Ramenée à la réalité par cette scène cocasse le lieutenant Yu reprit peu à peu conscience de son environnement. Il était presque 20h, cette folle journée l'avait laissée épuisée mais elle ne terminait son service que 3h plus tard et sur son bureau des piles de rapports à lire, de notes internes à assimiler ou de demande d'équipement à envoyer l'attendaient. Elle se remit au volant de la voiture de patrouille recouverte de poussière par le souffle de l'explosion, et prit à la direction du central à Downtown, ne s'arrêtant que pour acheter un repas express biofood dans une des boutiques à la mode de la marque alimentaire. Elle ne s'inquiétait pas trop pour ses deux hommes, ils avaient agi dans les règles en se lançant dans cette poursuite et ne risquaient pas grand chose des militaires. Elle espérait seulement qu'ils ne les retiendraient pas 48h au secret comme ils en avaient le droit. Elle avait découvert depuis quelques semaines les subtilités de la gestion des plannings et après la première absence de quatre agents, perdre à nouveau des hommes pour deux jours allaient désorganiser le fragile équilibre qu'elle s'efforçait de maintenir. Elle comprenait maintenant pourquoi le lieutenant Hawkins était toujours aussi intraitable sur les absences ou les petits arrangements entre collègues.
Le COPS était une unité bien particulière, fondée par Andrew Noon sur les principes de d'adaptabilité et de réactivité, elle avait attiré en son sein des profils atypiques qui faisaient tous d'excellents policiers, mais en contrepartie la discipline n'était pas une qualité très répandue chez ses membres. Jen Yu aimait et admirait cette équipe pour son travail, quand elle regardait ses collègues aller et venir au central, toujours en mouvement, incapables de rester plus d'un quart d'heure devant leur ordinateur pour la plupart, elle ressentait par moment presque physiquement toute la puissance de ce bloc tendu vers un seul objectif, la vérité. Anita Garcia avait rit de bon coeur en l'écoutant quand elle avait essayé de mettre des mots sur cette sensation, elle s'était même gentiment moquer d'elle en lui demandant si elle s'imaginait à son nouveau poste telle un cornac à donner des coups de bâton pour faire aller un éléphant borné et incoercible dans la bonne direction. Sur le moment elle avait été vexée que son amie rabaisse son envolée lyrique à une image aussi grossière mais elle avait fini par admettre en souriant que celle-ci définissait mieux qu'un long discours l'idée qu'elle se faisait de sa place au sein de la section. Elle devait canaliser leur énergie et leurs talents, et les protéger d'eux-même parfois.
Absorbée par la lecture des rapports, elle fut surprise par l'arrivée du lieutenant Maxwell qui dirigeait l 'équipe de nuit de la section.
- Lieutenant Yu, comment allez-vous ? Demanda-t-il en lui serrant la main. J'ai entendu dire que votre équipe n'avait pas chômé aujourd'hui.
- Bonsoir lieutenant Maxwell. Oui nous avons été assez occupés.
- On m'a dit que vous étiez allé à Watts ?
- Non, enfin je veux dire oui je suis allé à Watts pour voir des agents.
Epuisée, elle se perdait dans ce qu'elle avait le droit de révéler et ce qui était couvert la juridiction d'exception.
- Et vous êtes passée par une tempête de poussière en chemin, ce qui explique pourquoi j'ai entendu les types du garage se plaindre de vous pour la toute première fois je crois bien.
- Oui... enfin pas exactement, c'est juste que j'ai dû couper par un terrain vague un moment à cause d'une route bloquée par un... accident...
Jen était affligée par la faiblesse de ses mensonges. Etant la dernière arrivée et la plus jeune à ce poste, elle avait encore des réticences à traiter d'égal à égal avec les autres lieutenants. Quelques uns en profitaient pour la taquiner gentiment et Philip J. Maxwell étaient de ceux là. Il fini par lancer un grand éclat de rire.
- Pardon Jade, je plaisantais. Fit-il content de lui. Je sais que vous n'avez pas le droit de me dire à quoi jouent nos amis militaires. Allez-vous reposer vous en avez bien besoin.
Bredouillant quelques mots de remerciement elle prit ses affaires, salua les détectives présents et sorti rejoindre Anita qui répétait dans un studio trois rues plus loin en vue de son concert prochain.
