05-03-2009, 01:19 PM
(This post was last modified: 06-03-2009, 03:35 PM by Darth Nico.)
DOSSIER #9<!--sizec--><!--/sizec-->
Le lendemain, en milieu de journée, quand Maréchal rentra enfin chez lui, il passa aussitôt un appel à Weid. Il le mit au courant du braquage de la Donasserne.
- Les Pandores et moi avons fouillé le quartier. On l'a passé au peigne fin. On a fini par reconstituer le trajet de la bande. Ils sont passés dans le quartier des Minuties, et de là, ils se sont perdus dans la foule... On ignore où est leur butin. Ils ne l'ont sans doute pas sur eux.
"On a retrouvé l'immeuble où ils se sont retrouvés juste après le casse. Là-bas, ils ont changé de vêtements. On a retrouvé un complice qui portait les sacs, ceux où ils ont laissé leurs habits, les gants, les cagoules... Ce n'est qu'un casseur à la petite semaine, un demi-sel. Pour lui, c'était une sacrée promotion de pouvoir travailler avec le Somnambule. Il a vite avoué ce qu'il savait, c'est à dire pas grand'chose. Les Pandores continuent de le cuisiner, mais à mon avis, on n'en tirera pas plus.
"Par ailleurs, je suis repassé à l'épicerie. Portzamparc y est passé dès l'ouverture et il a laissé un message, dès son retour du braquage. Il a confirmé que personne n'était reparti avec de l'argent sur lui. Le partage doit avoir lieu dans deux jours. En attendant, Portzamparc et Perce-Pierres ont quitté leur planque de Rotor 17. Le Somnambule ne les reverra que pour leur remettre des enveloppes... Non, pas de liquide, mais les numéros du compte où l'argent a été déposé... D'accord, nous ferons comme cela... Entendu, je transmets à Portzamparc le numéro de ce compte. Comme ça, il y ira faire le virement vers ce compte... Oui, tout à fait..."
C'était ingénieux et simple. Weid allait ouvrir à Portzamparc un compte. D'ici là, le détective ne donnerait pas de nouvelles. Maréchal n'avait qu'à attendre.
Il passa donc le reste de la journée, et toute celle du lendemain, à attendre tranquillement chez lui, à se promener, comme s'il était en congés. Officiellement, il était en stage !
Le troisième jour après le braquage, il appela Herbert :
- Inutile d'essayer de vous défiler... Vous allez me donner votre numéro de compte, et n'essayez pas de m'entourlouper, n'est-ce pas !... Oui, j'irai me renseigner sur ce compte-là.... Si on l'apprend !... Que voulez-vous que je vous dise ! Et surtout, je vous conseille d'aller déposer cet argent rapidement. Oui, c'est ça, au revoir.
Herbert avait vraiment la carrure du fusible, le type sacrifiable.
En fin de journée, sachant que la remise des enveloppes avait eu lieu, Maréchal alla la caisse de dépôts de la Pham'Velker, à côté de chez Herbert. Il demanda à voir le directeur.
Il montra sa plaque à ce dernier. Brigade Financière !
- Monsieur le directeur, je vous prie de croire que mon enquête ne porte aucunement sur votre établissement. Même pas sur un de vos clients. Plutôt sur le client d'un de vos clients... Rien à voir avec vous.
- Normalement, il me faudrait des papiers un peu plus officielles pour que j'accède à votre requête, inspecteur...
Déclaration de pure forme. L'honnête banquier ne fit pas de difficulté pour que Maréchal puisse consulter les mouvements de fond du compte de Herbert. Pendant que le directeur demandait à un des guichetiers de lui trouver les papiers nécessaires, Maréchal lui parla de la pluie et du beau, et surtout de cette vague de braquages dirigée contre la Pham'Velker. Que c'était bien malheureux, que heureusement la police veillait. Même dans les petits quartiers, comme à la Jointure, où l'on avait mis la main, naguère, sur la bande à Gibal !
- La bande à Gibal ?...
Manifestement, le directeur répugnait même à se salir la bouche en prononçant ces mots, qui sentaient la crapule à deux kilomètres.
La bande à Gibal, le Notaire... Maréchal et Portzamparc avaient été aux premières loges.
- Voilà les autorisations, inspecteur. En espérant que cela restera discret...
- Mais oui, mais oui...
D'autant plus discret que Maréchal comptait bien que le directeur ne dise pas un mot de cela à quiconque, puisque cette demande était plus ou moins irrégulière. Mais l'inspecteur se sentait couvert par son appartenance officieuse à la Brigade Spéciale ! Un bien beau stage de formation !
Maréchal trouva le numéro du compte à partir duquel on avait versé l'argent à Herbert. Il le nota et appela Weid, qui allait faire une demande à CONTRÔLE.
