02-12-2007, 01:07 PM
(This post was last modified: 03-12-2007, 12:32 AM by Darth Nico.)
DOSSIER #5<!--sizec--><!--/sizec-->
- J’ai l’impression, monsieur le commissaire, de vous avoir déjà croisé…
Maréchal toussota. Horson sortait de sa grosse patte un cachou de sa petite boîte métallique, et l’enfournait.
- C’est bien possible, inspecteur.
- Je crois que c’était dans le quartier des usines.
- Je n’habite pas loin du quartier des usines, c’est vrai…
Il croqua son cachou et déglutit. Il avait des mouvements très mesurés, comme si chacun lui coûtait. Il y avait dans sa respiration un ronflement permanent.
- Si nous parlions de l’affaire Boncousin…
- Oui, bien sûr… C’est une histoire compliquée, commissaire. Les pistes se sont raréfiées.
Maréchal fit un compte-rendu précis de l’enquête.
- Deux familles s’affronteraient, si j’ai bien compris, dit Horson. La Pham’Velker et les Donasserne.
- C’est de l’ordre du possible…
Voilà que Maréchal se mettait à parler comme le patron de la Dentelle Rose !
- Connaissez-vous ces corpoles, inspecteur ?
- Nous avons été confrontés à l’une d’entre elle, oui.
- J’ai lu ce qui était arrivé au vieux comte Whispermoor…
Horson sortit une blague à tabac et du papier. Il avait deux doigts jaunis. Il se mit à rouler doucement une cigarette.
- La Pham’Velker, comme le savez sans doute, inspecteur, est la plus traditionaliste des grandes familles d’Exil. Ils se considèrent comme les garants de la pureté du style lunaire. Politiquement, ils sont farouchement opposés à la présence de Forgiens chez nous.
« Les Donasserne sont à l’opposés. Ils n’ont pas de quartier de noblesse. Eux-mêmes se disent modernes, tournés vers le progrès. Pour leurs adversaires, ce sont des arrivistes sans foi ni loi. Comme vous vous en doutez, les deux corpoles sont farouchement ennemies.
- Mais est-ce qu’ils seraient prêts, l’une et l’autre, à monter le braque d’une banque de leurs rivaux ?
- Ce n’est pas du tout impossible. Le casse perpétré contre la Pham’Velker a demandé des moyens. La plupart des complices sont dans la nature, malgré l’effort de nos collègues de la Jointure. Ce Gibal était un second couteau, qui n’avait en sa possession, à mon avis, qu’une petite part du butin.
« Les corpoles, il faut en être conscient, se livrent des guerres terribles, parfois pas seulement économiques. Forge a déjà les frais de ces affrontements claniques… Je serais prêt à dire, pour ma part, que cette danseuse a fait les frais d’une guerre dont les enjeux la dépassaient largement. Et nous dépassent nous aussi.
- Pour le moment, nous n’avons rien trouvé de concluant, dans les dossiers de Boncousin, sur ses rapports avec les Donasserne. Juste le carton d’invitation au vin d’honneur.
- Il faut continuer à chercher, inspecteur. Le meurtre d’une fille de cabaret, ce peut être seulement un avertissement… A qui ? Il faut rapidement le découvrir…
*
Le soir, Maréchal quitta tôt son bureau. Il alla traîner vers l’escalier menant à la Jointure. Il entendit quelqu’un le siffler. Un gamin, accroché en haut d’un réverbère. C’était son guide. Il se regarda descendre à terre.
- Vous n’êtes donc pas tous partis ?
- Pas tous, non… Le Chef m’a laissé ici, en observation. Il a emmené les autres bien à l’abri, où vous ne nous trouverez jamais…
- Ecoute, j’ai des questions à te poser.
- Qu’est-ce que tu offres ?
- Viens.
Maréchal emmena son informateur dans la gargote du coin.
- Salut, Marcelin.
- Tiens, inspecteur. Salut, toi, dit-il au gamin.
- Salut, fit le gamin, dédaigneux.
Les mains dans les poches, roulant des mécaniques, il entrait comme chez lui.
- Tu nous sers deux bières, Marcelin.
- Ca boit de la bière, ça ?
- Les indics, Marcelin, il faut les soigner.
- Et bah, nous voilà bien ! rigola le patron.
