11-07-2004, 12:48 PM
CHRONIQUES DE L'EMPIRE D'EMERAUDE
La 5e Réincarnation : 6e Episode
Mois du Sanglier
DEUX CONTES D'AUTOMNE
VOLUME I:
DEUX PHENIX DANS L'AUTOMNE COUCHANT
Kitabakate, la courtisane solitaire
Le froid hivernal annonçait déjà sa venue sur Rokugan. Les arbres achevaient de se dénuder, feuille à feuille. La caresse chaleureuse de Dame Soleil se faisait chaque jour de plus en plus distante. Les récoltes se termineraient bientôt et partout sur les routes impériales, des messagers de tous les clans se croisaient pour porter dans chaque province les nombreuses invitations et présents pour les cours d'hiver. Avec la venue du mois du Sanglier, l'automne jouait ses dernières notes avant de quitter la scène.
Le lendemain de son entretien avec Iuchi Kumanosuke, Isawa Ayame se leva de bonne heure pour effectuer des recherches dans la bibliothèque. Le grand château de la Grenouille Riche s'élevait au milieu d'une vaste plaine battue par un vent de plus en plus hostile. L'air s'infiltrait dans la bâtisse par de petites ouvertures, si bien que la plupart des lettrés du lieu travaillaient déjà avec des fourrures sur le dos. Les décorations exotiques, inattendues, les motifs les plus audacieux de décoration de la bibliothèque, surprenaient les visiteurs à chaque rencontre. Ayame-san chercha des informations sur le magistrat Ide Soshu : actes de naissance, prière aux Fortunes, bénédictions, cérémonies officielles et surtout son ascendance. Elle ne trouva que peu de renseignements : Soshu-san était âgé de 25 ans, et avait passé une grande partie de sa vie dans la région de la Grenouille Riche.
Dès qu'elle sortit du bâtiment des parchemins, Ayame-san croisa le shugenja Kumanosuke, sa pipe à la bouche, souriant aimablement, son air de vieux singe rusé sur le visage. Il s'enquit de l'objet des recherches de la shugenja Phénix. Elle répondit qu'elle s'intéressait à la région, aux légendes et à l'histoire des lieux. Ikky-san arriva sur ces entrefaits, tandis que le vieux shugenja essayait de percer la vérité dans les propos d'Ayame. Pour donner le change, Kumanosuke-san raconta l'histoire de la ville : un riche marchand persuadé que rien ne valait plus que l'or fut transformé en grenouille par un magicien. Impressionné, le marchand fut rendu à sa forme humaine. Il se fit moine et offrit toute sa fortune à la ville.
Les deux Phénix, ainsi que Hiruya, Kohei, Ryu et Riobe, avaient rendez-vous le lendemain à la Cité du Daim d'Argent, pour la cérémonie de chasse de Shinjo Egawa. L'heure d'Akodo se terminait. Accompagnée de sa yojimbo, Isawa Ayame prit une barque pour traverser le bras de fleuve qui séparait le château de Shinjo Bunjiro de la vallée d'Inchu. Un aimable et chantonnant passeur se fit une joie de conduire les deux samuraï-ko. Les deux femmes ne perdirent pas le temps de la traversée : elles s'informèrent de ce que le passeur savait de la vieille Kitabakate. Pour le brave heimin, la vieille femme était une originale, un peu magicienne, un peu voyante, qui lisait l'avenir aux paysans de la région. Elle habitait dans la région depuis environ trois étés. Elle se rendait trois ou quatre fois par an à la Cité de la Grenouille Riche et y achetait chaque fois de nombreux produits.
Les deux Phénix mirent pied à terre à Inchu, et remercièrent le passeur. Il lui fut demandé de revenir les chercher plus tard dans la journée. Gaiement, le heimin s'inclina, bien content de sentir ses poches se remplir d'espèces sonnantes et trébuchantes.
Les deux Phénix marchèrent pendant moins d'une heure dans la fraîche campagne et se présentèrent à la cabane de la vieille Kitabakate. Les deux yorikis s'inclinèrenet et la voix familière de la "magicienne" se fit entendre de l'intérieur de la maison. Elle les salua poliment, un peu à la manière d'une grand-mère aimante qui accueille ses petites-filles devenues adultes. Elle leur servit du thé avec ses manières délicates. Tandis que les feuilles infusaient, elle engagea poliment la conversation.
