
Elles avaient débordé de la passerelle. Au matin, les mitiers avaient brûlé ce qui dépassait.
- Qui a bien pu traiter ces plantes pour en faire des tueuses ?...
Maréchal regarda sa montre : le SHC était faible (2), mais l’IEI était monté à 7, et surtout le Remodelage Urbain Scientiste était à 6 !
L’inspecteur referma sa montra, pris d’une haine sourde. Il y avait quelque part dans l’acier et la brume, un Scientiste, le professeur Heindrich, son tortionnaire, qui avait le pouvoir de jouer avec la Cité.
- Je fais une affaire personnelle de ce meurtre.
Le mitier, surpris par la détermination rageuse de l’inspecteur, se contenta de hausser les sourcils et d’approuver, intimidé.
« De ce meurtre et des autres à venir si je ne te retrouve pas bientôt, salopard… »

L’inspecteur quitta le quartier. Les plantes n’étaient pas enracinées sur la passerelle. Elles étaient montées d’un quartier inférieur. Une grande volée de marche permit à Maréchal d’y accéder. La plaque indiquait : « Tiléon – quartier désaffecté . Vous entrez à vos risques et périls.»
Un Pandore gardait l’entrée. C’était le cas de dire qu’il prenait racine : le bloc entier était recouvert des cheveux d’anges. Le Pandore avait un lance-flammes à ses côtés en permanence.
- Heureusement, elles n’avancent plus, dit-il. Au moindre mouvement, je les crame ! Mais le pire c’est qu’elles repoussent vite ! Et je crois que plus vous les brûlez , plus elles prennent de la vigueur… Donc l’un dans l’autre, autant les laisser dormir hein…

RUS 8 ! Du beau travail…
Des familles avaient vécu dans ce bloc, des commerçants, des ouvriers. Aujourd’hui, c’était une jungle jaune, épaisse et mortelle. Les plantes étaient remontées à Sélène par une colonne centenaire et s'étaient accrochées à la passerelle.
On devinait combien le Pandore pouvait avoir peur. Des heures face à cet endroit inhumain, c’était comme se mettre la tête dans la gueule du fauve.
Maréchal s’arrêta dans le bloc voisin, appela d'un bistrot. Il appela Nelly :
- Je ne pourrai pas te voir ce soir… Non, je suis désolé, j’ai beaucoup de travail…
Il n’était pas d’humeur à se plier en quatre pour s’excuser. Il avait besoin d’être seul. Il marcha dans les rues, en essayant de se souvenir où, par le passé, il avait déjà rencontré ces plantes. Ce n’était pas dans les profondeurs de la Cité...
il entra dans le premier bureau de poste.
- Vous avez un plan intégral ?
La jeune postière, qui lisait un magazine de mode, lui apporta les trois volumes du chef-d’œuvre de CADASTRE : le plan complet de la Cité, remis à jour chaque année.

Maréchal s’assit, se plongea dans les milliers de cartes, plans et schémas du volume 2. Il cherchait du doigt, impatient et sûr de lui à la fois. Le plan intégral, il l’avait pour ainsi dire dans la tête depuis ses jeunes années ! Il feuilletait, affairé, allait et venait dans le grand index, prenait quelques notes à la volée. Il corrigeait même mentalement les quelques imprécisions qu’il rencontrait.
- La station secondaire Granar-Léonski a ouvert en 193, messieurs, pas en 190.
Il transmettrait ses critiques à Svensson ! Que ces ingénieurs se remuent un peu pour corriger leurs plans !
Il referma le volume.
- Non, ça ne va pas.. Mademoiselle, ce volume est trop récent ! Vous n’en avez pas un plus ancien ?
C’était la première fois qu’elle entendait cela. D'habitude, ce sont les clients qui se plaignent sans arrêt que c’est l’édition de l’an passé et qu’il y a un escalier qui a changé !...
Elle passa dans la remise, où s’entassaient les vieux volumes :
- J’ai 205 si vous voulez. Ou celui d’il y a 4 ans, 204…
Maréchal arriva dans la petite pièce arrière et la poussa gentiment. Il se mit à fouiller dans la pile poussiéreuse. Puisque c’était comme ça, elle retourna lire !
Elle feuilleta avec empressement pour se donner une contenance, pendant que l’inspecteur remuait les gros blocs de papier.
- ...là !
Il avait dû aller au fond du tas mais il avait trouvé l’antiquité qu’il cherchait : le volume de l’année 168, il y a quarante ans !
- Dites donc, je croyais pas qu’il existait encore celui-là, dit employée.
- Il vaut de l’or !
On avait du mal à le croire, en voyant ce vieux volume rongé et moisi par l’humidité. Maréchal s’humecta le doigt. Il tourna fébrilement les pages.
- Voilà !
Elle le prenait pour un toqué d’architecture. Ce n’était pas tout à fait faux.
- Je ne sais pas si vous pouvez l’emprunter, hein… Ce n’est pas une bibliothèque ici…
- Je vous le laisse.
L’inspecteur avait discrètement arraché une page. Il la glissa dans sa poche, partit.
Reply
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Maréchal prit un grand funiculaire qui le monta de plus de six cent mètres. Puis un téléphérique, minuscule cabine suspendue au-dessus de l’acier et de l’immense vide.

