28-11-2007, 03:53 PM
(This post was last modified: 28-11-2007, 04:10 PM by Darth Nico.)
DOSSIER #5<!--sizec--><!--/sizec-->
Le policier rentra chez lui par le chemin des écoliers. Il repensait à l’obèse aperçu près des usines.
Depuis l’appel au cabaret jusqu’à la découverte du corps du noyé, il avait passé une des soirées les plus sinistres de sa carrière.
Il se sentait à cran. Il était très fatigué, mais aussi trop nerveux pour s’endormir avant longtemps. Il lui fallut l’aide de sa bouteille.
Il se mit au lit, en attendant que le sommeil passe, comme un ange… Il tourna et se retourna, les yeux grand ouverts.
Les heures passèrent. Il trouvait le temps long, mais il avait peine à croire que deux heures s’écoulèrent, durant lesquels il ne somnola même pas. Il était encore mieux éveillé que pendant la journée. Finalement, à force de se battre avec son oreiller, il se fatigua ; le sommeil revenait ; il se força à rester immobile, et il ferma les yeux.
Il respirait profondément. Il se frotta les yeux, car de la fumée de cigarette lui piquait les yeux.
- Qu’est-ce que je vous sers, inspecteur ?
Il bâilla, soupira. Il avait somnolé sur son tabouret. Le pianiste entonnait sa ballade langoureuse de début de soirée.
- Les maniaques, les insomniaques, et la serveuse qui demande…
Il était bien chez Emma, habillé de son imper et de son chapeau mou. Il se frotta encore les yeux.
- Un demi, dit-il, par réflexe.
Il se tourna vers la salle.
Comment était-il arrivé ici ? Il ne se souvenait pas avoir quitté son lit.
Peu de monde ce soir. Le professeur Julius Heims, avec une accorte serveuse sur les genoux. Il lui payait un verre.
- Je peux venir avec toi, ce soir, mon chou ?
- J’ai du travail, fit Heims qui fumait, les yeux dans le vague.
- S’il te plait…
Maréchal but son verre, distrait.
- Et si ça ne me plait pas ?
- Tu es méchant…
L’inspecteur commanda un autre verre et consulta sa montre.
SHC 3 RUS 0 IEI 0
Il en déduisit qu’il ne se portait pas si mal. Un Syndrome indice 3, il avait connu pire !
La serveuse, vexée, allait porter des consommations. Maréchal s’approcha de l’homme de science :
- Bonsoir, professeur…
- Inspecteur, comment allez-vous ?
C’était moins de la politesse qu’une demande de médecin.
- Bien, docteur. Mais je ne sais même pas comment je suis arrivé ici. J’ai quitté le commissariat. Je suis rentré chez moi, et puis…
- Peu importe. Ce qui compte, c’est de profiter de la musique.
- Si vous le dites…
- Il faudra venir me voir, un jour, à mon cabinet. Que nous discutions…
- Oui, j’oubliais que vous me l’aviez proposé…
- Appelez-moi.
Heims remettait son chapeau et ses lunettes. La serveuse en faisait exprès de lui tourner le dos.
- Le devoir m’appelle.
La serveuse vint ramasser son verre brusquement.
- Excusez-moi, dit-elle.
Maréchal partait. Il entendit le professeur donner une petite claque sur les fesses de la serveuse. On n’allait pas se quitter fâchés !
L’inspecteur alluma une cigarette et passa la porte.
Il se retourna. Il n’avait pas éteint la lumière chez lui avant de s’endormir. Il s’était assoupi tout habillé. Son cendrier fumait encore. Il passa sous la douche et retourna se coucher. Il se sentait presque euphorique. Il entendait encore, au loin :
- … de la froide caféine et un nuage de nicotine…
*
De bon matin, l’inspecteur arrivait à son bureau. Portzamparc était finalement rentré chez lui. Rampoix, hagard, avait passé la nuit à attendre, en vain, une réponse d’ADMINISTRATION. Il avait fumé des cigarettes à la chaîne, en arrêtant de se poser des questions après six heures d’attente. Maintenant, il était assis à son bureau et il fumait, c’était tout.
- Ça va, ce matin, inspecteur ?
Rampoix fit la moue pour répondre.
- Doucement…
- La nuit a été longue.
- Un peu…
- Il y a un problème ?
- Non, pas vraiment…
A son air, on voyait qu’il y avait un problème.
- Tu peux me dire…
- Je ne sais pas… Je suis resté tellement de temps… Enfin, ce n’est pas très grave…
- Dis toujours.
- C’est le bureau dans l’entresol… Tu sais, ce local qu’on n’utilise jamais…
- Et bien ?
