03-11-2007, 08:56 PM
(This post was last modified: 24-12-2007, 09:18 PM by Darth Nico.)
La Magistrature avait retrouvé le confort tout relatif de son palais. Au milieu de ce grand désordre, Miya Katsu avait fait servir le thé dans une pièce à l'écart de la cohue des domestiques, des troupes et de la populace.
Les samuraï goûtaient mieux que jamais cet instant, si fragile, qui échappait pour peu de temps aux urgences de la guerre, et allait bientôt leur céder la place.
- Je crois que les Fortunes nous sourient, malgré tout, dit Miya Katsu. Car nous sommes encore de ce monde. Donc notre devoir ici n'est pas terminé.
- Et ils sont nombreux, dit Iuchi Shizuka, ceux qui ont rejoint leurs Ancêtres, ces derniers temps.
- J'ai noté, dit Shiba Ikky, que notre fameux caporal, Hiroru, arborait un bandeau blanc noué au bras, ces derniers jours.
- Signe de deuil, dit Hida Shigeru. Qui peut-il pleurer ainsi ? Sans doute un camarade tombé au combat.
- La seule personne tombée, le jour où il a serré ce bandeau à son bras, dit Ikky, c'est le général Matsu Tsuko.
- Je ne sais, dit Miya Katsu. Mais nous avons à parler de choses plus urgentes.
Tous écoutèrent attentivement.
- A vrai dire, il ne s'agit pas de nouvelles malheureuses, et cela est assez rare pour être noté, dit le vieux Magistrat. Je dirais même qu'il y a lieu de se réjouir.
- Tant mieux, dit Kakita Hiruya.
- Cela vous concerne, dit Katsu-sama. Nul ne méconnaît la réputation de l'école des Kenshinzen, la fine fleur des duellistes de la famille Kakita. Ceux-ci incarnent l'essence même de l'art du iaijutsu, dans sa pureté. Or, ayant entendu parler des récents exploits de Hiruya-san à la guerre -et ceux-ci s'ajoutant aux autres- je crois qu'il est bon de le proposer pour entrer dans cette école. Ce ne serait que justice.
Hiruya, émerveillé comme un enfant, dit, stupéfait :
- Senseï...
Ayame souriait poliment, mais intérieurement, elle moquait ce grand enfant qui allait apprendre à faire encore mieux joujou au sabre !
- Je crois que tous ici, s'accordent à dire que Hiruya est bien près d'incarner l'excellence au sabre.
Tous approuvèrent. Kohei était fier de son vieil ami. Shiba Ikky faillit s'étrangler de jalousie, mais l'honnêteté la poussait à admettre que c'était mérité. Ayame souriait, mielleuse. "A va avoir plus gros démons à taper, hein !... A grand Hiruya content !!!"
- Mais le rituel d'entrée est des plus élitistes, comme il se doit, reprit Katsu-sama. En effet, l'impétrant doit se mesurer à un samuraï déjà membre de l'école... et le vaincre !
L'assemblée retint un cri d'effroi. Ayame imaginait deux grands nigauds de Grue en train de se battre, au soleil couchant, sous un cerisier, dans leurs kimonos surchargés de décoration. Et le vaincu, poussant des petits cris effeminés, des larmes plein ses grands yeux : "Ouyouyouye ! Méchant Hiruya ! Tu m'as coupé un ongle !..."
- J'ai déjà écrit à l'école Kenshinzen, poursuivait sentencieusement Katsu, inconscient du fiel qui coulait dans les veines d'Ayame, et j'ai obtenu leur réponse, avant de quitter la Cité du Chêne Pâle. Ils ont désigné un adversaire. Il s'agirait de Daidoji Yajinden, contrôleur général du commerce côtier du clan de la Grue.
Nos héros l'avaient croisé à diverses occasions. Avant la cour d'hiver. Puis lors de l'affaire du convoi à acheminer à la Cité des Apparences : c'est lui qui organisait cette opération. On se souvenait de son oeil décoloré, symbole de mauvaise fortune.
- Il faudra le rencontrer, Hiruya-san, et lui faire officiellement votre demande.
- Bien sûr, dit Hiruya. Je suis honoré de cette proposition. J'irai dès que je pourrai. Je ne sais comment remercier Katsu-sama de l'honneur qu'il me fait.
- Je suis sûr que ce serait deshonorable de ne pas vous le proposer, Hiruya-san. Car il reste de nos jours si peu de vaillants guerriers comme vous, à la fois courageux et droits !
On finit de prendre le thé en silence. Hiruya avait du sourire dans les yeux.
- Toi, mon coco, se disait Ayame, tu ne vas plus te sentir pisser !
Que c'était bon, d'être méchant !

[spoiler]C'était un temple sans âge, perdu dans les montagnes, dans une vallée frileuse, isolée du reste du monde. Un temple robuste comme les montagnes, noyé dans le crépuscule. A son sommet, une pièce aux murs nus, ouverte seulement par des meurtrières. Une pièce plongée dans la pénombre, mais sans aucune poussière. Au centre, une des merveilles les plus étranges qui soient. Une roche grosse comme un buffle, semblable au diamant, luisant de teintes multicolores sur ses milliers de petites facettes.
Devant cette pierre fascinante, se tenaient deux hommes. L'un, grand, robuste, mais fort âgé, avait perdu un oeil. Il s'appuyait sur une canne noueuse. Il portait un kimono usé. Ses cheveux, sa barbe étaient négligés.
A ses côtés, un vieillard courbé, presque bossu, sans un poil sur la tête, aux petits yeux malicieux, vêtu comme un eta.
Au-dessus de la pierre apparut une silhouette humaine, bleutée, fantômatique : un homme au long manteau noir, avec une capuche sur la tête.
- Maître... dit le grand personnage borgne.
- Je serai bientôt de retour parmi vous, Nuage... Mais je dois dors et déjà vous avertir qu'il y a du changement... Cristal est mort.
- Quoi ? dit le petit vieillard.
- C'est ainsi. Mais je connais le responsable. Pour l'heure, la maison du Cristal passe sous mon commandement direct.
- Bien, dit "Nuage", quelque peu interloqué.
- J'ai trouvé un nouveau "disciple", qui est en route pour la capitale. Vous contacterez Chrysanthème et lui direz de faire le nécessaire à ce sujet. Rêve, avez-vous terminé votre travail ?
- Oui, maître, dit le petit vieillard, d'une voix chuintante.
- Maître Tonnerre nous a averti que le Lion Noir serait bientôt prêt à donner l'assaut.
- Bien, dit l'homme encapuchonné, alors, sachez que tout se déroule comme je l'avais prévu...
La silhouette fantômatique disparut, replongeant la pièce dans la pénombre. [/spoiler]

Heibetsu prenait doucement vie dans le petit matin, à l'heure où Mirumoto Ryu franchissait la porte principale de la ville.
