27-04-2007, 04:24 PM
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CHRONIQUES DE L'EMPIRE D'EMERAUDE
3ème chapitre<!--/sizec-->
La descente<!--/sizec-->
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La descente<!--/sizec-->
Kohei bâilla, repoussa son bol de riz, qu’il n’avait pas envie de finir. L’auberge était accueillante, les hôtes attentionnés pour ces samuraï qui séjournaient chez eux. Une vénérable shugenja du clan et un Licorne au gros appétit, avec une bourse pleine de beaux kokus, un peu gaijin certes, mais kokus néanmoins !
Il se leva, un peu lourd et salua sa compagne de voyage, qui avait mangé un demi bol de riz et un petit morceau de poisson et qui était d’une politesse et d’une retenue impeccable. L’autre ne se conduisait pas comme un marcassin, mais il manquait décidément d’élégance !
La shugenja monta dans sa chambre. Elle eut, un bref moment, le réflexe de chercher sa pipe, mais elle fut heureuse de ne rien trouver. Elle se souvenait qu’elle s’était délivrée de cette dépendance et qu’il lui en avait coûté assez cher ainsi. Maintenant, elle était de retour au pays, mais elle se sentait à peine chez elle. Non qu’elle s’était accoutumée à la Cité des Mensonges, ni qu’elle détestât franchement son clan. Mais à force de voyager dans l’Empire, de voir d’autres contrées, elle avait appris à être chez elle sur la route. Comme les Licornes, au fond !
Depuis deux ans, et un peu plus encore, si l’on se souvenait des années comme assistante d’un Magistrat de son clan, elle avait à peu près fait le tour des manières, pour un samuraï de bafouer l’honneur de sa caste. On pouvait difficilement la surprendre. Elle avait eut à observer la plupart des sales dessous de l’Empire, et elle pouvait deviner les autres.
Elle n’aurait su dire quelle impression elle ressentait. Un certain désarroi, pas tellement triste mais morne. La lassitude du voyage aussi. Le sentiment d’être perdue sur ces chemins, de ne plus avoir de port d’attache.
Ayame soupira en s’allongeant. Elle écouta la pluie tomber sur le jardin, les cercles de l’eau, les nénuphar, l’ambiance de froissement, l’épaisseur liquide autour de la végétation. Les joncs tremblant sous le vent et une grenouille contemplant l’étang.
- Avez-vous perdu votre vigilance, Ayame-san ?
Elle ne l’avait pas entendu entrer.
- Vous êtes arrivée rapidement ici, non ?…
- Vous aussi…
Le Ninja devait déjà l’attendre quand elle était entrée dans la chambre.
- Vous avez repris votre masque.
- Sans lui, je ne suis plus personne.
- Avec lui, vous êtes un « Ninja », un moins que rien… Démasqué, par-dessus le marché, par Goshiu-sama.
- Le Gouverneur d’une Cité en ruines…
- L’armée du Crabe a vaincu ?
- La Magistrature d’Émeraude n’accuse pas de pertes. Mais d’autres, et ils sont nombreux, sont morts. Comment se fait-il que vous ayez échappé à cela ?
- Je suis partie, comme vous voyez.
- Vous étiez dans la forêt. Vous avez croisé l’homme qui habite là-bas.
- Et vous, vous avez rendu visite à une connaissance, à la Cité de cette même forêt.
- Il est parti après ma visite oui.
- J’ai davantage confiance en lui qu’en vous.
- Qu’ai-je à faire de votre confiance, Ayame-san ?
- Nous nous méfions réciproquement. Mais ce samuraï que vous avez chassé m’a aidée. Vous, vous ne dites rien. Sinon que vous connaissez l’homme de la forêt des ombres.
- Cet homme est dangereux, mais c’est notre allié.
- Pourquoi le « nôtre » ? Le vôtre, peut-être. Moi il ne m’a guère aidée.
Ayame ne songeait pas à se relever, à crier, à ameuter Kohei. Elle ne se sentait pourtant pas en sécurité. Mais était-ce la première fois qu’elle prenait un risque inconsidéré ?… Question d’habitude !
- Le Magistrat Kitsuki Hanbei, dit le Ninja, était sur la piste du journal de Kaagi. Il est mort pour ça.
