04-11-2007, 02:25 AM
(This post was last modified: 24-12-2007, 09:25 PM by Darth Nico.)
Kakita Hiruya avait chevauché du matin au soir, sans discontinuer. Son excitation montait à chaque étape.
Il avait changé de monture en route, en s'arrêtant à peine le midi. Il pouvait arriver avant le coucher du soleil, et il le voulait !
Le coeur battant, il aperçut le rivage. Et le grand océan, rougi, paisible en ce soir, au-dessus duquel battaient les mouettes.
Il était fatigué et heureux. ll se renseigna et fut vite dirigé vers le navire qu'il cherchait. Hiruya ne s'y connaissait pas en flotte, mais il lui sembla que c'était un magnifique navire. Il empruntait aux lignes fines et élancés de la famille Kakita, à une certaine robustesse favorisée par la famille Daidoji, et aussi à des motifs et bizarreries du clan de la Mante. Il mouillait dans le port, gardé par plusieurs soldats en armures lourdes. Et sur le port s'affairaient des marins, des hommes de main, qui tous, de près ou de loin devaient avoir rapport avec ce navire.
Hiruya savait que le samuraï qu'il allait voir occupait une position particulière. Contrôleur général du commerce de son clan. Il avait autorité sur l'ensemble des côtes, depuis le nord, à la frontière du Phénix, jusqu'au sud, où il devait croiser les navires affrétés par Yasuki Taka.
Hiruya descendit de cheval et se fit annoncer. On le salua bien bas et on le fit monter à bord du navire, nommé Le lotus noir.
Le navire grinçait doucement. Hiruya, qui n'avait pas le pied marin, monta à bord, entouré de deux gardes Daidoji. Des soldats dormaient sur le pont. D'un coup d'oeil, le Magistrat reconnut des hommes du clan de la Tortue, et des gens de la Mante. Peut-être des gaijins...
- Par ici, honorable Magistrat.
On faisait monter Hiruya vers le pont supérieur, et on le faisait entrer dans la cabine du capitaine.
Hiruya dut habituer ses yeux à la faible clarté qui régnait en ces lieux. Il descendit un petit escalier étroit. Son hôte l'attendait en bas. Hiruya avait déjà préparé une formule de sympathie. Il avait le début de son discours à ce kenshinzen.
Mais il resta coincé dans sa gorge.
Hiruya était arrivé en bas de l'escalier, face au tatami où le samuraï était assis en tailleur.
Il ne put rien dire. Aucun son ne sortit de sa bouche.
Un léger roulis agitait le navire.
Hiruya ne pouvait parler. Il faillit repartir en arrière, en courant. Ou bien dégainer son sabre... Il revit toute sa vie, d'un coup, alors que son hôte levait la tête vers lui, et le fixait de son regard d'acier. Un oeil bleu océan, un autre oeil à la pupille décolorée. De longs cheveux gris. Une tête mince, les traits tirés.
Doucement, tout doucement, Hiruya s'assit. Il frissonna des pieds à la tête.
Il ne pouvait le croire.
C'était lui.
C'était lui !
Il aurait voulu le crier à l'univers entier !
Pas de doute. Il avait ressenti ce même frisson, deux fois !
A Heibetsu ! Dans le temple des Oiseaux ! Et au village au-dessus de la Vallée des Cloches de la Mort !
L'ignoble frisson, froid, glacé, qui le laissait dans un grand bain de noirceur.
L'homme qui se tenait face à lui, ce n'était pas seulement Daidoji Yajinden. C'était la Grue Noire !
- Konnichi-wa, Magistrat. Asseyez-vous, je vous en prie...
Hiruya obéit. Il reprenait à peine ses esprits.
- C'est toi... c'est bien toi...
Yajinden battit lentement des cils. Oui, c'était lui. Il n'y avait plus besoin d'en discuter.
- J'ai déjà croisé tes assistants, Hiruya-san. Mais toi, jamais...
Et à l'époque, il savait déjà !
Face à Ayame, face à Kohei, aux autres, il savait déjà qui était Hiruya ! Bien sûr !
Le contrôleur général du commerce côtier était le criminel le plus redouté de l'Empire !
