25e Episode : Les huit samuraï

[Darth Nico]

CHRONIQUES DE L'EMPIRE D'EMERAUDE

Ikky en avait repéré trois à gauche, Ryu quatre à droite, qui observaient en silence le groupe. Ils étaient de taille humaine, peau blanchâtre et se déplaçaient à la façon d'araignées, en poussant de petits cris de rongeurs et de brefs hululements.
Le groupe continuait de marcher, sans ralentir, les mains posées sur les saya. A peine si Kohei toussota, nerveux. Au détour d'un étroit boyau, Ryu passa la première et jeta un regard en avant : personne. Les autres agresseurs potentiels s'étaient éloignés. Elle fit signe au groupe qu'ils pouvaient continuer. Elle passa la première. Un hurlement, et une créature lui sauta au visage. Ryu recula à temps et trancha le monstre. Kohei arriva pour l'achever.
C'était le signal : les autres, crissant, grognant, criant, se mirent à courir vers nos héros, qui se virent cerner par une douzaine de ces monstres ! Il en sortait de partout, des trous, des crevasses, du plafond !
On entendit dans les ombres des agonies, des os craquer, des sabres fendre l'air chaud et poisseux. Très vite, les créatures arrivaient, dévorées par une faim insatiable, pour manger cru nos héros. Les katanas frappèrent vite et bien. Ryu, ses deux armes en main, tua six de ces monstres, Hiruya en coupa quatre en deux, Kohei trois, Ikky en tua cinq qui n'avaient qu'une urgence : manger Ayame ! La palpitante chair des vivants attiraient ces créatures envoyées par l'Ombre. Leur corps se liquéfiait quand elles mourraient, se réduisant en une bouillie à peine plus épaisse que leur sang incolore. Ils avaient dû être des hommes par le passé, mais au corps rongé par l'Ombre Vivante, transformé en pantins juste bons à tuer.

Quand la dernière créature fut abattue, le silence retomba, aussi épais et inquiétant que les hurlements qui mouraient dans les échos lointains.
Ils débouchèrent alors sur une vaste caverne, qu'Isawa Ujina reconnut pour être celle où dame Ninube avait été emmenée. Ils avancèrent au milieu de ce palais de cristal noir, entre des lueurs bleutées laissant voir la forêt, loin au-dessus d'eux, et ses sous-bois domaines des petits animaux du printemps, et les ténèbres minérales qui les entouraient. Il y avait une fraîcheur qui était celle du matin, qui venait par ces interstices, et la fournaise sortant des boyaux.
- Ayame-san, je vais avoir besoin de vous.
Ujina sortit de son sac une grande craie et un parchemin.
- Nous allons tracer une glyphe géante de protection.
Ayame s'inclina et se mit à tracer au sol les motifs indiqués, pendant que les samuraï surveillaient les environs.
Ils n'avaient pas tué tous les habitants des lieux. Il y avait encore du monde dans ces souterrains. Et ils ne tarderaient pas à venir, pendant que les deux shugenja, dans cette grotte bleutée, traçaient leurs signes magiques.



Riobe descendit la pente aussi vite qu'il pouvait : très raide, elle était de plus glissante. Les cailloux dévalaient devant lui. En bas, Rukya était étendue mais Riobe la discernait mal, dans cette obscurité orangée.
Plus haut, derrière lui, les autres surveillaient le chemin.
- Rukya, Rukya, tu m'entends !
Elle ne répondait pas, ne remuait pas. En s'approchant, le rônin vit à côté d'elle, étendue, deux créatures, le ventre troué, brûlé. Et l'épée de cristal encore rougeoyante. Riobe fit boire Rukya, l'aida à s'asseoir. Elle toussa, se réveilla pour de bon, apeurée.
- C'est moi, Riobe...
Elle se sentait revivre.
- Nous n'avons pas vu cette crevasse... Nous avons mis du temps à descendre ici...
- Je me suis crue morte.
- Maintenant, nous sommes là. Tu n'as plus rien à craindre.
Elle semblait vieillie de trente ans d'un coup. Riobe cria que tout allait bien. C'était beaucoup dire, sans doute !
- Allons, un dernier effort !
La fille parvenait enfin à se lever. Que s'était-il passé ici ? Comment avait-elle réussi à tuer ces créatures ?
- J'ai saisi l'Epée, articula t-elle, encore faible...
- Et tu as agi en vraie samuraï, termina le rônin.
Il l'aida à se relever.
- Une fille issue du demi-peuple comme moi ne peut entrer dans l'Ordre Céleste.
- Il est pourtant nécessaire à l'Empire que certains, comme toi, prennent les armes.
Mais il n'était plus temps de discuter. Les créatures pouvaient revenir.