- Pas exactement, d’après ce que vous-même m’avez dit. Il est mort pour son implication dans l’affaire des Scorpions.
- Sa folie l’a perdu.
- Mirumoto Ryu m’a parlé de ce Kaagi, il y a peu. Elle est allée dans la chambre de cristal, où se trouve son journal qui, dit-on, efface ceux qui osent le lire.
- Vous voulez prendre la suite de Kaagi et Hanbei, n’est-ce pas ? Vous voulez lire ce journal, n’est-ce pas ?… Pourquoi ?
- Je ne sais pas, sourit Ayame, froide et cynique. Par honneur ?
- Allons ! Ce prétendu honneur, dont j’ai bien vu le néant, il y a plus de dix ans de cela. Croyez-vous que c’était l’honneur qui animait Emmon ? Lui ne viendra plus, tant que je suis là. Il nous est plus nuisible que bénéfique.
- Lui m’a sauvé la vie.
- Lui n’a pas rencontré Kaagi.
Ayame se tourna vers le Ninja. Qui était-il ?… Un ancien assistant du Magistrat ?… Non, cela ne collait pas. Il avait trop de cran, trop de hargne.
- Si vous êtes encore en vie, continua la shugenja, c’est que vous n’avez pas pénétré profondément dans le journal de Kaagi.
- Pas plus loin que la mort de Ninube…
Ayame faillit se relever. Le Ninja jubilait de tenir ainsi la shugenja en respect. Il était le troisième à connaître ce nom ! Que s’était-il passé, dans la Forêt des Ombres, dix ans auparavant, avec ce ou cette « Ninube » ? Elle devait des plus peuplées, cette forêt, entre le Ninja, Kaagi, l’homme sans nom et certainement Agasha Nahoko, et peut-être bien Emmon !
Le Ninja partit par la fenêtre, silencieux et furtif. Il avait dit ce qu’il avait à dire. Bien qu’il ait été démasqué à la Cité des Mensonges, il n’avait rien perdu. Car son « vrai » visage était banal, il ne retenait pas l’attention. Décidément, son masque de combinaison blanche était bien plus « vivant » !
Ayame retint que ces informations seraient utiles pour parler à l’homme sans visage.
Quel drôle de nô composait ces personnages sinistres ?

Deux jours plus tard, Isawa Ayame et Shinjo Kohei entraient dans la Cité du Repos Confiant. La ville pansait ses blessures. Patiemment, on reconstruisait, pour oublier les profanations contre l’ordre éternel voulu par les Ancêtres. Les bâtiments calcinés, effondrés, disparaissaient devant de nouvelles demeures, simples mais honorables et pures.
Le lendemain, le groupe parti défier Matsu Matasaka arrivait : Kakita Hiruya, Hida Shigeru et Riobe. Enfin, le reste de la Magistrature : Bayushi Bokkai, Iuchi Shizuka, Shiba Ikky, Mirumoto Ryu avec Kakita Kagetoki, le moine Tadakune et Rukya.
Tous les Magistrats furent reçus par Isawa Akitoki, qui se réjouissait de les revoir tous vivants et qui écouta le récit de la chute de Ryoko Owari Toshi.
Ikky retrouva Ayame. Les deux femmes échangèrent peu de mots. Elles sentaient quelque chose de changé entre elles. Nul ne posait de question à Ayame sur sa disparition de la bibliothèque. On ne pensait qu’aux retrouvailles.
Le soir, Ayame mit au courant la Magistrature de la visite du Ninja. A cette occasion, Kohei que pendant qu’il dormait, la shugenja en apprenait encore de belles !
- Emmon a bel et bien disparu, soupira Hiruya, et il va devenir difficile de le retrouver.
- Et pourtant, il serait crucial de lui parler du Ninja. Quel lien y a-t-il entre eux ? Et entre eux tous et l’homme de la forêt ?.. Je suis certaine que nous touchons au but.
- Des volontaires pour retrouver Emmon ? demanda Hiruya.
Iuchi Shizuka et Bayushi Bokkai se proposèrent. Du reste, ce dernier avait déjà croisé Emmon, pour avoir été berné par lui lors de la cour d’hiver !
Le lendemain, les deux assistants partirent. Kohei demanda à sa femme ce que ce « Emmon » avait de plus que lui !
