03-11-2003, 01:30 PM

HISTOIRE DE LAURA-GABRIELLE CERVANTES (suite)
3EME PARTIE : UN SOIR A L'OPÉRA (suite)
- Assurez-vous, dit Lucien à sa coterie, que tout se passera bien ce soir.
- Je m’en porte garant, Sire, répondit le Tremere. Notre serpent des sables est enfermé dans son panier, les crochets avides de mordre.
- C’est le soir de notre triomphe, Maître Fantas…
- Votre triomphe, Sire, avec notre aide.
- Puisque le Prince ne veut entendre raison… commença le Toréador van Steenwyck.
- … nous devrons redresser son jugement, dit Perséphone la Nosfératu.
- Bien, approuva Lucien, je vois que nous nous comprenons. C’est le triomphe du théâtre ce soir, de Mozart en scène, de la tragédie en coulisse. Que ce soit inoubliable ! Je veux que les applaudissements tombent à tout rompre, que le beau monde baigne dans la belle illusion.
- Je ne pousserai pas le vice jusqu’à en parler au doge de Venise, dit Ronce-Vive, tremblant, mais j’avouerai cette passion aux fils de César.
Lucien rit sans arrière-pensée :
- Dans ce cas, c’est parfait ! Je vous quitte, je vais rejoindre ma loge. J’aurai le Prince et les Primogènes à l’œil toute la soirée.
Van Steenwyck ouvrit un flacon rempli d’un nectar de sang mêlé à un Chianti. Il remplit des verres pour toute l’assistance. On trinqua, les verres s’entrechoquèrent. Le vin tinta d’une lueur magique.
- A notre triomphe, dit Lucien. Eblouissons l’Elysium, invitons les satyres à danser sur notre scène, puis enfilons nos masques et disparaissons !
- A notre triomphe ! lança en chœur l’assemblée.

L'EPOUVANTAIL DE L'OPERA
Rien n’égale la nuit aux étoiles sinon la pénombre dorée de l’opéra. Le mystère envoûtant, la spiritualité magnifique, la joie du recueillement, le plaisir pris au drame qui monte, qui gronde, emplit les cœurs… Mozart, la flûte enchantée, le chant de la Reine de la Nuit. D’une trouée d’étoile et d’obscurité fusait le chant d’une diva à la couronne nocturne. Dans la majesté verticale des lieux s’épanchait un charme puissant.
La salle puait le vampire. Chaque siège était occupé par un fils de Caïn. L’Elysium dans sa grande majorité se trouvait réuni ce soir, sous l’égide du Prince, entouré de son conseil Primogène, à la place d’honneur, près de l’orchestre. On avait d’ailleurs plus d’yeux pour Villon que pour le spectacle. Les plus anciens Toréadors s’étaient déplacés pour l’opéra –plusieurs étaient en transe, tremblant, comme raidi par une épilepsie ; les Ventrus jouaient leur rôle de pilier de la Camarilla ; les autres clans étaient venus par déférence ou par obligation, quoique nombre d’entre eux fut en réalité absorbé dans le spectacle, plus qu’ils ne pourraient se l’avouer au sortir de la salle.
Toute Bête, même féroce, prompt à se déchaîner, comme celles des membres du Sabbat, lrie l’échine un instant devant la musique, et laisse l’esprit redresser la tête. La Bête n’est jamais repue, elle irait jusqu’à se repaître de féeries musicales – et parfois, même la mort sait danser… Des dignitaires Giovanni avaient répondu à l’invitation, et siégeaient dignement, honorant pour un soir le Prince de la ville-lumière ; des Gangrel auraient payé de leur sang pour verser des larmes d’admiration ; des Brujah se rappelaient leur noblesse grecque ; des Tremere se sentaient ensorcelés, des Nosfératus transfigurés.
Des Caïnites de clans mineurs, venus de régions reculées, s’étaient mêlés aux Familles célèbres. Des marmottements venaient de plusieurs d’entre eux, soupirs et murmures étranges, comme si un varan de Komodo était en cage à l’opéra.
Lucien était au balcon, surplombant la scène. Plein de tristesse et d’admiration, il regardait successivement la scène, le Prince et la Comtesse Bathory, en face de lui.
