06-03-2009, 03:47 PM
(This post was last modified: 06-03-2009, 06:07 PM by Darth Nico.)
DOSSIER #9<!--sizec--><!--/sizec-->
La bande des Insomniaques avait quitté les Célestes à bord d'un autre ballon, qui descendit dans le gouffre qui suivait le grand ascenseur urbain n°3. Les turbulences étaient fortes : il était difficile de garder sa direction dans ce défilé vertical, et de ne pas aller s'écraser contre la façade d'un immeuble ou d'empaler la toile sur une des gargouilles aux langues fourchues.
- Ils se dirigent vers la Cité-Machine, cria Maréchal.
- Oui !
Il n'avaient pas pris l'ascenseur car il était trop fréquenté et trop gardé par la police. Il aurait été facile de les bloquer dans la cabine.
Maréchal se demandait si le repaire de la bande était en plein chez les Ingénieurs ?
Corben était un vieux de la vieille, et ce n'était pas des courants aériens violents qui allaient l'arrêter. Son slourt domestique frissonnait, accroché aux cordages, comme un brave marin qui défie à la proue les vagues de l'océan !
Corben devait se freiner volontairement pour ne pas rejoindre l'autre ballon, aux mains d'un pilote bien moins habile. A tout hasard, Maréchal avait son révolver de près. Au fond, il aurait été facile de s'approcher, de crever d'une balle la toile de leur dirigeable, et de les regarder s'écraser dans les bas-fonds de la Cité...
- Ils continuent leur descente ! Mais ça va devenir impraticable pour moi !
- Vous êtes sûrs ?
- Oui... D'ailleurs regardez, l'autre pilote les dépose à l'ascenseur !
- En-dessous, ce n'est plus aussi surveillé...
Maréchal demanda à Corben de le poser sur une passerelle un niveau au-dessus.
- Pour la facture, adressez-vous au détective de Portzamparc !
- Très bien, chef ! Bonne route !
- Et bonjour à Mägott Platz !
Maréchal prit un escalier, les oreilles qui sifflaient encore du vent, étourdi par ces bourrasques d'air.
Le Somnambule et ses acolytes avaient pris le grand ascenseur 3. Maréchal s'approcha de l'employé et montra sa plaque :
- Où vont les passagers de la cabine d'avant ?
- Ils ont pris un billet pour tout en bas, m'sieur !
- Alors pour moi aussi !
*
Chemin souterrain des tombeaux -->
Tout en bas...
Maréchal fut tout seul dans son ascenseur. A mesure qu'il descendait, il sentait des souvenirs remonter à la surface. Il était jeune à l'époque. Il voulait impressionner Nelly. Elle l'avait recueillie dans sa bande quand même ! Et il y avait cet endroit où on disait que personne ne devait aller, pas même le "peuple des rues". Des enfants étaient allés là-bas mais on disait qu'ils se faisaient happer par des monstres, qu'ils étaient engloutis dans un abime de noirceur, qu'ils tombaient à jamais...
On appelait cet endroit le Halo. Maréchal était un timide à l'époque. Le petit Antonin n'aurait pas osé désobéir à Nelly ! Pas s'aventurer là-bas... Il avait trop peur.
Le Halo, c'était une lueur qu'on voyait de loin quand on s'aventurait sous la Cité-Machine. Il fallait déjà avoir du courage pour aller sous les Machines qui font tourner la Cité ! Ouais, un sacré courage !
La bande à Nelly y était allée, juste une fois. On disait que les gens d'une autre bande y étaient allés, en plein dans le Halo. Nelly, elle, n'aurait pas laissé ses protégés s'aventurer dans un tel endroit. C'était trop... trop effrayant !... Elle ne voulait pas les perdre, ses gamins, pour une stupide histoire d'héroïsme. Elle voulait devenir la chef d'une bande respectée, vivre la liberté, pas comme les bourgeois... Elle voulait, elle voulait...
Bref, c'était bien loin pour Maréchal. Il vérifia encore son révolver. La cabine s'immobilisa.
