22-03-2003, 04:29 PM
HISTOIRE DE LAURA-GABRIELLE CERVANTES (suite)
2EME PARTIE : DRAME EN COULISSES
LE DOMAINE BATHORY
Une semaine plus tard, dans la nuit du 14 au 15 d?cembre, Aladax Lucinius ?le guide nocturne du Louvre, qui avait crois? la silhouette gla?ante de Lucien dans les sous-sols pr?s de la crypte de Villon ? se rendait au Mus?e Gr?vin.
Il frappa ? la porte, resserra le col de sa cravate, remit droit son chapeau de feutre, toussota. On ouvrit : il entra et fut accueilli par une des goules de l?occupante des lieux, la Comtesse Constance Bathory.
- Bonjour G?rard.
- Ah ! Monsieur Lucinius ! Venez donc ! Mademoiselle Bathory vous attend.
G?rard la goule ?tait un des guides du mus?e. Il devait approcher la cinquantaine, il ?tait r?serv?, poli, aimable et devait ?tre de la famille des Toulemonde par une ascendance sur de nombreuses g?n?rations.
- Je n?aime pas cet endroit? j?en ai de mauvais souvenirs.
Lucinius regardait avec des restes de frissons les statues de cire, laides dans l?obscurit?.
- Allons bon, fit G?rard par plaisanterie. Ces statues ne vous ont pas saut? ? la gorge au moins ??
- Pas loin, dit le jeune Tor?ador qui se revoyait quatre ans auparavant, alors qu?il ?tait encore mortel, pris dans la farce burlesque-tragique qui s??tait d?roul?e dans ces lieux.
- Oh, je puis vous assurer qu?ils savent se tenir tranquilles, monsieur ! J?y veille de pr?s?
- Je l?esp?re, dit Lucinius, inquiet, alors qu?il regardait les statues de footballeurs.
? Ces ?uvres, se disait Lucinius, veulent trop imiter le r?el pour ne pas ?tre laides. Zidane a l?air bien tranquille ici : s?il savait ce qui s?est pass? ici, le soir o? il venait de gagner la coupe du Monde !? Ah la f?te n??tait pas que sur les Champs ! ?
Lucinius fut amen?e par un passage souterrain vers le sous-sol d?une maison bourgeoise, dans une rue ? l??cart de l?agitation des Grands Boulevards.
On se trouvait sur le 4e c?t? d?un carr? dont les trois autres angles ?taient respectivement le Mus?e Gr?vin, les Folies Berg?res et? Notre-Dame de Lorette !
- Tout l?univers de Constance Bathory tient dans ce carr?, se disait Lucinius.
Il ?tait vrai que la Comtesse Ventrue ne pouvait boire que du sang de femmes pieuses, qui comptaient sur la religion pour refroidir les ardeurs inavouables qui les hantaient ; le lieu de chasse de pr?dilection de la Comtesse Bathory ?tait donc l??glise de Lorette, toute proche : la Bathory se faisait passer soit pour une bigote, soit pour une illumin?e, selon la mani?re dont elle voulait approcher ses victimes, entre les piliers froids et les prie dieux o? l?on marmottait des supplications. La Comtesse aimait aussi chasser parmi les femmes qui venaient ? s?encanailler ?, en regardant les spectacles de jupons rouges qui se soulevaient comme des gerbes de plumes de flamands roses, de paons d?guis?s, comme des sexes de femmes et des coquelicots tout chauds : elle aimait donc les Folies-Berg?res, et ne se lassait pas de voir depuis des d?cennies la m?me revue, remise au go?t du jour tous les cinq ans.
Enfin, le Mus?e Gr?vin ?tait sa chasse gard?e de Bathory, et toute la Camarilla le savait : c??tait son territoire, son domaine o? elle r?gentait ses affaires, ses trafics, ses n?gociations et ses intrigues politiques.
- La Comtesse a fait tout refaire chez elle r?cemment, demanda Lucinius, dont la voix r?sonnait dans ces souterrains.
- Ah exactement monsieur ! ?a ?t? un sacr? chantier ! du pl?tre, de la poussi?re, du bruit ! Mais maintenant, tout est rentr? dans l?ordre, et le salon est poli comme un sou neuf ! La Comtesse inaugurera bient?t ce salon par une soir?e ? th?me.
- Ah tiens donc ! Voil? qui sera distrayant?
G?rard pr?c?da Lucinius dans une cave encombr?e de cuves de produits chimiques, d?instruments de mesure, de cornues, de fioles et de bocaux, d?ordinateurs, d?oscilloscopes, de chaises de dentistes et autres appareils de Frankenstein ? la mode du 21e si?cle.
- Ses recherches avancent ?
- Ouhl? monsieur, je vous en prie, ne me posez pas la question : poser l? directement ? Madame, ou ? Mademoiselle : je ne me m?le pas de ce qui sort de cet attirail ! Je me contente de le nettoyer quand on me le demande.
G?rard monta ? une ?chelle en bois et frappa au plafond : un soupirail s?ouvrit ; G?rard souffla quelques mots ? une autre goule, puis fit signe ? Lucinius qu?il pouvait monter.
Le Tor?ador remercia les deux goules, leur glissa un billet ? chacun, les laissa s??clipser par la cave. Il se trouvait dans un petit d?barras plein de cartons, qui donnait sur une arri?re-cour. Il ouvrit discr?tement la porte, passa dans un long couloir nu. Il passa pr?s d?une porte entreb?ill?e : derri?re, un salon de causerie. La Comtesse ?tait l?, assise, sur un fauteuil Louis XVI, en discussion avec un homme. Lucinius osa un coup d??il plus avanc? : l?homme parlait avec d?termination, mais Lucinius ne comprit pas le sens de la conversation, ni ne reconnut l?homme.
Une voix, qui criait dans un murmure, surprit soudain notre Tor?ador :
- Aladax ! Qu?est-ce que tu fais ? ?couter aux portes !
Une porte s??tait ouverte dans le couloir, derri?re Lucinius :
- Nom de !? Lize !
- Allez, viens vite !
Lucinius laissa la conversation et alla ? la chambre : la fille qui venait de l?appeler ?tait Lisbeth Bathory, l?infant de la Comtesse.
Lucinius et Bathory s?aimaient d?j? quand ils ?taient mortels. Apr?s plusieurs p?rip?ties, ils en ?taient venus ? se faire ?treindre pour vivre leur amour sans craindre la mort. Mais Eros les avait aveugl?s sans doute, car, si la vampirisation avait insuffl? des forces nouvelles aux sens artistiques de Lucinius et ? l?intelligence pour les intrigues de Bathory, elle les avait priv?s de leur sexualit?. Mais ils ?taient encore frais : leur humanit? palpitait encore. Ils n??taient pas comme les plus anciens, qui ressemblaient ? des chrysanth?mes p?trifi?s par la tristesse d?un cimeti?re.
Lucinius et Lisbeth vivaient donc un amour qui n?avait de platonique que la chastet?. Bien s?r, ils continuaient ? imiter, comme les humains, les passions de l?amour, des charmes, du manque et des retrouvailles. Mais leurs mauvais instincts avaient pris de la vigueur aussi.
Aladax savait ?tre plein de sautes d?humeurs, de col?res, de maladresses, tandis que Lisbeth avait des petites haines comme on a ses petits secrets, elle avait des caprices, des intol?rances, elle jouait souvent l?indignation, elle aimait exprimer le oui en souhaitant le non, elle aimait ?tre insupportables et inventer mille charmes pour se faire pardonner. Ils avaient gagn? en quelques mois plusieurs d?cennies de d?sillusions sur l?amour. Ils tiraient un trait sur la na?vet? radieuse de l?amour?
Lucinius et Lisbeth s??taient d?j? travestis : ils avaient chang? de sexe, et, le visage poudr?, ils avaient grim? leurs apparences, ils s??taient cach? parmi les statues de cire de Gr?vin. Ils jouaient les cr?atures blafardes. Ils voulaient passer pour des Nosferatus, par certaines nuits o? la lune ?panchait ? plaisir sa blancheur suave.
Ils avaient encore les canines fra?ches, non pas comme les plus Anciens ca?nites, dont la bouche s??tait remplie du sang d?innombrables g?n?rations de nombreux pays. Leur go?t ?tait encore ?pre, parfois glouton, tr?s vert. Les Anciens aimaient afficher vis-?-vis des nouveaux n?s les passions endurcies de l?exp?rience, les ressentiments ? froid qu?ils avaient ?prouv? et longuement rem?ch?s, ou encore les d?ceptions, ou les intuitions p?n?trantes sur la nature humaine : ils parlaient comme de vieux ours qui sentent venir leur dernier hiver?