- O Salieri… Salieri… Salieri… murmurait-il, pris dans l’étreinte du rêve. Des images défilaient violemment dans sa tête, l’agitant de courts soubresauts ; de courts délires défilaient en lui, à pas menus ; il plongeait dans une mer de tristesse insondable, sous des vagues merveilleuses.

- Voici venue l’heure, Sire, lui rappela le Toréador Steenwyck, assis derrière lui.
Lucien sortit de la fascination dans laquelle il s’était laissé glisser. Il se frotta le visage, secoua la tête, jeta un œil au Prince, à la Comtesse, à la scène. Il se tourna vers la femme assise à côté de lui, Laura-Gabrielle Cervantès, qui fixait sévèrement le spectacle.
- C’est à toi ma belle, dit Lucien en lui caressant le menton.
Elle demeura impassible. Elle regarda de ses yeux perçants Lucien, pour montrer qu’elle relevait le défi.
La Reine de la nuit, apparue dans un trou du décor, captivait la salle, étendait les bras, et son champ jaillissait comme une fontaine exubérante. Cervantès l’Assamite se changea en serpent, sous l’œil de Lucien. Sa peau devint encore plus froide, son visage plus cruel ; elle devenait plus fine, plus souple encore, poignard sans maître.
Steenwyck lança de son téléphone un discret signal à l’éclairagiste, qui baissa insensiblement la lumière sur scène.
L’obscurité épaissie, Lucien prit le serpent à deux mains, prit de l’élan pour son mouvement de bras, et lança vigoureusement le serpent en direction de la loge de la Comtesse. Le serpent s’envola dans le vide de l’opéra, par dessus tous les spectateurs, comme une flèche noire. Mais on n’avait plus d’yeux maintenant que pour la Reine de la Nuit. Le serpent, après avoir échappé un court instant à la pesanteur, redescendit, et s’enroula prestement autour d’un rebord, juste devant le siège d’un Tremere.
C’était Maître Fantas. Lucien avait visé juste. A côté du magicien, les deux Nosfératus Perséphone et Désastre, le Malkavien Ronce-Vive. Fantas jeta un regard à Lucien, déroula le serpent, qui frissonna de colère. Le Tremere avait le sentiment de tenir une aiguille empoisonnée entre les mains, ou bien un bâton de dynamite !
La Comtesse était dans la loge juste au dessus. Tout se passait à merveille. Apparemment, personne n’avait rien vu. L’élixir de Fantas agissait correctement : il en avait répandu sur scène et sur les acteurs avant la représentation ; cet élixir agissait comme un aphrodisiaque pour vampires. Aussi n’y avait-il, ce soir-là, nul besoin d’être un Toréador pour se prendre d’une fascination hypnotique pour Mozart !… La plupart des caïnites ce soir-là devait vivre l’un de leurs plus beaux rêves éveillés, un rêve chargé d’un érotisme captivant.
Des volées d’applaudissements partirent spontanément du public, relevés de bravos et de sifflets.
Fantas aida le serpent à atteindre le bas de la rambarde de la loge de Bathory, au-dessus de lui.
De sa loge, en face, Lucien suivait la progression du serpent avec appréhension.
Cervantès grimpa avec assurance le long de la rambarde, sous les regards inquiets de toute la Coterie de Lucien.
Le chant de la nuit se faisait plus intense encore, plus glacé, plus exubérant.
L’Assamite finit son ascension, posa le haut de son corps sur le sol de la loge, s’infiltrant entre la rambarde. Elle était aux pieds de la Comtesse. Derrière celle-ci, trois gardes du corps Brujah se tenaient debout, observant les alentours –mais pas leurs pieds !
Cervantès se redressa d’un coup, poussa son sifflement effrayant, et sauta sur la Comtesse. Celle-ci ne fit pas un geste. Cervantès allait la mordre, mais, stupéfaite, se retint de mordre la chair de la Caïnite. Elle venait de regarder le visage de Bathory : ce n’était qu’un mannequin !
Un mannequin, hâtivement maquillé et habillé ! un mannequin grotesque, hâtivement empaillé et vêtu d’une robe, souriant comme une momie !