Le volume de l’année 168 lui avait montré la configuration de la Cité à l’époque du meurtre du commissaire Weid par Heindrich. A cette époque, le quartier Tiléon n’avait jamais vu un seul cheveu d’anges. En revanche, cette même année, c’était le quartier de l’Avenir, à la pointe nord-est de la Cité, qui avait été envahi par ces monstres végétaux. Plusieurs toits et piliers de chapelles et cathédrales du Dogme du Progrès s’étaient effondrées sous le poids de ces chevelures tueuses. Des statues avaient chuté, fracassant des verrières. La plus grande catastrophe avait été la chute du clocher. L’énorme cloche, qui pesait ses cinq tonnes, avait dévalé plus de sept cent mètres, détruisant trois chapelles dans sa course. Le bruit avait résonné dans toute la Cité. Tout le monde l’avait entendu comme s’il avait la tête sur le battant !
La cloche avait ensuite roulé dans un escalier, tuant cinq personnes et elle était tombée dans un puits naturel, défonçant trois passerelles, plusieurs façades d’immeubles et avait terminé dans une station de recyclage. Elle s’y trouvait encore !
Depuis le quartier de l’Avenir avait été renommé le quartier des Filets, en raison des protections mise en place pour amortir d’autres chutes des bâtiments en ruine. Les installations avaient été conçues comme provisoires. Elles y étaient toujours, après quarante ans.
Lorsqu’il était chez les gamins des rues, Maréchal était venu ici plusieurs fois. C’était un des seuls points d’escapade hors des profondeurs, où on ne rencontrait pas d’adultes. Maréchal se souvint avoir dans le temps entassé un trésor de guerre ici, plusieurs couteaux, des boutons, quelques pièces. Et passé des soirées allongé dans les filets à contempler les statues effondrées, les chapelles ouvrant sur le ciel étoilé.

L’inspecteur monta par les petits escaliers en pierre qui circulaient entre les ruines. Il retrouvait ces bons vieux énormes filets, qui pliaient mais ne rompaient pas sous le poids de blocs de plusieurs tonnes.
Du matériel de chantier trainait, au pied de cahutes amovibles de VOIRIE.
Il vit qu’on l’espionnait. Des gamins des rues, bien sûr. Les traditions ne se perdaient donc pas.
- Hep, viens là, toi…
Maréchal lui dit dans le langage de la rue qu’il n’était qu’un froussard. Le gamin, vexé, mordit à la provocation. L’inspecteur le reconnut : il appartenait à la bande qu’il connaissait, ceux qui avaient habité sous Mägott-Platz.
- Ah c’est toi, dit le gamin.
Il était toujours gêné, car il ne savait pas si Maréchal devait être traité comme un adulte ou un enfant.
- Vous faites quoi, ici ? dit l’inspecteur. C’est dangereux.
- Tu nous prends pour des billes ? On n’a pas peur de se promener ici.
- Et ces plantes ?
Des cheveux d’anges. Plus discrets, tapis dans des recoins des murs.
- Il y en avait plein il y a quelques jours, dit le gamin. Elles ont commencé à disparaître…
- Vous leur avez fait peur ?
Maréchal se moquait.
- Je ne pense pas, continua-t-il en voyant le gamin hésiter. Ce sont des plantes tueuses. Elles ont tué des gens et elles s’en vont ensuite.
- On en a entendu parler… Des ouvriers d’ici, qui ont disparu.
- Vous les fréquentiez ?
- On leur a filé un coup de main. Ils nous filaient quelques pièces.
- Ils faisaient quel boulot ces ouvriers ?
- Ils renforçaient des murs.
- Ce sont ces plantes qui les ont tués ?
- Ils ont disparu, on n'en sait pas plus…
- Ils ont été tués par ces plantes, affirma Maréchal. Et vous, vous avez vu quoi ?
- Il y a des lucioles la nuit.
- Où ?
- Là, partout, elles se promènent dans les ruines.
L’inspecteur réfléchit.
- Vous feriez mieux de dégager d’ici.
- Ah ouais et pourquoi ?
- Où sont les ouvriers ?
- Je ne sais pas !
- Ils ont été tués par ces plantes ! Etranglés ! Et ils ont été emportés ensuite ! Tués parce qu’ils ont vu des choses ici, que vous ne devez pas voir si vous ne voulez pas finir comme eux !
- Comment tu le sais ?...
Maréchal alluma une cigarette. Il observa les ruines, les filets. Le paysage vertigineux, spectaculaire, cosmique, de la Cité silencieuse.
Les seuls mouvements visibles d’ici étaient des palpitations et des déplacements de lumières.