- Ou bien Bokkai lui-même, qui sait ! Le charme des Scorpions, sans doute…
Elle haussa les épaules et promit d’être bientôt de retour. Bayushi Bokkai promit sur ses Ancêtres de veiller avec une attention de tous les instants sur la femme de Kohei. Ce dernier ne sut s’il fallait étrangler le Scorpion ou le remercier - à la grande satisfaction de ce dernier.
Isawa Akitoki avait dit que le sensei Kanera était impatient de revoir la Magistrature. Tacitement, il fut décidé que seuls Hiruya et Ayame iraient le voir.
L’histoire qu’ils entendirent de la bouche du vieil homme était des plus surprenantes.

Le vieux maître du Vide savait qu’il ne pouvait plus différer le moment de dire ce qu’il savait. Il lui en coûtait mais il n’avait plus le choix : il fallait transmettre ce savoir maudit. Religieusement, agenouillés, les deux Magistrats écoutèrent la légende de Ninube.
- Il y a quinze ans de cela, une belle dame du clan de la Grue, Doji Ninube, fut promise à un haut dignitaire de notre clan.
Le sensei hésita, pour la dernière fois. Une fois dit ce nom, tout serait dit.
- Elle était promise à Isawa Ujina.
Ayame sentit sa gorge se serrer. Même elle, oui ! Ujina-sama n’était autre que le maître élémentaire du Vide, le plus puissant ishiken de l’Empire.
- Peu avant le mariage, Ninube disparut. Un Magistrat du clan du Dragon, appelé Kitsuki Kaagi, partit à sa recherche, ayant obtenu l’autorisation d’accompagner dans cette quête le seigneur Isawa Ujina, avec son assistante. Ils partirent sur les traces de dame Ninube. Leurs recherches les menèrent dans la Forêt des Ombres…
« Ils trouvèrent l’entrée d’une grotte, devant laquelle un homme habillé de blanc et masqué les mit en garde de ne pas entrer. Ujina-sama repoussa l’importun et passa le premier. Il fut attaqué, dans les profondeurs de la grotte, par une nuée de grosses mouches noires bourdonnantes, voraces, meurtrières. Elles lui brûlèrent la joue gauche, comme si elles étaient des glaires de démons, et elles lui dévorèrent aussi un bras. Les horribles mouches n’étaient pas des serviteurs de l’Outremonde, mais des émanations de quelque chose de bien plus discret. De la Chose qui avait enlevé dame Ninube. Aidé par sa vaillance et son harmonie surnaturelle, Ujina continua son chemin, épaulé par le Magistrat Kaagi et les deux hommes finirent par trouver Ninube, inerte mais encore vivante. Ils la ramenèrent au palais de la famille Isawa, où celle-ci reprit connaissance et se remit peu à peu de sa capture.
« Bientôt, on décidait d’oublier cet incident. Doji Ninube épousa Isawa Ujina. L’annonce d’un enfant vint couronner cet évènement heureux et il convenait que tous se réjouissent. Seulement, le jour de l’accouchement, vint se poser sur le rebord de la fenêtre un petit oiseau, un troglodyte. Il faut savoir cette anecdote, qu’un semblable troglodyte, aux plumes tâchées de sang, était apparu quelques mois plus tôt, et que la dame de compagnie de Doji Ninube, voyant l’oiseau, avait vu en lui un mauvais présage pour l’enfant à naître. L’entendant parler, Isawa Ujina était arrivé, avait dégainé son sabre et l’avait tuée sans hésitation. Nul ne devait parler de malheur pour son futur enfant !
« Et voilà que le même oiseau tâché de sang réapparaissait ! Or, tandis que l’enfant, qui était une fille, s’extrayait du ventre de sa mère, il devenait évident que celle-ci ne survivrait pas à l’accouchement. Désespéré, Ujina tenait la main de sa femme, mais les divinités de la mort, impitoyablement, l’emmenaient loin du monde des vivants. Alors se produisit une chose effrayante : c’est le corps même de dame Ninube qui commença à disparaître, comme un paquet de sable emporté par le vent. Ujina serra sa fille contre lui et regarda sa femme disparaître.