Sur le coup, Cervantès retomba en arrière. Les trois Brujah avaient vu le serpent. Ils sortirent leurs armes. La porte capitonnée de la loge s’ouvrit derrière eux. Un Caïnite, cagoulé, armé d’un pistolet automatique à silencieux, abattit d’une rafale les trois gorilles. Le serpent siffla de plus bel. L’assassin cagoulé entendit des pas de course dans le couloir. Il voulut sortir de la loge : une rafale d’arme le cueillit au sortir. Il l’évita de peu. Les balles percèrent la porte capitonnée. Le Caïnite tira une rafale en direction du groupe, qui venait de la droite. Il jeta un coup d’œil à gauche, puis se précipita à nouveau dans la loge. D’autres Brujahs arrivaient. Il était cerné. Il rentra dans la loge. Le serpent glissait péniblement vers la rambarde, s’apprêtant à se laisser redescendre vers les sièges où était assise la Coterie. Soudain, un Gangrel, assis à l’étage en dessous du Tremere Fantas, vit le serpent. Il poussa un cri, qui fit se lever tous les regards ; on aperçut le serpent. Le Caïnite cagoulé attrapa alors l’animal, qui ne devait pas rejoindre Fantas (et dénoncer du même coup la coterie de Lucien). Il enroula vite le serpent autour de lui. Les Brujahs pénétraient à ce moment dans la loge. Le Caïnite n’hésita pas plus : il se mit dos à la rambarde, tira encore une rafale d’arme, qui fit refluer les hommes du Prince dans le couloir, puis il sauta à pieds joints sur la rambarde et, d’un salto arrière, se jeta dans le vide !
Il vit la salle se renverser comme une balançoire lancée à toute force, et les grands lustres, et les balcons, et tout le public, s’élever, renversé vers le bas !
Il chuta sur le public de l’orchestre. Une quinzaine de Caïnites s’était jetée précipitamment hors de leurs sièges, mais, gênés les uns par les autres, plusieurs d’entre eux reçurent le Caïnite et son serpent sur le dos. Il y eut un mouvement de panique dans le cercle autour. Le Caïnite avait atterri lourdement. Il se releva, piétinant au passage les vampires sous lui, écrasés par terre. Il dut jouer des coudes, et distribuer plusieurs crochets violents pour éloigner les plus intrépides, qui voulaient l’empêcher de partir.
Le serpent ouvrait tout grand la gueule, claquait des mâchoires, mordait ceux qui s’approchaient. Plusieurs voulurent se jeter sur le Caïnite, le plaquer à terre : ce fut peine perdue. Ils n’étaient pas de taille à le neutraliser. Il est vrai que la plupart d’entre eux était des Ventrus plus habitués à se servir de menaces et de manœuvres politiques que de leurs poings.
Le Caïnite, lui, avait un entraînement de mercenaire !
Il se fraya un chemin vers le couloir, lâcha des rafales de son arme au hasard, pendant que la panique s’emparait de toute la salle. Pour le bonheur du fuyard, les Brujah du service de sécurité avaient interdit toute arme pour la soirée.

Le Prince, furieux, exhortait ses sujets à la chasse à l’assassin. Mais des membres du Sabbat, trop heureux d’aider un terroriste qui venait de s’en prendre à une Comtesse du Louvre, provoquèrent des mouvements de foules, qui gênèrent la progression de Brujah, assis dans les rangs latéraux. Le serpent sur l’épaule, le Caïnite put atteindre la sortie, tandis que des bagarres éclataient entre Tzymisces et Nosfératus, ainsi qu’entre des Toréadors anti-tribus et les policiers Brujahs (de vieilles histoires qui surgissaient soudain).
La cohue dans la salle devenait indescriptible. Le Prince, du haut de sa loge, voyait l’anarchie s’emparer de son Elysium !
-Silence ! Silence ! grondait-il. Je suis le Prince de Paris ! Je vous ordonne de vous calmer !
Le Caïnite profita de cette emballement collectif pour courir vers la sortie. En arrivant aux billetteries, il vit arriver vers lui un groupe de Gangrels, des guerriers formés pour réprimer les anarchs. Le Caïnite lâcha plusieurs rafales de son arme dans leur direction. Les Gangrels plongèrent derrière un guichet. Dans la course, le serpent était tombé près d’un pilier, juste au sortir de la grande salle.