- L?homme avec qui discute la Comtesse, dit Lisbeth ? voix basse, est Armand d?Hubert, le Primog?ne Ventrue.
- ?a doit ?tre important, alors?
- Oui. Si tu les avais d?rang?s, pour le coup, ils t?auraient trucid? !
La chambre de Lisbeth ?tait d?cor?e comme si l?occupante devait ?tre une enfant mod?le, ? l?imitation d?une fille au paire pleine de sentiments charitables.
La Comtesse avait fait am?nager la chambre ainsi, pour n??veiller les soup?ons de personne parmi les mortels qui avaient particip? aux travaux. Lisbeth comptait bien changer ce d?cor victorien ! On ?tait pas chez la Comtesse de S?gur.
Lucinius posa son manteau sur le lit, s?avan?a vers Lisbeth pour qu?elle remarque chez lui un changement. Elle ne le vit pas, trop empress?e de faire d?couvrir au Tor?ador son domaine :
- Regarde : l? je mettrais mes produits de toilette, l? ce sera pour mes robes de soir?e : dans ce placard, ce sera parfait. L?, j?aurai mes livres, j?esp?re qu?ils tiendront tous ; si j?ai de la place, l? je mettrai un aquarium de poissons d?eau chaude : ce sera tellement plus color?e ! Et l?, dans ce coin, je mettrai mes scalpels, tous mes instruments de chirurgie... Tu sais que G?rard m?a ramen? encore de superbes crapauds du bois de Vincennes : je les diss?que dans la cave pour le moment, ou ? la cuisine. Et la Comtesse m?a promis que bient?t, je passerai ? des mammif?res plus gros?et plus tard ? des humains? ajouta t-elle, comme si elle go?tait par avance ? une g?terie.
- Des humains ? Et la Comtesse veut autoriser ?a !
- Que tu es na?f vraiment ! Tu crois que l?existence de Vampire n?est faite que de contempler b?atement la Joconde !
- Je n?aime pas la Joconde !
- Et tu n?aimes pas non plus les plaisirs de la non-vie, voil? tout !
Lucinius chantonna :
- Constance est en bas, qui fait d?la mort aux rats, Lisbeth est en haut, qui diss?que un crapaud !
- H? l? mon pote ! un ton en dessous ! on ne dit pas ? Constance ? mais ? la Comtesse ? !
- Ne m?accroche pas comme ?a par le col ! Tu vas froisser mon nouveau costume? fit fi?rement le Tor?ador.
- Un nouveau costume ? Tiens mais oui !? Lisbeth inspecta le Tor?ador. Et il vient de chez Yves Saint-Laurent, dis-moi !
- Euh oui, fit Lucinius en bombant le torse, tu ne crois pas que je vais m?habiller chez un quelconque fripier? ou m?me chez un snobinard du marais !
Il se dressait sur ses ergots, il jouait la posture aristo.
- Tu m?as l?air bien pr?tentieux ce soir !?
- Oui, mais heureusement, me faire arriver par le soupirail de la cave m?aide ? relativiser les choses !
- Oh, excuse-moi, fit Lisbeth, en balayant le reproche d?un revers de main? La Comtesse a insist? pour que ton arriv?e soit discr?te. Elle ne voulait pas que d?Hubert voit un Tor?ador chez elle.
- Oh c?est ridicule !
- Oui mais c?est comme ?a ! conclut Lisbeth. Alors, tu avais quelque chose ? me dire?
- Alors quoi ? s?exclama Aladax. Pour commencer, je suis venu te voir, et c?est tout l?effet que ?a te fait !? Nous ne nous sommes pas vus depuis plus d?une semaine, et mademoiselle ne donne pas signe de vie !
- Mais j?ai ?t? tellement occup? par ces travaux?
- Oui, et par tes dissections, et par les pr?parations chimiques de la Comtesse. Sans doute des lotions de beaut? maison.
- Oh ?coute, la Comtesse a eu besoin de moi : tu sais, elle s?int?resse aux minutes du proc?s de la Voisin? l?empoisonneuse sous Louis XV !
- Et alors ?
- Alors, j?ai lu ?a, et les minutes des proc?s de l?affaire des Poisons, des autres femmes impliqu?es : j?en ai extrait ce qui int?ressait la Comtesse, voil?? Pour le moment, elle va juste essayer ses pr?parations sur des animaux d??gouts. Elle va engager des Nosfe pour en attraper.
- Elle renonce aux lupins ?
- Oh oui je crois ! Elle en a assez vu avec ceux-l? !
- Et apr?s les rats et les chats de goutti?re, ? qui va t-elle s?attaquer ? demanda Lucinius sur un ton qui sugg?rait une nette d?sapprobation.
- Mais sans doute aux g?neurs? et puis un peu sur des gens comme ?a, pour essayer?
- Ah oui, je vois : tout ?a est entre gens de bonne compagnie, et un empoisonnement de ci de l? n?a jamais provoqu? de drames !
- Mais si tu n??tais pas si timor?, si contemplatif, tu d?couvrirais qu?il y a une vie sortie des all?es de la peinture italienne !
- Oh oui, des anarchs, des Brujahs, des Malkaviens enrag?s, des gens du Sabbat ! quelle fr?quentation !?
Lisbeth contint l?agacement qui la piqua alors, se versa un verre de sang, en proposa un ? Lucinius sur un ton qui n?admettait pas de refus, s?assit ? son bureau et dit :
- Bon, pourquoi es-tu venu me voir ? Pas seulement pour me faire la morale sur nos exp?rimentations ?
- Oh, je d?teste quand tu es s?rieuse ? ce point ! J?ai l?impression d??tre ? un entretien d?embauche.
Lisbeth ne r?pondit rien : elle sirotait son verre, en attendant la suite.

LUCINIUS A CONTRE-EMPLOI
- Tr?s bien, dit le Tor?ador, son verre ? la main. Je suis venu d?abord pour te donner ceci?
Il sortit de la poche de son costume une enveloppe :
- De la part de Sire Tropovitch.
- Oh, une place pour l?Op?ra !? le 20 d?cembre, la Fl?te Enchant?e. Merci beaucoup.
Le visage de Lisbeth passa de l??nervement ? la reconnaissance sinc?re : une ?motion chasse l?autre.
- J?esp?re que tu pourras venir. Ce sera la ? premi?re ?, sourit Lucinius.
- Mais bien s?r. Et toi, tu viendras ?
- Evidemment. Comment est-ce que je pourrais rater ?a, alors que c?est mon propre Sire qui dirigera l?orchestre !
- Oh l? l? ! Tu dois ?tre fier !
- Et comment ! Je serai aux premi?res loges, c?est lui qui me l?a dit ! Et il y aura tout le gratin parisien des mortels?
Lisbeth esquissa un soupir d?indiff?rence?
- ? et le Prince Villon avec sa cour.
- Non ? Sans rire ? Les yeux de Lisbeth brill?rent.
- Et oui ! reprit Lucinius. Et pas que des Tor?adors ! Non, les Ventrues aussi sont invit?s !
- Il y aura le conseil Primog?ne ?
- Oh certainement? plus d?autres sommit?s. Quelle occasion de me faire conna?tre ! Tropovitch a promis de me pr?senter ? plusieurs personnalit?s : tu connais Elisabath d?Orval ??
- La Primog?ne Tremere ?
- Oui, Tropovitch est un bon ami ? elle. Et je ne t?en dis pas plus pour le moment?
- Oh tu me pr?senteras aussi !
- Peut-?tre, peut-?tre, mais seulement si?
- Si quoi ??
- Si tu me laisses partager les secrets de la Comtesse !
- Quoi ? quels secrets ?
- Oh, ne fais pas l?enfant ! je veux conna?tre les recherches qu?elle poursuit ! les grimoires, les fioles, les ordinateurs, tout cet attirail, ?a sert ? quoi ?
- Mais enfin ?a ne te regarde pas. Et puis d?abord, je ne le sais pas moi-m?me. Je t?ai dit qu?il y avait des poisons?
- Mais il n?y a pas que ?a? insinua Lucinius.
- Oh, je n?en sais pas plus. Lisbeth d?tourna le regard, but son verre.
- A ta guise? Je te laisse r?fl?chir jusqu?au 20 d?cembre. Mais tu sais, il para?t qu?une Tremere comme Elisabeth d?Orval appr?cierait beaucoup une jeune Ventrue comme toi.
- Oh ?coute on verra hein ! Pr?sente-moi d?abord, puis je t?en dirai plus sur les grimoires de la Comtesse?
- Entendu, sourit Lucinius.