Ayame venait remercier la vieille femme de son aide dans la lutte contre les comploteurs d'Inchu. Elle savait se souvenir que lors de leur première rencontre, elle les avait informées des activités louches (
) de la région. Kitabakate répondit que les deux Phénix ne lui devaient rien pour cette aide. Elle était heureuse d'avoir contribué à lutter contre ses mauvais sujets.
Ayame cachait sa méfiance : en venant voir la vieille femme, elle la soupçonnait d'avoir lié partie avec ces agents de l'ombre. La conversation se poursuivit : Ayame demanda à son hôte si elle assisterait aux festivités de la chasse chez Egawa-sama. Mais la vieille femme ne voyait pas de raison de se rendre à la Cité du Daim d'Argent : elle n'était pas invitée. Elle ajouta avec un sourire amusée qu'elle n'entendait rien à la chasse. Du reste, Ayame-san non plus n'était pas versée dans cette activité.
Ayame-san et Ikky-san réitérèrent leurs remerciements à leurs hôtes. Ses conseils avaient été précieux, et ses paroles étaient empreintes de noblesse de de sagesse. La vieille Kitabakate sourit. Nos héros allaient tous recevoir la reconnaissance officielle du clan de la Licorne pour leurs services à Inchu. En particulier, Ayame-san serait remerciée pour avoir aidé au réglement du conflit des deux villages. C'est pourquoi Kitabakate disait que les deux Phénix n'avaient pas de raison de tant la remercier. Elle donnait juste les conseils d'une vieille ermite qui avait de l'expérience. Mais s'il fallait parler d'honneur pour quelqu'un, c'était bien pour les deux Phénix. Celles-ci reçurent avec modestie ces paroles, quoiqu'Ayame conservât encore un rien de distance vis-à-vis de la vieille femme. Elle était trop rompue aux subtilités du discours pour ne pas peser tous ses mots.
Elle raconte que dans sa jeunesse, elle avait vécu dans des mondes de faste et d'apparât, qui étaient aussi des lieux de mensonge et de dissimulation. Maintenant, elle coulait des jours heureux à Inchu, à lire les astres pour les paysans ; elle s'en satisfaisait. D'autant plus que le shugenja Kumanosuke lui avait accordé la protection de deux yorikis.
La conversation se poursuivit sur un ton poli. Ikky-san essaya de savoir ce qu'elle pensait de la situation à Inchu. Les deux Phénix savaient pertinemment que leur hôtesse en savait beaucoup, et en disait très peu. Elle restait allusive quant à ses pensées. Pourtant, elle devinait bien que les deux samuraï-ko avaient une idée derrière la tête.
- Si je puis me permettre, honorables Phénix, je pense que vous n'êtes pas venues uniquement pour me remercier et papoter de choses et d'autres autour d'un thé. Je devine que vos lèvres brûlent d'autres questions. Pourquoi ne pas me les poser ?
Ayame hésita. Elle dit que ce n'était pas si important, qu'elle se réservait ces interrogations pour une autre fois.
- Vous allez repartir sur les terres de votre clan, et vous ne me reverrez pas avant longtemps. Vous êtes de brillantes et fines samuraï-ko. Moi je ne suis qu'une vieille femme, du même rang d'un heimin. Pourquoi vous gênez avec moi alors que vous ne vous gêneriez pas avec un paysan ?... Posez-moi donc une question, Ayame-san, dit-elle en penchant la tête vers la shugenja. Accordez-vous une question...
Assurément, elle s'y connaissait pour tenter le coeur des gens...
Gênée, mais très tentée il est vrai, Ayame prit la précaution de dire que la vieille femme ne serait pas obligée de répondre...
Ceci posée, elle lui demanda à mi-voix comment elle avait connu le shugenja Kumanosuke.
La vieille Kitabakate sourit, et ferma les yeux, se plongeant dans ses souvenirs. Elle prit le temps de formuler sa réponse, amusée qu'une jeune shugenja ait commencé à percer certains de ses secrets.
La vieille Kitabakate était arrivée dans la région trois ans auparavant, quand son clan avait été rayé de l'Ordre Céleste. Elle venait de loin, et ne connaissait pas du tout cette région. Elle s'était adressée à la Grenouille Riche, car elle savait que là vivait Iuchi Kumanosuke, un shugenja qu'elle avait connue par le passé, presque un quart de siècle plus tôt... A l'époque, elle lui avait fourni certains renseignements précieux dont le shugenja avait besoin pour le clan de la Licorne. A son tour, le shugenja Iuchi rendit service à Kitabakate, en lui permettant de s'installer dans cet endroit paisible et retiré de la vallée d'Inchu.