Deux Gangrels se précipitèrent vers lui, tandis que les autres prenaient à parti le terroriste. Le serpent se glissa derrière la porte d’où il venait de sortir. Les Gangrels s’y précipitèrent. Ils n’avaient pas passé la porte que celle-ci s’ouvrait brusquement, manquant de les frapper en pleine face. Ils reculèrent ; le premier reçut un coup à la gorge, frappé du côté de la main, fort comme une lame d’acier ; le second fut jeté en arrière par un coup de pied au visage ; le troisième plié en deux par un direct à l’estomac , et jeté à terre par un uppercut.
Cervantès avait repris sa forme humaine. Nue, elle était effrayante comme un serpent à la peau opaline. Avec ses seules mains, elle égorgea ou brisa le crâne de ses opposants immédiats. Puis elle attrapa les deux automatiques, et vida les chargeurs en direction des autres Gangrel, à moitié à couvert derrière les guichets.
Le Caïnite au passe-montagne avait été blessé par les tirs des anti-anarchs. Elle même reçut plusieurs balles dans la poitrine, plongea sur les Gangrel, et leur planta ses dents dans la gorge, avant de boire abondamment leur sang. Plié par la douleur, l’autre Caïnite parvint à la rejoindre derrière le guichet. Cervantès enfila à la hâte les habits d’une de ses victimes. Les Brujah arrivèrent dans le hall aux guichets. Armés de fusils, ils ouvrirent le feu en direction de la cachette des deux terroristes. Les vitres volèrent en éclat, des chaises, les piquets pour la queue, ainsi qu’un lustre et plusieurs lampes. L’ambiance devenait al-caponienne !

Les Brujah étaient en mauvaise position : pas d’abri autre que l’embrasure de la porte.
Cervantès et son compagnon en terrorisme de la haute se regardèrent : ils devaient fuir le plus tôt possible. Ils lancèrent conjointement une longue rafale en direction des Brujah, qui obligea ceux-ci à refouler. La violence monstrueuse ainsi déchaînée transformait le hall de réception de l’opéra en bâtiment sinistré par des jours de bombardements !
Cervantès et le vampire burent encore quelques gorgées de sang Gangrel, avant de courir ventre à terre vers la sortie. Les Brujah tirèrent plusieurs coups dans leur direction. Ils furent touchés, mais il en faut plus pour abattre un vampire !
Ils dévalèrent les grands escaliers, ensanglantés. L’avenue de l’opéra était encore encombrée de trafic nocturne, des décorations de Noël. Les deux échappés coururent pour traverser le rond-point, et partir en direction de la Madeleine. Une camionnette s’arrêta à côté d’eux d’un violent coup de frein. Le conducteur était le Nosfératu Désastre. Il descendit du véhicule, et le laissa aux deux fuyards. Lui devait retourner dans le théâtre au plus vite.
Cervantès prit les commandes, et démarra à cercueil béant, menaçant le lent traffic de ses zig-zags déchirant. Elle faucha plusieurs passants, percuta de l’aile la vitrine d’une banque, se rétablit sur la route.
L’autre vampire retira sa cagoule : c’était Steenwyck !
Il connaissait un moyen de disparaître : une ruelle, près de l’opéra comique. Là, une plaque d’égoût, puis rejoindre le jardin des Plantes, un des repaires de Lucien, se changer, et prendre le train gare d’Austerlitz. Et ensuite, arriver en lieu sûr pour passer la journée, quelque part en France, ou plus loin encore.

LES DEBUTS DE L'ENQUETE
Quelques heures plus tard, au Louvre, Simon, le chef de la police Brujah, faisait son rapport devant le Prince et le conseil Primogène, qui s’étaient réunis dans l’urgence.
- A l’heure qu’il est, les événements de l’Opéra passent pour de simples incidents isolés. Les victimes ont été mises au secret, de même que quelques témoins humains. Peu de choses ont filtré jusqu’à présent. Mais le choc et la consternation sont indescriptibles.