Lisbeth se versa un autre verre de sang.
- Il n?est pas de la meilleure qualit?, dit-elle, d?un air las : il vient d?un h?pital ; la Comtesse ne me laisse pas boire sur son troupeau, et je suis fatigu? de boire le sang de G?rard, qui est tellement insipide. J?ai donc achet? ces poches, pour me changer de l?ordinaire.
- Ressers m?en donc? Il est vrai qu?il n?est pas de premi?re fra?cheur, dit Lucinius en claquant sa langue sur son palais, et que j?en bois du meilleur avec Tropovitch apr?s les r?p?titions, ou avec le troupeau que mon domestique rabat?
- Vante-toi donc !? Oh, si j?avais moi aussi un domestique ca?nite ! Moi aussi je pourrais pavaner.
- Ah parfaitement. Tu sais, la modestie n?est pas le fort de nous autres Tor?adors. Nous vivons dans la passion ; la modestie, c?est bien bon pour les mortels, ou les Gangrels en torpeur... Mais n?en parlons plus? Je suis ici pour te demander un service?
- Quelque chose plein d?ambition j?imagine ?
- Oui. Je voudrais que tu parles ? la Comtesse, et que tu la persuades d?accepter l?invitation que voici ?Lucinius tendit une autre enveloppe ?. Elle vient de Tropovitch, accompagn?e de ce mot. Je voudrais que tu en parles ? la Comtesse, et que tu la persuades de venir.
- Lucinius, dit s?v?rement Lisbeth, tu sais tr?s bien que c?est inutile. La Comtesse ne voudra jamais accepter, m?me si je lui demande personnellement.
- Mais enfin pourquoi ?
- Arr?te, tu le sais tr?s bien. Parce que cette soir?e n?est pas organis?e que par Sire Tropovitch, mais aussi par cet horrible personnage? le Sire Lucien !?
- Allez, tu en parles de ce Lucien comme une d?vote qui se signe furtivement en ?voquant Belz?buth !? Moi je suis s?r qu?il n?est pas si effrayant qu?on le dit, ce Hieronymus Lucien.
- Ah ne prononce pas ce nom ici ! Interdiction ! La Comtesse l?entendrait ? des kilom?tres ! Elle le d?teste depuis si longtemps qu?elle a l?oreille affin?e pour percevoir le nom de ce d?mon S?thite !
- Mais Lucien n?est pas un d?mon S?thite, dit Aladax en se for?ant ? rire, c?est un Vampire ancien, voil? tout !
- Ah oui, et pourquoi tout le monde pr?tend qu?il est li? au culte de Seth ? Tu peux me le dire ? Il suffit de laisser tra?ner les oreilles, et tout le monde te le confirmera !? D?ailleurs, qui sait d?o? il vient ce Lucien? ? quel clan il appartient ? tu le sais toi ?
- Non, ?videmment. Ce n?est pas mon Sire, mais je suis persuad? qu?il y a dans Paris des vampires plus ?g?s et plus dangereux que lui !
- Arr?te, Lucinius, tu m?inqui?tes ! fit sombrement Lisbeth.
- Oh, ne fais pas ta mijaur?e ! Il se trouve simplement que Lucien et Tropovitch sont amis depuis une dizaine d?ann?es !
- Oh oui, et aujourd?hui, tu viens de la part de cet adorateur de Seth ! Tu fais partie de leur complot maintenant ! Monsieur Lucinius joue dans la cour des grands? Je me demande pourquoi je te re?ois, alors que tu es du parti ennemi des Bathory !
- Mais calme-toi ? la fin ! fit le Tor?ador en s?effor?ant de rire (jaune) ; tu t?emportes, tu racontes n?importe quoi !
- Tu ne devrais pas rester ici plus longtemps, Lucinius? d?clara l?infant.

- Ah tu me chasses maintenant ?s'exclama Lucinius. Tr?s bien, c?est moi qui m?en vais dans ce cas, fit Lucinius, en enfilant son manteau. Il jouait expr?s l?indignation. Je compte quand m?me sur toi pour parler ? ta ma?tresse ! Si tu m?aides maintenant, je pourrai te faire d?couvrir des myst?res qui vont au-del? de tes exp?riences de sciences nat? ou de chimie amusante?
- Ah oui ? et quoi par exemple ?
- Je t?en ai d?j? parl?? Lucinius marqua un silence, et murmura : les esprits des souterrains ! les Ombres !? Allons, je dois filer. Pense ? ce que je te proposes.
Lisbeth ?tait partag?e entre sa haine de ce qui, chez le Tor?ador, touchait de pr?s ? Lucien et sa curiosit? br?lante pour ce qui touchait aux arcanes et aux souterrains.
Lucinius ouvrit la porte de la chambre, passa dans le couloir sans bruit. La conversation entre la Comtesse et d?Hubert se poursuivait. Lisbeth accompagna Lucinius jusqu'au soupirail, l?embrassa enfin. Lucinius murmura encore ? Lisbeth d?essayer d?interc?der ; celle-ci promit, puis s?en mordit les l?vres, une fois le Tor?ador partit dans la cave. Elle se jura qu?Aladax lui revaudrait cher, oui tr?s cher, ce service?

L'IMPENETRABLE FRISSON
Pench? au dessus d?un chaudron ?norme comme une cuve brumeuse, o? s?amalgamaient et se d?chiraient des ectoplasmes, Ma?tre Fantas le Tremere touillait ce bouillon magique d?une baguette charg?e d??clairs. A c?t? de lui, Hieronymus Lucien surveillait ce rago?t magique. La cuve reposait sur des flammes noires qui d?gageaient des fum?es bleut?es ; la vapeur qui s??chappait de la cuve montait au plafond ; la cuve semblait gonfler, se r?tracter, respirer, et comme une casserole qui bout, elle expulsait des d?chets, de petits geysers de liquide infect, tandis que de grosses cloaques venaient ?clater ? la surface, ? la mani?re d?yeux tordus de d?mons. Fantas remuait cette soupe de tourbe mar?cageuse, avec le soin d?un grand chef.
- Il ne vous manque que la toque, dit Lucien gravement.
- Vous me flattez, Sire.
Fantas sortit la baguette de ce bouillon, la mit ? refroidir sur un pr?sentoir, puis plongea une grosse cuill?re, et la mania avec la force d?un rameur qui veut extraire sa barque de sables mouvants. Il d?tournait le regard pour ne pas respirer trop les vapeurs toxiques qui s??chappaient de la marmite d?enfer.
- Je sens que cela prend bonne tournure, Sire? Notre soupe au clou sera bient?t pr?te.
Fantas touilla encore la pr?paration : il devait produire un effort semblable ? celui n?cessaire ? remuer un chaudron de fondue savoyarde.
- Et voil? pour parfaire cela, dit le Tremere.
Il prit une grosse sali?re et versa une poudre argent?e, qui eut pour effet de secouer la mixture inf?me : prise de secousses, comme un ?pileptique, l?horrible liquide visqueux manqua d?border. Fantas referma aussit?t un couvercle en fonte sur la marmite. La pi?ce, que n?avait ?clair? que la soupe phosphorescente, fut plong?e dans l?obscurit?.
On entendait le chaudron vrombir comme une chaudi?re.
- Je pense que nous allons laisser mijoter ? feu doux pendant quelques jours, affirma le Tremere.
- Parfait, parfait, dit avec app?tit Lucien. Vous avez bien travaill?, ma?tre Fantas.
- La cuisine est mon violon d?Ingres? Si le plat est relev? de quelques ?pices de ma sp?cialit?, alors l?, je n?ai plus mon ?gal sur Paris, dit le Tremere en s?inclinant.
- Tant mieux, dit Lucien, dans un grand sourire carnassier. Venez, nous allons nous sustenter : je suis s?r que le troupeau piaffe d?impatience.
Fantas se retourna vers le chaudron, contemplant fi?rement sa cuisine qui ronronnait dans le noir. Il vit soudain deux ?clats de diamants luire pr?t du chaudron.
- Sire? dit-il inquiet?
- J?ai vu, r?pondit Lucien.