C'était ce qu'on appelle aller au fond des choses. Il était en-dessous de tout. La masse gigantesque de la Cité grincer doucement dans la bise. Il n'y avait qu'un seul bloc d'Acier, et Maréchal était en-dessous, perdu parmi les piliers de soutiens des plateformes de machines absurdes. Dans cette noirceur, il y avait des poussières de lueurs, des loupiotes de service pour les mitiers. C'était comme dans un chantier à l'abandon. Ce n'était plus la ville, ni un gouffre.
Maréchal toussota et serra son écharpe. Il avait tort d'être venu. Il le savait bien... Mais voilà, c'était plus fort que lui... Il s'était jeté tête baissé dans cette histoire. Weid avait donné la petite pichenette supplémentaire pour l'enfoncer encore plus dans la curiosité.
Des palpitations sourdes sortaient des machines absurdes. Elles étaient d'une taille à peine imaginable. Dans ces mécanismes, la moindre roue dentelée devait faire cinq mètres de diamètre ! C'est comme si Maréchal avait rétréci ou qu'il se trouvait chez les géants. D'ailleurs, la passerelle sur laquelle il avançait frôlait un tombeau de forme ovoïde, haut comme un immeuble de huit étages.
Un panneau indiquait : "Chemin souterrain des tombeaux".
C'était presque touristique ! Une petite pelouse et on serait venu pour le pique-nique en fin de semaine ! au milieu des tubes à air comprimé et des rails.
Deux Ingénieurs, qui discutaient sentencieusement, passèrent au loin, l'air grave. Maréchal aurait voulu les appeler ; seulement, c'est comme s'ils n'étaient pas dans le même monde.
Un bref instant, Maréchal eut une vision de son passé. Il se revoyait dans la cour de son école, avec tous les gamins qui jouaient au ballon, qui criaient. Le ballon passait par-dessus la grille de l'école et un passant le renvoyait aux gamins.
Maréchal toussa encore. Il faisait froid et sa toux prenait un son métallisé. Il avait entendu que c'était les sons quand on est dans un engin submersible. Une pulsation montait des niveaux inférieurs.
Maréchal regarda sa montre et grimaça. SHC 6 - RUS 6 - IEI 6 !
Il entendit des pas derrière lui. Il se retourna lentement, transi de peur. Le vent claquait, les passerelles gémissaient en chœur.
Le Somnambule le regardait, amusé, une cigarette à la bouche.
- Vous vous êtes égarés...
- J'ai au contraire le sentiment que je trouve mon chemin, fit Maréchal.
- Seulement, il n'est pas sûr que vous puissiez revenir en arrière.
- Vous non plus...
Le Somnambule écrasa sa cigarette et avança de plusieurs pas.
- Vous avez une bien belle montre. Vous avez dû l'acheter dans la même boutique que moi.
La gorge de l'inspecteur se serra quand il vit l'homme blafard sortit le même modèle, avec les trois cadrans.
- On me l'a offerte...
Le policier se sentait soudain fatigué. Son coeur battait au rythme des pulsations mécaniques d'ensemble.
- La mienne indique des chiffres élevés, et la vôtre ?...
- La mienne aussi, souffla Maréchal. Mais je ne connais pas la signification de deux d'entre eux.
Le Somnambule ralluma une cigarette.
- Amusant, moi non plus. Par exemple, le premier sigle, SHC...
- Celui-ci, je le connais. Par contre, les deux autres ne me disent rien.
- Je connais IEI.
- Si nous pouvions trouver quelqu'un qui connait RUS.
- Vous pouvez sans doute me dire ce qu'est SHC.
- Oui, sourit Maréchal. D'autant que je pense que vous souffrez vous aussi de ce mal.
- Si ce sigle désigne l'insomnie, oui...
- C'est le Syndrome d'Hypersensibilité Chronique... Jamais entendu parler, monsieur le Somnambule ?
L'autre sourit aussi.
- Jamais non.
- C'est un mal lié à la Cité. Il vous empêche de dormir. Il vous donne envie de marcher, d'explorer. Et de trouver des lieux inconnus, inaccessibles au commun des mortels.
- Vous m'en direz tant. C'est l'ivresse des profondeurs...
- Peut-être bien...
- A mon tour alors. L'IEI...
- Comment vous l'avez découvert ?
- Les policiers sont si curieux.
- C'est le métier qui veut ça.