C’est vrai qu’il y avait une pièce qui servait à entreposer tout et n’importe quoi : aussi bien que le matériel pour le ménage ou des vieux bureaux que les dossiers antédiluviens.
- J’ai l’impression qu’il y a quelqu’un dedans.
- A l’entresol ?
- Oui…
Rampoix était ailleurs. Maréchal se pinça, mais il ne se réveilla ni chez Emma, ni dans son lit.
- Et tu es allé voir ?
- Non…
Maréchal intrigué devant l’air défait de son collègue, traversa le commissariat. Priscilla, l’agent à l’accueil, était déjà à son poste. Au rythme de quatre mots par minute (elle était dans un bon jour), elle tapait un rapport sur les dossiers de compilation des rapports de ces derniers mois.
- Mademoiselle Markievich, vous êtes allée à l’entresol, récemment ?
- Non, pourquoi ?...
Le même air inquiet que Rampoix. Maréchal eut soudain une intuition :
- C’est le commissaire ?
- Mais… je ne sais pas…
Le commissaire de Mägott Platz. Quelqu’un qui avait acquis, dans les environs, un statut à demi légendaire. Nommé dix ans auparavant, on ne l’avait presque jamais vu dans les locaux. En fait, il vivait dans un appartement de fonction, dans l’immeuble derrière, et il pouvait entrer dans le commissariat, par la petite porte, en traversant l’arrière-cour commune aux deux bâtiments.
On disait qu’il passait ses journées à boire. Il était physiquement inapte au service, mais son cas n’était jamais remonté assez haut dans les méandres d’ADMINISTRATION pour qu’on songe à le muter.
Du coup, c’est l’inspecteur-chef Novembre qui, dans les faits, tenait le rôle de commissaire. Sans en avoir le statut, donc le traitement.
Maréchal se dit que le commissaire (il ne se souvenait plus de son nom) avait dû avoir un accès de fièvre, ou une crise de déambulation, et s’était déplacé de son bureau, au fond du premier étage, au local de l’entresol.
L’entresol. Deuxième élément participant de la petite légende de ce commissariat. On n’y allait presque jamais. Et les légendes urbaines racontaient que ceux qui avaient voulu aller au bout du couloir s’étaient perdus à jamais… Qu’on tombait dans une cave obscure, où erraient des criminels ayant tenté de s’évader des cellules du commissariat… mais du coup, perdus pour l’éternité dans ces lieux fantômatiques…
Bien sûr, l’histoire effrayait surtout les derniers garnements naïfs des écoles du quartier :
- Si tu ne fais pas ta composition, les Pandores viendront t’emmener au commissariat !... à l’entresol !
Même au quai des Oiseleurs, c’était une des plaisanteries récurrentes, de celles qui, comme les courants d’air, circulent dans les couloirs sans qu’on sache d’où elles viennent.
- Le violeur est toujours en cavale.
- Il est allé se planquer à l’entresol de Mägott Platz !
Maréchal monta les quelques marches et alluma la lumière du couloir. Il vit qu’on avait posé une plaque sur le local servant de débarras :
Commissaire Horson
Intrigué, Maréchal frappa. Priscilla continuait sa frappe à la machine, régulièrement.
L’inspecteur frappa encore et colla son oreille à la porte.
- Entrez…
Il avait entendu une grosse voix bourrue.
L’inspecteur ouvrit la porte.
La pièce avait complètement changé. Elle était éclairée d’une lampe de bureau qui touchait presque son meuble. C’était bien rangé. Des dossiers. Un ventilateur. Un poste de chromatographe. Un bureau en bois massif.
Et derrière le bureau, un énorme commissaire.
Un obèse.
- Bonjour, grogna-t-il.
C’était vraiment un gros homme.
- Commissaire… Inspecteur 2e classe Antonin Maréchal.
- Enchanté, inspecteur. Asseyez-vous, je vous en prie. Commissaire Wilhelm Horson. Je viens d’être nommé ici.
Il ruminait plus qu’il ne parlait. Silhouette bovine, massive ; lourdes paupières, doigts boudinés, replis de graisse qui composent un visage avec ses yeux porcins… De grosses babines.
Il suçait des pastilles, qu’il plaçait d’abord sur sa langue de bœuf. Avant de les faire disparaître dans la caverne lui servant de bouche.
- Je n’ai pas eu le temps de voir mon prédécesseur…
Maréchal faillit lui dire qu’il n’y perdait rien.
- Nous vous mettrons au courant des dossiers en cours, commissaire.
- Je suis déjà au courant de celui qui va nous importer avant tout… La mort de l’inspecteur Patrick Boncousin.