En apprenant cela, Ayame reprit de l'estime pour le vieux Kumanosuke. Ainsi, il n'était pas qu'un froid politicien. Il avait aidé cette vieille femme en détresse, et il veillait sur elle depuis. Il lui apparaissait maintenant bien plus noble.
La vieille femme avait vécu entièrement dévouée au clan "le plus loyal de Rokugan" comme elle l'appelait. Quand le clan fut détruit, elle voulut changer de vie. L'arrivée des comploteurs à Inchu n'avait pas été pour la réconforter. Elle avait perçu instinctivement ce qui se cachait derrière ces petits rônins errants, qui se prenaient pour des maîtres de la manipulation. Ils étaient le jouet d'une force qui les dépassaient.
C'est pourquoi Kitabakate avait informé Kumanosuke, puis nos héros, de ce qui se tramait à Inchu. Ces anciens petits seigneurs chassés du sud ne venaient pas seuls. Avec eux, ils apportaient une puissance obscure, sans nom. Et il ne s'agissait pas de l'ignoble souillure de Fu-Leng. Il s'agissait de fragments d'une chose sans nom, une chose que personne n'avait nommé depuis la création du monde, une parcelle de chose non-identifiée, un reflet de néant. Kitabakate avait commencé à percer à jour ce secret noir comme les ténèbres qui rongeait de l'intérieur son clan. Cette ombre furtive s'introduisait dans l'âme et la détruisait de l'intérieur, cherchant à absorber les êtres dans son néant. Et les comploteurs d'Inchu étaient des pantins de ce néant... Terrible adversaire, que celui qui n'a pas de nom et se dérobe à toute appréhension.
C'est pourquoi Kitabakate se réjouissait que les comploteurs aient été expédiés au Jigoku [monde des morts] ; en revanche, les espoirs d'Ayame de mettre la main sur le chef des comploteurs étaient vains. On ne pouvait pas attraper l'ombre vivante et rampante...
- Je suis bien vieille maintenant, honorables Phénix. Et je porte beaucoup de secrets avec moi. Si une parcelle de ce que je sais pouvait être transmise à de jeunes femmes intelligentes, j'en serais contente... Il y a plusieurs années, du temps du 38e Empereur, j'ai connu un jeune acteur talentueux du clan loyal. Il se nommait Emmon, et avait un frère du nom de Takashi. Ce frère eut le visage effacé par l'Ombre Vivante. Mais Emmon résista à l'appel lancinant de cette chose sans nom. Takashi mourut, et Emmon disparut peu avant le coup d'Etat. J'ignore à présent ce qu'il est devenu, mais s'il est encore en vivant, je suis sûr qu'il pourrait nous en apprendre beaucoup sur cette entité. Mais qui sait sous quel nom il se cache maintenant ?
Les deux Phénix avaient écouté attentivement. La famille des acteurs en question se nommait Shosuro.
Shosuro Emmon. Cet homme avait approché de près l'Ombre, et il était peut-être encore en vie pour en parler...
Isawa Ayame sut qu'elle méditerait longuement les paroles de la vieille Kitabakate. Respectueusement, la shugenja lui souhaita que la Fortune de la Longévité la protège encore longtemps. La vieille femme recommanda à la shugenja d'aller chercher dans les bibliothèques de la famille Isawa. Là, elle pourrait trouver sans doute trouver des informations sur l'Ombre.
Les deux femmes espéraient se revoir bientôt. Peut-être cela prendrait-il plusieurs saisons... Les deux Phénix s'inclinèrent devant leur hôte puis quittèrent la cabane à l'orée du bois puis retournèrent au bord du fleuve. Elles se firent transporter par leur passeur jovial jusqu'à la cité d'Inchu. Le lendemain, elles assistaient à la cérémonie d'honneur pour la chasse au bois du Daim d'Argent.
"Ainsi vous n'avez pas pu vous empêcher de retourner voir cette vieille femme" dit avec amusement Iuchi Kumanosuke, quand Ayame-san retourna le voir pour s'excuser de certaines de ses paroles à son égard. Le shugenja Licorne n'en prit pas ombrage. Lui aussi souriait sous cape de l'audace d'Isawa Ayame, et il pensait à la vieille courtisane, seule dans sa cabane, entre le fleuve et le bois d'Inchu.