Shigeru aida Riobe à porter Rukya.
Il ne leur fallut pas beaucoup de temps, même au travers de l'obscurité, pour arriver à l'entrée d'une vaste caverne où, par certaines fissures, on apercevait le jour, très haut.
Riobe appela, au risque d'alerter les créatures.
- Riobe !
C'était la voix de Kohei.
- Dépêchons, dit Shigeru.
Rukya avait du mal à tenir debout. Sa jambe la tirait affreusement.
Tous les explorateurs des cavernes se réunirent.
Sous les ordres d'Ujina-senseï, Ayame continuait à tracer la grande glyphe et les sous-motifs entremêlés. Elle acheva en premier le cercle de Bayushi Bokkai.
- Tenez-vous dedans et n'en bougez, ordonna le maître du Vide.
Le Scorpion haussa les épaules, peut-être pour cacher une réelle inquiétude. Les Scorpions aiment les choses plus rationelles : pas grossières non, mais les plus infâmes trahisons se préparent la tête froide, pas avec de la "magie" !
Ce fut le tour de Ryu, qui se mit dans son cercle, puis de Kohei, qui triturait plusieurs amulettes porte-bonheur, les Licornes étant le clan le plus superstitieux de l'Empire. Puis Hiruya, qui estimait que son cercle était le plus beau, celui de Shigeru, le plus grand pour être sûr que le Crabe tienne dedans.
C'est Isawa Ujina qui, en plus des motifs centraux fit lui-même le cercle du Phénix. Ayame s'y mit. Ikky, avec un bel aplomb entra aussi dans le cercle et défia du regard Ujina de l'empêcher d'assumer son rôle de yojimbo !