Le reste de la soirée se déroula comme dans un rêve et enivrée par la musique, quelques coupes de champagne et surtout par la présence radieuse de son amie elle oublia toute la fatigue et le stress de cette journée.
Mardi 25 juin 2031
Ses préoccupations la rattrapèrent aux premières heures le lendemain matin. Le soleil faisait pourtant de son mieux quelques jours seulement après le solstice d'été mais il se levait à peine quand elle sorti de sa douche et alluma son ordinateur. Derrière elle, Anita dormirait encore plusieurs heures comme à son habitude. Là dans un fichier crypté elle avait scanné un dossier étrange qu'elle avait récupéré deux jours plus tôt à la bibliothèque générale de LA par des voies qui l'étaient tout autant. La lecture de ces pages la mettait terriblement mal à l'aise, et alors qu'elle était généralement une lectrice boulimique elle en avait même repoussé plusieurs fois l'examen. Sans être directement lié à une affaire en cours, le nom de code qui barrait la première page avait été tout de même évoqué par le docteur Booth peu de temps avant sa mort lors de l'opération sur l'agent T, mais seulement pour dire que ce projet n'existait pas. Jen n'en avait parlé à personne, pas même à son amie, ce qui contribuait à rendre cette lecture inconfortable. Rassemblant son courage elle parvint à lire en entier la cinquantaine de page aux premières lueurs du jour. Quand elle referma le fichier elle tremblait littéralement, comme si un quelqu'un venait de donner un coup de masse dans les fondations les plus profondes de son être. Les implications de ces pages étaient terribles et même si elle utilisait toute son expérience de scientifique pour rationaliser et se convaincre de ne pas sauter à des conclusions hâtives et hypothétiques, elle hiérarchisait déjà dans sa tête les actions à entreprendre pour établir la véracité du document. Durant le reste de la matinée elle fit de son mieux pour ne pas paraitre soucieuse mais Anita savait parfaitement lire sur son visage maintenant qu'elles vivaient ensembles.
- On dirait que quelque chose te tracasse, c'est au sujet de Black Dog et Alecto ?
- Oui j'espère que tout va bien se passer pour eux. Répondit-elle, trop heureuse d'avoir une perche à saisir et en même temps mortifiée de mentir ouvertement à son amie.
- Tu es une vraie mère pour eux dis-moi. Fit Anita dans un sourire. Je suis sûr que tout ira bien, ils en ont vu d'autre.
Comme une confirmation, peu de temps avant le déjeuner un message de Jet Allen s'afficha sur son téléphone lui indiquant que les militaires les avaient laissés sortir lui et Costigan, il concluait avec panache en disant qu'il était prêt à mettre son poing dans la figure de tous ces clowns de soldats. Elle répondit en leur donnant rendez-vous à la prise de service.
A l'heure dite dans la salle de réunion de l'étage du COPS elle procéda au briefing d'usage où les agents évoquaient leurs enquêtes en cours et recevaient leurs instructions. Les détectives Kogoro Columbo et Swagger apportèrent ainsi les derniers éléments qu'ils avaient trouvés sur l'affaire du tueur mystique. Trop occupée par les interventions des militaires le lieutenant n'avait suivi que de loin ce qui semblait être l'oeuvre d'un nouveau tueur en série. Il avait semé derrière lui déjà trois victimes, la dernière datait de la veille au soir et il tenait un rythme élevé d'une attaque tous les deux jours. Elle soupira en réalisant que la presse allait très rapidement s'emparer de l'affaire et en faire ses gros titres, du moins si le remue ménage des militaires se calmait. Une information à la fois, le public ne peut pas suivre deux sujets en même temps à LA. Toutes les victimes avaient été tuées selon un rituel précis, la cage thoracique ouverte et le coeur arraché. Les scènes de crimes aussi obéissaient à un schéma précis, les corps qui étaient transportés sur les lieux après avoir été tués ailleurs étaient déposés sur un symbole magique et sur un mur à proximité le tueur laissait une série de signes gravés dont les agents devinaient qu'ils devaient se combiner entre eux d'une certaine manière sans pouvoir la trouver pour le moment. Au cours de leur enquête les deux cops avaient pris contact avec un libraire qui tenait une petite boutique spécialisée dans l'occultisme à South Central. Il leur avait été d'un précieux secours pour décoder l'imagerie du tueur. Grâce à ses conseils, la toujours méticuleuse Shimazu Kogoro Columbo avait mis à jour un deuxième symbole caché, superposé à celui tracé à la craie sur les trois scènes de crimes. Toujours d'après leur informateur ces symboles remontaient à la renaissance, et on en trouvait la première trace dans un récit intitulé le « Livre des Révélations » qui tenait autant du mythe que de la réalité. Ces diagrammes combinés servaient selon lui pour une invocation d'un démon, le lieutenant se demandait en écoutant les rapports de ses agents si ce libraire croyait vraiment ces sornettes ou s'il était lucide et savait que le véritable intérêt de l'occultisme était ce qu'il révélait de la psychologie de son époque.