Elle se rendait au palais du seigneur Akuma. Elle lui expliqua qu'elle avait parlé à la famille de son mari ; ceux-ci n'avaient pu donner de détails concernant Kishidayu. Donc rien ne prouvait qu'il fût innocent, ni coupable.
- Il faut reprendre les recherches là où votre oncle a disparu, Magistrate, dit Mirumoto Akuma.
- C'est ce que je vais faire, dit Ryu, stoïque.
Elle n'avait guère changé, depuis toutes ces années, mais maintenant, elle n'était plus la petite enfant du pays ; c'était une samuraï d'Emeraude, et on lui devait le plus grand respect. Le capitaine Taro, assis comme d'habitude aux côtés de son maître, proposa son aide.
- Non, merci, dit Ryu aussitôt. Je préfère mener cette enquête seule.
- Je comprends, Magistrate, dit l'officier.
Elle fit une visite à Kishidayu, gardé aux temples où elle l'avait retrouvé. Il était calme et passait ses journées, méditatifs.
- Alors, Ryu-san, dit-il, poliment, sans flagornerie ni méchanceté, du nouveau ?
- Pas vraiment, fit la Magistrate, contrariée. Mais bientôt j'en aurai...
Le Scorpion ne dit rien.
Ryu partit sur les chemins de montagne, suivant sa seule idée en tête, comme toujours : venger son mari. Donc retrouver son oncle, et obtenir des explications. A peine si elle pensait à la Magistrature, à la guerre... Le monde pouvait s'écrouler, et de fait il s'écroulait !, elle n'en continuait pas moins sa quête acharnée.
Elle retrouva une grange, sur le chemin où elle et Iuchi Shizuka avaient abandonné les recherches, la dernière fois.
Elle se jeta de côté, juste avant qu'une flèche ne lui perce la jambe. Elle dut encore s'écarter vivement, pour éviter une seconde attaque. Deux flèches étaient plantées à terre.
Ryu courut vers la grange où elle vit nettement un des archers tenter de rencocher. Elle fracassa la porte d'un coup de ses deux sabres et se rua à l'intérieur. Ils étaient quatre. Quatre mercenaires, bien armés. Elle les abattit comme du blé mûr. Leur sang alla se répandre sur les murs et leurs corps tombèrent sur le sol crotté.
Ryu repassa la porte. ll y avait, à côté, une petite ferme, avec des paysans morts de peur, qui avaient dû se cacher chez eux en voyant arriver les bandits. Ils ressortaient timidement, impressionnés par cette arrivée foudroyante de la bushi.
Celle-ci rengainait posément. Et tira la conclusion qui s'imposait :
- On m'attendait...
Puis elle interrogea les fermiers : il en ressortit qu'ils n'avaient pas vu son oncle. Et des gredins comme ceux-ci, il en restait dans la région !
Ryu demanda alors du papier et on courut lui en chercher au village. Elle écrivit au seigneur Akuma qu'elle avait besoin de renforts pour organiser une battue. Elle demandait qu'on fasse venir Kishidayu.
Elle fit envoyer la lettre. Ensuite, elle s'assit à l'entrée de la ferme, sur un carré d'herbe, et attendit. Et elle attendrait le temps qu'il faudrait !

La Magistrature d'Emeraude passa une nuit paisible au Village Stratégique du Nord. Paisible était peut-être un grand mot. Toute la nuit, il y eut des manoeuvres, de l'agitation, des cris. On se bousculait, on montait des murs, on rebâtissait des tours, on acheminait des munitions, sans arrêt. On se serait cru au coeur d'une ruche ! Il y avait maintenant plus de soldats que d'habitants. On se trouvait dans la plus grande caserne de l'Empire. Sans relâche, des milliers d'hommes, du plus humble soldat aux plus grands capitaines, préparaient l'attaque de la capitale.
L'endroit devait être mieux gardé que la Cité Interdite !
Le lendemain matin, alors que ceux qui avaient passé la nuit éveillés allaient enfin dormir, les équipes de jour prenaient le relais, si bien que le tumulte ne cessa pas une heure. Les manoeuvres se poursuivaient, les ordres et contre-ordres, les cris d'une tour à l'autre... En regardant par la fenêtre, les samuraï observaient un spectacle à peine croyable : une cohue de monde, de couleurs, d'étendards et de mouvements, dans un sens et puis l'autre. L'effervescence de la place du marché, et le passage des patrouilles ; puis des chariots de bois, et des tailleurs de pierre. Nouvelles patrouilles, et passage de cavaliers. Cris, heurts, d'autres cris, plus repercutés sur plusieurs rues, des explosions de colère, avant l'arrivée d'un officier qui calmait tout ce petit monde...
Kakita Hiruya était sur le départ. Nerveux, affairé, il surveillait la préparation de ses bagages. Il bombait le torse et veillait à ce que chacun le salue comme il faut, le petit doigt sur la couture du kimono ! On sentait à quel point c'était un homme important ! Hida Shigeru était auprès de lui, nerveux également.
- Le ciel est dégagé, la route va être bonne, prédisait-il.
- J'en suis sûr, répondait Hiruya.
Kohei et Shizuka étaient venus aussi :
- Nous prierons les Fortunes pour qu'elles t'ouvrent la route.
- L'esprit de nos Ancêtres vous accompagnera, j'en suis sure, lorsque vous ménerez votre duel.
- Merci mes amis, disait Hiruya, en regardant au loin. Aujourd'hui est un grand jour.
D'un commun et tacite accord, Shiba Ikky et Isawa Ayame étaient venues dire bonjour rapidement, puis étaient parties en ville.
- Veillez bien sur elles, dit le Magistrat à ces assistants. Je crains que ces deux Phénix ne me filent un mauvais coton !
- Allons, pas d'inquiétude, répondit Shigeru, nous les aurons à l'oeil ! Mais c'est la guerre maintenant ! Et ma foi, les règles de ce jeu sont simples ! Plus simples que celles du go !
- Nous veillerons sur elle, dit Kohei, rassurant.
- A cette heure-ci, dit Hiruya, Bokkaï doit être presque arrivé à la Cité Interdite.
Miya Katsu approcha à son tour et souhaita bonne route à son premier assistant.
- Que les Fortunes vous guident.
- Je ne sais comment vous remercier, dit Hiruya.
- Alors ne me remerciez pas, et soyez dignes de cet espoir que j'ai placé en vous.
- Je le serai, dit Hiruya, sur son poney.
Ses bagages étaient prêts. Il donna un coup de talon et partit au trot, suivi de deux serviteurs. La Magistrature agitait son mouchoir pour le grand départ !
- Ah partir, dit Kohei...