« Il se souvint alors des paroles de son propre maître. Celui-ci, connaisseur des arcanes les plus profondes du vide et du cœur des hommes, avait affirmé devant Ujina seul : je connais le nom de chaque chose en ce monde, du moindre brin d’herbe. Mais le nom de ta femme, je ne le connais pas. Interdit, mais plein de respect pour son maître, Ujina n’avait rien dit. Il savait que la compréhension du sens de ces paroles viendrait en son temps.
« Et devant la disparition de sa femme, il comprit. Cette chose qui avait accouché de son enfant n’était pas Doji Ninube, belle et bien disparue dans la forêt. Elle n’en était qu’une copie ! Le nom de Ninube n’appartenait pas aux Dix Milles Choses de l’Ordre Céleste !
« Bientôt, bouleversé par cette révélation, Ujina partit en exil, rongé par un mal terrifiant qui s’était révélé alors que sa femme accouchait. Mais de quoi s’agit-il, je l’ignore, car même cela, Ujina-sama n’a pas souhaité me le dire.
Ayame et Hiruya restèrent silencieux un moment. Kanera se sentait soulagé, déchargé d’un grand poids.
- Il nous faut retrouver cet homme sans nom, dit Hiruya.
- Oui, je le pense.
Le lendemain, la Magistrature, Kakita Kagetoki, le moine et Rukya pénétraient dans la Cité de la Forêt des Ombres, par une belle journée de printemps. La nature reprenait ses forces, sa verdeur annonçait la vigueur, la santé, la vie qui sourdait dans les arbres, les sous-bois, les étangs. Il restait encore quelques plaques de neige dans les coins sombres.
Ayame n’eut pas de mal à retrouver les pierres où le nom de Ninube avait été gravé. Nos samuraï décidèrent d’attendre ici le retour de l’homme. La shugenja aurait bien voulu inventer n’importe quoi pour éloigner les autres Magistrats, pour parler seule à seule avec l’homme !
Ils trouvèrent un sac avec des parchemins. Ayame les examina : ils étaient réservés à des shugenja érudits, d’un haut niveau de maîtrise de la magie élémentaire.
En fin de journée, Bayushi Bokkai et Iuchi Shizuka arrivaient au campement. On les avait averti de la direction à suivre pour retrouver leur groupe. A Morikage Toshi, ils avaient fait chou blanc : pas de trace d’Emmon.
C’est en début de nuit, alors que Kohei et Shigeru avaient démarré un bon feu, qu’on entendit des pas s’approcher.
Tous se levèrent. C’était bien l’homme sans nom. Il s’approcha sans peur du groupe, et ramassa son sac de parchemins.
- Nous cherchons Isawa Ujina, le Maître du Vide, dit Ayame. Pouvez-vous nous mener à lui ?
- C’est fait.
L’homme les fixa un par un, de derrière les bandages qui recouvraient son visage. On remarqua qu’il était manchot.
- Le sensei Isawa Kanera nous a raconté votre histoire, fit Kakita Hiruya, respectueux. Nous sommes venus vous trouver dans l’espoir d’entendre la suite.
- Il y a peu de nouveau, Magistrat.
- Comment se porte votre fille ?
C’était Ryu qui demandait ! Non, elle n’avait pas trop gaffé.
- Elle se porte à merveille, fit Ujina-sama.
- Et Ninube, demanda Hiruya.
- Il faut détruire ce qui reste d’elle.
- Vous n’avez pas lu le journal de Kaagi, sensei ?
- Non, sans quoi je ne serais plus là.
- Savez-vous comment se nommait son assistante ?
- Je ne sais plus, Magistrat.
Hiruya n’avait guère le temps de savoir s’il pouvait interroger ainsi le maître du Vide, en pleine forêt !
- Et ce Ninja, qui était-il ?
- Je l’ignore, mais il savait bien des choses sur cette Chose qui a enlevé Doji Ninube.
- Et Shosuro Emmon, connaissez-vous ce nom ?
- Oui. Lui aussi en sait beaucoup. Il est très dangereux.
- Le temps est venu, dit le Moine Tadakune, d’unir nos forces contre Ninube et ceux qu’elle sert. Ces samuraï sont ici pour cela, ainsi qu’il est écrit dans le jeu des Fortunes. Ces samuraï sont la réincarnation d’autres samuraï qui combattirent aussi, en leur temps.
