Thread Rating:
  • 0 Vote(s) - 0 Average
  • 1
  • 2
  • 3
  • 4
  • 5
17e Episode : L'ennemi de mon ennemi
#18
CHRONIQUES DES SABLES BRÛLANTS



Yatsume était dans la tour principale du village des Iuchi. De l’encens parfumait la pièce en bois, très sombre, bien plus fraîche que dehors. Elle s’était assise pour écouter le doyen des shugenjas, entre quatre braseros presque éteints. D’autres parfums brûlaient ailleurs, sur de plus petits brûloirs que des servantes balançaient régulièrement. Yatsume avait soudain sommeil. La fatigue du voyage lui tombait dessus d’un coup. Elle avait peine à écouter ce que lui disait le prêtre. C’était pourtant essentiel. C’était ce qu’elle était venu chercher dans ce désert du bout du monde ; c’est là que le shugenja des Royaumes d’Ivoire lui avait dit d’aller.
- Tu veux t’aventurer dans les terres des ombres… Les ombres les plus noires, en plein milieu d’un désert éblouissant dès que le soleil se lève… Les terres où notre guide à tous, dame Shinjo, s’est perdue… Quelle folie t’emmène là-bas ? Et qui est cet étranger qui te suit ?... Qu’as-tu fait à l’Empire pour que tu doives fuir si loin ?
Yatsume peinait à discerner les mots, les questions ; encore plus à répondre. Elle voulait dormir. Elle espérait retenir les informations. Elle ne savait pas si elle commençait pas à rêver. Dehors, Avishnar jouait aux osselets ; il avait calmé la mère, réussi à s’attirer la confiance des enfants. Le prince de Golimar lançait les petits bouts d’os en l’air, dans le ciel violacé de fin de journée. Ils partaient vers les premières étoiles, retombaient, Avishnar les relançait ; il maintenait en état d’apesanteur un ballet, on aurait dit des perles blanches qui brillaient au crépuscule ; il n’en finissait pas, l’ahurissement des gamins augmentait à chaque geste du prince. Les osselets semblaient animés d’un charme propre. Avishnar les envoyait en l’air, par un, par deux, par quatre, il les rattrapait l’un après l’autre sur le plat de la main ou entre ses doigts et ils repartaient ! Puis il les gardait à la naissance des doigts, il les faisait bouger tout seuls. Yatsume avait les paupières si lourdes qu’elle n’avait plus le courage de lutter :
- Dites-moi où aller… Je veux aller… retrouver ma fille…
La silhouette du shugenja était démesurée, défigurée, allongée :
- Qu’espères-tu gagner ? Plus exactement : qu’espères-tu ne pas perdre, Yatsume ?... Quel paria, même le plus fou, irait finir de jeter sa vie en allant dans les ombres ?
Yatsume crut répondre que cela ne regardait qu’elle ; elle était allongée, elle se détendait, elle s’endormait délicieusement.
- J’irai… j’irai…
Avishnar lançait cinq osselets en l’air. Les enfants retenaient leur souffle. Le prince présentait la paume de sa main aux cinq petites étoiles qui retombaient. Il en reçut quatre, et la dernière rebondit et roula dans la poussière. Les enfants applaudirent, alors que le soleil disparaissait. Avishnar remercia son public. D’ailleurs, des villageois s’étaient approchés ; ils applaudissaient aussi. Avishnar salua ; il se retira, content de lui, mais un peu triste. Il se souvenait de ce que lui disait son père, quand il lui avait appris à jouer. Que la réussite à la dernière partie de ce jeu (rattraper les cinq osselets) était le signe d’une élection divine, d’une vie bienheureuse. Avishnar avait-il besoin d’échouer à ce jeu pour savoir qu’il avait échoué ?
- Celui qui réussit à rattraper les cinq, disait son père dans les jardin du Palais d’Emeraude, rejoue la perfection céleste. Il plait aux dieux, il sait que ceux-ci ne pourront rien lui refuser.
Avishnar regarda les gamins qui essayaient d’en faire autant que lui ; ils se disputaient pour avoir les os de moutons. Le vent du soir soulevait une poussière de sable bleu. Yatsume ressortait du temple ; le prince n’apercevait que sa silhouette mince, une ombre sur le seuil du bâtiment rustique.