Le lendemain matin, le commissaire rappelait son inspecteur et lui donnait le nom et l'adresse du détenteur du compte.
Comme sur des roulettes...
Maréchal alla arrêter l'individu soupçonné, un autre truand qui s'était senti pousser des ailes quand la bande du Somnambule l'avait contacté.
- Allez, suis-moi, Marko...
Il avait une tête à être un frère de sang de Gino, pour sa vie de petit trafiquant minable. Il l'emmena à Névise, dans les bureaux de Weid. Le commissaire remercia son inspecteur et dit qu'il allait s'en occuper.
- Rentrez donc vous reposer un peu, inspecteur. Vous avez bien travaillé.
Maréchal obéit et passa une bonne nuit de sommeil. Le lendemain, il se fit monter les journaux. Il y avait déjà cinq jours que le braquage de la Donasserne avait eu lieu. Un autre casse s'était produit entre temps, attribué encore au Somnambule. Portzamparc avait-il participé à celui-ci ? Manifestement non. Maréchal avait reçu, le soir d'avant, un télégramme de son collègue, l'informant que lui et Perce-Pierres avaient changé plusieurs fois de planques, et il ne parlait pas d'un nouveau braquage.
L'histoire du Somnambule prenait l'ampleur d'une épopée. Une épopée sanglante. Un gang violent, sanguinaire même, et gratuitement. Des attaques au fusil et au sabre, avec des exécutions sommaires, pour l'exemple.
L'opinion publique se passionnait pour ces hommes sauvages, brutaux, qui parcouraient la Cité en pillards, défiant toutes les lois. On les craignait et ils fascinaient. Les journaux publiaient les portraits-robots transmis par SÛRETE. Les témoignages concordaient pour dire que la bande s'appelait elle-même les Insomniaques et qu'ils venaient de Forge. On était sûr que le Somnambule était d'origine forgienne, mais ses hommes étaient des gaillards des steppes.
On parlait d'une fête à tout casser, chez une comtesse, où des Insomniaques s'étaient introduits, pour trouver de l'alcool et des femmes. Ils avaient failli déclencher un massacre, mais les Pandores étaient intervenus à temps, sans parvenir à leur mettre la main dessus.
Ainsi, entre deux casses, ils faisaient la bombe, comme des soldats permissionnaires !
Cette insolence, cette témérité folle donnait des cauchemars à TRIBUNAL. C'était la crédibilité de tout le système judiciaire qui était en jeu !
Pendant que le peuple et ses institutions s'affolaient, Portzamparc et Perce-Pierres voyageaient à travers la Cité d'Acier, à l'écart de ce remue-ménage. Ils passaient d'hôtels en hôtels, dans des quartiers isolés, sans attrait ni pour la police ni pour les criminels. Portzamparc préférait ne pas appeler sa femme. Officiellement, il était toujours en stage. Un stage très loin, pour une durée indéterminée. Madame de Portzamparc était chez sa mère, et suivait le feuilleton du Somnambule, elle aussi, sans se douter le moins du monde de l'implication de son mari ! Elle le savait courageux, imprudent même, mais elle ne pouvait pas imaginer !...
*
Cette après-midi là, Portzamparc se chargeait une fois de plus de la corvée de patates. C'était machinal pour lui. Il aimait bien, en plus, retrouver cette habitude apprise sur Forge. Comme au bon vieux temps...
Le Perce-Pierres était loin d'être aussi serein. Il se morfondait.
- Venez donc m'aider, disait Portzamparc.
Sa vie de soldat lui avait appris une chose, que l'oisiveté est mère de tous les vices ! (Comme le Somnambule avait dû être inactif, dans ce cas !

Toujours avoir une occupation ! S'occuper les mains, bricoler, cuisiner, n'importe quoi quand on peut tuer le temps.
Les patates tombaient les unes après les autres dans le seau. Le Perce-Pierres tournait en rond comme un animal en cage.
- Vous êtes prêts à recommencer, vous ?
- Bien sûr, fit calmement Portzamparc.
- Et s'ils décident de nous trucider après le casse, hein !
- Qu'ils essaient déjà...
- Et s'ils se doutent seulement de quelque chose !...
- ... m'étonnerait... Vous avez tellement bien travaillé sur ce coffre...
- Ils vont quand même se demander d'où vous débarquez...
- De la même planète qu'eux.
- Et du même pays ?
Portzamparc s'arrêta d'éplucher :
- Vous savez d'où ils viennent ?
- Vraisemblablement de Scovié... Je les ai entendus, une fois...
- Scovié, hein ?...
On frappa à la porte. Parlophone !