- C'est une longue histoire, dit Yajinden.
- Je m'en doute...
Yajinden avança un bol avec des fruits, et une bouteille de jus de fruits.
- Je ne me nourris presque que de cela, depuis des années. Un peu de poisson, parfois.
- Un prédateur comme toi ne se nourrirait que de légumes et de fruits ?
- D'air pur et d'eau fraîche, si je pouvais, dit Yajinden, las, en rejetant la tête en arrière.
- Je t'écoute, dit Hiruya.
Le monde lui paraissait minuscule, maintenant, réduit aux dimensions de cette cabine sombre, et de cette histoire qu'il allait écouter.

- Mon plus vieux souvenir est la nuit où j'ai appris ce qui m'était arrivé à la naissance. J'ai été abandonné par mes parents. Un homme m'a alors recueilli : Daidoji Dajan. J'avais sept ans lorsqu'il m'a appris qu'il m'avait adopté. Ce jour-là, je conçus une vive haine de mes parents. Dajan me dit qu'il valait mieux pour moi que je ne fûs pas resté avec eux. Car ils étaient deshonorables. Mais grâce à lui, je suivrais la voie de l'honneur. Dajan était un homme plus que perspicace. Il avait une intelligence aiguë, et un sens pratique à toute épreuve. Il m'apprit à voir au-delà des apparences, à me méfier des grands discours sur l'honneur. Il voulait que je sois élevé à la rude école de la famille Daidoji. Il m'envoya donc au dojo dès que j'en eus l'âge, alors que je ne connaissais encore rien de la vérité.
"Il veillait sur moi de près. Il ne se montrait pas au dojo, mais j'ai su plus tard qu'il s'entretenait souvent avec le senseï, lui disant qu'il fallait se montrer dur avec moi, ne pas hésiter à me punir, pour m'endurcir. Je compris vers douze ans combien Dajan savait être influent. Sûr que j'étais prêt à devenir un guerrier, il m'apprit qu'il avait d'autres ambitions pour moi. Il voulait que j'entre dans un groupe très fermé de notre famille, l'école navale. Je crus qu'il voulait faire de moi un officier de notre flotte, ce qui était en quelque sorte me mettre à l'écart. Car c'était me condamner à fréquenter le clan de la Mante et les milieux louches de la côte, plutôt que les champs de bataille. En réalité, vers quinze ans, j'entrai dans une école peu réputée, mais en réalité très importante pour notre clan : le conseil commerçant. Nos dirigeants ne se vantent pas de l'existence de cette école, qui passe juste pour un dojo mineur, un peu à l'écart. En fait, le conseil commerçant est à la base de la richesse de la Grue. Sans lui, nous ne pourrions pas faire le poids face au Lion. Et nous n'aurions pas autant d'influence à la cour, et face aux autres clans. Bien sûr, les samuraï n'aiment pas manipuler l'argent. Ils considèrent que c'est ignoble. Mais il faut bien que certains s'y attellent. Ce sont les Yasuki chez les Crabes. C'est le Conseil dans notre famille.
"Je rencontrai dans ce dojo nombre de futurs grands administrateurs de nos villes, de nos routes ; des diplomates, des conseillers de gouverneurs, tout un monde assez secret, qui forme une caste à part : celle des gens qui savent et qui conseillent ceux qui décident. Des bouches et des yeux qui se parlent beaucoup entre eux, et laissent filtrer au-dehors ce qu'ils jugent nécessaire. Dajan vit qu'il ne s'était pas trompé : rapidement, il s'avéra que j'étais ingénieux, vif, doué pour représenter dignement le Conseil. Cette ingéniosité, je l'appliquais aussi au dojo Daidoji, où je liais connaissance avec nombre de fins stratège qui, constatant que j'étais passionné, me confièrent nombre de secrets. Je devenais aussi doué pour les tactiques militaires que commerçantes.