- Où est leur matériel aux ouvriers ? dit l'inspecteur. Ne me réponds pas, je sais que vous l’avez embarqué. Je vous le laisse ; je m’en fiche. Ce que je veux, c’est des couvertures pour cette nuit, des lampes.
- Tu restes ici ?
- Oui, je ne redescends pas pour remonter.
Il mit la main à la poche.
- Et ne me carotte pas, si tu en veux plus ! Amène-moi une couverture pas miteuse, compris ?
Le gamin avait déjà décampé. L’inspecteur sut qu’il reviendrait.
Il ne se trompait pas. Ils vinrent à trois, comme des petits anges, lui apporter de la soupe et de quoi s’installer confortablement. Les adorables marmots !
Maréchal leur glissa la pièce à chacun. C’était ça, la grande solidarité des explorateurs des rues !

A la nuit tombée, dans le grand air bleuté, il s’installa, enroulé dans une couverture. Il vint un gamin, qui lui apporta des jumelles. Il était tout intimidé. Maréchal lui tendit une cigarette, il refusa avec une grimace.
Il ne savait pas comment se tenir. Il remuait des jambes, tapa dans un caillou.
- Vous êtes quoi comme flic vous en fait ?
- Un drôle de flic, tu vois...
Maréchal regardait dans les jumelles.
- Mon boulot, c’est que ma chaussure détecte les Scientistes… Et quand ils approchent, ma semelle chauffe et je suis obligé d’aller leur botter le cul !
Le gamin rit.
- Vous êtes marrant pour un flic.
- Les Scientistes sont moins marrants, eux. Donc vous allez me faire le plaisir avec ta bande de déguerpir. L’air risque de devenir malsain par ici.
- Compris, m’sieur, on vous laisse.
Maréchal n’était pas mécontent d’être comme un grand frère pour eux.
Il compta ses cigarettes dans son paquet, avala de la nourriture achetée aux gamins. Ce n’était pas si mauvais : une soupe comme il n’en avait pas eu quand il avait leur âge. Forge disparaissait pour longtemps à l’horizon noir. La Cité s’éteignait peu à peu. L’Acier allait moins trembler durant quelques heures des pas des habitants et des transports. Les étoiles étaient enrobées, absorbées dans de gros nuages errants qui languissaient très haut. De la pluie balayait le port de la Vague Noire, un crachin déprimant qui pouvait durer plusieurs jours.
L’océan clapotait, les plateformes de pêche se balançaient mollement. Un lourd bâtiment partait pour la haute mer, vers une zone noire d’orages et déchirée d’éclairs, au-delà d’une barrière de récifs Maréchal crut même apercevoir les portes d’Airain, à travers elles, une mer plus claire, de la neige sale frôlant l’eau, des étendues glauques