- Les Fortunes sont avec lui, dit Katsu. J'ai consulté les oracles, et son avenir est clair comme de l'eau de roche.
- Ce qui signifie qu'il est tracé d'avance ? demanda Shigeru.
- Sans doute, dit Katsu, et qu'il est des plus glorieux !
Les Magistrats rentrèrent pour la collation du matin, alors que dans la rue, deux chariots chargés de tonneaux venaient de se percuter.

Les deux Phénix avaient donc évité ces adieux bien émouvants. Ikky par pure jalousie. Depuis le début, elle enviait le style imbattable de Hiruya au sabre. Elle savait qu'en une vie elle ne l'égalerait jamais. Et qu'en tant que yojimbo, elle était surtout censée recevoir les coups, pas les donner ! Quant à Ayame, on n'en parlait plus... Pourquoi le détestait-elle, au fait ? Elle le trouvait imbuvable, brillant, insupportablement trop tout !... C'était indécent d'être ainsi l'image du parfait samuraï. Pour elle qui était à l'opposé, c'était trop dur ; Hiruya était une injure vivante...
Elle se sentait mieux, déjà, de le savoir parti.
L'armée du Scorpion avait établi ses quartiers dans la partie sud-est de la ville. Ils s'étaient arrangés pour laisser le nord-est à d'autres clans, cette direction portant, comme chacun sait, malheur...
C'est vers les bâtiments occupés par l'armée aux couleurs bleu nuit des Scorpions qu'Ayame et Ikky se rendirent dès qu'elles eurent quitté le palais de la Magistrature. Elles se firent annoncer au palais, à l'improviste, et entrèrent dans la grande salle pleine de samurai masqués. On s'étonnait de voir entrer deux samuraï d'Emeraude. Mais Ayame était prêt à défier n'importe qui du regard ! Peut-être l'Impératrice lui aurait-elle fait baisser les yeux, et encore... C'était une cour de samuraï jouant à être les plus traîtres, les plus ignobles possibles. Mais Ayame, de son regard noir et dur, aurait fracassé ces apparences trop hypocrites. Tous autant qu'ils étaent, elle les aurait fait passer pour des petits joueurs... des traîtres de farce villageoise ! C'était comme si, se jetant dans un nid de serpents, c'est elle qui menaçait d'empoisonner tout le vivarium !
- Magistrate, lui disait un courtisan, nous sommes honorés de vous accueillir...
Elle répondit rapidement, et se mêla à la foule en violet et noir. Il se créait un vide autour d'elle. Elle scrutait la foule, cherchant quelqu'un qu'elle connaîtrait. Elle en distingua un, croisé à la Cité des Mensonges, un quelconque petit bushi qui voulait jouer les grands conspirateurs. Elle alla directement à lui.
Le malheureux ! Le manège n'avait échappé à personne.
- Tiens, Bayushi Koji, comment vous portez-vous ?
Elle rentrait dans les conversations. Elle n'était plus inoccupée. Il fallait que les groupes reprennent leurs bavardages. Le pauvre Koji eut l'impression qu'une gueule de fauve s'était refermé sur lui. Ce n'était pas inexact.
Ayame et Ikky passèrent une petite heure dans le palais provisoire des Scorpions. Elle ne parla pas qu'à Bayushi Koji ! Elle avait commencé avec lui, par quelques phrases convenues, tout en pensant visiblement à autre chose, puis elle avait continué avec d'autres personnages de plus haut rang.
Et vers la fin de la mâtinée, elle ressortait, contente de ce qu'elle avait apprise.
Ce n'était pas rien : Shosuro Kitabakate était en ville !
Quoi d'étonnant, au fond ?
- Nous irons la voir cette après-midi.
- Evidemment, remarqua Ikky, narquoise.
Ayame ne releva même pas. Elle n'en était plus là !

A peine rentrée au palais, Ayame fit envoyer une missive à la dignitaire Scorpionne. Elles avaient tant de choses à se dire. Etaient-elles encore fâchées, à propos ? La shugenja ne savait pas bien. Mais ce n'était pas si important. Il y avait qu'elles devaient se parler, donc les questions de sentiments, d'honneur, d'amour-propre -passeraient après !
Un coursier revint après le repas, pour présenter une invitation à dîner.
- C'est parfait, dit Ayame.
Elle passa la fin de journée, fébrile, à tourner en rond, incapable de se concentrer sur les manuscrits qu'elle devait reconstituer, puis à se préparer longuement. Pendant ce temps, la Magistrature marquait une pause. Ils étaient dépourvus de responsabilité pour plusieurs jours ; pas de tâche à accomplir, rien qu'à se tourner les pouces, alors qu'autour d'eux, la ville bouillonnait d'activité. Mais ils n'avaient pas à aider ces préparatifs. Miya Katsu rédigeait des courriers, assisté de Shizuka. Shigeru et Kohei étaient à la salle d'entraînement. Bokkai, Ryu, Riobe et Hiruya étaient partis chacun de leur côté. Que devenaient-ils, alors que le Village Stratégique Nord avait les entrailles qui grondait à l'approche des prochaines batailles, comme gargouille un estomac d'ogre avant le repas ?
Le soleil tombait, et les équipes de nuit prenaient leur tour, quand Ayame et Ikky sortirent du palais.
- Vous autres, pressez, criait un gunso, nous avons deux heures pour finir !
Une équipe d'ingénieurs Crabes couraient vers le nord ; des éclaireurs Scorpions partaient par la porte sud. Des cavaliers Shinjo manoeuvraient comme ils pouvaient au milieu des rues étroites, entre les hautes murailles intérieures, qui faisaient du Village un véritable dédale fortifié.
- Malédiction, grognait un taisa Licorne, nous allons être en retard pour les manoeuvres de nuit !
- Mille flèches de plus à la poterne, lançait un gunso Shiba.
- Attendez, nous envoyons les archers d'abord !
- Les réserves d'eaux sont-elles prêtes ?
- Voyez avec le commandant Takasa !
Et c'était ainsi le long du chemin, du palais de la Magistrature, par les quartiers bas, les faubourgs puis jusqu'aux quartiers Scorpions.
Shosuro Kitabakate n'avait pas oublié comment recevoir. Elle était seule, en compagnie d'une très jeune servante, dans une pièce au plancher couleur suie, avec quelques tentures représentant le ciel de nuit. Ayame éprouvait un frisson de plaisir inexplicable en rentrant dans cette atmopshère, tellement attrayante, tellement jouissive... Etre à nouveau au coeur du mystère. Son hôte le savait et ne s'en cachait pas.
- Konnichi-wa, Kitabakate-senseï.
- Konnichi-wa, Ayame-san.
On était pas venu pour dire un mot en trop. Comme deux sabres plus affûtés que jamais, les deux femmes étaient aguerries à l'art de la conversation et de l'intrigue. Que personne ne vienne se mettre entre elles !