- Le jeu du Vide est fait de répétitions, murmura Ujina.
- Et une infime différence, dit Rukya, peut provoquer d’immenses bouleversements.
- En route, dit Hiruya, nous ne devons plus différer ce que notre karma exige !
C’est ainsi qu’ils s’approchèrent pour la dernière fois du sombre dojo qui se trouvait au milieu de la forêt et que nulle main, humaine ou divine, n’avait bâti. Ce qui suivit ressembla à un bref mais violent cauchemar.

- L’entrée n’était pas là, il y a dix ans. Mais les choses changent.
Ujina désignait un trou dans le plancher du dojo, qui se trouvait à la place du coffre où, la fois d’avant, nos héros avaient vu la collection de mains coupées. Ikky parvenait à cacher son appréhension. Du coin de l’œil, Hiruya scrutait Ayame : il était sûr de l’avoir vu disparaître brièvement ! Et maintenant, cette Ayame qui réapparaissait à des centaines de lis de la Cité, après avoir disparu dans la bibliothèque des Scorpions ! Cela n’augurait rien de bon…
Le bois du bâtiment était parfaitement lisse et propre, comme si on avait fait le ménage ici récemment, à l’exception de ce trou profond, large comme deux hommes. Le jour était sur le point de se lever, mais il semblait qu’il mettrait longtemps avant de pénétrer jusqu’à ce dojo.
Hiruya désigna Iuchi Shizuka et Kakita Kagetoki pour rester à l‘entrée du souterrain et prévenir une attaque à revers. Kagetoki confia son Epée de Cristal à Rukya, puisque c’était grâce à elle que le repaire de la forge de cette épée avait été trouvée.
Bravement, Kohei salua sa femme en disant qu’ils reviendraient vainqueurs, avant peu. Emue, Shizuka s’inclina devant son mari et devant les autres.
- Je veillerai sur Kohei-san, fit Shigeru, fier à bras.
- Et moi sur toi, Shigeru-san, Kohei.
- Le gros des troupes est prêt, murmura Bokkai à l’oreille d’Ikky.
- Qui est gros !
- Ne perdons plus de temps, dit Hiruya, en s’engageant dans le trou.
Il fallait descendre à la force des bras. Le Magistrat d’Emeraude passa le premier, puis Ikky et tous deux aidèrent Ujina et Ayame à descendre. Les autres suivirent.
Le Maître du Vide passa devant. Au bout de quelques pas, à la lumière des torches, on vit arriver un gros nuage noir de mouches vrombissantes !
Ujina, sans trembler, fixa ces adversaires innombrables et tendit la main devant lui. Les autres le regardèrent, car il n’y avait à faire, armé d’un sabre, contre ces mouches ! Ujina se concentra profondément, au point que sa main en trembla. Les mouches allaient toucher le Maître, quand il resserra le poing. Toute le souterrain fut secoué, comme si une grosse vague invisible venait de le parcourir et les mouches s’écrasèrent à terre, en un gros tas gluant, un jus infect.
Ujina dut s’appuyer contre la paroi, et respirer profondément. Ayame s’approcha de lui mais le Maître fit signe qu’il allait bien.
Le souterrain était étroit, tortueux, et baignait dans une boue humide. Les flammes de la dizaine de torches procurait un éclairage satisfaisant. Il fallait passer par des boyaux étroits, un par un et se passait les flambeaux. Puis franchir des failles larges de quelques pas, des crevasses plus grandes, se courber pour franchir des salles minuscules.
Ujina reconnaissait les lieux. Par une autre entrée, on avait rejoint les chemins par lesquels dame Ninube était passée avec ses ravisseurs. De plus en plus, nos héros progressaient dans une noirceur tacheté de lumières. La flamme de Bokkai était déjà épuisée, ainsi que celle de Shigeru. Bientôt, ce fut celle de Kohei. Il fallut mieux se répartir les torches pour continuer à y voir clair. Personne ne le disait mais tous le savaient : avant peu, ils seraient plongés dans le noir complet.
Rukya se retourna soudain : elle avait frissonné des pieds à la tête, en entendant comme un rire de petite fille, quelque part dans un recoin. Un rire cristallin mais qui avait quelque chose d’inhumain. Rukya observa ses compagnons : apparemment, elle seule avait entendu. Elle essaya de se dire que ce n’était qu’une hallucination.