Le Maître du Vide donna son accord, tacite en terminant les motifs mystiques.
Bokkai toussota : il ne se passait rien. Il avait déjà vu à l'oeuvre les glyphes de protection, qui brûlaient tout démon marchant dessus.
Le Moine Tadakune avait sorti les parchemins ancestraux confiés par son Maître, ceux où étaient contenues formules contre les serviteurs de la nuit. Il commença sa récitation, nerveux.
Les huit samuraï, en cercle, se regardaient.
On entendit alors un cri affreux, comme celui d'une mère qui vient de perdre son enfant et qui maudit la terre entière pour se vouer aux démons.
- Ne bougez pas ! ordonna Ujina.
Le Moine vit le premier sortir des ombres la sinistre Nahoko, le visage à moitié effacé et avancer, en poussant ses feulements sinistres. Le Moine se hâtait d'achever ses formules incantatoires.
Les cercles de craies commencèrent à briller, pareils à des lignes de poudre gaijin s'enflammant.
- Ne bougez pas ! répéta le Maître du Vide.
Les traits se mirent à briller aux couleurs des clans.
Nahoko pointa sa main sur le moine et, silencieux, un éclair noir en jaillit et frappa le vieil homme. Tadakune fut rejeté en arrière et tomba, dévoré par de monstrueux serpents noirs sans yeux.
Devant ce spectacle, même Ujina trembla, terrifié de revoir ce qui lui était arrivé, avant de voir la chose qui se faisait passer pour Ninube disparaître ! Oui, désormais, Nahoko était entièrement possédée par l'esprit de Ninube, la plus puissant incarnation de l'Ombre dans l'Empire.
Surgirent alors, autour de nos héros, des samuraï sortis des ténèbres, qui poussèrent des cris d'orfraies en se jetant sur eux. D'une main, Ikky serra le poignet d'Ayame qui était prise de tremblement. De l'autre, elle repoussa les monstres qui attaquaient, spontanément crées à partir de la noirceur environnante. Eux aussi étaient incolores et presque liquides, difformes en tous les cas, échappés provisoirement du néant d'avant le monde.
Rukya se précipita sur Tadakune : celui-ci avait été tué sur le coup par l'attaque de Nahoko. Celle-ci pointait son doigt sur la jeune assistante, qui, les larmes aux yeux, brandit l'Epée de Cristal qui se mit à luire d'une lueur magnifique. Eblouie, Nahoko recula et faillit même disparaître en goutelettes noires. Rukya courut sur elle, l'Epée à la main, et Nahoko invoqua un katana d'ombre (), parant le coup de la jeune fille.
Les cercles lumineux brillaient de plus en plus fort, repoussant les serviteurs de l'Ombre. Rukya parvint à faire entrer Nahoko au coeur des motifs. Celle-ci faiblit en marchant dessus et Rukya attaquait de plus belle, animée d'une fureur surnaturelle. Un coup de Nahoko porta et perça le ventre de la disciple du moine. Elle cracha du sang et se jeta sur la shugenja déchue.
Les samuraï d'ombre continuaient leur attaque.
Il y en avait trois sur Shigeru. L'un d'eux fut alors frappé d'une pluie de jade qui le fit hurler. C'était Iuchi Shizuka ! Aux côtés de Kakita Kagetoki, ils avaient trouvé un accès à cette caverne, dissimulé dans les bois ! Ils descendaient rapidement la pente raide. Kagetoki hurla pour attirer à lui plusieurs monstres : il les reçut avec l'aide des techniques ancestrales Kakita et avec quelques rudiments de l'art kenku dont Hiruya lui avait fait la démonstration !
Rukya maintenait Nahoko à terre. Cerné de quatre adversaires, Ujina avait usé d'une puissante magie du Vide pour les disperser : il invoquait la puissance même de l'élement primordial pour dissoudre ces choses, les renvoyer à leur royaume de noirceur.
Quand il se fut débarrassé du dernier, il regarda Rukya : celle-ci, mourante, jetait ses dernières forces pour maintenir Nahoko, animée de la puissance de Ninube, dans le cercle mystique.
Le Maître du Vide sut alors que le sacrifice de la jeune femme serait honorable.
- Attention, cria t-il !
D'autres monstres arrivaient encore, comme si des foules de rats sortaient brusquement des moindres recoins de ces souterrains tortueux.
Ryu élimina son dernier adversaire.
Alors, Ujina toucha du doigt le centre du motif, à la conjonction de toutes les lignes de force. Il invoqua des mots de pouvoir qui n'étaient transmis que de Maître du Vide à maître du Vide.
Alors, il se produisit un phénomène prodigieux, comme on en n'avait peut-être jamais vu dans les mille ans d'histoire de l'Empire : une immense pluie de cristal monta de la glyphe, dont la puissance venait des traits mystiques eux-mêmes mais plus encore du souffle vital des samuraï réunis dessus. Les créatures de l'Ombre furent détruites sur le coup et Ninube-Nahoko peu après, cristallisée complétement alors que Rukya, qui sentait ses dernières forces l'abandonner, parvenait encore à la maintenir au sol.
La pluie se répandait partout et s'agglomérait en un énorme et chaotique monument cristallin qui se mit à pousser anarchiquement.
- Sortez ! hurla Ujina qui lui-même recula devant la toute-puissant du sort qu'il venait de lancer.
Le cristal poussa par branches, certaines grosses comme des branches, et menaçait d'empaler quiconque se trouvait à proximité !

Des branches croissèrent jusqu'au plafond et le percèrent, d'autres se fichèrent dans les murs et les firent craqueler. La caverne en entier se mettait à trembler. Des branches plus petites naissaient sur les principales, et chacune d'elle donnait naissance à de nouvelles excroissances, par une formidable poussée qui se multipliait à chaque instant.