- J'ai appris la mort de Kitsuki Hanbeï, dit la shugenja.
Elle commençait en terrain connu. Kitabakate fit semblant de le déplorer, le temps d'un soupir.
- Mes regrets éternels l'accompagnent.
En retrait, Ikky observait ce duel. Mais en était-ce bien un ? Ou une sourde conspiration, à deux ? Les deux femmes croquaient des sashimis. On aurait pu parier que chacun des petits rouleaux représentait un adversaire à abattre. Sashimi Hiruya, sashimi Akitoki...
- J'ai poursuivi mes recherches sur Kitsuki Kaagi.
Ayame avait passé le stade où l'on se cache de ces choses. Elle était au-delà des ténèbres du secret. Maintenant, elle vivait dans une pleine et inquiétante lumière.
- Vous connaissez un peu les liens entre Hanbeï et Kaagi, dit Kitabakate.
- Hanbeï s'intéressait au journal de Kaagi. Il l'a eu entre les mains.
- Il a eu la sagesse de ne pas le lire, dit la vieille femme.
- Comment le savez-vous ?
- Sinon vous ne l'auriez pas connu.
- Pourquoi ?
- Quiconque ouvre le journal de Kaagi est dévoré par la malédiction qui s'y trouve.
- Cette malédiction, dit Ayame posément, nous l'avons détruite.
Elle appuyait sur les mots.
- Voire, fit Kitabakate, désinvolte.
- Voire ? enragea la shugenja. Vous semblez bien au courant.
- Vous avez détruit Nahoko.
- Nous avons détruit Ninube. Et je sais qu'elle a pénétré dans la chambre de cristal, où se trouve le journal de Kaagi. Vous voyez que je ne suis pas si ignorante.
- Bien, et ensuite ?
La vieille femme la défiait ouvertement.
- Ensuite ? Je suis presque certaine que Nahoko n'était autre que l'assistante de Kaagi !... Oui, ce n'est que comme ça qu'elle a pu connaître la localisation du journal, parvenir à le lire...
- Intéressant.
- Le senseï du Vide, Isawa Ujina était l'ennemi juré de Ninube. Il y a dix ans, il l'a combattue déjà, en compagnie de Kitsuki Kaagi. Et de ce Ninja Blanc, aussi, qui se trouvait à la Cité des Mensonges. Ninja qui est encore en vie, et pas loin de nous. Puisqu'il est caporal dans l'armée du Lion Noir !
- Bien.
Kitabakate souriait, face à une Ayame en colère, surtout contre elle-même, qui n'allait pas se laisser faire.
- Ujina-senseï et les autres n'ont pu, il y a dix ans, détruire Ninube. C'est nous qui y avons réussi.
- Alors quoi ?... Tout va bien, si je vous suis... C'en est fini, de ces vilains secrets...
Au fond, Ayame avait du respect pour Kitabakate. Sa colère retomba. Sa voix se fit plus douce. Elle aimait discuter avec elle, comme avec une grand-mère à qui on confie des secrets qu'on ne confierait pas à ses parents.
- Kampaï ! dit Kitabakate.
Et c'était vrai, au fond : que leur restait-il, maintenant, sinon à trinquer comme de vieilles amies ? C'en était même drôle, de ne plus pouvoir se monter la tête, et d'avoir juste à profiter d'un bon saké. C'est bien la chose qui étonnait le plus Ayame. Elle était en vie, elle pouvait respirer, manger un bon repas... Avoir un tête-à-tête chaleureux avec sa seule confidente...
Ikky se joignit à elle, sur invitation de la maîtresse de maison, et les femmes dégustèrent les sashimis. C'était bon, de profiter du calme de ce palais.
- Tiens, et où en est cette chère Mirumoto Ryu ?
La vieille le demandait sans vraiment de malice. Plutôt avec curiosité.
- Elle est toujours aussi particulière, même au sein de son clan. Elle recherche l'assassin de son mari... Nous l'avons croisée avant d'arriver... Elle repartait...
Ayame ne savait comment s'expliquer. Mais c'était vrai : Ryu allait et venait...
"Ce n'est pas grave", semblait lui dire Kitabakate, "nous avons tout le temps".
- Ce Kishidayu, dit Ayame, je douterais même de son existence.
- Allons donc, sourit la vieille femme, Ryu confondrait-elle ses désirs et la réalité ?
- Elle poursuit des rumeurs, des on-dit... Qui sait ?... Il paraît que Shizuka s'est renseignée sur ce Kishidayu.
- C'est exact, fit Kitabakate, amusée.
- J'oubliais, dit Ayame, qu'il a été votre élève ! ce fameux Kishidayu !
Les trois femmes trinquèrent et finirent leur repas.
- Vous nous apporterez le thé, dit la vieille femme à sa servante.
Comme l'air était paisible, ici. C'était vraiment indicible, ce charme de la nuit, ce repos et cette tranquillité...
- L'un des nôtres, Bokkai, disait Ayame, de plus en plus fatiguée, est parti à Otosan Uchi. Mission très importante... Ah oui, par Isawa, j'allais oublier : avez-vous des nouvelles d'Emmon ?
- Non, aucune. Je suis soucieuse à son sujet.
- Emmon et Kishidayu... songea Ikky à voix haute. E
lle souriait.
- Deux élèves très doués, dit Kitabakate. Mais ils se sont à peine connus en réalité. Kishidayu est entré sous mes ordres alors qu'Emmon s'en allait.
- Emmon a eu une mauvaise visite, chez lui, dit Ayame. Il a disparu depuis.
- Je crois que Riobe a une dent contre lui, dit Ikky.
L'atmosphère était quiète ici, et les trois femmes, pour une fois, ne se doutaient pas de la gravité des évènements qui s'étaient déroulés il y a peu.
- Il pourrait être bon de se renseigner, dit Ayame, sans y croire.
- Je crois, sourit Kitabakate, que nous sommes toutes trois ben fatiguées.
Ayame s'en voulait. Non, elle ne voulait pas dormir. Elle voulait continuer à parler. Mais elle savait bien que c'était du bavardage. Qu'est-ce qu'elle y pouvait, à la fin, à la vie de tous ces gens ! Elle avait rempli son devoir ! Morte Ninube, morte Nahoko, mortes ses inquiétudes ! Et si elle profitait un peu de la vie, après tout !
Le repas de Kitabakate était délicieux. Il n'y avait que des gens somme toute amicaux dans les environs !
- Oui, je crois que nous allons rentrer, dit la shugenja.
- Bonne nuit, Ayame-san. Bonne nuit, Ikky-san.
Les deux Phénix rentrèrent et se mirent sans tarder au lit. Shizuka finissait de lire dans sa chambre. Pour une fois, elles n'étaient pas les dernières au lit !