- Il est vrai qu’on avait jamais vu cela ! s’exclama le Primogène Ventrue, Armand D’Hubert, pourtant flegmatique à l’habitude.
- Il est pourtant à parier, remarqua, narquois, le Primogène Tremere, que les ragots iront bon train dès la nuit prochaine. Sans parler des doutes sur la capacité du Prince à maintenir la Mascarade.
- Qu’importe les ragots, dit Armand d’Hubert. Nous nous débrouillerons, comme toujours, pour canaliser les rumeurs et amener les curieux aux conclusions qui nous arrangent, tout en les laissant croire qu’ils ont déduit cela de leur propre chef. Mais impossible de faire oublier les affrontements sanglants ! Nous sommes tous sortis d’une transe bienheureuse, pour plonger dans la violence.
- Il faudra nous mettre d’accord sur ces conclusions, remarqua le Primogène Nosfératu. Sans quoi l’anarchie pourrait devenir durable !
- Tout à fait, dit le Prince, qui tâchait d’ignorer les menaces à l’acide qui fusaient contre lui. Aussi écoutons la suite du rapport de Simon.
- On a tout de même jamais vu cela, s’exclama la Primogène Tremere. Lucien ne nous avait jamais préparé pareille soirée !
- Il suffit, lança le Prince. Rien ne prouve que Lucien soit coupable. Je ne vous permets pas d’attaquer ainsi le prestige Toréador.
François Villon se sentait plus fragile qu’il ne l’avait jamais été. Avant que l’ordre ne puisse se faire entre membres du Primogène, il y avait déjà eu près d’une demi-heure d’éclats de voix, de disputes, de cris de consternations, de déclarations de stupeur, de scandale ! Cela se voyait rarement parmi le conseil Primogène, d’habitude conscient de ses responsabilités et pragmatique.
Le silence se fit pourtant. On était trop curieux, à présent, d’entendre les conclusions de Simon. Celui-ci poursuivit :
- Nous ignorons qui était la femme serpent, ainsi que son acolyte. Nous mettons tout en œuvre pour les appréhender !… Ah, si je les tenais ! je les ferais parler, croyez-moi !
- Nous comptons sur les méthodes robustes de vos hommes pour cela, dit le Primogène Tremere. Nous savons que l’Inquisition n’a rien à vous envier…
- Certainement pas, répondit Simon avec un sérieux bourru.
- Encore faudrait-il qu’ils ne se soient pas échappés, comme un couple d’amoureux, par le train ! Comme c’est romantique ! ironisa la Primogène Tremere.
- Où sont-ils à l’heure actuelle ? repartit Armand d’Hubert.
- Je l’ignore, dit Simon.
- Avez-vous des suspects ? demanda le Primogène Nosfératu.
- Eh bien, sauf le respect du Prince, nous soupçonnons évidemment Hiéronymus Lucien, qui a organisé toute la soirée. Mais impossible de rien prouver contre lui. Tous les membres de sa coterie avaient un alibi. Ils étaient soit à l’opéra, soit dans un des repaires de leur Sire.
- Et où en est la Comtesse ? Aux dernières nouvelles, elle réchappait de peu à la mort ultime, fit remarquer le Primogène Tremere.
- C’est exact, répondit Simon. Des menaces d’un attentat contre sa personne ont filtré, quelques heures avant la représentation. Dénonciation anonyme. Mais dénonciation téléphonée du Louvre. Aussi nous l’avons prise au sérieux, et la Comtesse aussi. Elle a décidé de ne pas se rendre à l’opéra. Elle est restée dans sa maison, près de la Madeleine, entourée de gardes du corps. Nous avons mis à sa place un mannequin. Une de ses infants, Lisbeth, est allée à l’opéra malgré l’interdiction de la Comtesse. Peu après la fuite des deux anarchs, un de mes gars a appelé chez la Comtesse pour la rassurer : on tenait l’assassin. Seulement, le manoir Bathory ne répondait pas. Inquiet, j’ai envoyé une équipe supplémentaire là-bas. On a trouvé les lieux dévastés, le service de sécurité étripé, et la Comtesse dans un état grave, à deux doigts de basculer dans la mort ultime. On a pu la sauver, mais elle en a pour un moment avant de se remettre… On avait prévu le coup de l’opéra, donc on a pu mettre un épouvantail à sa place, sur les conseils du Primogène Toréador, après l’avoir fait venir en début de soirée, pour qu’elle se montre. Mais on a été pris de court pour l’attaque de la Madeleine… Son manoir a été dévasté. Croyez-moi, c’était bestial !…
- Cette action barbare n’est donc pas à mettre sur le compte de la Coterie de Lucien ? nota le Primogène Toréador.