Mal à l’aise dans ces endroits serrés, chauds, Shigeru suait et sentait parfois sa gorge se serrer. Se sentir si loin sous terre ne lui plaisait pas du tout et y imaginait les murs avancer sur lui, l’espace se rétrécir, comme si une gueule de démon de pierre se refermait sur lui. A ses côtés, Riobe sentait sa nervosité et lui adressa un sourire amical. Tout allait bien, non ?
Bokkai s’en voulait d’avoir vu sa torche s’éteindre le premier. Il y voyait un signe de malchance. Depuis tout petit, on lui avait répété qu’une certaine poisse ancestrale était sur lui. On ne l’expliquait pas, mais cette malchance s’était manifestée plusieurs dans sa vie. On sentait en lui une dysharmonie, que personne n’avait su qualifier précisément et il s’en agaçait. Pourtant, il n’avait pas provoqué, de sa vie, de catastrophe ou fait échouer lamentablement un projet ! Mais il mettait certaines personnes mal à l’aise. Tout à l’heure, Ujina avait regardé Bokkai et le Scorpion avait compris : le Maître du Vide savait !
Il savait pour e Scorpion. Mais quoi exactement ? Bokkai n’aurait su le dire !
Hiruya marchait à côté du Moine. Ryu, silencieuse, avançait sans se plaindre. Elle aida machinalement le moine à sauter par-dessus une faille et grogna quelques mots quand il fallut ramper à travers un boyau, mais elle ne manifestait pas d’angoisse à se retrouver dans une gorge si étroite. Devant elle, Shigeru suait et priait ses Ancêtres de voir bientôt la fin ! Il avait la tête qui tournait, ces couloirs tournaient dans un sens, puis l’autre. Petit, il avait assisté au départ d’un de ses aînés pour l’Outremonde. Quand celui-ci était revenu, cinq jours plus tard, il était le seul survivant de son expédition. Il avait une fièvre irrépressible, qui ne le quitta plus vraiment, jusqu’à sa mort trois ans après. Il était presque aveugle, pratiquement sourd. Il balbutiait qu’il tournait en rond dans un labyrinthe, à gauche, à droite, interminablement. Et pourtant, dans ces moments, il allait tout droit ! Il marchait sans hésitation et il disait qu’il était perdu entre des chemins multiples menant nulle part.
Shigeru se sentait maintenant dans la situation de son frère, à ne plus savoir si on avance ou si on se perd, détours après détours.
Plus loin, on émergea enfin dans une caverne de taille consistante. Shigeru sentit l’oppression pesant sur sa poitrine se relâcher. Il s’épongea, comme la plupart des autres samuraï.
Il y avait deux chemins pour ressortir, en plus du couloir par lequel ils étaient arrivés. La torche de Riobe était morte, celle de Ryu le serait bientôt.
Rukya sursauta et retint un cri : elle avait encore entendu le rire de petite fille. Le moine alla vers elle : elle le regarda effrayée, et dit ce qu’elle avait entendu. Les autres hochèrent la tête : personne n’avait entendu.
- Peut-être est-elle un peu fatiguée, suggéra Riobe.
- Je m’excuse, dit Ujina à Hiruya, mais mieux vaut nous hâter.
- Quel chemin suivre ?
- Les deux mènent au cœur des souterrains.
- Bon, dit Hiruya, certains resteront avec Rukya, le temps qu’elle se repose : Shigeru, Tadakune, Riobe et Bokkai. Pendant ce temps, nous continuons avec les autres.
Chacun s’inclina.
- Prenons le couloir de droite, dit Ujina, le chemin est un peu plus long.
- Je ne veux pas être une gêne pour vous, dit Rukya. Repartons maintenant ! Je refuse de ralentir la moitié d’entre nous.
- Il n’est pas mauvais que vous couvriez nos arrières, dit Ujina, en explorant l’autre passage.
- Qu’attendons-nous comme ennemis ? s’enquit Bokkai.
- La Chose qui a bâti cet endroit, fit Ujina, n'a pas pris soin de nous en avertir.
Les deux groupes se saluèrent et celui de Hiruya s’engagea dans un tunnel où il disparut bientôt.