Ikky s'endormit bien vite, ronflant de tout son saoul, comme une bienheureuse.
A suivre...
Les samuraï goûtaient mieux que jamais cet instant, si fragile, qui échappait pour peu de temps aux urgences de la guerre, et allait bientôt leur céder la place.
- Je crois que les Fortunes nous sourient, malgré tout, dit Miya Katsu. Car nous sommes encore de ce monde. Donc notre devoir ici n'est pas terminé.
- Et ils sont nombreux, dit Iuchi Shizuka, ceux qui ont rejoint leurs Ancêtres, ces derniers temps.
- J'ai noté, dit Shiba Ikky, que notre fameux caporal, Hiroru, arborait un bandeau blanc noué au bras, ces derniers jours.
- Signe de deuil, dit Hida Shigeru. Qui peut-il pleurer ainsi ? Sans doute un camarade tombé au combat.
- La seule personne tombée, le jour où il a serré ce bandeau à son bras, dit Ikky, c'est le général Matsu Tsuko.
- Je ne sais, dit Miya Katsu. Mais nous avons à parler de choses plus urgentes.
Tous écoutèrent attentivement.
- A vrai dire, il ne s'agit pas de nouvelles malheureuses, et cela est assez rare pour être noté, dit le vieux Magistrat. Je dirais même qu'il y a lieu de se réjouir.
- Tant mieux, dit Kakita Hiruya.
- Cela vous concerne, dit Katsu-sama. Nul ne méconnaît la réputation de l'école des Kenshinzen, la fine fleur des duellistes de la famille Kakita. Ceux-ci incarnent l'essence même de l'art du iaijutsu, dans sa pureté. Or, ayant entendu parler des récents exploits de Hiruya-san à la guerre -et ceux-ci s'ajoutant aux autres- je crois qu'il est bon de le proposer pour entrer dans cette école. Ce ne serait que justice.
Hiruya, émerveillé comme un enfant, dit, stupéfait :
- Senseï...
Ayame souriait poliment, mais intérieurement, elle moquait ce grand enfant qui allait apprendre à faire encore mieux joujou au sabre !
- Je crois que tous ici, s'accordent à dire que Hiruya est bien près d'incarner l'excellence au sabre.
Tous approuvèrent. Kohei était fier de son vieil ami. Shiba Ikky faillit s'étrangler de jalousie, mais l'honnêteté la poussait à admettre que c'était mérité. Ayame souriait, mielleuse. "A va avoir plus gros démons à taper, hein !... A grand Hiruya content !!!"
- Mais le rituel d'entrée est des plus élitistes, comme il se doit, reprit Katsu-sama. En effet, l'impétrant doit se mesurer à un samuraï déjà membre de l'école... et le vaincre !
L'assemblée retint un cri d'effroi. Ayame imaginait deux grands nigauds de Grue en train de se battre, au soleil couchant, sous un cerisier, dans leurs kimonos surchargés de décoration. Et le vaincu, poussant des petits cris effeminés, des larmes plein ses grands yeux : "Ouyouyouye ! Méchant Hiruya ! Tu m'as coupé un ongle !..."
- J'ai déjà écrit à l'école Kenshinzen, poursuivait sentencieusement Katsu, inconscient du fiel qui coulait dans les veines d'Ayame, et j'ai obtenu leur réponse, avant de quitter la Cité du Chêne Pâle. Ils ont désigné un adversaire. Il s'agirait de Daidoji Yajinden, contrôleur général du commerce côtier du clan de la Grue.
Nos héros l'avaient croisé à diverses occasions. Avant la cour d'hiver. Puis lors de l'affaire du convoi à acheminer à la Cité des Apparences : c'est lui qui organisait cette opération. On se souvenait de son oeil décoloré, symbole de mauvaise fortune.
- Il faudra le rencontrer, Hiruya-san, et lui faire officiellement votre demande.
- Bien sûr, dit Hiruya. Je suis honoré de cette proposition. J'irai dès que je pourrai. Je ne sais comment remercier Katsu-sama de l'honneur qu'il me fait.
- Je suis sûr que ce serait deshonorable de ne pas vous le proposer, Hiruya-san. Car il reste de nos jours si peu de vaillants guerriers comme vous, à la fois courageux et droits !
On finit de prendre le thé en silence. Hiruya avait du sourire dans les yeux.
- Toi, mon coco, se disait Ayame, tu ne vas plus te sentir pisser !
Que c'était bon, d'être méchant !

[spoiler]C'était un temple sans âge, perdu dans les montagnes, dans une vallée frileuse, isolée du reste du monde. Un temple robuste comme les montagnes, noyé dans le crépuscule. A son sommet, une pièce aux murs nus, ouverte seulement par des meurtrières. Une pièce plongée dans la pénombre, mais sans aucune poussière. Au centre, une des merveilles les plus étranges qui soient. Une roche grosse comme un buffle, semblable au diamant, luisant de teintes multicolores sur ses milliers de petites facettes.
Devant cette pierre fascinante, se tenaient deux hommes. L'un, grand, robuste, mais fort âgé, avait perdu un oeil. Il s'appuyait sur une canne noueuse. Il portait un kimono usé. Ses cheveux, sa barbe étaient négligés.
A ses côtés, un vieillard courbé, presque bossu, sans un poil sur la tête, aux petits yeux malicieux, vêtu comme un eta.
Au-dessus de la pierre apparut une silhouette humaine, bleutée, fantômatique : un homme au long manteau noir, avec une capuche sur la tête.
- Maître... dit le grand personnage borgne.
- Je serai bientôt de retour parmi vous, Nuage... Mais je dois dors et déjà vous avertir qu'il y a du changement... Cristal est mort.
- Quoi ? dit le petit vieillard.
- C'est ainsi. Mais je connais le responsable. Pour l'heure, la maison du Cristal passe sous mon commandement direct.
- Bien, dit "Nuage", quelque peu interloqué.
- J'ai trouvé un nouveau "disciple", qui est en route pour la capitale. Vous contacterez Chrysanthème et lui direz de faire le nécessaire à ce sujet. Rêve, avez-vous terminé votre travail ?
- Oui, maître, dit le petit vieillard, d'une voix chuintante.
- Maître Tonnerre nous a averti que le Lion Noir serait bientôt prêt à donner l'assaut.
- Bien, dit l'homme encapuchonné, alors, sachez que tout se déroule comme je l'avais prévu...
La silhouette fantômatique disparut, replongeant la pièce dans la pénombre. [/spoiler]

Heibetsu prenait doucement vie dans le petit matin, à l'heure où Mirumoto Ryu franchissait la porte principale de la ville.