A suivre : Tonbo Toryu, la Libellule du changement
La 5e Réincarnation : 6e Episode
Mois du Sanglier
DEUX CONTES D'AUTOMNE
VOLUME I:
DEUX PHENIX DANS L'AUTOMNE COUCHANT
Kitabakate, la courtisane solitaire
Le froid hivernal annonçait déjà sa venue sur Rokugan. Les arbres achevaient de se dénuder, feuille à feuille. La caresse chaleureuse de Dame Soleil se faisait chaque jour de plus en plus distante. Les récoltes se termineraient bientôt et partout sur les routes impériales, des messagers de tous les clans se croisaient pour porter dans chaque province les nombreuses invitations et présents pour les cours d'hiver. Avec la venue du mois du Sanglier, l'automne jouait ses dernières notes avant de quitter la scène.
Le lendemain de son entretien avec Iuchi Kumanosuke, Isawa Ayame se leva de bonne heure pour effectuer des recherches dans la bibliothèque. Le grand château de la Grenouille Riche s'élevait au milieu d'une vaste plaine battue par un vent de plus en plus hostile. L'air s'infiltrait dans la bâtisse par de petites ouvertures, si bien que la plupart des lettrés du lieu travaillaient déjà avec des fourrures sur le dos. Les décorations exotiques, inattendues, les motifs les plus audacieux de décoration de la bibliothèque, surprenaient les visiteurs à chaque rencontre. Ayame-san chercha des informations sur le magistrat Ide Soshu : actes de naissance, prière aux Fortunes, bénédictions, cérémonies officielles et surtout son ascendance. Elle ne trouva que peu de renseignements : Soshu-san était âgé de 25 ans, et avait passé une grande partie de sa vie dans la région de la Grenouille Riche.
Dès qu'elle sortit du bâtiment des parchemins, Ayame-san croisa le shugenja Kumanosuke, sa pipe à la bouche, souriant aimablement, son air de vieux singe rusé sur le visage. Il s'enquit de l'objet des recherches de la shugenja Phénix. Elle répondit qu'elle s'intéressait à la région, aux légendes et à l'histoire des lieux. Ikky-san arriva sur ces entrefaits, tandis que le vieux shugenja essayait de percer la vérité dans les propos d'Ayame. Pour donner le change, Kumanosuke-san raconta l'histoire de la ville : un riche marchand persuadé que rien ne valait plus que l'or fut transformé en grenouille par un magicien. Impressionné, le marchand fut rendu à sa forme humaine. Il se fit moine et offrit toute sa fortune à la ville.
Les deux Phénix, ainsi que Hiruya, Kohei, Ryu et Riobe, avaient rendez-vous le lendemain à la Cité du Daim d'Argent, pour la cérémonie de chasse de Shinjo Egawa. L'heure d'Akodo se terminait. Accompagnée de sa yojimbo, Isawa Ayame prit une barque pour traverser le bras de fleuve qui séparait le château de Shinjo Bunjiro de la vallée d'Inchu. Un aimable et chantonnant passeur se fit une joie de conduire les deux samuraï-ko. Les deux femmes ne perdirent pas le temps de la traversée : elles s'informèrent de ce que le passeur savait de la vieille Kitabakate. Pour le brave heimin, la vieille femme était une originale, un peu magicienne, un peu voyante, qui lisait l'avenir aux paysans de la région. Elle habitait dans la région depuis environ trois étés. Elle se rendait trois ou quatre fois par an à la Cité de la Grenouille Riche et y achetait chaque fois de nombreux produits.
Les deux Phénix mirent pied à terre à Inchu, et remercièrent le passeur. Il lui fut demandé de revenir les chercher plus tard dans la journée. Gaiement, le heimin s'inclina, bien content de sentir ses poches se remplir d'espèces sonnantes et trébuchantes.
Les deux Phénix marchèrent pendant moins d'une heure dans la fraîche campagne et se présentèrent à la cabane de la vieille Kitabakate. Les deux yorikis s'inclinèrenet et la voix familière de la "magicienne" se fit entendre de l'intérieur de la maison. Elle les salua poliment, un peu à la manière d'une grand-mère aimante qui accueille ses petites-filles devenues adultes. Elle leur servit du thé avec ses manières délicates. Tandis que les feuilles infusaient, elle engagea poliment la conversation.