C'est Kogoro Columbo qui parlait le plus, Swagger se contentant d'acquiescer et d'ajouter une précision sur une déposition ou une observation. Même si elle ne regrettait pas son choix dans les affectations, Jen se demandait comment se passait la collaboration entre ceux deux-là qui étaient si différents. La belle nippo-californienne restait une énigme, tout le monde s'accordait à dire qu'elle était particulièrement douée pour étudier une scène de crime et y dénicher les éléments que tous les autres auraient raté. Mais tout le monde s'accordait aussi à dire qu'elle n'était pas tout à fait saine d'esprit. Elle portait en permanence un kimono alors que, Jen en était certaine, même au Japon les femmes qui travaillaient n'en portaient plus depuis longtemps. C'est comme si plutôt qu'être décalée dans l'espace, elle était décalée dans le temps. Sa loupe et sa pipe devaient être les seuls modèles du genre à ne pas être dans un musée et sa voiture antique était le premier sujet de plaisanterie des autres équipes quand des réunions de la section étaient organisées. Le résultat global était étrange, capable d'intuition remarquables mais rarement capable de les communiquer rationnellement à ses collègues. A ses côtés le californien bronzé, que Jen avait pris pour un acteur le jour de son arrivé au central, à l'inverse ne pourrait pas être plus en phase avec son époque. En couple avec une star de cinéma, il ressemblait à un dandy moderne et même quand il mettait un jean et des baskets il paraissait sortir d'un magazine de mode. Mais elle savait qu'il était au delà de ça un agent efficace, loyal et courageux, et elle gardait pour lui une affection particulière en mémoire de la manière dont il les avait tiré tout seul du guêpier des hommes de Genson.
Pendant ce temps Kogoro Columbo continuait inlassablement son exposé, les deux premières victimes partageaient un goût pour l'ésotérisme et la première avait même laissé un carnet rempli de notes sur lesquelles les experts de la scientifique se cassaient encore les dents. La disposition des scènes de crime répondait également à une logique, elles dessinaient à l'échelle de la ville un triangle parfait et d'après le libraire, le dessin complet visé par le tueur devait être identique à celui du schéma caché sur chaque scène. Kogoro Columbo avait fait remarqué que cela donnait une indication des quartiers potentiellement touchés par les prochaines scènes mais le lieutenant savait pertinemment qu'elle n'obtiendrait jamais les cohortes de patrouilles nécessaires à la surveillance de ce genre de périmètre.
Les deux cops avaient prévu de fouiller le domicile de la troisième victime et également de d'aller voir un vieux bâtiment de l'institut Clearwater pour malades mentaux qui était fermé depuis longtemps. C'est le libraire, toujours lui, qui les avait mis sur cette piste, il avait retrouvé dans les archives des journaux un article datant de 2009 qui mentionnait des signes cabalistiques identiques à ceux laissés par le tueur et retrouvés dans ce bâtiment. Elle n'aimait pas trop l'idée qu'un citoyen participe autant à une enquête et elle se préparait déjà à l'arrivée inévitable d'une future interview du sympathique libraire qui dévoilerait tous les éléments de l'enquête censés être couverts par le secret.