Ce dernier se pr?cipita vers ces ?clats : un feulement lui monta dans la poitrine, comme pour un fauve qui va bondir. Lucien vit un cobra noir comme le jais, brillant, qui s?enroulait pr?s du chaudron : il voulut le saisir, le cobra se d?tendit, ?chappa aux griffes de Lucien.
- Ne joue pas avec moi, rugit Lucien.
Le serpent ?chappa une deuxi?me fois ? la pr?hension de Lucien.
Fantas s?empara de sa baguette chauff?e ? rouge qui refroidissait. Il se mit dos au serpent ; Lucien avan?a vers l?animal, qui se trouva encercl?.
Fantas le piqua du bout de sa baguette. Le cobra se d?tendit dans un r?flexe, siffla de douleur? et sauta au visage du Tremere !
Lucien ne laissa pas le temps au cobra de s?enrouler autour de la gorge de sa victime. Il l?attrapa vivement. La b?te ?tait terrifiante, fantastique ; son regard vous foudroyait comme sa morsure. Le cobra voulut se d?battre, fr?n?tique comme un tuyau d?arrosage, mais Lucien l?attrapa par le col, par la queue, le tendit comme une corde, et le jeta au loin.
Le serpent atterrit souplement et se redressa.
- Assez maintenant ! cria Lucien.
Un nuage de fum?e enveloppa soudain le serpent. La seconde d?apr?s, ? la place de l?animal se tenait l?assassin Assamite, Laura-Gabrielle de Cervant?s. Elle toisait Lucien d?un regard haineux. Elle tendit le bras vers des couteaux de cuisine, qui vol?rent vers elle.
Elle en prit deux en mains, les soupesa, se mit en garde.
Lucien sourit.
- Tu n?as pas encore compris, petit Assamite? Je t?ai engag?e pour une mission pr?cise. D?ici l?, tu vas te tenir ? carreau.
L?Assamite siffla comme le cobra, avan?a de quelques pas.
Lucien d?noua sa cravate, jeta sa veste.
- Reculez ma?tre Fantas?
Lucien fit face au cobra. Ses mains se transform?rent en pattes de loups, ses canines pouss?rent, ses yeux se remplirent de sang, tous ses muscles se tendirent. Il devenait bestial : des cornes de bouc pouss?rent au-dessus de ses oreilles, un pelage envahissait sa figure. Sa voix se fit grognement.
L?Assamite, sans peur, bondit vers cette puissante chim?re.
Ma?tre Fantas avait recul? de plusieurs pas, effray?.
Dans l?obscurit? glac?e, il assista aux ?treintes guerri?res de l?Assamite cobra, face au monstrueux Lucien.

Cervant?s le serpent attaqua : elle ?tait si rapide qu?elle n??tait que crocs, langues, lames, crochets et griffes ! Elle se tordait, esquivait souplement, bondissait, lan?ait ses coups avec rage, elle piquait, mordait, sans rel?che sur le formidable fauve qui s?opposait ? elle.
Lucien ne pouvait contenir les assauts impitoyables de l?Assassin : il reculait, il sentait les mordures s?enfoncer dans sa chair ; il saignait en plusieurs endroits, et les coups de son ennemi furieuse venait aigrir les plaies de venin et de coups de lames. Elle ponctuait ses attaques de cris aigus, sa langue sifflait comme ses lames ; elle para?t, se cambrait, se fendait, se d?tendait comme un ressort meurtrier ; elle harcelait, prise de la fr?n?sie du sang ; elle multipliait les attaques, ainsi qu?une hydre dont chaque t?te coup?e repousse ? trois exemplaires, et qui d?cha?ne toutes ses m?choires, dans des claquements affreux.
Lucien ployait sous les coups, tr?bucha contre une mauvaise dalle, tomba ? la renverse sur le dos. Il avait entaill? la cuisse et la poitrine de l?Assamite, qui s?excitait encore plus ? la rage quand son sang coulait. Elle se dressa comme un cobra victorieux devant Lucien. Fantas n?osait pas bouger : mais l?Assamite allait mettre ? mort son adversaire ; selon le rituel Assamite, elle allait l??gorger, puis se repa?tre de son sang, le diaboliser longuement, dans la jouissance de l?h?moglobine et de la mort, puis abandonner une carcasse ass?ch?e. La silhouette fine, magnifique de Cervant?s le serpent se dressait l?, dans l?obscurit?.
L?Assamite saisit un poignard ? deux mains, visa le c?ur de Lucien, qui trempait dans une flaque rouge, chim?re sanguinolente. La lame froide aurait d? tailler le c?ur. Mais l?Assamite n?eut pas le temps d?ex?cuter son geste : Lucien sauta ? la gorge de son adversaire comme un diable jaillit de sa bo?te. Il gisait ? terre la seconde avant, et il s??tait relev?, m? par une force surnaturelle. Cervant?s sentit les griffes de loup de Lucien se refermer sur sa gorge comme une gueule : elle enfon?a son poignard dans l?abdomen du monstrueux ca?nite, qui d?goulinait de sang et de bave animales. Lucien ne fl?chit pas : elle l?enfon?a encore plusieurs fois.

Lucien crachait du sang apr?s chaque coup, son visage se m?tamorphosait en celui d?un bouc qui souriait hideusement, sa musculature grossissait encore, ses griffes de loup poussaient encore, un brasier vigoureux le parcourait, qui s?accroissait avec les efforts malheureux de l?Assamite pour abattre ce monstre. Lucien la repoussa en arri?re : elle vit le corps du monstre qui saignait des dix coups de poignard qu?elle venait de lui ass?ner. Lucien, plus b?te qu?humain, respirait d?un souffle charg? de haine. Il mesurait maintenant pr?s de trois m?tres de haut, sa peau devenait ?cailleuse, une pilosit? dense poussait sur tout son corps, ses cornes poussait et s?aff?taient, ses jambes se tordaient pour donner des pattes de bouc.
L?Assamite regarda, ?bahie, des ailes effil?es et cern?es de dents pousser ? partir des omoplates de Lucien, dans un craquement d?go?tant. Le ca?nite lui lac?ra alors le visage de ses griffes dures comme l?acier. L?Assamite fut envoy?e ? terre, se cogna contre la marmite qui grondait de col?re.
Lucien, qui avait quitt? toute ressemblance avec un humain, fit quelques pas vers elle et dit :
- Tu ne dois pas te mesurer ? moi, Laura-Gabrielle l?Assamite? Tu n??tais pas n?e que je connaissais d?j? un bouc, une chauve-souris et un hibou qui m?ont appris les secrets des b?tes? Maintenant, tu vas te soumettre ? moi pour accomplir le meurtre ? l?Op?ra de Paris, est-ce bien clair ?
-
L?Assamite se releva vivement, tourna les talons, pour fuir de la pi?ce ? toutes jambes.
Elle n?avait pas fait trois m?tres qu?elle re?ut un fort coup sur la t?te, qui la mit KO. Ma?tre Fantas venait de la frapper de sa baguette. Il la frappa encore une fois, ce qui la transforma en cobra, puis l?enferma dans un coffre blind? dont il verrouilla l?ouverture.