Elle se rendait au palais du seigneur Akuma. Elle lui expliqua qu'elle avait parlé à la famille de son mari ; ceux-ci n'avaient pu donner de détails concernant Kishidayu. Donc rien ne prouvait qu'il fût innocent, ni coupable.
- Il faut reprendre les recherches là où votre oncle a disparu, Magistrate, dit Mirumoto Akuma.
- C'est ce que je vais faire, dit Ryu, stoïque.
Elle n'avait guère changé, depuis toutes ces années, mais maintenant, elle n'était plus la petite enfant du pays ; c'était une samuraï d'Emeraude, et on lui devait le plus grand respect. Le capitaine Taro, assis comme d'habitude aux côtés de son maître, proposa son aide.
- Non, merci, dit Ryu aussitôt. Je préfère mener cette enquête seule.
- Je comprends, Magistrate, dit l'officier.
Elle fit une visite à Kishidayu, gardé aux temples où elle l'avait retrouvé. Il était calme et passait ses journées, méditatifs.
- Alors, Ryu-san, dit-il, poliment, sans flagornerie ni méchanceté, du nouveau ?
- Pas vraiment, fit la Magistrate, contrariée. Mais bientôt j'en aurai...
Le Scorpion ne dit rien.
Ryu partit sur les chemins de montagne, suivant sa seule idée en tête, comme toujours : venger son mari. Donc retrouver son oncle, et obtenir des explications. A peine si elle pensait à la Magistrature, à la guerre... Le monde pouvait s'écrouler, et de fait il s'écroulait !, elle n'en continuait pas moins sa quête acharnée.
Elle retrouva une grange, sur le chemin où elle et Iuchi Shizuka avaient abandonné les recherches, la dernière fois.
Elle se jeta de côté, juste avant qu'une flèche ne lui perce la jambe. Elle dut encore s'écarter vivement, pour éviter une seconde attaque. Deux flèches étaient plantées à terre.
Ryu courut vers la grange où elle vit nettement un des archers tenter de rencocher. Elle fracassa la porte d'un coup de ses deux sabres et se rua à l'intérieur. Ils étaient quatre. Quatre mercenaires, bien armés. Elle les abattit comme du blé mûr. Leur sang alla se répandre sur les murs et leurs corps tombèrent sur le sol crotté.
Ryu repassa la porte. ll y avait, à côté, une petite ferme, avec des paysans morts de peur, qui avaient dû se cacher chez eux en voyant arriver les bandits. Ils ressortaient timidement, impressionnés par cette arrivée foudroyante de la bushi.
Celle-ci rengainait posément. Et tira la conclusion qui s'imposait :
- On m'attendait...
Puis elle interrogea les fermiers : il en ressortit qu'ils n'avaient pas vu son oncle. Et des gredins comme ceux-ci, il en restait dans la région !
Ryu demanda alors du papier et on courut lui en chercher au village. Elle écrivit au seigneur Akuma qu'elle avait besoin de renforts pour organiser une battue. Elle demandait qu'on fasse venir Kishidayu.
Elle fit envoyer la lettre. Ensuite, elle s'assit à l'entrée de la ferme, sur un carré d'herbe, et attendit. Et elle attendrait le temps qu'il faudrait !

La Magistrature d'Emeraude passa une nuit paisible au Village Stratégique du Nord. Paisible était peut-être un grand mot. Toute la nuit, il y eut des manoeuvres, de l'agitation, des cris. On se bousculait, on montait des murs, on rebâtissait des tours, on acheminait des munitions, sans arrêt. On se serait cru au coeur d'une ruche ! Il y avait maintenant plus de soldats que d'habitants. On se trouvait dans la plus grande caserne de l'Empire. Sans relâche, des milliers d'hommes, du plus humble soldat aux plus grands capitaines, préparaient l'attaque de la capitale.
L'endroit devait être mieux gardé que la Cité Interdite !
Le lendemain matin, alors que ceux qui avaient passé la nuit éveillés allaient enfin dormir, les équipes de jour prenaient le relais, si bien que le tumulte ne cessa pas une heure. Les manoeuvres se poursuivaient, les ordres et contre-ordres, les cris d'une tour à l'autre... En regardant par la fenêtre, les samuraï observaient un spectacle à peine croyable : une cohue de monde, de couleurs, d'étendards et de mouvements, dans un sens et puis l'autre. L'effervescence de la place du marché, et le passage des patrouilles ; puis des chariots de bois, et des tailleurs de pierre. Nouvelles patrouilles, et passage de cavaliers. Cris, heurts, d'autres cris, plus repercutés sur plusieurs rues, des explosions de colère, avant l'arrivée d'un officier qui calmait tout ce petit monde...
Kakita Hiruya était sur le départ. Nerveux, affairé, il surveillait la préparation de ses bagages. Il bombait le torse et veillait à ce que chacun le salue comme il faut, le petit doigt sur la couture du kimono ! On sentait à quel point c'était un homme important ! Hida Shigeru était auprès de lui, nerveux également.
- Le ciel est dégagé, la route va être bonne, prédisait-il.
- J'en suis sûr, répondait Hiruya.
Kohei et Shizuka étaient venus aussi :
- Nous prierons les Fortunes pour qu'elles t'ouvrent la route.
- L'esprit de nos Ancêtres vous accompagnera, j'en suis sure, lorsque vous ménerez votre duel.
- Merci mes amis, disait Hiruya, en regardant au loin. Aujourd'hui est un grand jour.
D'un commun et tacite accord, Shiba Ikky et Isawa Ayame étaient venues dire bonjour rapidement, puis étaient parties en ville.
- Veillez bien sur elles, dit le Magistrat à ces assistants. Je crains que ces deux Phénix ne me filent un mauvais coton !
- Allons, pas d'inquiétude, répondit Shigeru, nous les aurons à l'oeil ! Mais c'est la guerre maintenant ! Et ma foi, les règles de ce jeu sont simples ! Plus simples que celles du go !
- Nous veillerons sur elle, dit Kohei, rassurant.
- A cette heure-ci, dit Hiruya, Bokkaï doit être presque arrivé à la Cité Interdite.
Miya Katsu approcha à son tour et souhaita bonne route à son premier assistant.
- Que les Fortunes vous guident.
- Je ne sais comment vous remercier, dit Hiruya.
- Alors ne me remerciez pas, et soyez dignes de cet espoir que j'ai placé en vous.
- Je le serai, dit Hiruya, sur son poney.
Ses bagages étaient prêts. Il donna un coup de talon et partit au trot, suivi de deux serviteurs. La Magistrature agitait son mouchoir pour le grand départ !
- Ah partir, dit Kohei...
- Les Fortunes sont avec lui, dit Katsu. J'ai consulté les oracles, et son avenir est clair comme de l'eau de roche.
- Ce qui signifie qu'il est tracé d'avance ? demanda Shigeru.