Le Perce-Pierres fut électrisé.
- Je vais répondre, dit Portzamparc en se levant de la chaise où il avait passé plusieurs heures assis.
Notre détective remonta après quelques minutes.
- Vous avez des habits de soirée, Perce-Pierres ?
- Quoi ?... Moi ? non...
- Alors, allons-nous en acheter ! Nous sommes riches, après tout !
Perce-Pierres crut qu'il allait tourner de l'oeil. Le Somnambule les invitait au restaurant ! Et quel restaurant !
*
Le Zeppelin d'Argent était le plus haut restaurant de la Cité. Il flottait à une centaine de mètres au-dessus d'un des quartiers les plus prestigieux qui soit : les Célestes, attaché à la plateforme voisine de celle du grand casino le Pandemonium. C'est aux Célestes qu'on trouvait les plus grands restaurants, les galeries commerciales somptueuses ainsi qu'un grand nombre de galeries d'art courues. La vie y était hors de prix puisque, de plus, c'était le quartier qui profitait le mieux de l'ensoleillement relatif dispensé par le vieux soleil du système.
Les Célestes comptaient aussi, pour cette raison, un grand observatoire d'où, prétendait-on, on pouvait observer les navires forgiens évoluer sur leur océan.
Entre les plateformes qui flottaient au-dessus de la Cité se trouvaient de petites passerelles où les belles dames et les beaux messieurs circulaient sur leurs beaux cyclopèdes à l'immense roue arrière. Dans ces hauteurs, on ne savait plus si le quartier était physiquement solidaire du reste de la Cité. Les Célestéens aimaient penser que non ; ils comparaient volontiers la structure d'Exil à un verre de champagne : au fond du verre, les bulles sont agglutinées, comme les quartiers populaires, et en remontant, les bulles se détachent, de plus en plus légères et aériennes, comme les Célestes.
Portzamparc et Perce-Pierres avaient mis leurs habits de soirée et s'étaient faits conduire par Théodule Corben. Le brave pilote de Mägott-Platz reçut encore un bon pourboire : Portzamparc devenait pour ainsi dire son mécène ! Et dans les semaines qui suivirent, comme on le verra, Corben eut encore l'occasion de largement arrondir ses fins de mois pour le service du détective.
Il y avait une station de ballon-taxi privée qui seule emmenait les clients vers le restaurant. Corben renifla fort dans ses épaisses moustaches, maudit ces aristos qui se croyaient tout permis avec leurs engins luxueux et fragiles (contrairement à sa propre "Titine", modèle rafistolé et réglé au millimètre, capable d'endurer les pires coups de tabac) !
- Je vous attends comme d'habitude, patron.
Il partit en sifflotant en soupesant les velles laissées par Portzamparc : il allait passer la soirée au Pandemonium, avec des machines à sous, de l'alcool et des filles !
- Amusez-vous bien, dit Portzamparc.
Le ballon prit cinq passagers en plus de nos deux héros, trois jeunes loups aux dents longues avec deux femmes qui riaient comme des folles. Le ciel était clair et dégagé. Seul le Zeppelin projetait son ombre arrogante sur les Célestes.
Quand il vit Corben entrer dans le casino, Maréchal se leva du banc où, comme un espion aguerri, il surveillait Portzamparc de derrière son journal. Il rangea ce dernier dans sa poche et approcha de la station de ballon-taxi. Il avait été prévenu par son collègue du dîner très chic auquel le conviait le Somnambule. Il fit un petit signe à Portzamparc puis entra dans un grand café rempli de gros négociants et de mondains en tous genres.
Portzamparc et son encombrant complice entraient dans le Zeppelin. Les murs étaient couverts d'écailles en argent. Le parquet était en bois, les tables étaient des tables d'orientation. Dans une ambiance feutrée, les serveurs préparaient d'énormes plateaux de fruits de mer avec les crustacés qui trempaient dans la glace. Les sommeliers allaient et venaient avec leurs seaux de crus millésimés. On reconnaissait plusieurs vedettes du théâtre et de l'opéra, qui avaient leurs habitudes.
Le Somnambule était à une table au fond, entouré de cinq de ses lieutenants. En dépit de leurs beaux habits, ils déteignaient, avec leurs carrures de catcheurs. Ils mangeaient chacun comme quatre : le garçon qui s'occupait de leur table n'arrivait pas à fournir ! Ils étaient déjà bien rouges ; on les devinait capable de descendre les bouteilles comme des employés de banque.
En fait, le Perce-Pierres redoutait le pire. Il savait la bande des Insomniaques capables par exemple, de prendre en otage le restaurant et de s'emparer carrément du Zeppelin ! De jeter quelques serveurs par-dessus bord, pour rigoler ...!D'attaquer une banque avec ! De prendre d'assaut la Cité Administrative !