Hieronymus Lucien, qui avait repris son aspect ? normal ? s?approcha du Tremere et dit calmement :
- Tr?s bien, Ma?tre. Je pense que la le?on a ?t? salutaire?
- Nous devrions jeter cet assassin dans la marmite, Sire ! dit Fantas, inquiet, en toisant le coffre. Elle sera moins nuisible pour nous comme ingr?dient que comme alli?e?
Lucien rit, et dit :
- Non, Fantas? Si je t?ai envoy? ? Venise avec ta coterie, c?est bien parce que j?avais besoin d?elle. Elle vient de m?offrir la preuve qu?elle est un assassin redoutable. Nous allons la garder en captivit?, et le moment venu, nous la l?cherons comme on l?che la peste sur l?ennemi !?
- Oui, fit Fantas, effray?. Ce coffre est la bo?te de Pandore de nos ennemis?
- Exactement, dit Lucien en souriant ? belles canines, et comme de juste, une femme curieuse viendra ouvrir cette bo?te, pour y d?couvrir ce d?licat serpent de jais?
Lucien ?clata alors de rire, pris Fantas par l??paule et l?emmena d?guster quelques calices de sang. Le Tremere se for?a ? rire, mais il se sentait aussi en s?curit? que dans la gueule d?un lion affam?. Il laissa le serpent prisonnier dans le coffre, pr?s de la myst?rieuse marmite qui chauffait sur des flammes verd?tres.
A suivre...
2EME PARTIE : DRAME EN COULISSES
LE DOMAINE BATHORY
Une semaine plus tard, dans la nuit du 14 au 15 d?cembre, Aladax Lucinius ?le guide nocturne du Louvre, qui avait crois? la silhouette gla?ante de Lucien dans les sous-sols pr?s de la crypte de Villon ? se rendait au Mus?e Gr?vin.
Il frappa ? la porte, resserra le col de sa cravate, remit droit son chapeau de feutre, toussota. On ouvrit : il entra et fut accueilli par une des goules de l?occupante des lieux, la Comtesse Constance Bathory.
- Bonjour G?rard.
- Ah ! Monsieur Lucinius ! Venez donc ! Mademoiselle Bathory vous attend.
G?rard la goule ?tait un des guides du mus?e. Il devait approcher la cinquantaine, il ?tait r?serv?, poli, aimable et devait ?tre de la famille des Toulemonde par une ascendance sur de nombreuses g?n?rations.
- Je n?aime pas cet endroit? j?en ai de mauvais souvenirs.
Lucinius regardait avec des restes de frissons les statues de cire, laides dans l?obscurit?.
- Allons bon, fit G?rard par plaisanterie. Ces statues ne vous ont pas saut? ? la gorge au moins ??
- Pas loin, dit le jeune Tor?ador qui se revoyait quatre ans auparavant, alors qu?il ?tait encore mortel, pris dans la farce burlesque-tragique qui s??tait d?roul?e dans ces lieux.
- Oh, je puis vous assurer qu?ils savent se tenir tranquilles, monsieur ! J?y veille de pr?s?
- Je l?esp?re, dit Lucinius, inquiet, alors qu?il regardait les statues de footballeurs.
? Ces ?uvres, se disait Lucinius, veulent trop imiter le r?el pour ne pas ?tre laides. Zidane a l?air bien tranquille ici : s?il savait ce qui s?est pass? ici, le soir o? il venait de gagner la coupe du Monde !? Ah la f?te n??tait pas que sur les Champs ! ?

Lucinius fut amen?e par un passage souterrain vers le sous-sol d?une maison bourgeoise, dans une rue ? l??cart de l?agitation des Grands Boulevards.
On se trouvait sur le 4e c?t? d?un carr? dont les trois autres angles ?taient respectivement le Mus?e Gr?vin, les Folies Berg?res et? Notre-Dame de Lorette !
- Tout l?univers de Constance Bathory tient dans ce carr?, se disait Lucinius.
Il ?tait vrai que la Comtesse Ventrue ne pouvait boire que du sang de femmes pieuses, qui comptaient sur la religion pour refroidir les ardeurs inavouables qui les hantaient ; le lieu de chasse de pr?dilection de la Comtesse Bathory ?tait donc l??glise de Lorette, toute proche : la Bathory se faisait passer soit pour une bigote, soit pour une illumin?e, selon la mani?re dont elle voulait approcher ses victimes, entre les piliers froids et les prie dieux o? l?on marmottait des supplications. La Comtesse aimait aussi chasser parmi les femmes qui venaient ? s?encanailler ?, en regardant les spectacles de jupons rouges qui se soulevaient comme des gerbes de plumes de flamands roses, de paons d?guis?s, comme des sexes de femmes et des coquelicots tout chauds : elle aimait donc les Folies-Berg?res, et ne se lassait pas de voir depuis des d?cennies la m?me revue, remise au go?t du jour tous les cinq ans.
Enfin, le Mus?e Gr?vin ?tait sa chasse gard?e de Bathory, et toute la Camarilla le savait : c??tait son territoire, son domaine o? elle r?gentait ses affaires, ses trafics, ses n?gociations et ses intrigues politiques.
- La Comtesse a fait tout refaire chez elle r?cemment, demanda Lucinius, dont la voix r?sonnait dans ces souterrains.
- Ah exactement monsieur ! ?a ?t? un sacr? chantier ! du pl?tre, de la poussi?re, du bruit ! Mais maintenant, tout est rentr? dans l?ordre, et le salon est poli comme un sou neuf ! La Comtesse inaugurera bient?t ce salon par une soir?e ? th?me.
- Ah tiens donc ! Voil? qui sera distrayant?
G?rard pr?c?da Lucinius dans une cave encombr?e de cuves de produits chimiques, d?instruments de mesure, de cornues, de fioles et de bocaux, d?ordinateurs, d?oscilloscopes, de chaises de dentistes et autres appareils de Frankenstein ? la mode du 21e si?cle.
- Ses recherches avancent ?
- Ouhl? monsieur, je vous en prie, ne me posez pas la question : poser l? directement ? Madame, ou ? Mademoiselle : je ne me m?le pas de ce qui sort de cet attirail ! Je me contente de le nettoyer quand on me le demande.
G?rard monta ? une ?chelle en bois et frappa au plafond : un soupirail s?ouvrit ; G?rard souffla quelques mots ? une autre goule, puis fit signe ? Lucinius qu?il pouvait monter.

Le Tor?ador remercia les deux goules, leur glissa un billet ? chacun, les laissa s??clipser par la cave. Il se trouvait dans un petit d?barras plein de cartons, qui donnait sur une arri?re-cour. Il ouvrit discr?tement la porte, passa dans un long couloir nu. Il passa pr?s d?une porte entreb?ill?e : derri?re, un salon de causerie. La Comtesse ?tait l?, assise, sur un fauteuil Louis XVI, en discussion avec un homme. Lucinius osa un coup d??il plus avanc? : l?homme parlait avec d?termination, mais Lucinius ne comprit pas le sens de la conversation, ni ne reconnut l?homme.
Une voix, qui criait dans un murmure, surprit soudain notre Tor?ador :
- Aladax ! Qu?est-ce que tu fais ? ?couter aux portes !
Une porte s??tait ouverte dans le couloir, derri?re Lucinius :
- Nom de !? Lize !
- Allez, viens vite !
Lucinius laissa la conversation et alla ? la chambre : la fille qui venait de l?appeler ?tait Lisbeth Bathory, l?infant de la Comtesse.
Lucinius et Bathory s?aimaient d?j? quand ils ?taient mortels. Apr?s plusieurs p?rip?ties, ils en ?taient venus ? se faire ?treindre pour vivre leur amour sans craindre la mort. Mais Eros les avait aveugl?s sans doute, car, si la vampirisation avait insuffl? des forces nouvelles aux sens artistiques de Lucinius et ? l?intelligence pour les intrigues de Bathory, elle les avait priv?s de leur sexualit?. Mais ils ?taient encore frais : leur humanit? palpitait encore. Ils n??taient pas comme les plus anciens, qui ressemblaient ? des chrysanth?mes p?trifi?s par la tristesse d?un cimeti?re.
Lucinius et Lisbeth vivaient donc un amour qui n?avait de platonique que la chastet?. Bien s?r, ils continuaient ? imiter, comme les humains, les passions de l?amour, des charmes, du manque et des retrouvailles. Mais leurs mauvais instincts avaient pris de la vigueur aussi.
Aladax savait ?tre plein de sautes d?humeurs, de col?res, de maladresses, tandis que Lisbeth avait des petites haines comme on a ses petits secrets, elle avait des caprices, des intol?rances, elle jouait souvent l?indignation, elle aimait exprimer le oui en souhaitant le non, elle aimait ?tre insupportables et inventer mille charmes pour se faire pardonner. Ils avaient gagn? en quelques mois plusieurs d?cennies de d?sillusions sur l?amour. Ils tiraient un trait sur la na?vet? radieuse de l?amour?
Lucinius et Lisbeth s??taient d?j? travestis : ils avaient chang? de sexe, et, le visage poudr?, ils avaient grim? leurs apparences, ils s??taient cach? parmi les statues de cire de Gr?vin. Ils jouaient les cr?atures blafardes. Ils voulaient passer pour des Nosferatus, par certaines nuits o? la lune ?panchait ? plaisir sa blancheur suave.
Ils avaient encore les canines fra?ches, non pas comme les plus Anciens ca?nites, dont la bouche s??tait remplie du sang d?innombrables g?n?rations de nombreux pays. Leur go?t ?tait encore ?pre, parfois glouton, tr?s vert. Les Anciens aimaient afficher vis-?-vis des nouveaux n?s les passions endurcies de l?exp?rience, les ressentiments ? froid qu?ils avaient ?prouv? et longuement rem?ch?s, ou encore les d?ceptions, ou les intuitions p?n?trantes sur la nature humaine : ils parlaient comme de vieux ours qui sentent venir leur dernier hiver?