- Sans doute, dit Katsu, et qu'il est des plus glorieux !
Les Magistrats rentrèrent pour la collation du matin, alors que dans la rue, deux chariots chargés de tonneaux venaient de se percuter.

Les deux Phénix avaient donc évité ces adieux bien émouvants. Ikky par pure jalousie. Depuis le début, elle enviait le style imbattable de Hiruya au sabre. Elle savait qu'en une vie elle ne l'égalerait jamais. Et qu'en tant que yojimbo, elle était surtout censée recevoir les coups, pas les donner ! Quant à Ayame, on n'en parlait plus... Pourquoi le détestait-elle, au fait ? Elle le trouvait imbuvable, brillant, insupportablement trop tout !... C'était indécent d'être ainsi l'image du parfait samuraï. Pour elle qui était à l'opposé, c'était trop dur ; Hiruya était une injure vivante...
Elle se sentait mieux, déjà, de le savoir parti.
L'armée du Scorpion avait établi ses quartiers dans la partie sud-est de la ville. Ils s'étaient arrangés pour laisser le nord-est à d'autres clans, cette direction portant, comme chacun sait, malheur...
C'est vers les bâtiments occupés par l'armée aux couleurs bleu nuit des Scorpions qu'Ayame et Ikky se rendirent dès qu'elles eurent quitté le palais de la Magistrature. Elles se firent annoncer au palais, à l'improviste, et entrèrent dans la grande salle pleine de samurai masqués. On s'étonnait de voir entrer deux samuraï d'Emeraude. Mais Ayame était prêt à défier n'importe qui du regard ! Peut-être l'Impératrice lui aurait-elle fait baisser les yeux, et encore... C'était une cour de samuraï jouant à être les plus traîtres, les plus ignobles possibles. Mais Ayame, de son regard noir et dur, aurait fracassé ces apparences trop hypocrites. Tous autant qu'ils étaent, elle les aurait fait passer pour des petits joueurs... des traîtres de farce villageoise ! C'était comme si, se jetant dans un nid de serpents, c'est elle qui menaçait d'empoisonner tout le vivarium !
- Magistrate, lui disait un courtisan, nous sommes honorés de vous accueillir...
Elle répondit rapidement, et se mêla à la foule en violet et noir. Il se créait un vide autour d'elle. Elle scrutait la foule, cherchant quelqu'un qu'elle connaîtrait. Elle en distingua un, croisé à la Cité des Mensonges, un quelconque petit bushi qui voulait jouer les grands conspirateurs. Elle alla directement à lui.
Le malheureux ! Le manège n'avait échappé à personne.
- Tiens, Bayushi Koji, comment vous portez-vous ?
Elle rentrait dans les conversations. Elle n'était plus inoccupée. Il fallait que les groupes reprennent leurs bavardages. Le pauvre Koji eut l'impression qu'une gueule de fauve s'était refermé sur lui. Ce n'était pas inexact.
Ayame et Ikky passèrent une petite heure dans le palais provisoire des Scorpions. Elle ne parla pas qu'à Bayushi Koji ! Elle avait commencé avec lui, par quelques phrases convenues, tout en pensant visiblement à autre chose, puis elle avait continué avec d'autres personnages de plus haut rang.
Et vers la fin de la mâtinée, elle ressortait, contente de ce qu'elle avait apprise.
Ce n'était pas rien : Shosuro Kitabakate était en ville !
Quoi d'étonnant, au fond ?
- Nous irons la voir cette après-midi.
- Evidemment, remarqua Ikky, narquoise.
Ayame ne releva même pas. Elle n'en était plus là !

A peine rentrée au palais, Ayame fit envoyer une missive à la dignitaire Scorpionne. Elles avaient tant de choses à se dire. Etaient-elles encore fâchées, à propos ? La shugenja ne savait pas bien. Mais ce n'était pas si important. Il y avait qu'elles devaient se parler, donc les questions de sentiments, d'honneur, d'amour-propre -passeraient après !
Un coursier revint après le repas, pour présenter une invitation à dîner.
- C'est parfait, dit Ayame.
Elle passa la fin de journée, fébrile, à tourner en rond, incapable de se concentrer sur les manuscrits qu'elle devait reconstituer, puis à se préparer longuement. Pendant ce temps, la Magistrature marquait une pause. Ils étaient dépourvus de responsabilité pour plusieurs jours ; pas de tâche à accomplir, rien qu'à se tourner les pouces, alors qu'autour d'eux, la ville bouillonnait d'activité. Mais ils n'avaient pas à aider ces préparatifs. Miya Katsu rédigeait des courriers, assisté de Shizuka. Shigeru et Kohei étaient à la salle d'entraînement. Bokkai, Ryu, Riobe et Hiruya étaient partis chacun de leur côté. Que devenaient-ils, alors que le Village Stratégique Nord avait les entrailles qui grondait à l'approche des prochaines batailles, comme gargouille un estomac d'ogre avant le repas ?
Le soleil tombait, et les équipes de nuit prenaient leur tour, quand Ayame et Ikky sortirent du palais.
- Vous autres, pressez, criait un gunso, nous avons deux heures pour finir !
Une équipe d'ingénieurs Crabes couraient vers le nord ; des éclaireurs Scorpions partaient par la porte sud. Des cavaliers Shinjo manoeuvraient comme ils pouvaient au milieu des rues étroites, entre les hautes murailles intérieures, qui faisaient du Village un véritable dédale fortifié.
- Malédiction, grognait un taisa Licorne, nous allons être en retard pour les manoeuvres de nuit !
- Mille flèches de plus à la poterne, lançait un gunso Shiba.
- Attendez, nous envoyons les archers d'abord !
- Les réserves d'eaux sont-elles prêtes ?
- Voyez avec le commandant Takasa !
Et c'était ainsi le long du chemin, du palais de la Magistrature, par les quartiers bas, les faubourgs puis jusqu'aux quartiers Scorpions.
Shosuro Kitabakate n'avait pas oublié comment recevoir. Elle était seule, en compagnie d'une très jeune servante, dans une pièce au plancher couleur suie, avec quelques tentures représentant le ciel de nuit. Ayame éprouvait un frisson de plaisir inexplicable en rentrant dans cette atmopshère, tellement attrayante, tellement jouissive... Etre à nouveau au coeur du mystère. Son hôte le savait et ne s'en cachait pas.
- Konnichi-wa, Kitabakate-senseï.
- Konnichi-wa, Ayame-san.
On était pas venu pour dire un mot en trop. Comme deux sabres plus affûtés que jamais, les deux femmes étaient aguerries à l'art de la conversation et de l'intrigue. Que personne ne vienne se mettre entre elles !
- J'ai appris la mort de Kitsuki Hanbeï, dit la shugenja.