Nos samuraï avaient reculé à temps pour ne pas être emprisonnés ni tués ! Le plafond commençait à crouler, le ciel bleu et la forêt apparaissaient enfin. Le premier, Shigeru se lança à l'assaut de la pente à remonter, suivi de Kagetoki, puis les autres. Et ils s'entraidèrent pour remonter. Bientôt, davantage à la force des bras que des jambes, ils atteignirent le niveau du sol. Shigeru s'agrippa à une grosse racine d'arbre et tira ceux qui suivaient. Ujina sortit le dernier, alors que le cristal cessait enfin de croître. Le plafond s'étant écroulé, sans abîmer le moins du monde le cristal, il y avait maintenant au coeur de la Forêt des Ombres un immense trou, au fon duquel jaillissait ce monument merveilleux, dont certaines branches avaient une vingtaine de mètres de longueur !
La formidable secousse qui avait bouleversé le sous-sol se calmait. Les gens du pays devaient croire à un banal tremblement de terre, comme il y en a parfois dans la région.

Ikky aida Ayame à s'asseoir. Kohei s'assit sur une grosse branche, en serrant la main de sa femme qui se mit à côté de lui.
- Zakennayo, soupira Shigeru, qui sortit une grosse pipe et la bourra de tabac.
Ryu s'assit en tailleur, méditative. Bokkai s'essuya le front, surpris de la tournure des évènements, de même que Kagetoki. Hiruya s'assurait que tout le monde allait bien. Riobe contemplait le monument de cristal où, pour l'éternité, se trouvait emprisonné l'esprit de Rukya.
- Je sais ce que tu penses, dit Ujina. Mais l'esprit de Rukya n'est pas emprisonné. Au contraire, il anime ce cristal, purifiée de la force de l'Ombre. Maintenant, Ninube est détruite définitivement.
Cette parole redonna espoir à Riobe.
- Ecoutez-moi, fit Ujina à l'adresse de tous. Cet endroit fut maudit depuis des temps inconnus. Que désormais il soit sacré. Car ceux qui perdent espoir viendront prier en ce lieu et ils retrouveront la lumière, car le cristal n'est autre que la larme d'Amaterasu qui a pleuré devant la chute de ses enfants. Alors ceux qui verront la lumière solaire reflétée et décomposée par ce merveilleux cristal reprendront espoir en les dieux. Je décrète donc qu'à partir d'aujourd'hui, un temple devra être bâti ici, et qu'il sera entretenu par un ordre monastique, qui priera une nouvelle divinité. Elle sera la Fortune Mineure du Cristal et sera appelée Rukya.

Chacun s'inclina devant ces sages paroles.
- Dès que mon clan m'y autorisera, dit Kakita Kagetoki, je me raserai la tête et j'entrerai dans cet ordre.
- Mieux, dit Ujina, tu en prendras la tête.

Nos samuraï quittèrent les lieux peu après. Ils virent que le sinistre dojo des mains coupées avait disparu. Il faudrait encore un peu de temps à nos héros pour réaliser qu'ils venaient d'accomplir leur destin, de rejouer le grand combat voulu par l'Ordre Céleste et qu'ils l'avaient remporté !
Pour l'heure, Ayame se sentait l'esprit plus dégagé ; mais ni le Ninja ni Emmon n'étaient venus. Riobe repensait au moine et à Rukya, à ces deux personnages qu'il pensait envoyé par les Ancêtres, à moins qu'ils ne fussent eux-mêmes des divinités d'un autre monde. Hiruya repensait à la bataille de la Cité des Mensonges, à la mort de Jocho, celui qui était devenu son alter ego, presque son frère dans la bataille. Riobe revit Tsuyoshi tomber sous les flèches, Ryu le senseï Jotomon tomber face aux Gardes Noirs, les autres repensaient à la Cité s'écroulant, au vent de terre qui avait accompagné le départ de Toturi.

Quand le groupe mené par Isawa Ujina sortit de la Forêt, le soleil était haut dans le cie et le vent qui soufflait ne venait pas des côtes du grand océan, mais de la terre et des étendues lointaines de l'Ouest.

FORCE ET HONNEUR, SAMURAÏ !<!--sizec--><!--/sizec-->