Ayame venait remercier la vieille femme de son aide dans la lutte contre les comploteurs d'Inchu. Elle savait se souvenir que lors de leur première rencontre, elle les avait informées des activités louches (

Ayame cachait sa méfiance : en venant voir la vieille femme, elle la soupçonnait d'avoir lié partie avec ces agents de l'ombre. La conversation se poursuivit : Ayame demanda à son hôte si elle assisterait aux festivités de la chasse chez Egawa-sama. Mais la vieille femme ne voyait pas de raison de se rendre à la Cité du Daim d'Argent : elle n'était pas invitée. Elle ajouta avec un sourire amusée qu'elle n'entendait rien à la chasse. Du reste, Ayame-san non plus n'était pas versée dans cette activité.
Ayame-san et Ikky-san réitérèrent leurs remerciements à leurs hôtes. Ses conseils avaient été précieux, et ses paroles étaient empreintes de noblesse de de sagesse. La vieille Kitabakate sourit. Nos héros allaient tous recevoir la reconnaissance officielle du clan de la Licorne pour leurs services à Inchu. En particulier, Ayame-san serait remerciée pour avoir aidé au réglement du conflit des deux villages. C'est pourquoi Kitabakate disait que les deux Phénix n'avaient pas de raison de tant la remercier. Elle donnait juste les conseils d'une vieille ermite qui avait de l'expérience. Mais s'il fallait parler d'honneur pour quelqu'un, c'était bien pour les deux Phénix. Celles-ci reçurent avec modestie ces paroles, quoiqu'Ayame conservât encore un rien de distance vis-à-vis de la vieille femme. Elle était trop rompue aux subtilités du discours pour ne pas peser tous ses mots.
Elle raconte que dans sa jeunesse, elle avait vécu dans des mondes de faste et d'apparât, qui étaient aussi des lieux de mensonge et de dissimulation. Maintenant, elle coulait des jours heureux à Inchu, à lire les astres pour les paysans ; elle s'en satisfaisait. D'autant plus que le shugenja Kumanosuke lui avait accordé la protection de deux yorikis.
La conversation se poursuivit sur un ton poli. Ikky-san essaya de savoir ce qu'elle pensait de la situation à Inchu. Les deux Phénix savaient pertinemment que leur hôtesse en savait beaucoup, et en disait très peu. Elle restait allusive quant à ses pensées. Pourtant, elle devinait bien que les deux samuraï-ko avaient une idée derrière la tête.
- Si je puis me permettre, honorables Phénix, je pense que vous n'êtes pas venues uniquement pour me remercier et papoter de choses et d'autres autour d'un thé. Je devine que vos lèvres brûlent d'autres questions. Pourquoi ne pas me les poser ?
Ayame hésita. Elle dit que ce n'était pas si important, qu'elle se réservait ces interrogations pour une autre fois.
- Vous allez repartir sur les terres de votre clan, et vous ne me reverrez pas avant longtemps. Vous êtes de brillantes et fines samuraï-ko. Moi je ne suis qu'une vieille femme, du même rang d'un heimin. Pourquoi vous gênez avec moi alors que vous ne vous gêneriez pas avec un paysan ?... Posez-moi donc une question, Ayame-san, dit-elle en penchant la tête vers la shugenja. Accordez-vous une question...
Assurément, elle s'y connaissait pour tenter le coeur des gens...
Gênée, mais très tentée il est vrai, Ayame prit la précaution de dire que la vieille femme ne serait pas obligée de répondre...
Ceci posée, elle lui demanda à mi-voix comment elle avait connu le shugenja Kumanosuke.
La vieille Kitabakate sourit, et ferma les yeux, se plongeant dans ses souvenirs. Elle prit le temps de formuler sa réponse, amusée qu'une jeune shugenja ait commencé à percer certains de ses secrets.
La vieille Kitabakate était arrivée dans la région trois ans auparavant, quand son clan avait été rayé de l'Ordre Céleste. Elle venait de loin, et ne connaissait pas du tout cette région. Elle s'était adressée à la Grenouille Riche, car elle savait que là vivait Iuchi Kumanosuke, un shugenja qu'elle avait connue par le passé, presque un quart de siècle plus tôt... A l'époque, elle lui avait fourni certains renseignements précieux dont le shugenja avait besoin pour le clan de la Licorne. A son tour, le shugenja Iuchi rendit service à Kitabakate, en lui permettant de s'installer dans cet endroit paisible et retiré de la vallée d'Inchu.