Il reprit sa surveillance de la cathédrale effondrée. La moisissure suintait aux murs. Des statues de la déesse du progrès étaient décolorées par la pluie. Apparaissaient des lucioles. Elles clignotaient, prises dans une danse collective. Le SHC atteignait 5. L’aiguille du RUS était descendue à 3 mais l’IEI grimpait doucement. Il avait dépassé 5 et continuait. Maréchal respira plus fort. Le froid devenait mordant. Les lucioles pullulaient dans les ruines, créant une fascinante lueur phosphorescente, d’un faux jaune tirant sur le vert. Maréchal descendit de son promontoire pour s’approcher. Il se mit à plat ventre, son révolver à portée de mains.
Des créatures approchaient. Les choses étranges qui gardaient le repaire de Heindrich, ces pâles imitations d’hommes qui se transformaient en un tas noir gluant quand on les tuait. Une intense petite perle rouge brillait au fond de leurs yeux. Ils ne devaient avoir ni poils, ni ongles, ni dents. Maréchal se demandaient s’ils pouvaient parler, à quel point ils étaient ou non des pantins. Ils grimpaient les murets, passaient sur les bouts de chemins, descendaient dans la chapelle la plus profonde. Les lucioles commençaient à se disperser.
L’obscurité revint. Il se mit à tomber des gouttes. La cathédrale était déserte. Des craquements : des pierres roulaient, tombaient sur les filets. Ceux-ci tremblaient un moment, s’immobilisaient. Maréchal se releva et descendit les escaliers. Il arrêtait pour ce soir. Il ne se sentait pas dans son assiette. Des souvenirs lui revenaient, si incroyables qu’il avait peine à les admettre. Il avait en fait peine à comprendre comment il avait pu les oublier.

Il s’assit sur un banc à la station du téléphérique. Il eut un mal de crâne violent, qui se dissipa aussi vite. Il était consterné de sa naïveté. Oh, ce n’était en fait pas de la naïveté, c’est qu’il avait perdu la mémoire ! Non, non, c’était bien pire… On la lui avait enlevé ! On lui avait lavé le cerveau !
Trois ans en arrière, il était venu dans les Filets !

Il en était alors au même point de ses recherches qu’aujourd’hui. C'est-à-dire qu’il était sur le point de rattraper Heindrich. Maréchal retrouvait ses vieux souvenirs et avec elle, sa vieille haine de l’époque, mêlée à cette haine féroce qui avait été la première à revenir depuis plusieurs jours. La haine qui était revenue avant les souvenirs justifiant cette haine...
Il était venu dans les Filets, oui. Il était accompagné. Il y avait Horo avec lui. C’est ça, le Passe-Muraille. Ils se connaissaient. Il y a trois ans.
- Tu es prêt pour aller aux Filets ? lui disait le grand barbu aux grosses mains d’étrangleur.
- Oui, disait le détective Maréchal. Ce soir, on lui fait la peau.
Et donc, voilà ! Il avait ensuite perdu la mémoire !

Attaché sur une chaise à côté de Horo. Oui, oui, il revoyait ! Pris de vertige, il se précipita dehors pour vomir. C’était affreux. Il avait perdu trois ans ! Horo était mort, après s’être transformé en tueur. Et il y avait Kassan à l’époque ! Les anciens du repaire du chemin souterrain des tombeaux.
- Je vois qu’il sera là, disait le futur Somnambule.
C’était affreux ! Ils étaient un peu plus jeunes à l’époque, un peu plus immatures, pressés, mais ils savaient !
Maréchal avait perdu ces trois années et deux alliés précieux.
Ils entraient dans les Filets, armés, déterminés à tuer. Ils entraient dans la chapelle, fusils en mains. Il revoyait Horo s'adosser à une colonne, Kassan observer pour prévoir les mouvements de l’adversaire.
- Tu es prêt, Maréchal ?...
Ils attendaient de lui quelque chose. Cela fit rire l’inspecteur. Non, non, il se trompait, il se fabriquait des souvenirs. Il n’avait jamais rien su faire de ses dix doigts ! Il était un type ordinaire. Eux deux, Horo et Kassan avaient des pouvoirs surnaturels, pas lui !