"Je n'eus qu'une fois l'occasion de démontrer, presque publiquement, mon art. C'était à la bataille pour la Cité des Apparences, lorsque nous étions sur le point de reprendre cette Cité à la famille Matsu. C'est moi qui eut une idée vraiment astucieuse, qui mit en déroute ces brutes de Lions. Ceux-ci furent attirés en terrain découvert par des Daidoji qui battaient en retraite. Les pauvres Matsu se voyaient déjà écrasants nos hommes sous leur charge. Quelle ne fut pas leur surprise de voir jaillir, de sous terre, entre leurs jambes, des samuraï camouflés, qui leur cisaillèrent promptement les jarrets ! Ce fut un massacre. On trouva cette tactique indigne, même dans notre clan. Les prudes Asahina s'en émurent. Les Kakita firent la fine bouche. Les Doji réclamèrent la tête de plusieurs meneurs qui s'étaient dissimulés. Pour retrouver leur honneur, ils s'ouvrirent le ventre. On estima que c'était juste. Mais le soir-même, mon daimyo, Daidoji Uji me félicitait. Peu après, la Cité des Apparences nous revenait. Akodo Arasou s'y faisait tuer, Akodo Toturi devenait ainsi le daimyo de sa famille. Et Daidoji Morozane était nommé gouverneur de la ville. Matsu Agetoki jurait de prendre sa revanche.
"Daidoji Dajan, naturellement, me félicita aussi. Je passais deux ans à étudier les affaires commerciales, en assistant plusieurs magistrats de la famille Doji, qui ne purent que se féliciter de mon aide. Certains firent des affaires florissantes, qui assureront, par des rentes bien grasses, l'avenir de leur famille sur plusieurs générations. D'autres purent mettre fin à d'odieux chantages financiers qui leur pourrissait l'existence depuis des lustres ! Un soir, Dajan me dit en substance ceci :
- Tu as été initié à l'art de la guerre, Yajinden. Tu as été initié à l'art du commerce, également. Mais ton initiation n'est pas terminée.
- Je ne vois pas comment je pourrais apprendre plus, senseï. J'ai le mauvais oeil, comme ils disent. On me regarde de travers, ou on évite de me regarder. Je suis bon à être un commerçant.
- Pas seulement, Yajinden, pas seulement. Car en devenant conseiller des puissants de notre clan, tu as appris à te défier de l'honneur, des mensonges de la vie sociale... Tu sais aussi les injustices qui règnent en ce monde... Alors, qu'arriverait-il si, au lieu de participer à ce monde, tu pouvais oeuvrer à le transformer ?
- Moi, senseï ?...
- Pas toi seul... Nous sommes déjà quelques-uns à vouloir changer ce qui est mauvais, corrompu, dans ce monde changeant. Et c'est en agissant secrètement, discrêtement, qu'on peut arriver à de grandes choses. De moins en moins, le sort des batailles ne décidera de l'avenir. Au contraire, l'argent a un pouvoir de plus en plus puissant. Il peut plier les duellistes invincibles, les shugenja les plus puissants, les sages les plus vertueux... Quelle Fortune est plus puissante que la Fortune du Koku ?... Quel destin ne peut-elle faire et défaire ?
- C'est vrai, senseï...
- Tu as l'âge, Yajinden, où, non seulement tu peux obéir, mais aussi t'interroger. T'interroger sur ce monde si mensonger.
- S'interroger, senseï ?
- Oui. Et pour cela, il existe un mot, connu de bien peu de gens en cet Empire. Des gens très différents. Qui peuvent être n'importe qui. Mais des gens qui partagent ce mot.
- Quel mot, senseï ?
- Kolat...

"C'est ainsi que j'appris le dernier secret de Daidoji Dajan. Il était à la tête, non pas du Kolat, mais d'une de ses branches. Il dirigeait plusieurs agents, disséminés dans l'Empire. C'était ce qu'on appelle un oyabun. Le terme est utilisé fréquemment dans le milieu des yakuzas. Les oyabun sont des chefs de clans. Mais ce dont me parlait Dajan, c'était bien plus qu'une organisation de "protecteurs" de cercles de jeux. C'était une conspiration puissante, ancienne, qui avait commencé à noyauter certains postes de pouvoir. Qui étendait ses tentacules sur l'Empire... Et Dajan voulait que j'en fasse partie... De la maison du Condor.