- C'est mon ancien protecteur qui me l'a appris. L'IEI est l'Intrusion Extralunaire Insolite. Moi qui ai passé un temps sur Forge, je suppose que je suis mesuré par cette aiguille. Et vous, d'où venez-vous, monsieur le policier ?
- Je suis né sur la Lune. Je ne l'ai jamais quitté.
- Mais vous la connaissez mieux que la plupart des Ingénieurs, dirait-on.
- On le dirait.
- Savez-vous que je suis actuellement l'objet de menaces ? Peut-être que la police pourrait assurer ma protection ?
- Peut-être. Si vous me suiviez au commissariat le plus proche, nous pourrions enregistrer votre déposition.
- Nous verrons cela. En fait, je poursuis quelqu'un, et quelqu'un me poursuit. C'est à qui attrapera l'autre en premier.
- Et à qui en voulez-vous comme ça ?
- J'en veux à un policier acharné. Un homme qui se fait appeler Léopold Weid. Un de vos collègues.
- J'en ai entendu parler. Je le préviendrai que vous voulez le voir.
- Dites lui juste de renoncer à me traquer.
- Et qui est après vous ?...
- Vous faites du zèle, officier... L'homme qui me poursuit appartient à la caste des Scientistes. Cela rentre-t-il dans vos attributions ?
- Personne n'est au-dessus de la loi.
- Vous m'en voyez rassuré. C'est un savant, le professeur Hendrich...
Le Somnambule avait fait claquer ce nom, chargé de menaces. Longtemps, les passerelles vibreraient de ces syllabes.
- Ce diabolique personnage a fait de moi ce que je suis, et il a juré ma perte.
- Séquestration ?
- Oui. Séquestration, sourit le Somnambule. Traitements cruels, et j'en passe. Nous sommes nombreux à avoir eu une enfance malheureuse.
- Adressez-vous aux services sociaux.
- Je n'aime pas me faire plaindre.
- Si vous n'avez rien à ajouter, je vais vous laisser circuler.
- Et moi, je vais vous laisser repartir vaquer à vos occupations de fonctionnaire.
Maréchal avança, le coeur qui battait de plus en plus fort. Il passa à côté du Somnambule, qui ne remua pas d'un cil. L'inspecteur avança encore. Il se retourna et vit l'homme qui passait par-dessus la rambarde et atterrissait sur la plateforme d'en-dessous.
L'inspecteur, transi, retrouva l'ascenseur et prit un billet pour remonter à la Cité-Machine. Il entendait encore la pulsation lointaine, et il l'avait encore dans les oreilles quand, arrivé chez lui, il passa sous une douche brûlante.
*
Le surlendemain, Portzamparc reçut dans sa planque le rendez-vous pour la prochaine "opération". Le Perce-Pierres était retourné à sa boutique en secret pour y reprendre du matériel. La police avait levé les scellés. Peut-être que Weid avait arrangé cela ?
Portzamparc avait trouvé un petit hôtel miteux comme il faut, L'hôtel du voyageur, qui lui convenait parfaitement. Il avait pris une chambre pour le mois, en se servant, comme il faisait pour Corben, dans les fonds versés par son réseau. Après la mort de l'amiral, on lui avait même versé une jolie prime. Il s'était mis à pleuvoir sans arrêt depuis la veille. La communication chromatographique passait mal. On entendait de forts graillons sur la ligne, alors que le policier transmettait à Maréchal le nom de la prochaine banque. Dans un autre vilain hôtel, Maréchal recevait les informations. Il avait passé la journée de la veille à dormir, hanté par les visions sépulcrales de sa descente. Son SHC ne descendait pas en-dessous de 4, comme certains ivrognes ont un taux plancher d'alcool dans le sang !
L'inspecteur transmit au commissaire Weid, malgré les intempéries.
- Ce sera la dernière fois, dit Weid. Soit Portzamparc arrive à trouver une information nouvelle, soit nous le sortons de là et nous raflons toute la bande.
- Je crois que c'est bien comme ça qu'il l'entendait...
La banque était une succursale du Crédit industriel exiléen, la maison de change de la famille Aussame Nerbois. Le bâtiment attaqué se trouvait à Primevent, un beau quartier où l'argent appartenait surtout à des corpolitains de l'armement. Une recette qui se chiffrait en millions de velles...