- L?homme avec qui discute la Comtesse, dit Lisbeth ? voix basse, est Armand d?Hubert, le Primog?ne Ventrue.
- ?a doit ?tre important, alors?
- Oui. Si tu les avais d?rang?s, pour le coup, ils t?auraient trucid? !
La chambre de Lisbeth ?tait d?cor?e comme si l?occupante devait ?tre une enfant mod?le, ? l?imitation d?une fille au paire pleine de sentiments charitables.
La Comtesse avait fait am?nager la chambre ainsi, pour n??veiller les soup?ons de personne parmi les mortels qui avaient particip? aux travaux. Lisbeth comptait bien changer ce d?cor victorien ! On ?tait pas chez la Comtesse de S?gur.
Lucinius posa son manteau sur le lit, s?avan?a vers Lisbeth pour qu?elle remarque chez lui un changement. Elle ne le vit pas, trop empress?e de faire d?couvrir au Tor?ador son domaine :
- Regarde : l? je mettrais mes produits de toilette, l? ce sera pour mes robes de soir?e : dans ce placard, ce sera parfait. L?, j?aurai mes livres, j?esp?re qu?ils tiendront tous ; si j?ai de la place, l? je mettrai un aquarium de poissons d?eau chaude : ce sera tellement plus color?e ! Et l?, dans ce coin, je mettrai mes scalpels, tous mes instruments de chirurgie... Tu sais que G?rard m?a ramen? encore de superbes crapauds du bois de Vincennes : je les diss?que dans la cave pour le moment, ou ? la cuisine. Et la Comtesse m?a promis que bient?t, je passerai ? des mammif?res plus gros?et plus tard ? des humains? ajouta t-elle, comme si elle go?tait par avance ? une g?terie.
- Des humains ? Et la Comtesse veut autoriser ?a !
- Que tu es na?f vraiment ! Tu crois que l?existence de Vampire n?est faite que de contempler b?atement la Joconde !
- Je n?aime pas la Joconde !
- Et tu n?aimes pas non plus les plaisirs de la non-vie, voil? tout !
Lucinius chantonna :
- Constance est en bas, qui fait d?la mort aux rats, Lisbeth est en haut, qui diss?que un crapaud !
- H? l? mon pote ! un ton en dessous ! on ne dit pas ? Constance ? mais ? la Comtesse ? !
- Ne m?accroche pas comme ?a par le col ! Tu vas froisser mon nouveau costume? fit fi?rement le Tor?ador.
- Un nouveau costume ? Tiens mais oui !? Lisbeth inspecta le Tor?ador. Et il vient de chez Yves Saint-Laurent, dis-moi !
- Euh oui, fit Lucinius en bombant le torse, tu ne crois pas que je vais m?habiller chez un quelconque fripier? ou m?me chez un snobinard du marais !
Il se dressait sur ses ergots, il jouait la posture aristo.
- Tu m?as l?air bien pr?tentieux ce soir !?
- Oui, mais heureusement, me faire arriver par le soupirail de la cave m?aide ? relativiser les choses !
- Oh, excuse-moi, fit Lisbeth, en balayant le reproche d?un revers de main? La Comtesse a insist? pour que ton arriv?e soit discr?te. Elle ne voulait pas que d?Hubert voit un Tor?ador chez elle.
- Oh c?est ridicule !
- Oui mais c?est comme ?a ! conclut Lisbeth. Alors, tu avais quelque chose ? me dire?
- Alors quoi ? s?exclama Aladax. Pour commencer, je suis venu te voir, et c?est tout l?effet que ?a te fait !? Nous ne nous sommes pas vus depuis plus d?une semaine, et mademoiselle ne donne pas signe de vie !
- Mais j?ai ?t? tellement occup? par ces travaux?
- Oui, et par tes dissections, et par les pr?parations chimiques de la Comtesse. Sans doute des lotions de beaut? maison.
- Oh ?coute, la Comtesse a eu besoin de moi : tu sais, elle s?int?resse aux minutes du proc?s de la Voisin? l?empoisonneuse sous Louis XV !
- Et alors ?
- Alors, j?ai lu ?a, et les minutes des proc?s de l?affaire des Poisons, des autres femmes impliqu?es : j?en ai extrait ce qui int?ressait la Comtesse, voil?? Pour le moment, elle va juste essayer ses pr?parations sur des animaux d??gouts. Elle va engager des Nosfe pour en attraper.
- Elle renonce aux lupins ?
- Oh oui je crois ! Elle en a assez vu avec ceux-l? !
- Et apr?s les rats et les chats de goutti?re, ? qui va t-elle s?attaquer ? demanda Lucinius sur un ton qui sugg?rait une nette d?sapprobation.
- Mais sans doute aux g?neurs? et puis un peu sur des gens comme ?a, pour essayer?
- Ah oui, je vois : tout ?a est entre gens de bonne compagnie, et un empoisonnement de ci de l? n?a jamais provoqu? de drames !
- Mais si tu n??tais pas si timor?, si contemplatif, tu d?couvrirais qu?il y a une vie sortie des all?es de la peinture italienne !
- Oh oui, des anarchs, des Brujahs, des Malkaviens enrag?s, des gens du Sabbat ! quelle fr?quentation !?
Lisbeth contint l?agacement qui la piqua alors, se versa un verre de sang, en proposa un ? Lucinius sur un ton qui n?admettait pas de refus, s?assit ? son bureau et dit :
- Bon, pourquoi es-tu venu me voir ? Pas seulement pour me faire la morale sur nos exp?rimentations ?
- Oh, je d?teste quand tu es s?rieuse ? ce point ! J?ai l?impression d??tre ? un entretien d?embauche.
Lisbeth ne r?pondit rien : elle sirotait son verre, en attendant la suite.

LUCINIUS A CONTRE-EMPLOI
- Tr?s bien, dit le Tor?ador, son verre ? la main. Je suis venu d?abord pour te donner ceci?
Il sortit de la poche de son costume une enveloppe :
- De la part de Sire Tropovitch.
- Oh, une place pour l?Op?ra !? le 20 d?cembre, la Fl?te Enchant?e. Merci beaucoup.
Le visage de Lisbeth passa de l??nervement ? la reconnaissance sinc?re : une ?motion chasse l?autre.
- J?esp?re que tu pourras venir. Ce sera la ? premi?re ?, sourit Lucinius.
- Mais bien s?r. Et toi, tu viendras ?
- Evidemment. Comment est-ce que je pourrais rater ?a, alors que c?est mon propre Sire qui dirigera l?orchestre !
- Oh l? l? ! Tu dois ?tre fier !
- Et comment ! Je serai aux premi?res loges, c?est lui qui me l?a dit ! Et il y aura tout le gratin parisien des mortels?
Lisbeth esquissa un soupir d?indiff?rence?
- ? et le Prince Villon avec sa cour.
- Non ? Sans rire ? Les yeux de Lisbeth brill?rent.
- Et oui ! reprit Lucinius. Et pas que des Tor?adors ! Non, les Ventrues aussi sont invit?s !
- Il y aura le conseil Primog?ne ?
- Oh certainement? plus d?autres sommit?s. Quelle occasion de me faire conna?tre ! Tropovitch a promis de me pr?senter ? plusieurs personnalit?s : tu connais Elisabath d?Orval ??
- La Primog?ne Tremere ?
- Oui, Tropovitch est un bon ami ? elle. Et je ne t?en dis pas plus pour le moment?
- Oh tu me pr?senteras aussi !
- Peut-?tre, peut-?tre, mais seulement si?
- Si quoi ??
- Si tu me laisses partager les secrets de la Comtesse !
- Quoi ? quels secrets ?
- Oh, ne fais pas l?enfant ! je veux conna?tre les recherches qu?elle poursuit ! les grimoires, les fioles, les ordinateurs, tout cet attirail, ?a sert ? quoi ?
- Mais enfin ?a ne te regarde pas. Et puis d?abord, je ne le sais pas moi-m?me. Je t?ai dit qu?il y avait des poisons?
- Mais il n?y a pas que ?a? insinua Lucinius.
- Oh, je n?en sais pas plus. Lisbeth d?tourna le regard, but son verre.
- A ta guise? Je te laisse r?fl?chir jusqu?au 20 d?cembre. Mais tu sais, il para?t qu?une Tremere comme Elisabeth d?Orval appr?cierait beaucoup une jeune Ventrue comme toi.
- Oh ?coute on verra hein ! Pr?sente-moi d?abord, puis je t?en dirai plus sur les grimoires de la Comtesse?
- Entendu, sourit Lucinius.