- Vois-tu, me dit-il, le Condor a une mission bien particulière, au sein de notre organisation. Nous devons traquer nos ennemis. Eliminer ceux qui mettent en péril notre projet. Le Condor est un prédateur redoutable, qui tue même d'autres rapaces. Tous le craignent et lui n'a personne qui le chasse. Tu seras un bras armé de notre maison. Mais pas n'importe lequel... Tu auras un rôle bien particulier à jouer. Ainsi l'a voulu notre Maître.
- Maître ? rôle ?
"C'était beaucoup en une seule fois ! Dajan n'a jamais rien dit de plus sur ce grand Maître. Sinon qu'il voyait tout et savait tout, et que nul ne pouvait le trahir sans être bientôt chatié. On me le prouva une fois, en me rapportant mot pour mot ce que j'avais dit à une courtisane, un soir, alors que nous étions seuls, absoluement seuls dans ma chambre. C'était effrayant. Comme s'il y avait eu quelqu'un à côté de nous, sur l'oreiller ! De quoi penser que les histoires de ninjas égorgeurs ne sont que des farces pour enfants ! Depuis, je crus sans hésitation ce qu'on me disait.
"Mon rôle était donc simple : assassiner les ennemis de la conjuration. Je devinai que je n'étais pas seul, dans l'Empire, à occuper cette fonction. Car il apparaissait que le Kolat avait des ramifications partout dans l'Empire. Mais, à vrai dire, j'avais déjà vu des seigneurs des plus honorables mener des coups fourrés et des vengeances impitoyables, qui impliquaient du monde aux quatre coins de Rokugan ! Alors, ce n'était pas non plus exceptionnel qu'une décision de Dajan sur la côte est coûte la vie à un pauvre Licorne dans son étable ! Cependant, je compris que je n'étais pas voué à devenir un assassin ordinaire. Après avoir tué plusieurs personnes sur ordre de Dajan (mais quel samuraï n'a jamais eu à exécuter un tel ordre ?), mon senseï me raconta une vieille légende, qui remontait à une époque fort ancienne. L'époque du Gozoku...
A suivre...
Il avait changé de monture en route, en s'arrêtant à peine le midi. Il pouvait arriver avant le coucher du soleil, et il le voulait !
Le coeur battant, il aperçut le rivage. Et le grand océan, rougi, paisible en ce soir, au-dessus duquel battaient les mouettes.
Il était fatigué et heureux. ll se renseigna et fut vite dirigé vers le navire qu'il cherchait. Hiruya ne s'y connaissait pas en flotte, mais il lui sembla que c'était un magnifique navire. Il empruntait aux lignes fines et élancés de la famille Kakita, à une certaine robustesse favorisée par la famille Daidoji, et aussi à des motifs et bizarreries du clan de la Mante. Il mouillait dans le port, gardé par plusieurs soldats en armures lourdes. Et sur le port s'affairaient des marins, des hommes de main, qui tous, de près ou de loin devaient avoir rapport avec ce navire.
Hiruya savait que le samuraï qu'il allait voir occupait une position particulière. Contrôleur général du commerce de son clan. Il avait autorité sur l'ensemble des côtes, depuis le nord, à la frontière du Phénix, jusqu'au sud, où il devait croiser les navires affrétés par Yasuki Taka.
Hiruya descendit de cheval et se fit annoncer. On le salua bien bas et on le fit monter à bord du navire, nommé Le lotus noir.
![[Image: thelotus.jpg]](http://www.davingreenwell.com/archive/thelotus.jpg)
Le navire grinçait doucement. Hiruya, qui n'avait pas le pied marin, monta à bord, entouré de deux gardes Daidoji. Des soldats dormaient sur le pont. D'un coup d'oeil, le Magistrat reconnut des hommes du clan de la Tortue, et des gens de la Mante. Peut-être des gaijins...
- Par ici, honorable Magistrat.
On faisait monter Hiruya vers le pont supérieur, et on le faisait entrer dans la cabine du capitaine.