Le Somnambule connaissait déjà par coeur la banque, qui serait à l'intérieur, combien de temps la police mettrait à réagir.
La veille, Maréchal avait eu Herbert au parlophone :
- Je vous dis que le Somnambule peut voir l'avenir ! Il a des visions !
- C'est les Scientistes qui lui ont fait ça ?
- Taisez-vous... Vous ne savez pas ce que vous dites... Il voit, c'est tout !
- Il va voir ce qu'il va voir quand on le ceinturera !
- Ne riez pas avec ça, inspecteur... Cet homme a vu des choses... des choses... d'une autre planète !
- Des barbares forgiens par exemple !
- Pas seulement ! de plus loin !
- Allons bon ! Des extralunaires !
- Oui...
Herbert était très agité. Maréchal, fatigué, qui ne savait plus bien à quoi accorder de la réalité, préféra se recoucher en se resservant un verre de whisky bien concret.
Le Somnambule entra le premier dans la banque, alla au guichet, dégaina son fusil de sous son épaisse gabardine et braqua l'employé, pendant que les Forgiens entraient et faisaient mettre tout le monde à plat ventre.
Le Perce-Pierres et Portzamparc avançaient vers les coffres, pendant que le Somnambule faisait vider les caisses. Les forêts du Perce-Pierres firent encore merveille et tout le contenu du coffre fut raflé, avec la célérité et la brutalité d'une descente de police. Le Somnambule aimait cette comparaison. Ils remontèrent à cinq du coffre, chargés de sacs pleins à craquer, pendant que le reste de la bande, qui était venue au grand complet ouvrait le feu sur les Pandores qui approchait : ils préparaient la sortie. Toute la bande jaillit comme une meute. Il y eut une fusillade assourdissante, fulgurante. Les armes aboyaient, les hommes criaient, des chevaux s'affolaient...
Mais quand la Brigade Urbaine, menée par l'inspecteur Lanvin, arriva, la bataille était finie. La bande des Insomniaques s'était dispersée. Rageur, Lanvin hurla à tout le monde de boucler le quartier et ceux d'à côté. Mais il savait bien que c'était inutile.
Le Somnambule organisa un bref rendez-vous, une heure après le casse, à Rotor 17. L'argent fut distribué en liquide directement. Maintenant, n ne se reverrait plus avant longtemps.
Quant à Maréchal, il se retrouvait le bec dans l'eau. Ce n'était pas la banque annoncée qui avait été attaquée ! C'était un établissement appartenant à la maison Margannes !
Maréchal avait guetté à Primevent sans rien voir venir.
Découragé, il passa le soir dans l'hôtel de Portzamparc. Celui-ci se faisait un café.
Les deux collègues ne s'étaient pas parlés de vive-voix depuis plus de dix jours, et cela semblait une décennie.
- Alors, c'est terminé ? dit Maréchal.
- Oui. Le Somnambule n'a plus l'intention de se montrer avant longtemps...
Portzamparc versa du café à son collègue.
- Vos conclusions ?
- Mes conclusions, dit Portzamparc, amer, il n'y en a pas beaucoup. Cette bande n'est soutenue par personne. Je connais le nom et la tête des complices. Reste que maintenant, ils nous ont filé entre les doigts.
Les deux hommes fumèrent une cigarette.
Ils s'apercevaient de ce qu'ils avaient fait. Non seulement ce n'était pas régulier, mais c'était dangereux, pour eux comme pour la sécurité de leurs concitoyens.
- Allons voir Weid, dit Maréchal.
- Ca, j'y compte bien ! S'il peut nous dire quoi faire !... Vous, de votre côté, vous n'avez rien appris de nouveau ?
- Non, soupira Maréchal, cachant sa nervosité. Je crois que nous avons assez perdu de temps. Allons voir le commissaire et mettons fin à cette histoire.
- J'appelle Corben.
Pendant le trajet, ils restèrent songeurs. Dans quel délire s'étaient-ils embarqués ? Il serait temps que Weid joue cartes sur table avec eux. Quand ils survolèrent Névise, la pluie tombait toujours. Plusieurs quais étaient inondés ! Mais une grosse fumée s'élevait dans le ciel. Elle venait du bâtiment de la Brigade Spéciale ! Des flammes !