En quelques mots, l’inspecteur le mit au courant.
En ressortant du bureau, Maréchal passa devant Priscilla, qui le regardait en coin, l’air de se demander à quoi pouvait bien ressembler quelqu’un revenant de l’entresol…
Pareil pour Rampoix, qui avait, peut-être, l’excuse de la fatigue…
- Alors quoi ? fit Maréchal.
- Non, rien…
- Il est un peu gros, c’est vrai…
- Non, mais j’ai dû me tromper.
Maréchal prenait un ton goguenard. Mais il n’oubliait quand même pas l’obèse du quartier des usines.
Portzamparc arriva une demi-heure après. Le chromatographe du bureau des détectives affichait justement, ligne après ligne, le portrait-robot de la tête de rat. C’est la Scientifique qui était allée le faire établir auprès du couple de concierges de chez Ranaud.
- On va le diffuser à tout le monde, déclara Portzamparc. Putes, serveurs, flics, truands… Tout le monde !
- On va commencer par retourner voir chez Gino, dit Maréchal.
- Je vous accompagne, dit Rampoix.
- Les flics sont du matin, maintenant ? remarqua Jojo les Ratiches.
- Encore une comme ça, dit Rampoix, et on t’appellera Jojo Plus de Ratiches…
- D’accord.
Gino n’avait pas encore fini de nettoyer la salle. Les derniers clients venaient de partir, à l’aube.
- Alors, quelles nouvelles ? dit Portzamparc, assis à califourchon.
- Pour le mec à tête de rat d’il y a huit ans, dit Fufu, on n’est plus si sûrs en fait… C’est un surnom finalement courant, dans le milieu. Et celui auquel on pense a dû se faire buter depuis…
- Et lui, il vous dit quelque chose ?
Maréchal montrait le portrait du bellâtre de chez Donasserne.
- Du beau linge. On fréquente pas trop…
- Et cette gueule de rat là ?
- Du linge trop sale. On fréquente pas trop non plus.
- J’oubliais qu’ici, dit Rampoix, c’est pour les honnêtes gens qui s’encanaillent… Le moyen de gamme…
- Comme vous dites, inspecteur…
- Vous le connaissez ?
- Non, je dis juste qu'il a une salle tête.
Les trois flics se rincèrent le palais à la santé de Gino et repartirent.
Au commissariat, Rainier et Feuillantin étaient de retour d’une nuit d’analyse.
- On est passés chez Ranaud puis chez Boncousin. On a relevé les empreintes et on est à peu près sûrs qu’ils ne sont jamais allés l’un chez l’autre.
- Bon…
En passant à leur boîte, Portzamparc et Maréchal trouvèrent un carton d’invitation, dans une belle enveloppe. C’était signé Lucie de Whispermoor. Elle les invitait au Manoir pour une petite réception, en souvenir de son père.
Il n’y avait pas que Boncousin à se faire inviter dans le monde…
Sampieri avait lancé des recherches sur les Donasserne. La corpole n’était pas implantée dans le quartier, chassé gardée de la Pham’Velker. En revanche, dans les quartiers environnants, il y avait bien un millier employés de diverses entreprises rattachées de près à cette corpole. Si on s’en tenait aux postes un peu gradés, on pouvait diviser ce chiffre par quatre. Ce qui laissait donc environ deux cents cinquante candidats possibles au titre de bellâtre de Juliana.
- On a reçu des appels des collègues de la Jointure et aussi de la rue Verte, expliquait Sampieri. Ils sont avec nous pour nous aider à coincer le salopard qui a tué Patrick.
- On va finir par l’avoir, dit Rampoix. On va tous s’y mettre.
Dans l’après-midi, Maréchal et Portzamparc retournèrent à la Dentelle Rose. Ils venaient parler au patron.
- Bien sûr, dit ce dernier, nous avons tout de suite reconnu en lui un homme fortuné. Pas le genre qui veut une aventure d’un soir avec une des filles. Cela encore, je peux accepter... Non, lui, c’était le genre d’amant « l’amour pour la vie », vous voyez… Et ceux-là, on s’en méfie… Ils font des sentiments… Pas très bon pour le commerce.
- Se voyant refuser d’approcher Juliana, dit Portzamparc, l’amant a pu vouloir la tuer… Pour qu’elle ne soit à personne d’autre qu’à lui… Ca s’est déjà vu…
- Peut-être, messieurs, peut-être.
- Il n’est pas le seul suspect, cet amant, dit Maréchal.
- Vous me dites, messieurs, que je dois soupçonner quelqu’un en particulier, et tout le monde.