Hiruya dut habituer ses yeux à la faible clarté qui régnait en ces lieux. Il descendit un petit escalier étroit. Son hôte l'attendait en bas. Hiruya avait déjà préparé une formule de sympathie. Il avait le début de son discours à ce kenshinzen.
Mais il resta coincé dans sa gorge.
Hiruya était arrivé en bas de l'escalier, face au tatami où le samuraï était assis en tailleur.
Il ne put rien dire. Aucun son ne sortit de sa bouche.
Un léger roulis agitait le navire.
Hiruya ne pouvait parler. Il faillit repartir en arrière, en courant. Ou bien dégainer son sabre... Il revit toute sa vie, d'un coup, alors que son hôte levait la tête vers lui, et le fixait de son regard d'acier. Un oeil bleu océan, un autre oeil à la pupille décolorée. De longs cheveux gris. Une tête mince, les traits tirés.
Doucement, tout doucement, Hiruya s'assit. Il frissonna des pieds à la tête.
Il ne pouvait le croire.
C'était lui.
C'était lui !
Il aurait voulu le crier à l'univers entier !
Pas de doute. Il avait ressenti ce même frisson, deux fois !
A Heibetsu ! Dans le temple des Oiseaux ! Et au village au-dessus de la Vallée des Cloches de la Mort !
L'ignoble frisson, froid, glacé, qui le laissait dans un grand bain de noirceur.
L'homme qui se tenait face à lui, ce n'était pas seulement Daidoji Yajinden. C'était la Grue Noire !
- Konnichi-wa, Magistrat. Asseyez-vous, je vous en prie...
Hiruya obéit. Il reprenait à peine ses esprits.
- C'est toi... c'est bien toi...
Yajinden battit lentement des cils. Oui, c'était lui. Il n'y avait plus besoin d'en discuter.
- J'ai déjà croisé tes assistants, Hiruya-san. Mais toi, jamais...
Et à l'époque, il savait déjà !
Face à Ayame, face à Kohei, aux autres, il savait déjà qui était Hiruya ! Bien sûr !
Le contrôleur général du commerce côtier était le criminel le plus redouté de l'Empire !
- C'est une longue histoire, dit Yajinden.
- Je m'en doute...
Yajinden avança un bol avec des fruits, et une bouteille de jus de fruits.
- Je ne me nourris presque que de cela, depuis des années. Un peu de poisson, parfois.
- Un prédateur comme toi ne se nourrirait que de légumes et de fruits ?
- D'air pur et d'eau fraîche, si je pouvais, dit Yajinden, las, en rejetant la tête en arrière.
- Je t'écoute, dit Hiruya.
Le monde lui paraissait minuscule, maintenant, réduit aux dimensions de cette cabine sombre, et de cette histoire qu'il allait écouter.

- Mon plus vieux souvenir est la nuit où j'ai appris ce qui m'était arrivé à la naissance. J'ai été abandonné par mes parents. Un homme m'a alors recueilli : Daidoji Dajan. J'avais sept ans lorsqu'il m'a appris qu'il m'avait adopté. Ce jour-là, je conçus une vive haine de mes parents. Dajan me dit qu'il valait mieux pour moi que je ne fûs pas resté avec eux. Car ils étaient deshonorables. Mais grâce à lui, je suivrais la voie de l'honneur. Dajan était un homme plus que perspicace. Il avait une intelligence aiguë, et un sens pratique à toute épreuve. Il m'apprit à voir au-delà des apparences, à me méfier des grands discours sur l'honneur. Il voulait que je sois élevé à la rude école de la famille Daidoji. Il m'envoya donc au dojo dès que j'en eus l'âge, alors que je ne connaissais encore rien de la vérité.