Le bâtiment était calciné ! Les pompiers terminaient de circonscrire les départs de feu, avec leurs lances alimentés par l'eau du fleuve.
Les deux policiers se précipitèrent. Il n'y avait là qu'un planton du quartier.
- Que s'est-il passé ?
- Incendie, dit-il, ennuyé. Origine probablement criminelle...
- Des morts ?
- Pas de cadavres identifiés.
- Mais des cadavres, il y en a ?
- Je ne sais pas bien... Au fait, non... Non, on n'a rien trouvé.
Les pompiers confirmèrent n'avoir trouvé aucun corps.
Nos deux héros choisirent de ne pas s'attarder.
- Demain, on retourne au bureau, proposa Portzamparc. On dira que notre stage est fini...
- De fait, il l'est, dit Maréchal. J'espère qu'on ne nous posera pas de questions.
Il aurait fallu penser à consulter le dossier de leur mise en disponibilité pour ce stage, voir la date de fin, faire des demandes à la hiérarchie... Ils n'avaient pas le temps pour ces paperasses ! Il fallait savoir où était Weid !
Maréchal se fit déposer chez lui par Corben, et Portzamparc à son hôtel.
- Vous ne pouvez plus vous passer de cet endroit !
- J'aime autant ne pas prendre de risques, dit le détective. Et puis, il faut que je range mes affaires. Je remménagerai demain.
- Bonne soirée.
Maréchal, de plus en plus inquiet, retrouva son appartement et se servit un verre. Son parlophone sonna. A l'autre bout du fil, un souffle, des gémissements...
- Alors, monsieur le policier ?... Bien rentré, n'est-ce pas ?...
C'était le Somnambule, une sourde haine dans la voix.
- Vous avez raison, à propos du SHC. Cette saleté nous tape sur les nerfs. C'est la Cité qui fait ça, qui vit à travers nous ! C'est son appel... son appel !
- Si vous désirez en parler, vous feriez mieux de me retrouver au quai des Oiseleurs...
- Non, non, j'ai compris... Je n'ai plus besoin de vous... Maintenant, c'est Hendrich qui m'attend. J'ai rendez-vous avec Exil ! Avec l'autre Cité d'Exil ! Vous ne pouvez pas comprendre.
- Il est encore temps de vous arrêter.
- Non, non, il est trop tard, inspecteur. Vous m'avez poussé à bout... Et pas que vous. Votre ami aussi...
- Quoi mon ami ?
- Bonne soirée, inspecteur.
Il raccrocha.
Maréchal garda le combiné en main, affolé. Il composa le numéro de Portzamparc.
Ce dernier s'était donc fait raccompagner à son hôtel par Corben.
- Vous êtes partants pour un petit supplément ?
- Vous n'avez pas d'horaires vous !
- Non, mais j'ai les moyens de mes envies...
Portzamparc sortit plus de cinq cents velles. Plus d'un mois de salaire d'un coup.
- Une prime pour le dérangement de dernière minute, les horaires de nuit et, bien sûr, votre discrétion.
- D'accord, d'accord... Mais laissez-moi vous dire que vous êtes un drôle de policier ! Je ne sais pas s'ils font tous autant de zèle !
- Et vous, vous êtes un sacré pilote, Corben. Allez, en avant !
Portzamparc se fit poser aux Célestes, où il demanda au pilote du ballon qui avait conduit le Somnambule de refaire le trajet pour lui. Il laissa Corben partir.
- J'aime autant que vous alliez vous reposer pour le moment.
- Merci, chef ! Et bon courage !... Désolé pour tout à l'heure, hein... Je sais que vous faites votre boulot.
- On ne compte pas toujours ses heures, Corben.
Le ballon-taxi le descendit à la Cité-Machine. Le pilote affirma que la bande avait pris l'ascenseur n°3. Et le guichetier lui répéta ce qu'il avait dit à Maréchal : ils étaient descendu tout en bas !
- Il y a quelqu'un qui vous l'a déjà demandé ?
Le guichetier fit une description de Maréchal, et Portzamparc ne fut pas trop surpris que son collègue l'ait précédé dans ce genre d'endroits glauques...