Lisbeth se versa un autre verre de sang.
- Il n?est pas de la meilleure qualit?, dit-elle, d?un air las : il vient d?un h?pital ; la Comtesse ne me laisse pas boire sur son troupeau, et je suis fatigu? de boire le sang de G?rard, qui est tellement insipide. J?ai donc achet? ces poches, pour me changer de l?ordinaire.
- Ressers m?en donc? Il est vrai qu?il n?est pas de premi?re fra?cheur, dit Lucinius en claquant sa langue sur son palais, et que j?en bois du meilleur avec Tropovitch apr?s les r?p?titions, ou avec le troupeau que mon domestique rabat?
- Vante-toi donc !? Oh, si j?avais moi aussi un domestique ca?nite ! Moi aussi je pourrais pavaner.
- Ah parfaitement. Tu sais, la modestie n?est pas le fort de nous autres Tor?adors. Nous vivons dans la passion ; la modestie, c?est bien bon pour les mortels, ou les Gangrels en torpeur... Mais n?en parlons plus? Je suis ici pour te demander un service?
- Quelque chose plein d?ambition j?imagine ?
- Oui. Je voudrais que tu parles ? la Comtesse, et que tu la persuades d?accepter l?invitation que voici ?Lucinius tendit une autre enveloppe ?. Elle vient de Tropovitch, accompagn?e de ce mot. Je voudrais que tu en parles ? la Comtesse, et que tu la persuades de venir.
- Lucinius, dit s?v?rement Lisbeth, tu sais tr?s bien que c?est inutile. La Comtesse ne voudra jamais accepter, m?me si je lui demande personnellement.
- Mais enfin pourquoi ?
- Arr?te, tu le sais tr?s bien. Parce que cette soir?e n?est pas organis?e que par Sire Tropovitch, mais aussi par cet horrible personnage? le Sire Lucien !?
- Allez, tu en parles de ce Lucien comme une d?vote qui se signe furtivement en ?voquant Belz?buth !? Moi je suis s?r qu?il n?est pas si effrayant qu?on le dit, ce Hieronymus Lucien.
- Ah ne prononce pas ce nom ici ! Interdiction ! La Comtesse l?entendrait ? des kilom?tres ! Elle le d?teste depuis si longtemps qu?elle a l?oreille affin?e pour percevoir le nom de ce d?mon S?thite !
- Mais Lucien n?est pas un d?mon S?thite, dit Aladax en se for?ant ? rire, c?est un Vampire ancien, voil? tout !
- Ah oui, et pourquoi tout le monde pr?tend qu?il est li? au culte de Seth ? Tu peux me le dire ? Il suffit de laisser tra?ner les oreilles, et tout le monde te le confirmera !? D?ailleurs, qui sait d?o? il vient ce Lucien? ? quel clan il appartient ? tu le sais toi ?
- Non, ?videmment. Ce n?est pas mon Sire, mais je suis persuad? qu?il y a dans Paris des vampires plus ?g?s et plus dangereux que lui !
- Arr?te, Lucinius, tu m?inqui?tes ! fit sombrement Lisbeth.
- Oh, ne fais pas ta mijaur?e ! Il se trouve simplement que Lucien et Tropovitch sont amis depuis une dizaine d?ann?es !
- Oh oui, et aujourd?hui, tu viens de la part de cet adorateur de Seth ! Tu fais partie de leur complot maintenant ! Monsieur Lucinius joue dans la cour des grands? Je me demande pourquoi je te re?ois, alors que tu es du parti ennemi des Bathory !
- Mais calme-toi ? la fin ! fit le Tor?ador en s?effor?ant de rire (jaune) ; tu t?emportes, tu racontes n?importe quoi !
- Tu ne devrais pas rester ici plus longtemps, Lucinius? d?clara l?infant.

- Ah tu me chasses maintenant ?s'exclama Lucinius. Tr?s bien, c?est moi qui m?en vais dans ce cas, fit Lucinius, en enfilant son manteau. Il jouait expr?s l?indignation. Je compte quand m?me sur toi pour parler ? ta ma?tresse ! Si tu m?aides maintenant, je pourrai te faire d?couvrir des myst?res qui vont au-del? de tes exp?riences de sciences nat? ou de chimie amusante?
- Ah oui ? et quoi par exemple ?
- Je t?en ai d?j? parl?? Lucinius marqua un silence, et murmura : les esprits des souterrains ! les Ombres !? Allons, je dois filer. Pense ? ce que je te proposes.
Lisbeth ?tait partag?e entre sa haine de ce qui, chez le Tor?ador, touchait de pr?s ? Lucien et sa curiosit? br?lante pour ce qui touchait aux arcanes et aux souterrains.
Lucinius ouvrit la porte de la chambre, passa dans le couloir sans bruit. La conversation entre la Comtesse et d?Hubert se poursuivait. Lisbeth accompagna Lucinius jusqu'au soupirail, l?embrassa enfin. Lucinius murmura encore ? Lisbeth d?essayer d?interc?der ; celle-ci promit, puis s?en mordit les l?vres, une fois le Tor?ador partit dans la cave. Elle se jura qu?Aladax lui revaudrait cher, oui tr?s cher, ce service?

L'IMPENETRABLE FRISSON
Pench? au dessus d?un chaudron ?norme comme une cuve brumeuse, o? s?amalgamaient et se d?chiraient des ectoplasmes, Ma?tre Fantas le Tremere touillait ce bouillon magique d?une baguette charg?e d??clairs. A c?t? de lui, Hieronymus Lucien surveillait ce rago?t magique. La cuve reposait sur des flammes noires qui d?gageaient des fum?es bleut?es ; la vapeur qui s??chappait de la cuve montait au plafond ; la cuve semblait gonfler, se r?tracter, respirer, et comme une casserole qui bout, elle expulsait des d?chets, de petits geysers de liquide infect, tandis que de grosses cloaques venaient ?clater ? la surface, ? la mani?re d?yeux tordus de d?mons. Fantas remuait cette soupe de tourbe mar?cageuse, avec le soin d?un grand chef.
- Il ne vous manque que la toque, dit Lucien gravement.
- Vous me flattez, Sire.
Fantas sortit la baguette de ce bouillon, la mit ? refroidir sur un pr?sentoir, puis plongea une grosse cuill?re, et la mania avec la force d?un rameur qui veut extraire sa barque de sables mouvants. Il d?tournait le regard pour ne pas respirer trop les vapeurs toxiques qui s??chappaient de la marmite d?enfer.
- Je sens que cela prend bonne tournure, Sire? Notre soupe au clou sera bient?t pr?te.
Fantas touilla encore la pr?paration : il devait produire un effort semblable ? celui n?cessaire ? remuer un chaudron de fondue savoyarde.
- Et voil? pour parfaire cela, dit le Tremere.
Il prit une grosse sali?re et versa une poudre argent?e, qui eut pour effet de secouer la mixture inf?me : prise de secousses, comme un ?pileptique, l?horrible liquide visqueux manqua d?border. Fantas referma aussit?t un couvercle en fonte sur la marmite. La pi?ce, que n?avait ?clair? que la soupe phosphorescente, fut plong?e dans l?obscurit?.
On entendait le chaudron vrombir comme une chaudi?re.
- Je pense que nous allons laisser mijoter ? feu doux pendant quelques jours, affirma le Tremere.
- Parfait, parfait, dit avec app?tit Lucien. Vous avez bien travaill?, ma?tre Fantas.
- La cuisine est mon violon d?Ingres? Si le plat est relev? de quelques ?pices de ma sp?cialit?, alors l?, je n?ai plus mon ?gal sur Paris, dit le Tremere en s?inclinant.
- Tant mieux, dit Lucien, dans un grand sourire carnassier. Venez, nous allons nous sustenter : je suis s?r que le troupeau piaffe d?impatience.
Fantas se retourna vers le chaudron, contemplant fi?rement sa cuisine qui ronronnait dans le noir. Il vit soudain deux ?clats de diamants luire pr?t du chaudron.
- Sire? dit-il inquiet?
- J?ai vu, r?pondit Lucien.