- J'ai honte d'être un poids pour vous.
Rukya baissait la tête.
- Allons, il n'est pas temps de se lamenter, fit Shigeru. Remettons-nous en route. Ujina-sensei et Hiruya-sama comptent sur nous pour couvrir leurs arrières.
- Shigeru-san a raison, dit Tadakune. Faisons ce que le Magistrat nous a ordonné, qui n'est pas un blâme qu'il nous adresse, mais une marque de sa confiance.
- Il ne faut éprouver ni peur, ni regret, ni désir, énonça Riobe.
- Je ne suis pas une samuraï, fit Rukya.
- Si tu es avec nous, il faut te comporter comme tel. Ce n'est pas usurper ta place dans l'Ordre Céleste. Aucun homme du peuple ne pourrait venir ici. Ceux qui descendent affronter les ténèbres doivent se comporter en hommes véritables.
Rukya se relever et s'excusa d'avoir failli.
Le groupe s'engagea dans le tunnel. Il faisait de plus en plus chaud. Le Moine récitait quelques prières aux Fortunes à voix basse, en espérant qu'elles puissent l'entendre, même d'ici.
Riobe passait le premier. Il ne savait pas encore bien en quoi il pouvait servir l'honneur et l'Empire en accompagnant ce Moine étrange dans ces profondeurs où nul ennemi du trône d'Emeraude, semble t-il, ne se cachait. Il lui avait semblé entendre des pas, non loin. Mais il avait pu se tromper, ou bien c'était l'autre groupe.
Un cri, et un grand plouf. Riobe se retourna, un cri encore : Rukya !
Elle venait de tomber dans une mare d'eau visqueuse, pleine de végétation en décomposition. Elle en ressortit, sure d'avoir été punie pour ses hésitations par les esprits de la terre.
Shigeru et Riobe s'étaient précipités pour l'aider à ressortir. Ils durent la tirer mais ils eurent bien de la peine. Rukya produisait un effort immense. Est-ce qu'elle s'était pris le pied dans une racine ? ou bien des sables mouvants ?...
![[Image: rukya.jpg]](http://altabtv.free.fr/images/rukya.jpg)
Les deux samuraï tiraient autant qu'ils pouvaient. Bokkai, sûr d'avoir entendu quelqu'un approcher, s'était mis près du Moine et scrutait l'obscurité.
Enfin, Rukya fut tirée sur la rive. Epuisée, la jeune fille resta allongée. Si elle pleurait, on aurait pu le voir, car elle était recouverte d'une eau stagnante, épaisse. Elle haletait par à-coups brefs.
Bokkai fit signe à Shigeru qu'il n'était pas tranquille. Riobe s'était approché de Rukya avec le Moine pour la remonter. Si elle n'était pas tombée, ils n'auraient pas vu ce marécage et auraient continué à se croire dans un boyau étroit.
Bokkai approcha la torche du bassin, qu'il scrutait. Shigeru, à ses côtés, regardait dans la même direction. Riobe poussa un cri d'alarme : Shigeru se retourna et abattit son tetsubo sur une créature. On entendit un crâne se briser, la chose tomber à terre. Son sabre brandi à deux mains, le Crabe surveillait les alentours, pendant que Bokkai brandissait sa torche.
Rukya, qui avait encore le souffle coupé, vit une forme humanoïde sortir lentement de l'eau, émerger jusqu'à hauteur des jambes et avancer sur Bokkai. Elle s'agita, le Moine lui dit de se calmer. Elle n'arrivait pas à parler et Bokkai tournait le dos à cet adversaire sorti du bassin noir.
- Attention !
Le cri était surtout, difforme, pathétique ! Bokkai se retourna et lança un coup de torche sur la créature ; Shigeru accourut et lui transperça le ventre de son sabre, la trancha encore et lui cassa le crâne. La chose retomba dans le marécage. C'est à peine s'ils l'avaient vue !
Riobe se retourna et eut juste le temps de dégainer son sabre pour frapper. Il entendit un cri étouffé, comme celui d'un corbeau, mais plus aigu, et frappa trois fois. La chose s'écroula. Notre rônin avait laissé tomber sa torche. Le Moine put la ramasser avant qu'elle ne s'éteigne. Il était temps. Il éclaira devant Riobe : il n'y avait plus personne. Seulement quelques gouttes de sang par terre.