Il ne pouvait pas laisser le Somnambule filer. C'était trop bête. Et en tant que Forgien, il ne se sentait pas obligé de croire aux superstitions exiléennes. S'il y avait des hommes dans ces souterrains, il les dénicherait et il ferait appel à Lanvin pour venir les mettre au gniouf !
Alors que la cabine remontait, un coup de feu claqua. Portzamparc se jeta contre un mur. Son bras saignait. La douleur lui remonta dans le corps et il serra les dents pour sortir son révolver.
Le guichetier s'était mis à couvert sous son bureau et le pilote courait vers son ballon.
Second coup de feu. La balle frappa le sol. Portzamparc prit son arme de la main gauche, sortit de derrière son mur. Il avisa le tireur, perché sur le toit des bureaux. Le policier courut s'abriter derrière un banc. Le tireur rechargeait son arme. C'était un des gros Forgiens. Portzamparc se releva, tira, et toucha l'autre à la jambe. Du coup, il roula sur le toit et chuta de trois mètres. Il s'affala au sol. Plusieurs os craquèrent.
Furieux, Portzamparc se jeta sur lui en lui plaquant son canon sur l'œil et sa cuisse sur son ventre.
- Où le Somnambule ?...
- Tu es déjà mort, salopard... Vermine...
Portzamparc lui envoya un coup de crosse. Il le chargea sur son épaule et le traîna au ballon.
- Décollez, ordonna le policier au pilote mort de peur.
L'autre, affolé, obéit.
Au premier commissariat venu, Portzamparc fit basculer le corps par-dessus bord, en montrant sa plaque aux Pandores ahuris. Portzamparc courut dans les bureaux au parlophone. Il appela chez Maréchal, mais ça ne répondait pas. Il fit redécoller le ballon et se fit déposer près du Quai.
- Attendez-moi là !
Le détective courut à l'appartement de Maréchal, frappa à la porte. Pas de réponse. Il était peut-être sorti... Mais non, il était trop fatigué !... Portzamparc avait un sale pressentiment.
Il frappa plus fort avec son bras encore valide. Son bras droit était éraflé et il s'était fait un garrot d'urgence pendant le trajet.
Il prit un couteau et réussit à crocheter le loquet. Il entra et trouva Maréchal, étendu sur le dos par terre, les yeux grand ouverts, la gorge qui saignait.
Le policier, qui sentait qu'il arrivait à bout de nerfs, qu'il se détraquait comme un réveil usé, appela au secours. La gardienne monta, hurla, et courut appeler l'hôpital. Portzamparc ne voulait pas être vu ici ! Il ne voulait pas être vu ici !...
Deux collègues du Quai revenaient avec la concierge. Portzamparc dit qu'il était juste repassé prendre des affaires, qu'il avait voulu dire bonjour à Maréchal... Peu importait ! Les infirmiers arrivaient avec une civière.
Pâle, tremblant, Portzamparc n'en sentait pas moins une sourde colère monter en lui. Le Somnambule avait tout compris !
C'était donc la guerre.
Le policier redescendit et retrouva le ballon-taxi.
- En avant ! La nuit n'est pas finie !
Il se fit reconduire à la Cité Machine et monta dans l'ascenseur.
*
Il descendit jusqu'au dernier étage. Il était prêt à fondre sur le repaire du Somnambule. Révolver en main, il courut vers les passerelles. Et il en vit des dizaines, des centaines et des tuyaux en tous sens.
Il fut pris de vertige et s'aperçut de son égarement. C'était de la folie. Il ignorait même si Maréchal avait trouvé son chemin ici !
Il savait encore retourner à l'ascenseur. Jamais il ne pourrait seul trouver le Somnambule dans ce labyrinthe.
Il entendit du bruit au-dessus de lui : des pas sur une coursive.
Fou de rage, il braqua l'individu qui l'observait. Une androïde !...
Oui, c'était Penthésilée.
Celle-ci leva les mains. Portzamparc lui ordonna de descendre. Elle sauta prestement et se reçut comme un chat.
- Qu'est-ce que vous faites là ?...
- Je -cherche comme -vous...
Elle parlait d'une voix métallique saccadée, de mauvaise qualité. Ce qui contrastait avec la perfection mécanique de son corps, comme Portzamparc n'en avait jamais vu.
- Vous cherchez quoi ?
- Le -Somnam-bule...