Le gamin but son verre en vitesse et dévora à belles dents le sandwich que lui paya l’inspecteur.
- Bon, tu t’es bien régalé ?... Alors, dis-moi, maintenant…
Maréchal alluma une cigarette et sortit de sa poche le portrait robot de la Gueule de Rat.
- Il te dit quelque chose, celui-là… Regarde bien, c’est important…
- Ah ouais, je l’ai vu, lui. Il a une sale gueule, c’est vrai…
- Je ne te le fais pas dire…
- Je l’ai vu l’autre jour, pas loin d’ici…
- Où ça précisément ?
Maréchal fit signe au patron de remettre un demi au gamin. L'inspecteur finit par comprendre qu’il avait vu le tueur quand il était venu « parler » avec Juliana, la première fois.
- Intéressant… Tu ne l’as pas revu depuis ?
- Si. Il y a deux jours.
- C'est-à-dire le soir où Juliana avait été assassinée.
- Où ça ?
Le gamin ne se dirigeait pas dans Exil de la même façon que ses habitants. Il ne se référait pas aux noms de rue, qu’il ne devait pas pouvoir lire, mais à un code spécial, connu des gens de la rue. Maréchal connaissait ce code. Il comprit donc que Gueule de Rat était arrivé dans le quartier par les égouts. Mais ce n’était pas du côté de la Dentelle Rose. C'était place des Loges.
- Et depuis ?
- Non, pas revu. Mais si je le voyais…
- Tu t’en souviendrais, et puis tu viendrais m’en parler aussitôt…
- Voilà.
Maréchal avait pris aussi un casse-dalle. Le patron offrit les digestifs.
- Bon je te libère…
Le gamin remit sa casquette, qui était toute sa fierté !, et tira sa révérence.
- Aucune éducation, je vous jure, dit Marcelin Lampreux.
- Peut-être, mais il a les yeux et les oreilles où il faut.
- Alors...
- Bon, je ne vais pas m'attarder...
L’inspecteur remit son chapeau. La température était tombée. Dans les foyers, on passait à table. Un planton prenait son service de nuit. Les rues s’étaient vidées d’un coup.
*
Maréchal retrouva la plaque d’égout dont avait parlé le gamin, place des Loges.
Est-ce qu’il avait forcé sur le digestif du patron ? Maréchal se sentait pris de vertige. Il s’adossa au mur. Il commençait à connaître cet état là. C’était son syndrome qui le reprenait… Il consulta sa montre.
SHC 6 RUS 4 IEI 0
Catastrophe ! SHC 6 ! Autant que lorsqu’il avait découvert l’impasse Montmort ! Et cet indice inconnu, RUS, qui montait à 4.
Maréchal attendit que le vertige passe. Il sentait les murs se mettre à vibrer, les passerelles, les cheminées… L’acier qui se mettait à vivre… Comme l’avait annoncé Radik… « Cette cité cherche à communiquer avec nous… »
Maréchal sentait les vibrations se concentrer sur la plaque en fonte.
Personne dans la rue. Il n’avait pas envie d’y aller.
Le vertige continuait. Il tourna les talons. Il avait envie d’aller boire un verre chez Emma. Mais les vibrations s’intensifiaient. Un coup de vent passa, soulevant son manteau. Maréchal soupira, résigné. Il fit demi-tour, marcha, s’agenouilla et souleva la plaque, au prix d’efforts pénibles. Le vent retombait.
Il la déplaça juste assez pour se mettre à l’échelle. Ayant descendu quelques barreaux, il se cala, un pied à l’échelle, un autre au mur et remit la plaque à sa place. Cela fit un bruit énorme, qui résonna dans les égoûts.
- Misère de misère, maugréa-t-il.
L’odeur qui lui remontait était forte, écoeurante. Il descendit dans le noir complet et arriva enfin dans un conduit d’évacuation, éclairé par des becs de gaz. Une plaque au mur indiquait le nom de la voie en surface : rue Neuve-du-Temple.
Maréchal se laissait guider par les vibrations citadines. Il entendait ses pas résonner dans le silence. Il avait l’impression que ses ombres le suivaient. D’échelles en escaliers, il s’enfonça au cœur des différents étages des souterrains de Mägott Platz.