En apprenant cela, Ayame reprit de l'estime pour le vieux Kumanosuke. Ainsi, il n'était pas qu'un froid politicien. Il avait aidé cette vieille femme en détresse, et il veillait sur elle depuis. Il lui apparaissait maintenant bien plus noble.
La vieille femme avait vécu entièrement dévouée au clan "le plus loyal de Rokugan" comme elle l'appelait. Quand le clan fut détruit, elle voulut changer de vie. L'arrivée des comploteurs à Inchu n'avait pas été pour la réconforter. Elle avait perçu instinctivement ce qui se cachait derrière ces petits rônins errants, qui se prenaient pour des maîtres de la manipulation. Ils étaient le jouet d'une force qui les dépassaient.
C'est pourquoi Kitabakate avait informé Kumanosuke, puis nos héros, de ce qui se tramait à Inchu. Ces anciens petits seigneurs chassés du sud ne venaient pas seuls. Avec eux, ils apportaient une puissance obscure, sans nom. Et il ne s'agissait pas de l'ignoble souillure de Fu-Leng. Il s'agissait de fragments d'une chose sans nom, une chose que personne n'avait nommé depuis la création du monde, une parcelle de chose non-identifiée, un reflet de néant. Kitabakate avait commencé à percer à jour ce secret noir comme les ténèbres qui rongeait de l'intérieur son clan. Cette ombre furtive s'introduisait dans l'âme et la détruisait de l'intérieur, cherchant à absorber les êtres dans son néant. Et les comploteurs d'Inchu étaient des pantins de ce néant... Terrible adversaire, que celui qui n'a pas de nom et se dérobe à toute appréhension.
C'est pourquoi Kitabakate se réjouissait que les comploteurs aient été expédiés au Jigoku [monde des morts] ; en revanche, les espoirs d'Ayame de mettre la main sur le chef des comploteurs étaient vains. On ne pouvait pas attraper l'ombre vivante et rampante...

- Je suis bien vieille maintenant, honorables Phénix. Et je porte beaucoup de secrets avec moi. Si une parcelle de ce que je sais pouvait être transmise à de jeunes femmes intelligentes, j'en serais contente... Il y a plusieurs années, du temps du 38e Empereur, j'ai connu un jeune acteur talentueux du clan loyal. Il se nommait Emmon, et avait un frère du nom de Takashi. Ce frère eut le visage effacé par l'Ombre Vivante. Mais Emmon résista à l'appel lancinant de cette chose sans nom. Takashi mourut, et Emmon disparut peu avant le coup d'Etat. J'ignore à présent ce qu'il est devenu, mais s'il est encore en vivant, je suis sûr qu'il pourrait nous en apprendre beaucoup sur cette entité. Mais qui sait sous quel nom il se cache maintenant ?
Les deux Phénix avaient écouté attentivement. La famille des acteurs en question se nommait Shosuro.
Shosuro Emmon. Cet homme avait approché de près l'Ombre, et il était peut-être encore en vie pour en parler...
Isawa Ayame sut qu'elle méditerait longuement les paroles de la vieille Kitabakate. Respectueusement, la shugenja lui souhaita que la Fortune de la Longévité la protège encore longtemps. La vieille femme recommanda à la shugenja d'aller chercher dans les bibliothèques de la famille Isawa. Là, elle pourrait trouver sans doute trouver des informations sur l'Ombre.
Les deux femmes espéraient se revoir bientôt. Peut-être cela prendrait-il plusieurs saisons... Les deux Phénix s'inclinèrent devant leur hôte puis quittèrent la cabane à l'orée du bois puis retournèrent au bord du fleuve. Elles se firent transporter par leur passeur jovial jusqu'à la cité d'Inchu. Le lendemain, elles assistaient à la cérémonie d'honneur pour la chasse au bois du Daim d'Argent.
"Ainsi vous n'avez pas pu vous empêcher de retourner voir cette vieille femme" dit avec amusement Iuchi Kumanosuke, quand Ayame-san retourna le voir pour s'excuser de certaines de ses paroles à son égard. Le shugenja Licorne n'en prit pas ombrage. Lui aussi souriait sous cape de l'audace d'Isawa Ayame, et il pensait à la vieille courtisane, seule dans sa cabane, entre le fleuve et le bois d'Inchu.
A suivre : Tonbo Toryu, la Libellule du changement