Juste après le briefing le lieutenant Yu ainsi que tout ce que le LAPD comptait d'officier furent convoqués à la mairie pour un point de situation concernant le quartier de Watts. Dans la grande salle de réunion d'ordinaire réservée au conférence de presse, une centaine de personne avaient pris place, même les officiers en congés étaient présents. Il était exceptionnel que tout le LAPD soit ainsi réuni en dehors des cérémonies de voeux de la mairie ou la désignation d'un nouveau CoP, les discussions allaient bon train sur la teneur de la réunion. Les conversations s'éteignirent lorsque le maire Kristin Lane fit son entrée accompagnée de Firmani et du général Trump. Le lieutenant nota du coin de l'oeil que des hommes discrets, sans doute des membres du CISA probablement, avaient pris place dans un coin de la salle.
- Officier du LAPD, voici les dernières informations dont nous disposons et qui seront officiellement relayées à la presse à l'issue de cette réunion. Il apparaît qu'une épidémie de grippe espagnole s'est déclarée dans le quartier de Watts. Devant le risque encouru par la population c'est le Department of Health qui est dorénavant en charge du plan d'action. Pour éviter toute propagation de l'épidémie, le secrétaire d'Etat a décrété la mise en quarantaine du quartier. L'armée coordonnera les soins apportés au habitant du quartier. Le LAPD sera responsable de l'application de la quarantaine et du maintient de l'ordre dans le quartier avec l'assistance de l'armée si nécessaire. Je laisse maintenant la parole au chef de la police M. Firmani pour l 'organisation interne des taches.
- Merci madame le maire. Nous serons tous mobilisés pour que les gens de Watts comme tout ceux de Los Angeles bénéficient de la protection et la sécurité auxquelles ils ont droit. La zone de quarantaine sera délimitée par des clôtures amovibles en cours d'installation par les militaires et les entrées sorties ne pourront se faire que dans les check points autorisés. Toutes les divisions seront mises à contribution mais devant la nature exceptionnelle de l'entreprise c'est le COPS qui en assurera la coordination et assumera la responsabilité des opérations de maintien de l'ordre.
Jen aurait pu jurer que le chef du LAPD avait martelé le mot responsabilité plus que de raison, et un rapide coup d'oeil aux autres officiers du COPS lui indiqua qu'elle n'était pas la seule à l'avoir entendu. Sur l'estrade Firmani terminait son intervention :
- Vous recevrez en rentrant au central les zones d'affectation de votre équipe qui vous seront remises par vos capitaines respectifs. N'oubliez pas, la ville compte sur nous, nous devons nous montrer à la hauteur. Merci.
Au moment de sortir de la salle, Jen se retourna pour regarder le maire discuter avec Firmani et Trump. Elle devait reconnaître qu'elle était impressionnée devant la conviction dont ils étaient capables pour assener des mensonges, fussent-ils pour raison d'état.
Le COPS était une unité bien particulière, fondée par Andrew Noon sur les principes de d'adaptabilité et de réactivité, elle avait attiré en son sein des profils atypiques qui faisaient tous d'excellents policiers, mais en contrepartie la discipline n'était pas une qualité très répandue chez ses membres. Jen Yu aimait et admirait cette équipe pour son travail, quand elle regardait ses collègues aller et venir au central, toujours en mouvement, incapables de rester plus d'un quart d'heure devant leur ordinateur pour la plupart, elle ressentait par moment presque physiquement toute la puissance de ce bloc tendu vers un seul objectif, la vérité. Anita Garcia avait rit de bon coeur en l'écoutant quand elle avait essayé de mettre des mots sur cette sensation, elle s'était même gentiment moquer d'elle en lui demandant si elle s'imaginait à son nouveau poste telle un cornac à donner des coups de bâton pour faire aller un éléphant borné et incoercible dans la bonne direction. Sur le moment elle avait été vexée que son amie rabaisse son envolée lyrique à une image aussi grossière mais elle avait fini par admettre en souriant que celle-ci définissait mieux qu'un long discours l'idée qu'elle se faisait de sa place au sein de la section. Elle devait canaliser leur énergie et leurs talents, et les protéger d'eux-même parfois.
Absorbée par la lecture des rapports, elle fut surprise par l'arrivée du lieutenant Maxwell qui dirigeait l 'équipe de nuit de la section.