"Il veillait sur moi de près. Il ne se montrait pas au dojo, mais j'ai su plus tard qu'il s'entretenait souvent avec le senseï, lui disant qu'il fallait se montrer dur avec moi, ne pas hésiter à me punir, pour m'endurcir. Je compris vers douze ans combien Dajan savait être influent. Sûr que j'étais prêt à devenir un guerrier, il m'apprit qu'il avait d'autres ambitions pour moi. Il voulait que j'entre dans un groupe très fermé de notre famille, l'école navale. Je crus qu'il voulait faire de moi un officier de notre flotte, ce qui était en quelque sorte me mettre à l'écart. Car c'était me condamner à fréquenter le clan de la Mante et les milieux louches de la côte, plutôt que les champs de bataille. En réalité, vers quinze ans, j'entrai dans une école peu réputée, mais en réalité très importante pour notre clan : le conseil commerçant. Nos dirigeants ne se vantent pas de l'existence de cette école, qui passe juste pour un dojo mineur, un peu à l'écart. En fait, le conseil commerçant est à la base de la richesse de la Grue. Sans lui, nous ne pourrions pas faire le poids face au Lion. Et nous n'aurions pas autant d'influence à la cour, et face aux autres clans. Bien sûr, les samuraï n'aiment pas manipuler l'argent. Ils considèrent que c'est ignoble. Mais il faut bien que certains s'y attellent. Ce sont les Yasuki chez les Crabes. C'est le Conseil dans notre famille.
"Je rencontrai dans ce dojo nombre de futurs grands administrateurs de nos villes, de nos routes ; des diplomates, des conseillers de gouverneurs, tout un monde assez secret, qui forme une caste à part : celle des gens qui savent et qui conseillent ceux qui décident. Des bouches et des yeux qui se parlent beaucoup entre eux, et laissent filtrer au-dehors ce qu'ils jugent nécessaire. Dajan vit qu'il ne s'était pas trompé : rapidement, il s'avéra que j'étais ingénieux, vif, doué pour représenter dignement le Conseil. Cette ingéniosité, je l'appliquais aussi au dojo Daidoji, où je liais connaissance avec nombre de fins stratège qui, constatant que j'étais passionné, me confièrent nombre de secrets. Je devenais aussi doué pour les tactiques militaires que commerçantes.
"Je n'eus qu'une fois l'occasion de démontrer, presque publiquement, mon art. C'était à la bataille pour la Cité des Apparences, lorsque nous étions sur le point de reprendre cette Cité à la famille Matsu. C'est moi qui eut une idée vraiment astucieuse, qui mit en déroute ces brutes de Lions. Ceux-ci furent attirés en terrain découvert par des Daidoji qui battaient en retraite. Les pauvres Matsu se voyaient déjà écrasants nos hommes sous leur charge. Quelle ne fut pas leur surprise de voir jaillir, de sous terre, entre leurs jambes, des samuraï camouflés, qui leur cisaillèrent promptement les jarrets ! Ce fut un massacre. On trouva cette tactique indigne, même dans notre clan. Les prudes Asahina s'en émurent. Les Kakita firent la fine bouche. Les Doji réclamèrent la tête de plusieurs meneurs qui s'étaient dissimulés. Pour retrouver leur honneur, ils s'ouvrirent le ventre. On estima que c'était juste. Mais le soir-même, mon daimyo, Daidoji Uji me félicitait. Peu après, la Cité des Apparences nous revenait. Akodo Arasou s'y faisait tuer, Akodo Toturi devenait ainsi le daimyo de sa famille. Et Daidoji Morozane était nommé gouverneur de la ville. Matsu Agetoki jurait de prendre sa revanche.
"Daidoji Dajan, naturellement, me félicita aussi. Je passais deux ans à étudier les affaires commerciales, en assistant plusieurs magistrats de la famille Doji, qui ne purent que se féliciter de mon aide. Certains firent des affaires florissantes, qui assureront, par des rentes bien grasses, l'avenir de leur famille sur plusieurs générations. D'autres purent mettre fin à d'odieux chantages financiers qui leur pourrissait l'existence depuis des lustres ! Un soir, Dajan me dit en substance ceci :
- Tu as été initié à l'art de la guerre, Yajinden. Tu as été initié à l'art du commerce, également. Mais ton initiation n'est pas terminée.
- Je ne vois pas comment je pourrais apprendre plus, senseï. J'ai le mauvais oeil, comme ils disent. On me regarde de travers, ou on évite de me regarder. Je suis bon à être un commerçant.