La cabine de téléphérique arrivait en se balançant dans les bourrasques. Maréchal s’y assit, complétement désorienté. Comment avait-il pu oublier ?
L’heure tournait. Il serait bientôt l’heure d’aller travailler. Le temps de traverser en téléphérique, de prendre un funiculaire et un tramway. A Névise, le bistrot du bout du quai ouvrait. Maréchal était le premier client. Le café refroidissait vite dans l'air du petit matin. Maréchal en but deux puis alla ouvrir les bureaux. Clarine arriva peu après. L’inspecteur-chef avait mis le café à chauffer. Et il était serré le café de l’inspecteur-chef ! Il attendit que sa brigade soit là au complet, Portzamparc, Linus, Svensson, Herbert. Il annonça, avec une fermeté et une autorité qu’il ne se connaissait pas :
- Bien, j’ai réfléchi à ce que nous avons fait… Nous nous sommes mis en danger depuis que nous sommes entrés dans la Cité de la Mémoire. C’est moi qui l’ai voulu, je l’assume. Seulement, nous allons prendre des mesures pour être beaucoup plus efficaces.
Portzamparc se demanda s’il était bien réveillé. Puis il sourit, heureux de voir Maréchal tellement d’attaque.
- D’abord, Linus va continuer à décoder comme il le fait les données prises chez les Scientistes. Y en a-t-il qui soient déjà exploitables ?
- Il y a des données, répondit Svensson, qui sont de mon ressort : des coordonnées de la Cité…
- C’est parfait, alors vous ingénieur, vous partez sur le champ à la Brigade Financière, avec Herbert.
Le petit chauve faillit se lever de sa chaise pour protester. Maréchal le fit rasseoir d’un regard assassin :
- Vous partez à la Financière, travailler au chaud chez mon bon ami l’inspecteur Crimont. Je vais le prévenir que vous arrivez. Officiellement, Svensson sera là-bas comme témoin, Herbert comme suspect d’évasion fiscale. Des questions ?

« Magnifique, pensa Portzamparc, il a mangé du Scientiste enragé ».
- Pourquoi là-bas ? demanda l’ingénieur.
- Parce que les Scientistes savent sûrement déjà que nous avons volé ces données, et il y a de bonnes chances que le professeur Heindrich le sache aussi. Donc vous n’êtes pas assez en sécurité ici. Alors que Heindrich n’aura pas l’idée d’aller vous chercher à la Financière.
- Pardon, demanda Linus, qui c’est ce Heindrich ?

On sentit qu’il avait eu tort de poser la question. Maréchal croisa les bras et lui répondit aimablement :
- Un tortionnaire et un tueur de flic, censé être mort depuis quarante ans, et qui a du mal à se décider.

Maréchal alluma une cigarette :
- Je vais l’aider à rattraper le temps perdu.

Portzamparc en aurait pleuré d’émotion !
- Linus, tu continues ici. Quand tu auras suffisamment décodé de nouveaux fichiers, nous ferons porter discrètement le pli à la Financière. Pas d’autres questions ? Au boulot alors.
- Je vais les accompagner, dit Portzamparc, qu’ils ne se perdent pas en chemin.
- Entendu.
L’Autrellois vérifia que le chargeur de son révolver était bien plein. Maréchal s’enferma dans son bureau. Il appela le Quai :
- Passez-moi l’inspecteur Crimont, de la Financière.
Il attendit un peu, en cherchant le numéro du docteur Heims. Le parlophone sonna pour sa communication. Il salua son ancien mentor et actuel ami, Crimont, qui vivait entre ses piles de chiffres et de dossiers.
- Pas trop débordé en ce moment ?
- La routine, Antonin. Et toi ?
- Je t’envoie un fraudeur fiscal, accompagné d’un témoin.
- Allons bon !
- J’ai besoin que tu me les tiennes au chaud quelques jours.
- Dis-donc, c’est pas le salut public ici !
- L’inspecteur Portzamparc les accompagne. Le grand est un ingénieur, qui a du pain sur la planche. Le petit chauve, garde-le à l’œil. Il sait trop de choses sur un dossier qui me tient à cœur et il n’est pas assez bavard à mon goût.
- Bon, je fais l’hôtesse d’accueil.
- Je sais que vous êtes des studieux, ils travailleront dans le calme.
- Ah parce qu’il faut que je fasse le pion en plus !
- Ah oui, et si tu as le temps, je te conseille de t'intéresser de près aux comptes d'un certain, hum, Créman-Bontour. Lignée des Permanton. Un vieux grigou, dont le cas pourrait aussi intéresser les Moeurs.
- D'accord, d'accord, ce sera tout ?