Ces gens ne manquent pas d'imagination.
Les deux invités s'assirent à la table, pendant que les gros Forgiens engloutissaient crustacés, huîtres et légumes. Le Somnambule mangeait peu. Par rapport à ses complices trapus, il était mince et athlétique. ll ne buvait presque pas et avait un appétit d'oiseau. Les autres étaient ses prédateurs de compagnie. Il les nourrissait et les dressait.
Portzamparc ne manquait pas d'appétit et il n'eut pas peur de relever le défi lancé par les autres. Il tenait le coup face à l'alcool. Il n'allait pas laisser ces petits Scoviens lui en remontrer ! Il leur montra ce qu'on apprenait, dans les chambrées sur Autrelles !
- Quel appétit, souriait le Somnambule. Et toi, tu ne manges pas ?
Le Perce-Pierres avait du mal à finir ses bouchées.
- Prends des forces, je vais avoir besoin de toi bientôt...
- Quand vous voudrez, articula le perceur de coffres.
Portzamparc reposait son verre en regardant les autres droit dans les yeux. Les serveurs regardaient de travers cette table de goinfres ; ils chuchotaient dans leur coin. Le patron, très poliment, s'approcha d'eux, en leur demandant s'ils voulaient encore autre chose. Le Somnambule le regarda de son regard glacé :
- Amenez-nous la carte des desserts. Je prendrai une tisane...
- Bien, monsieur.
L'autre baissait les yeux et repartait. Il avait compris l'ordre que lui intimait ce grand personnage gris. Ne plus les déranger !
Le Somnambule alluma une cigarette, qu'il fuma négligemment. Perce-Pierres bourrait maladroitement sa pipe. Il faisait tomber des mèches de tabac par terre.
Par la fenêtre, la vue plongeante sur la Cité était imprenable. On apercevait les entrelacs angoissants et les kilomètres de vide, la structure invraisemblable des passerelles et des bâtiments, les mille mondes agglutinés les uns sur les autres.
L'après-midi était déjà bien entamée, les estomacs bien remplis. Les Scoviens étaient lourdement, mollement, assis sur leurs chaises. Le Somnambule écrasait sa cigarette :
- Nous repartons bientôt pour un nouveau coup.
Portzamparc dit qu'il était prêt.
Il savait qu'en s'infiltrant, son but était de découvrir des complices, des commanditaires. Or, pour le moment, il lui semblait que les Insomniaques opéraient vraiment seuls. Weid ne s'était pas trompé en parlant d'une criminalité d'un nouveau genre. Il n'avait rien à voir avec l'organisation traditionnelle, hiérarchisée, des bandits d'honneur. Portzamparc était sûr que ces derniers avaient peur du Somnambule. Un peu comme les petits truands de Mägott Platz avaient eu une peur bleue de Horo ou Gueule-de-Rat.
Seulement, si cette bande était indépendante, il n'y avait plus à attendre pour l'arrêter ! Il n'y avait rien à découvrir.
Le Somnambule paya l'addition et laissa un beau pourboire. Il fit signe à ses hommes que c'était l'heure de partir, et sans essayer de faire de l'esclandre dans le restaurant. Il reprenait ses fauves en laisse, parce que depuis quelques temps, ils regardaient quelques petites serveuses aux formes bien agréables. Ils reprirent le ballon et se séparèrent sur la plateforme des Célestes.
- Je vous appellerai...
- Entendu, dit Portzamparc.
Le détective alluma une cigarette, inquiet.
- Cela ne s'est pas si mal passé, dit-il.
- C'est de la folie... Il faut arrêter maintenant, fit Perce-Pierres. Ce sont des animaux enragés. Ils auraient été capables de faire un massacre là-haut...
- Justement, ils ne l'ont pas fait.
- Ils vont le faire ailleurs...
- On continue. Il y a quelque chose de pas clair avec ce type...
Portzamparc voulait saisir une dernière chance. Un dernier braquage. Si après celui-là, il ne trouvait rien, il laisserait SÛRETE faire son travail.
- Alors ce n'est pas le moment de flancher, compris ?
Perce-Pierres aurait donné cher pour être tranquillement au fond d'une cellule du Château, plutôt qu'en liberté avec la bande du Somnambule après lui !
Maréchal sortait de son restaurant, disait bonjour de loin à son collègue et montait dans le ballon-taxi de Corben.
- Tiens, inspecteur ! Ce n'est pas vous que je m'attendais à voir !
- Nous partons sur le champ, monsieur Corben ! Portzamparc rentrera par ses propres moyens !
- On va où ?
- Suivez ce ballon-taxi !