- Lieutenant Yu, comment allez-vous ? Demanda-t-il en lui serrant la main. J'ai entendu dire que votre équipe n'avait pas chômé aujourd'hui.
- Bonsoir lieutenant Maxwell. Oui nous avons été assez occupés.
- On m'a dit que vous étiez allé à Watts ?
- Non, enfin je veux dire oui je suis allé à Watts pour voir des agents.
Epuisée, elle se perdait dans ce qu'elle avait le droit de révéler et ce qui était couvert la juridiction d'exception.
- Et vous êtes passée par une tempête de poussière en chemin, ce qui explique pourquoi j'ai entendu les types du garage se plaindre de vous pour la toute première fois je crois bien.
- Oui... enfin pas exactement, c'est juste que j'ai dû couper par un terrain vague un moment à cause d'une route bloquée par un... accident...
Jen était affligée par la faiblesse de ses mensonges. Etant la dernière arrivée et la plus jeune à ce poste, elle avait encore des réticences à traiter d'égal à égal avec les autres lieutenants. Quelques uns en profitaient pour la taquiner gentiment et Philip J. Maxwell étaient de ceux là. Il fini par lancer un grand éclat de rire.
- Pardon Jade, je plaisantais. Fit-il content de lui. Je sais que vous n'avez pas le droit de me dire à quoi jouent nos amis militaires. Allez-vous reposer vous en avez bien besoin.
Bredouillant quelques mots de remerciement elle prit ses affaires, salua les détectives présents et sorti rejoindre Anita qui répétait dans un studio trois rues plus loin en vue de son concert prochain.
Le reste de la soirée se déroula comme dans un rêve et enivrée par la musique, quelques coupes de champagne et surtout par la présence radieuse de son amie elle oublia toute la fatigue et le stress de cette journée.
Mardi 25 juin 2031
Ses préoccupations la rattrapèrent aux premières heures le lendemain matin. Le soleil faisait pourtant de son mieux quelques jours seulement après le solstice d'été mais il se levait à peine quand elle sorti de sa douche et alluma son ordinateur. Derrière elle, Anita dormirait encore plusieurs heures comme à son habitude. Là dans un fichier crypté elle avait scanné un dossier étrange qu'elle avait récupéré deux jours plus tôt à la bibliothèque générale de LA par des voies qui l'étaient tout autant. La lecture de ces pages la mettait terriblement mal à l'aise, et alors qu'elle était généralement une lectrice boulimique elle en avait même repoussé plusieurs fois l'examen. Sans être directement lié à une affaire en cours, le nom de code qui barrait la première page avait été tout de même évoqué par le docteur Booth peu de temps avant sa mort lors de l'opération sur l'agent T, mais seulement pour dire que ce projet n'existait pas. Jen n'en avait parlé à personne, pas même à son amie, ce qui contribuait à rendre cette lecture inconfortable. Rassemblant son courage elle parvint à lire en entier la cinquantaine de page aux premières lueurs du jour. Quand elle referma le fichier elle tremblait littéralement, comme si un quelqu'un venait de donner un coup de masse dans les fondations les plus profondes de son être. Les implications de ces pages étaient terribles et même si elle utilisait toute son expérience de scientifique pour rationaliser et se convaincre de ne pas sauter à des conclusions hâtives et hypothétiques, elle hiérarchisait déjà dans sa tête les actions à entreprendre pour établir la véracité du document. Durant le reste de la matinée elle fit de son mieux pour ne pas paraitre soucieuse mais Anita savait parfaitement lire sur son visage maintenant qu'elles vivaient ensembles.
- On dirait que quelque chose te tracasse, c'est au sujet de Black Dog et Alecto ?
- Oui j'espère que tout va bien se passer pour eux. Répondit-elle, trop heureuse d'avoir une perche à saisir et en même temps mortifiée de mentir ouvertement à son amie.
- Tu es une vraie mère pour eux dis-moi. Fit Anita dans un sourire. Je suis sûr que tout ira bien, ils en ont vu d'autre.
Comme une confirmation, peu de temps avant le déjeuner un message de Jet Allen s'afficha sur son téléphone lui indiquant que les militaires les avaient laissés sortir lui et Costigan, il concluait avec panache en disant qu'il était prêt à mettre son poing dans la figure de tous ces clowns de soldats. Elle répondit en leur donnant rendez-vous à la prise de service.