- Ah oui, tiens donc...
- Je veux -aussi vous -aider -
- M'aider !
Portzamparc ne comprenait plus rien ! Il la braqua de plus belle.
- M'aider à quoi !
- Vous aider -pour - Maréchal...
- Maréchal...
Il baissa son arme.
- Quand la -nuit tombe, il faut -trouver ses - alliés -dans les ténèbres...
- Joli dicton. A quoi ça nous avance ?
- Je vous -aiderai à -trouver des ren-seignements.
- Pourquoi pas... Au point où j'en suis, hein... Si vous êtes aussi habile à ça qu'à voler les grands magasins !
Penthésilée tendit le bras vers la passerelle d'au-dessus : un grappin sortit de son avant-bras, s'accrocha et l'emporta dans les airs.
Portzamparc était très fatigué.
Il allait appeler Herbert, tout faire cracher à ce petit chauve. Il allait appeler son réseau, mettre en branle leurs moyens de renseignements, et faire la peau au Somnambule !
*
Maréchal fut conduit à l'hôpital et opéré d'urgence. Une balle lui avait traversé la gorge. Le tireur, selon les premières conclusions de l'enquête, s'était embusqué sur le toit d'en face, et avait utilisé un fusil de chasse.
- Un cas similaire à celui de l'amiral de Villers-Leclos, conclut la Police Scientifique. Il s'en est fallut de peu que la balle n'atteigne l'inspecteur en pleine tête.
Tante Myrtille fut avertie et se précipita à l'hôpital, où le chirurgien ressortait de la salle d'opération, épuisé.
- Il est en vie, mais je ne sais pas quand il se réveillera, madame. Ni dans quel état...
L'inspecteur ressortait à ce moment sur une civière. Sur le trajet, il fut soudain pris de spasme, comme un aliéné, et il fallut deux solides infirmiers pour le calmer. Tante Myrtille se précipita vers lui mais il ne la reconnaissait pas, il ne reconnaissait personne !
Soudain, il retomba inerte.
- Il est dans le coma, madame... Il peut y rester des heures, ou des jours...
Myrtille fondit en larmes.
Dans son sommeil profond, Maréchal entendait indistinctement ce qui se disait autour de lui. Mais surtout, il voyageait, plus loin que jamais, dans son passé et dans ses rêves...
Il était à nouveau Antonin le gamin. Il se revoyait, dans le foyer de la bande, une vieille bicoque près de la Cité Machine. On disait que ce n'était pas bien d'aller dans le Halo, que c'était interdit. Nelly l'avait interdit !
Il y avait une autre bande qui y était allée. Des durs. Des grands, qui avaient un jour humilié Antonin en le traitant de crotte-au-cul, de trouillard, de tout ce qu'on voulait... Nelly avait dû le défendre, et du coup, il s'était fait traiter de fillette !
Ce soir-là, Antonin ne dormait pas. Une crise d'insomnie, comme il en avait parfois.
Il s'était levé, mort de peur et résolu. Il avait pris son bagage, regardé Nelly qui dormait profondément. Les larmes aux yeux, il lui avait dit au revoir, et il était parti vers le Halo.
Il avait descendu le souterrain, le chemin des tombeaux. Il n'avait vu personne pendant longtemps, et puis, un grand homme, le crâne rasé dans un manteau noir serré, qui portait une belle canne en sélénium, s'était approché de lui :
- Tu es perdu mon petit ?
- Je veux voir le Halo...
- Tu veux ? Mais tu es tout proche... Viens, je vais t'y emmener...
- Vous avez une belle montre...
C'est vrai que c'était un très beau modèle. Antonin l'aurait bien fauché. En or, reluisante...
- Elle te plait ? Regarde-là bien, et peut-être un jour, je t'en donnerai une toute pareille.
Une belle montre à trois cadrans avec un sigle au-dessus de chaque. Et Maréchal voyait Antonin disparaître dans un halo lumineux. S'il avait pu, il aurait hurlé de désespoir, mais là, son hurlement resta prisonnier de sa poitrine, et il roula en lui comme une vague, au travers toute la Cité souterraine de ses souvenirs, engloutissant ses visions, et n'y laissant qu'un calme impénétrable.
FIN DU DOSSIER