- Pas seulement, Yajinden, pas seulement. Car en devenant conseiller des puissants de notre clan, tu as appris à te défier de l'honneur, des mensonges de la vie sociale... Tu sais aussi les injustices qui règnent en ce monde... Alors, qu'arriverait-il si, au lieu de participer à ce monde, tu pouvais oeuvrer à le transformer ?
- Moi, senseï ?...
- Pas toi seul... Nous sommes déjà quelques-uns à vouloir changer ce qui est mauvais, corrompu, dans ce monde changeant. Et c'est en agissant secrètement, discrêtement, qu'on peut arriver à de grandes choses. De moins en moins, le sort des batailles ne décidera de l'avenir. Au contraire, l'argent a un pouvoir de plus en plus puissant. Il peut plier les duellistes invincibles, les shugenja les plus puissants, les sages les plus vertueux... Quelle Fortune est plus puissante que la Fortune du Koku ?... Quel destin ne peut-elle faire et défaire ?
- C'est vrai, senseï...
- Tu as l'âge, Yajinden, où, non seulement tu peux obéir, mais aussi t'interroger. T'interroger sur ce monde si mensonger.
- S'interroger, senseï ?
- Oui. Et pour cela, il existe un mot, connu de bien peu de gens en cet Empire. Des gens très différents. Qui peuvent être n'importe qui. Mais des gens qui partagent ce mot.
- Quel mot, senseï ?
- Kolat...

"C'est ainsi que j'appris le dernier secret de Daidoji Dajan. Il était à la tête, non pas du Kolat, mais d'une de ses branches. Il dirigeait plusieurs agents, disséminés dans l'Empire. C'était ce qu'on appelle un oyabun. Le terme est utilisé fréquemment dans le milieu des yakuzas. Les oyabun sont des chefs de clans. Mais ce dont me parlait Dajan, c'était bien plus qu'une organisation de "protecteurs" de cercles de jeux. C'était une conspiration puissante, ancienne, qui avait commencé à noyauter certains postes de pouvoir. Qui étendait ses tentacules sur l'Empire... Et Dajan voulait que j'en fasse partie... De la maison du Condor.
- Vois-tu, me dit-il, le Condor a une mission bien particulière, au sein de notre organisation. Nous devons traquer nos ennemis. Eliminer ceux qui mettent en péril notre projet. Le Condor est un prédateur redoutable, qui tue même d'autres rapaces. Tous le craignent et lui n'a personne qui le chasse. Tu seras un bras armé de notre maison. Mais pas n'importe lequel... Tu auras un rôle bien particulier à jouer. Ainsi l'a voulu notre Maître.
- Maître ? rôle ?
"C'était beaucoup en une seule fois ! Dajan n'a jamais rien dit de plus sur ce grand Maître. Sinon qu'il voyait tout et savait tout, et que nul ne pouvait le trahir sans être bientôt chatié. On me le prouva une fois, en me rapportant mot pour mot ce que j'avais dit à une courtisane, un soir, alors que nous étions seuls, absoluement seuls dans ma chambre. C'était effrayant. Comme s'il y avait eu quelqu'un à côté de nous, sur l'oreiller ! De quoi penser que les histoires de ninjas égorgeurs ne sont que des farces pour enfants ! Depuis, je crus sans hésitation ce qu'on me disait.
"Mon rôle était donc simple : assassiner les ennemis de la conjuration. Je devinai que je n'étais pas seul, dans l'Empire, à occuper cette fonction. Car il apparaissait que le Kolat avait des ramifications partout dans l'Empire. Mais, à vrai dire, j'avais déjà vu des seigneurs des plus honorables mener des coups fourrés et des vengeances impitoyables, qui impliquaient du monde aux quatre coins de Rokugan ! Alors, ce n'était pas non plus exceptionnel qu'une décision de Dajan sur la côte est coûte la vie à un pauvre Licorne dans son étable ! Cependant, je compris que je n'étais pas voué à devenir un assassin ordinaire. Après avoir tué plusieurs personnes sur ordre de Dajan (mais quel samuraï n'a jamais eu à exécuter un tel ordre ?), mon senseï me raconta une vieille légende, qui remontait à une époque fort ancienne. L'époque du Gozoku...
A suivre...