Mais ces choses n'étaient pas des fantômes, comme dans la Vallée des Esprits des Faucons. Ils étaient bien plus "matériels".
Rukya tremblait et pleurait, incapable de se contenir. Par politesse, les samuraï tournaient la tête, pendant que le Moine lui procurait quelques paroles rassurantes. Le groupe put continuer sa route, se sachant désormais entouré de créatures hostiles à l'aise dans cette obscurité comme poissons dans l'eau.
Riobe jeta un dernier coup d'oeil au marécage. Ils avaient réussi à en sortir Rukya. Mais il avait peur de comprendre : s'ils avaient du mal, ce n'est pas qu'elle s'était pris les pieds dans des plantes. C'est que c'est elle-même qui avait résisté ! Elle n'avait pas voulu qu'on la sorte de là !
Riobe voulait chasser cette pensée ignoble, mais plus il essayait, plus elle s'imposait à lui. Il passa le dernier et, à la lumière de la flamme, crut apercevoir une silhouette allongée, blanchâtre qui les observait...
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![[Image: rukya.gif]](http://altabtv.free.fr/images/rukya.gif)
Elle avait senti l'os de sa jambe droite craquer. Elle avait de la fièvre et elle tremblait de froid. Par le Moine Tadakune, elle avait entendu parler des vastes merveilles de l'Empire, elle en avait vu certaines et avait imaginé celle des autres mondes. Mais l'endroit où elle se trouvait ne ressemblait à rien de connu, pas même au Jigoku, le séjour des morts. Ce n'était pas l'antre des chauve-souris, ni une cave, ni le repaire d'un oni. Elle était quelque part entre les ombres, sous la matière du monde. Même les Fortunes de la Terre ne devaient pas venir ici.
Elle avait perdu le groupe. Ils n'étaient même plus à portée de voix, malgré l'écho très fort des lieux. Etait-elle dans un lieu immense ou une anfractuosité ?
Après sa chute dans le marécage, Rukya s'était relevée, grâce à Riobe, malgré cette voix qui l'avait appelée pour rester auprès d'elle. C'était la voix de la petite fille qui riait dans les coins. C'était sa propre voix de petite fille !
Elle était la proie de la peur, du désir, du regret, les trois fautes qui avaient créé le monde et nous y attachaient. Maintenant, elle sentait une créature approcher, son souffle rauque, prête à la toucher. Elle savait que c'était le châtiment pour sa mauvaise conduite.
En tombant dans une faille, elle avait poussé un cri qui, longtemps avait résonné, au point que ce cri, si vivant de par sa terreur, resterait certainement prisonnier des profondeurs, bien après sa mort.
Elle s'était blessée au front. Elle avait la lèvre gonflée. La douleur de sa jambe la relançait. C'est bien sa souffrance qui était le plus réel en ce moment.
Même la peau épaisse de cette chose à côté d'elle, qui s'approchait pour la dévorer, était moins concrète. Cette chose était comme un homme à motiié dévoré par le néant. Rukya elle-même sentait que la noirceur prenait vie à mesure que les roches, le sol, le plafond, l'humidité disparaissaient, que c'est cette noirceur qui allait la dévorer. Comme une gueule qui n'existerait que pour elle-même, sans animal "derrière".
Le plus effrayant étaient les quelques tâches de lumières très blanche, qui apparaissaient ici ou là. Une lueur propre émanait de ces créatures rampantes de l'Ombre vivante. Elles en étaient les mâchoires, elles mangeaient pour nourrir la part de néant qui s'était dissimulée derrière le seigneur Lune à la création du monde !
Rukya retint un sanglot, en sentant la créature inhumaine poser deux de ses doigts sur sa joue. Elle sentit près d'elle l'épée de cristal et la serra dans sa main.
Elle sentit les doigts durs de la chose qui s'appliquaient sur son visage, comme pour lui arracher.
D'où ils se trouvaient, Bokkai, Riobe, Tadakune et Shigeru entendirent un cri déchirant qui fit trembler les ténèbres.
![[Image: descent4.jpg]](http://www.pitofhorror.com/newdesign/promo/descent/descent4.jpg)
A suivre...