A l'heure dite dans la salle de réunion de l'étage du COPS elle procéda au briefing d'usage où les agents évoquaient leurs enquêtes en cours et recevaient leurs instructions. Les détectives Kogoro Columbo et Swagger apportèrent ainsi les derniers éléments qu'ils avaient trouvés sur l'affaire du tueur mystique. Trop occupée par les interventions des militaires le lieutenant n'avait suivi que de loin ce qui semblait être l'oeuvre d'un nouveau tueur en série. Il avait semé derrière lui déjà trois victimes, la dernière datait de la veille au soir et il tenait un rythme élevé d'une attaque tous les deux jours. Elle soupira en réalisant que la presse allait très rapidement s'emparer de l'affaire et en faire ses gros titres, du moins si le remue ménage des militaires se calmait. Une information à la fois, le public ne peut pas suivre deux sujets en même temps à LA. Toutes les victimes avaient été tuées selon un rituel précis, la cage thoracique ouverte et le coeur arraché. Les scènes de crimes aussi obéissaient à un schéma précis, les corps qui étaient transportés sur les lieux après avoir été tués ailleurs étaient déposés sur un symbole magique et sur un mur à proximité le tueur laissait une série de signes gravés dont les agents devinaient qu'ils devaient se combiner entre eux d'une certaine manière sans pouvoir la trouver pour le moment. Au cours de leur enquête les deux cops avaient pris contact avec un libraire qui tenait une petite boutique spécialisée dans l'occultisme à South Central. Il leur avait été d'un précieux secours pour décoder l'imagerie du tueur. Grâce à ses conseils, la toujours méticuleuse Shimazu Kogoro Columbo avait mis à jour un deuxième symbole caché, superposé à celui tracé à la craie sur les trois scènes de crimes. Toujours d'après leur informateur ces symboles remontaient à la renaissance, et on en trouvait la première trace dans un récit intitulé le « Livre des Révélations » qui tenait autant du mythe que de la réalité. Ces diagrammes combinés servaient selon lui pour une invocation d'un démon, le lieutenant se demandait en écoutant les rapports de ses agents si ce libraire croyait vraiment ces sornettes ou s'il était lucide et savait que le véritable intérêt de l'occultisme était ce qu'il révélait de la psychologie de son époque.
C'est Kogoro Columbo qui parlait le plus, Swagger se contentant d'acquiescer et d'ajouter une précision sur une déposition ou une observation. Même si elle ne regrettait pas son choix dans les affectations, Jen se demandait comment se passait la collaboration entre ceux deux-là qui étaient si différents. La belle nippo-californienne restait une énigme, tout le monde s'accordait à dire qu'elle était particulièrement douée pour étudier une scène de crime et y dénicher les éléments que tous les autres auraient raté. Mais tout le monde s'accordait aussi à dire qu'elle n'était pas tout à fait saine d'esprit. Elle portait en permanence un kimono alors que, Jen en était certaine, même au Japon les femmes qui travaillaient n'en portaient plus depuis longtemps. C'est comme si plutôt qu'être décalée dans l'espace, elle était décalée dans le temps. Sa loupe et sa pipe devaient être les seuls modèles du genre à ne pas être dans un musée et sa voiture antique était le premier sujet de plaisanterie des autres équipes quand des réunions de la section étaient organisées. Le résultat global était étrange, capable d'intuition remarquables mais rarement capable de les communiquer rationnellement à ses collègues. A ses côtés le californien bronzé, que Jen avait pris pour un acteur le jour de son arrivé au central, à l'inverse ne pourrait pas être plus en phase avec son époque. En couple avec une star de cinéma, il ressemblait à un dandy moderne et même quand il mettait un jean et des baskets il paraissait sortir d'un magazine de mode. Mais elle savait qu'il était au delà de ça un agent efficace, loyal et courageux, et elle gardait pour lui une affection particulière en mémoire de la manière dont il les avait tiré tout seul du guêpier des hommes de Genson.