Elle commençait en terrain connu. Kitabakate fit semblant de le déplorer, le temps d'un soupir.
- Mes regrets éternels l'accompagnent.
En retrait, Ikky observait ce duel. Mais en était-ce bien un ? Ou une sourde conspiration, à deux ? Les deux femmes croquaient des sashimis. On aurait pu parier que chacun des petits rouleaux représentait un adversaire à abattre. Sashimi Hiruya, sashimi Akitoki...
- J'ai poursuivi mes recherches sur Kitsuki Kaagi.
Ayame avait passé le stade où l'on se cache de ces choses. Elle était au-delà des ténèbres du secret. Maintenant, elle vivait dans une pleine et inquiétante lumière.
- Vous connaissez un peu les liens entre Hanbeï et Kaagi, dit Kitabakate.
- Hanbeï s'intéressait au journal de Kaagi. Il l'a eu entre les mains.
- Il a eu la sagesse de ne pas le lire, dit la vieille femme.
- Comment le savez-vous ?
- Sinon vous ne l'auriez pas connu.
- Pourquoi ?
- Quiconque ouvre le journal de Kaagi est dévoré par la malédiction qui s'y trouve.
- Cette malédiction, dit Ayame posément, nous l'avons détruite.
Elle appuyait sur les mots.
- Voire, fit Kitabakate, désinvolte.
- Voire ? enragea la shugenja. Vous semblez bien au courant.
- Vous avez détruit Nahoko.
- Nous avons détruit Ninube. Et je sais qu'elle a pénétré dans la chambre de cristal, où se trouve le journal de Kaagi. Vous voyez que je ne suis pas si ignorante.
- Bien, et ensuite ?
La vieille femme la défiait ouvertement.
- Ensuite ? Je suis presque certaine que Nahoko n'était autre que l'assistante de Kaagi !... Oui, ce n'est que comme ça qu'elle a pu connaître la localisation du journal, parvenir à le lire...
- Intéressant.
- Le senseï du Vide, Isawa Ujina était l'ennemi juré de Ninube. Il y a dix ans, il l'a combattue déjà, en compagnie de Kitsuki Kaagi. Et de ce Ninja Blanc, aussi, qui se trouvait à la Cité des Mensonges. Ninja qui est encore en vie, et pas loin de nous. Puisqu'il est caporal dans l'armée du Lion Noir !
- Bien.
Kitabakate souriait, face à une Ayame en colère, surtout contre elle-même, qui n'allait pas se laisser faire.
- Ujina-senseï et les autres n'ont pu, il y a dix ans, détruire Ninube. C'est nous qui y avons réussi.
- Alors quoi ?... Tout va bien, si je vous suis... C'en est fini, de ces vilains secrets...
Au fond, Ayame avait du respect pour Kitabakate. Sa colère retomba. Sa voix se fit plus douce. Elle aimait discuter avec elle, comme avec une grand-mère à qui on confie des secrets qu'on ne confierait pas à ses parents.
- Kampaï ! dit Kitabakate.
Et c'était vrai, au fond : que leur restait-il, maintenant, sinon à trinquer comme de vieilles amies ? C'en était même drôle, de ne plus pouvoir se monter la tête, et d'avoir juste à profiter d'un bon saké. C'est bien la chose qui étonnait le plus Ayame. Elle était en vie, elle pouvait respirer, manger un bon repas... Avoir un tête-à-tête chaleureux avec sa seule confidente...
Ikky se joignit à elle, sur invitation de la maîtresse de maison, et les femmes dégustèrent les sashimis. C'était bon, de profiter du calme de ce palais.
- Tiens, et où en est cette chère Mirumoto Ryu ?
La vieille le demandait sans vraiment de malice. Plutôt avec curiosité.
- Elle est toujours aussi particulière, même au sein de son clan. Elle recherche l'assassin de son mari... Nous l'avons croisée avant d'arriver... Elle repartait...
Ayame ne savait comment s'expliquer. Mais c'était vrai : Ryu allait et venait...
"Ce n'est pas grave", semblait lui dire Kitabakate, "nous avons tout le temps".
- Ce Kishidayu, dit Ayame, je douterais même de son existence.
- Allons donc, sourit la vieille femme, Ryu confondrait-elle ses désirs et la réalité ?
- Elle poursuit des rumeurs, des on-dit... Qui sait ?... Il paraît que Shizuka s'est renseignée sur ce Kishidayu.
- C'est exact, fit Kitabakate, amusée.
- J'oubliais, dit Ayame, qu'il a été votre élève ! ce fameux Kishidayu !
Les trois femmes trinquèrent et finirent leur repas.
- Vous nous apporterez le thé, dit la vieille femme à sa servante.
Comme l'air était paisible, ici. C'était vraiment indicible, ce charme de la nuit, ce repos et cette tranquillité...
- L'un des nôtres, Bokkai, disait Ayame, de plus en plus fatiguée, est parti à Otosan Uchi. Mission très importante... Ah oui, par Isawa, j'allais oublier : avez-vous des nouvelles d'Emmon ?
- Non, aucune. Je suis soucieuse à son sujet.
- Emmon et Kishidayu... songea Ikky à voix haute. E
lle souriait.
- Deux élèves très doués, dit Kitabakate. Mais ils se sont à peine connus en réalité. Kishidayu est entré sous mes ordres alors qu'Emmon s'en allait.
- Emmon a eu une mauvaise visite, chez lui, dit Ayame. Il a disparu depuis.
- Je crois que Riobe a une dent contre lui, dit Ikky.
L'atmosphère était quiète ici, et les trois femmes, pour une fois, ne se doutaient pas de la gravité des évènements qui s'étaient déroulés il y a peu.
- Il pourrait être bon de se renseigner, dit Ayame, sans y croire.
- Je crois, sourit Kitabakate, que nous sommes toutes trois ben fatiguées.
Ayame s'en voulait. Non, elle ne voulait pas dormir. Elle voulait continuer à parler. Mais elle savait bien que c'était du bavardage. Qu'est-ce qu'elle y pouvait, à la fin, à la vie de tous ces gens ! Elle avait rempli son devoir ! Morte Ninube, morte Nahoko, mortes ses inquiétudes ! Et si elle profitait un peu de la vie, après tout !
Le repas de Kitabakate était délicieux. Il n'y avait que des gens somme toute amicaux dans les environs !
- Oui, je crois que nous allons rentrer, dit la shugenja.
- Bonne nuit, Ayame-san. Bonne nuit, Ikky-san.
Les deux Phénix rentrèrent et se mirent sans tarder au lit. Shizuka finissait de lire dans sa chambre. Pour une fois, elles n'étaient pas les dernières au lit !
Ikky s'endormit bien vite, ronflant de tout son saoul, comme une bienheureuse.
A suivre...