Maréchal remercia son ami. Il demanda le cabinet de Heims.
- Vous êtes bien matinal, inspecteur. Je viens juste d’ouvrir.
- J’aimerais vous parler.
- Je peux vous recevoir entre deux patients aujourd’hui, mais…
- Non, non, je ne vais pas incruster votre salle d’attente. J’aurai besoin de temps pour m’expliquer. Un service à vous demander.
Le docteur réfléchit. Il dit, plus bas, alors que sa secrétaire entrait :
- Je serai chez Emma ce soir.
- Il y a des lustres que je n’y suis pas allé.
- Si cela vous va…
- Puis-je vous y retrouver vers vingt heures ?
- Entendu.

Portzamparc revint une heure après :
- Les deux loustics sont au chaud. Crimont ne va pas les lâcher d’une semelle. Une vraie pension de famille cette Financière !... Et nous, on fait quoi ?
- Ma foi, dit Maréchal, désolé de briser le bel élan de son collègue, on attend…
- Alors, je vais aller tanner Linus pour qu’il accélère.
- Moi je vais classer des dossiers.
Portzamparc sourit. Il vit que Maréchal piquait du nez. C’était généralement dans ses périodes de nuits blanches qu’il devenait le meilleur. Quand il dormait à des horaires décents, il perdait en efficacité !
L’Autrellois sortit pour acheter à manger. Il demanda Hadaly 20-52 depuis un immeuble privé.
- Kassan sort demain, dit le petit gros. Le chef est d’avis qu’on le fasse. On a juste le temps de se préparer.
- Je monte vous voir après ma journée.
- On commence tout de suite. On va sûrement y passer la nuit…
- On est tous un peu somnambules en ce moment.

Maréchal s’était assoupi dans son hamac. Le parlophone grinça. Il décrocha, ensuqué :
- Inspecteur…
C’était Herbert, de sa voix craintive qui finissait par exaspérer Maréchal.
- Hé bien quoi ? aboya-t-il, mauvais comme la teigne.
- Je suis à la Financière…
- Sans blague, je vous croyais au cirque !
- Il a appelé, inspecteur…
- Qui ?
- Heindrich, souffla Herbert…
- Vous êtes sûr que c’était lui ?
- Oui, oui…
Cette impression de plus en plus insupportable que Herbert lui jouait une comédie, et que cela virerait au tragique avant peu, et que ce le serait d’abord pour Herbert !
- Qu’a-t-il dit ?
- Il veut ses données après demain à vingt heures…
Maréchal regarda l’horloge :
- Dans deux jours et demi ?
- Oui.
- Bien, cela vous fait une date-butoir pour terminer le boulot.
- Attendez, vous êtes fou, vous ne comprenez pas…
- Passez-moi Svensson.
Il avait besoin de parler à un homme fiable et solide.
- Ingénieur, vous êtes au courant de l’appel…
- On ne va pas ralentir la cadence, au contraire, comptez sur moi ! Je vais le faire bosser, le Herbert.
- Merci, Svensson. Je savais que vous étiez l’homme de la situation.

Les journées exiléennes comptent vingt heures. Il restait donc environ quarante-cinq heures avant que Heindrich n’arrive. Oui, dans deux jours et demi, tout serait terminé.
L’inspecteur se rendormit, serein face à l’inéluctable. Il y avait quelque part dans cette Cité, un salopard…

Il se perdit dans des pensées confuses, coula dans un profond sommeil. Il ronfla doucement, l’esprit emporté dans les nuages gris gorgés d’étoiles et les formes distordues qui se dessinaient sur les vagues.
Sa main pendait du hamac. Sur les trois cadrans de sa montre, les aiguilles grimpaient doucement.


Reply
#13


La ville s’endormait, j’en oublie le nom…
Sur le fleuve en amont, un coin de ciel brulait.

La ville s’endormait, j’en oublie le nom…
Et la nuit peu à peu, et le temps arrêté, et mon cheval boueux, et mon corps fatigué…

Il est vrai que parfois, près du soir les oiseaux ressemblent à des vagues et les vagues aux oiseaux et les hommes aux rires, et les rires aux sanglots...

Il est vrai que souvent, la mer se désenchante. Je veux dire en cela qu’elle chante d’autres chants que ceux que la mer chante, dans les livres d’enfants…

La ville s’endormait, j’en oublie le nom…
Sur le fleuve en amont, un coin de ciel brulait…

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#14
C'est vraiment trop bonbave

Le Maréchal reprend du poil de la bêteBoidleau
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