- A priori non, mais qui sait ? Nous n’excluons aucune piste. Mais pour le moment, il n’y a pas d’autre suspect que Lucien.
Un silence de réflexion profonde s’installa alors parmi les membres du Primogène. Silence qui succédait à l’agitation, la confusion. On pesait de mieux en mieux l’ampleur et la gravité des attentats de l’opéra et de la Madeleine. Chacun posa son menton sur ses mains jointes en poing, et examina la situation.
- Nous devons peser la gravité des événements de cette nuit, dit Armand d’Hubert, en tapant la table du bout de l’index. Nous parlons de deux tentatives de meurtre qui ont manqué de très peu d’aboutir.
- Est-ce que cela équivaudrait à un assassinat réussi, Sire d’Hubert ? demanda avec ironie la Primogène Tremere.
Un regard noir du Prince coupa court à cette verve moqueuse.
- Qu’en est-il de Lucien lui-même ? demanda alors Villon au Brujah.
Sans fierté, Simon répondit que Lucien avait été cohérent dans tout son discours. Il n’avait pu aider à dire d’où venait le serpent. Evidemment, le fait que la Coterie de Lucien était juste en dessous de la loge de la Comtesse, c’était suspect. Lucien assurait qu’il avait disposé les sièges ainsi pour protéger Bathory –en dépit de leur rivalité notoire.
La police se mobilisait, ainsi que l’armée, pour attraper les fuyards. On pensait qu’ils avaient sauté du train en marche, peu avant une gare. Ils pouvaient avoir disparu dans la campagne.
Le jour allait bientôt se lever, seuls les humains pourraient poursuivre les recherches.

Le conseil Primogène décida de lever la séance. Ses membres, et tous les Caïnites présents à l’opéra, passeraient une journée agitée. Villon ne voulait pas penser encore aux conséquences de cette affaire sur le Sabbat et les antitribus. Il faudrait dans les mois à venir être inflexible sur la Mascarade. En raccompagnant le Prince à ses appartements, Simon comprit clairement qu’il devrait durcir les règles, être un molosse.
Dans les six mois suivants, l’affaire de l’Opéra fut peu à peu étouffée. Les rivalités intestines, les guerres perpétuelles, la recherche du plaisir, du divertissement, les voyages, tout cela égara loin des esprits la tentative de meurtre de Bathory. Ainsi les passions recouvrent les passions, interminablement.
La version officielle qui fut communiquée à l’Elysium était la suivante : la Comtesse Bathory avait succombé à ses blessures. L’attaque de l’opéra et de la Madeleine étaient dues à des anarchs bien organisées. La Comtesse avait bien été attaquée à l’Opéra, son infant Lisbeth avait été enlevée à la Madeleine. Or, c’était le contraire qui était vrai –quoique… La police Brujah avait appréhendé un grand nombre d’anarchs, qui circulaient sur les réseaux underground. On purgeait les ombres. Hieronymus Lucien, quoiqu’il fut impossible de le tenir coupable, resta longtemps suspect. Il se tiendrait pour longtemps à l’écart du Louvre, et même de Paris. Il partit en voyage à Venise.

Quelques temps plus tard, vers le mois de février 2003, le nom de Kruegger commença à circuler parmi ceux qui s’intéressaient à l’affaire de l’Opéra. Ce nom éclipsa celui de Cervantès, qui avait circulé quelques temps dans l’Elysium. Ce Gangrel avait presque perdu toute humanité. Il ressemblait à un fauve lubrique. Il avait vécu au bois de Vincennes. Il pouvait être coupable du meurtre de la Comtesse Bathory, et de plus encore…
FIN