- Il a suffit d’une seconde de distraction pour qu’on s’introduise chez Juliana… Le vigile a pu aller fumer une cigarette…
- C’est bien possible, mais quand même…
- Ensuite, on a mis en scène le suicide de la danseuse. Mais c’était grotesque. Elle n’aurait pas pu se pendre avec son bas. On l’a étranglée à mains nues.
- C’est toujours du domaine du possible…
Le patron avait l’air sincèrement désemparé.
Voix éraillée du réceptionniste :
- Appel pour ces messieurs…
- Maréchal, j’écoute.
- Ici Rainier. Pour vous dire qu’on a aussi analysé la lettre d’amour laissée par l’amant. On a relevé les empreintes. Mais elles ne sont pas répertoriées.
Les policiers sentaient qu’ils commençaient à tourner en rond, après un bon départ. Portzamparc retourna voir la tante, Justine Ranaud. Il lui montra le portrait de Gueule de Rat :
- Il vous dit quelque chose ?
- Oh qu’il est laid ! Ma nièce le fréquentait ?
- Pas volontairement…
La pauvre madame Ranaud avait déjà vieilli de dix ans. Portzamparc s’arrêta au même troquet que la dernière fois, et cette fois-ci but deux verres.
On voyait de moins en moins ce que Boncousin venait faire dans cette histoire. Un employé, même important, de la corpole Donasserne, oserait-il tuer un flic par jalousie ?
Il est vrai qu’il ignorait peut-être le métier de Boncousin, un certain anonymat étant de règle à la Dentelle Rose. Et comme ce « bellâtre » n’habitait pas le quartier… Il devait venir à Mägott Platz, justement, pour être loin de chez lui. Peut-être loin de sa famille.
- J’ai peut-être quelque chose, dit Rampoix.
En fouillant les dossiers de Boncousin, il avait pu faire un lien avec l’affaire du braquage de la Pham’Velker.
- Ca m’a l’air intéressant, dit Portzamparc, assis à côté de lui, une jambe sur le bureau, en visant par-dessus son épaule les dossiers de leur collègue.
Boncousin avait essayé de reconstituer l’ensemble des membres de la bande.
- Vous, vous aviez arrêté Gibal, qui avait une partie de l’argent. Mais il y en avait d’autres…
- C’est une piste…
- Mais ne nous réjouissons pas trop vite, dit Rampoix : pas de Gueule de Rat répertoriée parmi les braqueurs.
*
- Ce que je me demande, dit Portzamparc, c’est comment Boncousin a pu savoir qu’on serait au cabaret.
- Il y a une explication, dit Maréchal. Il en est parti après la mort de Juliana. Il savait donc qu’on serait prévenus. On peut imaginer qu’il a surpris Gueule de Rat, qu’il l’a poursuivi… Ce qui expliquerait qu’il n’ait pas eu le temps d’appeler avant.
- Et c’est Boncousin, finalement, qui aurait fini par se faire coincer… dans l’usine Vanstrupp.
- Dans le bureau du sous-directeur, continua Maréchal, dubitatif. Là, on l’abat. Et on jette le corps par la fenêtre. D’après la description de Gueule de Rat, ce n’était pas un costaud. Il pouvait avoir un complice, qui l’a aidé à traîner Boncousin sur les toits… et à le jeter dans le canal.
- Oui, dit Sampieri. Les canaux du quartier des usines communiquent avec ceux à côté de la Jointure. On peut reconstituer le trajet que…
Il n’en dit pas plus.
- En partant chercher Boncousin, dit Portzamparc, Maréchal a croisé un Pandore. Boncousin aussi aurait pu croiser quelqu’un. Se débrouiller pour qu’on appelle le commissariat.
- En filature, ce n’est pas toujours possible, dit Maréchal.
- Il faut admettre, dit Sampieri, que Boncousin avait l’air de cacher des choses…
Rampoix lui jeta un regard noir.
- Pas faux, dit Maréchal, pas faux… Boncousin était pris dans une sale histoire, entre les Donasserne et la chanteuse de cabaret.
- Seulement, dit Sampieri, on n’invite pas quelqu’un à un vin d’honneur, avant de le faire assassiner.
On ne répondit rien. Au fond, pourquoi pas ? Personne ne le dit, mais tout le monde le pensait : les Donasserne avaient pu essayer d’acheter Boncousin. Et quand ils avaient vu que le policier ne "marchait" pas…
- Il est un peu tard, dit Portzamparc mais je vais passer voir l’autre danseuse, Rébecca, alias Thérèse Robuchon. Elle doit être chez elle et se préparer pour aller au cabaret.
- Entendu.
Maréchal n’ajouta rien. Lui, il voulait parler au commissaire obèse.