Ce dernier se pr?cipita vers ces ?clats : un feulement lui monta dans la poitrine, comme pour un fauve qui va bondir. Lucien vit un cobra noir comme le jais, brillant, qui s?enroulait pr?s du chaudron : il voulut le saisir, le cobra se d?tendit, ?chappa aux griffes de Lucien.
- Ne joue pas avec moi, rugit Lucien.
Le serpent ?chappa une deuxi?me fois ? la pr?hension de Lucien.
Fantas s?empara de sa baguette chauff?e ? rouge qui refroidissait. Il se mit dos au serpent ; Lucien avan?a vers l?animal, qui se trouva encercl?.
Fantas le piqua du bout de sa baguette. Le cobra se d?tendit dans un r?flexe, siffla de douleur? et sauta au visage du Tremere !
Lucien ne laissa pas le temps au cobra de s?enrouler autour de la gorge de sa victime. Il l?attrapa vivement. La b?te ?tait terrifiante, fantastique ; son regard vous foudroyait comme sa morsure. Le cobra voulut se d?battre, fr?n?tique comme un tuyau d?arrosage, mais Lucien l?attrapa par le col, par la queue, le tendit comme une corde, et le jeta au loin.
Le serpent atterrit souplement et se redressa.
- Assez maintenant ! cria Lucien.
Un nuage de fum?e enveloppa soudain le serpent. La seconde d?apr?s, ? la place de l?animal se tenait l?assassin Assamite, Laura-Gabrielle de Cervant?s. Elle toisait Lucien d?un regard haineux. Elle tendit le bras vers des couteaux de cuisine, qui vol?rent vers elle.
Elle en prit deux en mains, les soupesa, se mit en garde.
Lucien sourit.
- Tu n?as pas encore compris, petit Assamite? Je t?ai engag?e pour une mission pr?cise. D?ici l?, tu vas te tenir ? carreau.
L?Assamite siffla comme le cobra, avan?a de quelques pas.
Lucien d?noua sa cravate, jeta sa veste.
- Reculez ma?tre Fantas?
Lucien fit face au cobra. Ses mains se transform?rent en pattes de loups, ses canines pouss?rent, ses yeux se remplirent de sang, tous ses muscles se tendirent. Il devenait bestial : des cornes de bouc pouss?rent au-dessus de ses oreilles, un pelage envahissait sa figure. Sa voix se fit grognement.
L?Assamite, sans peur, bondit vers cette puissante chim?re.
Ma?tre Fantas avait recul? de plusieurs pas, effray?.
Dans l?obscurit? glac?e, il assista aux ?treintes guerri?res de l?Assamite cobra, face au monstrueux Lucien.

Cervant?s le serpent attaqua : elle ?tait si rapide qu?elle n??tait que crocs, langues, lames, crochets et griffes ! Elle se tordait, esquivait souplement, bondissait, lan?ait ses coups avec rage, elle piquait, mordait, sans rel?che sur le formidable fauve qui s?opposait ? elle.
Lucien ne pouvait contenir les assauts impitoyables de l?Assassin : il reculait, il sentait les mordures s?enfoncer dans sa chair ; il saignait en plusieurs endroits, et les coups de son ennemi furieuse venait aigrir les plaies de venin et de coups de lames. Elle ponctuait ses attaques de cris aigus, sa langue sifflait comme ses lames ; elle para?t, se cambrait, se fendait, se d?tendait comme un ressort meurtrier ; elle harcelait, prise de la fr?n?sie du sang ; elle multipliait les attaques, ainsi qu?une hydre dont chaque t?te coup?e repousse ? trois exemplaires, et qui d?cha?ne toutes ses m?choires, dans des claquements affreux.
Lucien ployait sous les coups, tr?bucha contre une mauvaise dalle, tomba ? la renverse sur le dos. Il avait entaill? la cuisse et la poitrine de l?Assamite, qui s?excitait encore plus ? la rage quand son sang coulait. Elle se dressa comme un cobra victorieux devant Lucien. Fantas n?osait pas bouger : mais l?Assamite allait mettre ? mort son adversaire ; selon le rituel Assamite, elle allait l??gorger, puis se repa?tre de son sang, le diaboliser longuement, dans la jouissance de l?h?moglobine et de la mort, puis abandonner une carcasse ass?ch?e. La silhouette fine, magnifique de Cervant?s le serpent se dressait l?, dans l?obscurit?.
L?Assamite saisit un poignard ? deux mains, visa le c?ur de Lucien, qui trempait dans une flaque rouge, chim?re sanguinolente. La lame froide aurait d? tailler le c?ur. Mais l?Assamite n?eut pas le temps d?ex?cuter son geste : Lucien sauta ? la gorge de son adversaire comme un diable jaillit de sa bo?te. Il gisait ? terre la seconde avant, et il s??tait relev?, m? par une force surnaturelle. Cervant?s sentit les griffes de loup de Lucien se refermer sur sa gorge comme une gueule : elle enfon?a son poignard dans l?abdomen du monstrueux ca?nite, qui d?goulinait de sang et de bave animales. Lucien ne fl?chit pas : elle l?enfon?a encore plusieurs fois.

Lucien crachait du sang apr?s chaque coup, son visage se m?tamorphosait en celui d?un bouc qui souriait hideusement, sa musculature grossissait encore, ses griffes de loup poussaient encore, un brasier vigoureux le parcourait, qui s?accroissait avec les efforts malheureux de l?Assamite pour abattre ce monstre. Lucien la repoussa en arri?re : elle vit le corps du monstre qui saignait des dix coups de poignard qu?elle venait de lui ass?ner. Lucien, plus b?te qu?humain, respirait d?un souffle charg? de haine. Il mesurait maintenant pr?s de trois m?tres de haut, sa peau devenait ?cailleuse, une pilosit? dense poussait sur tout son corps, ses cornes poussait et s?aff?taient, ses jambes se tordaient pour donner des pattes de bouc.
L?Assamite regarda, ?bahie, des ailes effil?es et cern?es de dents pousser ? partir des omoplates de Lucien, dans un craquement d?go?tant. Le ca?nite lui lac?ra alors le visage de ses griffes dures comme l?acier. L?Assamite fut envoy?e ? terre, se cogna contre la marmite qui grondait de col?re.
Lucien, qui avait quitt? toute ressemblance avec un humain, fit quelques pas vers elle et dit :
- Tu ne dois pas te mesurer ? moi, Laura-Gabrielle l?Assamite? Tu n??tais pas n?e que je connaissais d?j? un bouc, une chauve-souris et un hibou qui m?ont appris les secrets des b?tes? Maintenant, tu vas te soumettre ? moi pour accomplir le meurtre ? l?Op?ra de Paris, est-ce bien clair ?
-
L?Assamite se releva vivement, tourna les talons, pour fuir de la pi?ce ? toutes jambes.
Elle n?avait pas fait trois m?tres qu?elle re?ut un fort coup sur la t?te, qui la mit KO. Ma?tre Fantas venait de la frapper de sa baguette. Il la frappa encore une fois, ce qui la transforma en cobra, puis l?enferma dans un coffre blind? dont il verrouilla l?ouverture.

Hieronymus Lucien, qui avait repris son aspect ? normal ? s?approcha du Tremere et dit calmement :
- Tr?s bien, Ma?tre. Je pense que la le?on a ?t? salutaire?
- Nous devrions jeter cet assassin dans la marmite, Sire ! dit Fantas, inquiet, en toisant le coffre. Elle sera moins nuisible pour nous comme ingr?dient que comme alli?e?
Lucien rit, et dit :
- Non, Fantas? Si je t?ai envoy? ? Venise avec ta coterie, c?est bien parce que j?avais besoin d?elle. Elle vient de m?offrir la preuve qu?elle est un assassin redoutable. Nous allons la garder en captivit?, et le moment venu, nous la l?cherons comme on l?che la peste sur l?ennemi !?
- Oui, fit Fantas, effray?. Ce coffre est la bo?te de Pandore de nos ennemis?
- Exactement, dit Lucien en souriant ? belles canines, et comme de juste, une femme curieuse viendra ouvrir cette bo?te, pour y d?couvrir ce d?licat serpent de jais?
Lucien ?clata alors de rire, pris Fantas par l??paule et l?emmena d?guster quelques calices de sang. Le Tremere se for?a ? rire, mais il se sentait aussi en s?curit? que dans la gueule d?un lion affam?. Il laissa le serpent prisonnier dans le coffre, pr?s de la myst?rieuse marmite qui chauffait sur des flammes verd?tres.
A suivre...