- Misère, misère…
Il passa sur un chemin de ronde, et vit, quelques mètres plus bas, sur une rivière, des mitiers passer en barque, au cœur d’une grotte naturelle transformée en entrepôt.
Il se trouvait dans une cheminée naturelle et descendait le long d'une échelle. Les barreaux étaient glacés et il avait juste la place de passer. Le commissaire Horson n'aurait pas pu suivre !
Plus bas encore, Maréchal vit des ouvriers en train de poser des rails entre deux quais.
- Le projet de tramway souterrain, songea l’inspecteur.
Depuis le temps qu’on en parlait, c’était donc bien en train de se faire.
Ce n’était pas fini. Un étage plus bas, il arrivait au bas de la cheminée. C’était de nouveau les égouts. Au bout du tunnel, il vit deux mitiers en train de décrocher les céphalocoques du mur au lance-flammes.
- Bonsoir, messieurs…
Méfiants, les employés de VOIRIE le braquèrent de leurs lampes. On était dans un tunnel immense, mais on s'y sentait malgré tout à l'étroit, car il était presque entièrement dans le noir. L'air était différent, les sons aussi.
- SÛRETÉ, je voudrais vous poser quelques questions…
- Bizarre de voir un policier ici, grognèrent les fonctionnaires en sous-sol.
Maréchal dut montrer sa plaque.
- Ah, vous êtes du quartier d’au-dessus.
L’inspecteur vit une plaque au mur, de couleur violette, alors que celles de Mägott Platz étaient vert kaki. Il n’était plus dans son quartier ; il était passé à Rainure – Saint-Polska, le bloc citadin d’en dessous !
- Auriez-vous aperçu cet individu par hasard ?
L- ’a une sale tête, non ?... Bah non, désolé, pas aperçu…
Ils se concentraient sur sa sale bobine. Ils noyaient le poisson. Maréchal répliqua :
- Moi je crois que vous l’avez vu…
L’autre mitier cracha par terre.
- Ca va, il a raison… Faut lui dire…
- Mais tais-toi…
- Alors, mettez-vous d’accord…
- Ca va, inspecteur, on l’a vu. Il avait une sale tête…
- Les faits qui lui sont reprochés sont graves, messieurs. Je vous conseille de collaborer à notre enquête, sans quoi je serai obligé de certifier que vous y faites obstruction…
Réciter le code du parfait inspecteur dans ces souterrains glauques ne manquait pas d’un certain lyrisme...
- Il avait de l’équipement comme nous, pour se promener dans les égouts. Il avait cinq ou six hommes avec lui.
- Quand l’avez-vous vu ?
- La première fois, il y a un mois.
- Ensuite ?
- Il y a deux jours, au milieu de la nuit…
- Ils n’avaient pas vu la tête de ses complices.
Il y a un mois… Cela correspondait au braquage de la banque.
- Bon, je vous remercie… C’est possible que vous soyez convoqués dans les prochains jours au commissariat de Mägott Platz…
Il n’allait pas venir les chercher jusqu’ici à chaque fois !
L’inspecteur tourna les talons. Les deux employés se remirent au travail. Ils avaient indiqué au policier la sortie la plus proche. Et Maréchal, pendant cet interrogatoire, en avait presque oublié qu'il était dans un endroit qu'il ne connaissait pas du tout !
Le policier marcha droit devant lui, pendant dix bonnes minutes. Du fond du tunnel venait une lumière bleue veloutée, diffuse et rassurante. L’inspecteur marcha, pénétra dans la lumière et se frotta le visage.
Il sortait sur un promontoire, en surplomb d’un grand lac d’eau pur, entouré de murailles circulaires convexes, qu'on aurait cru bâties par une race de géants, plusieurs milliers d'années auparavant...
Maréchal se sentait comme une fourmi dans ce décor spectaculaire. Les murailles étaient couvertes de motifs complexes, organiques. Au centre du lac, une petite île, avec une étrange machine : posée sur deux piliers métalliques, elle était haute de presque quatre mètres. Quatre grosses roues dentées activaient un système de courroies et d’engrenages. Plusieurs écrans chromatographiques, disposés à sa base, grésillaient.
A la surface de l’eau, s’agitaient des milliers de lucioles.
Il faisait froid ici.