Pendant ce temps Kogoro Columbo continuait inlassablement son exposé, les deux premières victimes partageaient un goût pour l'ésotérisme et la première avait même laissé un carnet rempli de notes sur lesquelles les experts de la scientifique se cassaient encore les dents. La disposition des scènes de crime répondait également à une logique, elles dessinaient à l'échelle de la ville un triangle parfait et d'après le libraire, le dessin complet visé par le tueur devait être identique à celui du schéma caché sur chaque scène. Kogoro Columbo avait fait remarqué que cela donnait une indication des quartiers potentiellement touchés par les prochaines scènes mais le lieutenant savait pertinemment qu'elle n'obtiendrait jamais les cohortes de patrouilles nécessaires à la surveillance de ce genre de périmètre.
Les deux cops avaient prévu de fouiller le domicile de la troisième victime et également de d'aller voir un vieux bâtiment de l'institut Clearwater pour malades mentaux qui était fermé depuis longtemps. C'est le libraire, toujours lui, qui les avait mis sur cette piste, il avait retrouvé dans les archives des journaux un article datant de 2009 qui mentionnait des signes cabalistiques identiques à ceux laissés par le tueur et retrouvés dans ce bâtiment. Elle n'aimait pas trop l'idée qu'un citoyen participe autant à une enquête et elle se préparait déjà à l'arrivée inévitable d'une future interview du sympathique libraire qui dévoilerait tous les éléments de l'enquête censés être couverts par le secret.
Juste après le briefing le lieutenant Yu ainsi que tout ce que le LAPD comptait d'officier furent convoqués à la mairie pour un point de situation concernant le quartier de Watts. Dans la grande salle de réunion d'ordinaire réservée au conférence de presse, une centaine de personne avaient pris place, même les officiers en congés étaient présents. Il était exceptionnel que tout le LAPD soit ainsi réuni en dehors des cérémonies de voeux de la mairie ou la désignation d'un nouveau CoP, les discussions allaient bon train sur la teneur de la réunion. Les conversations s'éteignirent lorsque le maire Kristin Lane fit son entrée accompagnée de Firmani et du général Trump. Le lieutenant nota du coin de l'oeil que des hommes discrets, sans doute des membres du CISA probablement, avaient pris place dans un coin de la salle.
- Officier du LAPD, voici les dernières informations dont nous disposons et qui seront officiellement relayées à la presse à l'issue de cette réunion. Il apparaît qu'une épidémie de grippe espagnole s'est déclarée dans le quartier de Watts. Devant le risque encouru par la population c'est le Department of Health qui est dorénavant en charge du plan d'action. Pour éviter toute propagation de l'épidémie, le secrétaire d'Etat a décrété la mise en quarantaine du quartier. L'armée coordonnera les soins apportés au habitant du quartier. Le LAPD sera responsable de l'application de la quarantaine et du maintient de l'ordre dans le quartier avec l'assistance de l'armée si nécessaire. Je laisse maintenant la parole au chef de la police M. Firmani pour l 'organisation interne des taches.
- Merci madame le maire. Nous serons tous mobilisés pour que les gens de Watts comme tout ceux de Los Angeles bénéficient de la protection et la sécurité auxquelles ils ont droit. La zone de quarantaine sera délimitée par des clôtures amovibles en cours d'installation par les militaires et les entrées sorties ne pourront se faire que dans les check points autorisés. Toutes les divisions seront mises à contribution mais devant la nature exceptionnelle de l'entreprise c'est le COPS qui en assurera la coordination et assumera la responsabilité des opérations de maintien de l'ordre.
Jen aurait pu jurer que le chef du LAPD avait martelé le mot responsabilité plus que de raison, et un rapide coup d'oeil aux autres officiers du COPS lui indiqua qu'elle n'était pas la seule à l'avoir entendu. Sur l'estrade Firmani terminait son intervention :
- Vous recevrez en rentrant au central les zones d'affectation de votre équipe qui vous seront remises par vos capitaines respectifs. N'oubliez pas, la ville compte sur nous, nous devons nous montrer à la hauteur. Merci.
Au moment de sortir de la salle, Jen se retourna pour regarder le maire discuter avec Firmani et Trump. Elle devait reconnaître qu'elle était impressionnée devant la conviction dont ils étaient capables pour assener des mensonges, fussent-ils pour raison d'état.