Samurai

Les vautours restaient prudemment à l’entrée du village. La veille, on leur avait jeté de vieux restes de carcasse d’un mouton sacrifié et consommé rituellement. Le soleil n’avait pas encore rendu l’atmosphère bouillante quand Avishnar sortit de sa tente. Il ne fallut pas longtemps pour que les enfants se précipitent vers lui. Il leur sourit, dit qu’il n’avait pas le temps de jouer. Les mères arrivaient, attrapaient leur marmaille par l’oreille en leur donnant leurs seaux pour qu’ils aillent tirer de l’eau.
- Ce soir… ce soir ! sourit Avishnar.
Yatsume sortait à ce moment de la tente.
- Ce soir, dit-elle en se frottant les yeux, nous serons partis…
- Ah bon ?
- J’ai parlé hier, avec le chef du village… le shugenja supérieur… enfin bref…
Elle se souvenait de l’odeur envoutante, qui l’avait « achevée ». Les paroles, l’atmosphère lui revenaient par vagues. Elle rassembla ses idées. Elle se frotta le visage.
- Nous devons partir avec les… euh… il m’a dit le nom… Les Pej’Neb !
- Pej’Neb ?
Avishnar avait entendu le nom récemment. Yatsume s’éloignait pour aller se dégourdir les jambes. Avishnar la rattrapa :
- Attends ! attends !... Pej’Neb ! Je sais !
- Quoi ?
- Pillards ! pillards !
- Quoi, pillards ?
Elle était parfois fatiguée de faire des efforts pour comprendre son compagnon. Elle aurait bien aimé qu’il apprenne à parler parfaitement !
Elle se frappa le front ! Elle venait de se souvenir !... les pillards dont avait parlé le chef de la caravane. Les fils de chienne qui invoquent les djinns pour attaquer les convois !
Yatsume fit la moue. Elle crut qu’on s’était moquée d’elle… Avishnar partageait son embarras.

D’un coup, elle se reprit :
- Non, il était sérieux ! Si la seule solution est d’aller avec eux, nous irons ! Voilà !
Le lendemain, après une nuit passée chez des bergers accueillants, les deux voyageurs partirent à l’aube. Avishnar se demandait encore un peu plus dans quoi il se faisait embarquer. Yatsume partait la fleur au naginata, comme un soldat en campagne. Elle avait demandé où se trouvaient ces Pej’Neb… Les bergers l’avaient regardée avec de grands yeux ahuris. Ils avaient fini par dire qu’il y avait un chemin vers l’est qui y menait, dans une région connue d’eux seuls. Ils essayèrent de la décourager, dans leur langue Rokugani frustre. Il n’y avait bien sûr rien à faire.

Avishnar devait presser le pas pour suivre la cadence de Yatsume. Il trébuchait, pendant qu’elle avançait confiante, dans le sable rougi par le soleil levant. Ils arrivaient dans de petites collines jaunes, avec de maigres brins d’herbe. Elle descendait, montait, sans ralentir, pendant qu’Avishnar comptait ses ampoules… En fin de matinée, quand la chaleur devenait intenable, ils virent un campement de petites tentes en peaux de bêtes. Plusieurs chameaux, quelques chèvres, et des hommes à la peau très noire, aux longs cheveux noirs bouclés, qui fumaient sur le seuil de leurs abris.
Yatsume ne venait pas les mains vides. Elle avait obtenu du responsable des Iuchi un message écrit dans l’écriture rudimentaire de ces nomades.
Les Pej’Neb se levèrent comme un seul homme en voyant arriver les deux étrangers. Aussitôt, dans leurs dos surgirent quatre guetteurs, qui s’étaient camouflés prodigieusement. Il y avait cinq arcs au moins pointés sur eux, ainsi que deux lances, tenues par de solides athlètes.
Yatsume brandit son parchemin. Un homme s’approcha et lui fit signe de le lancer. Yatsume l’envoya roulé autour d’une pierre. L’autre le ramassa et alla le présenter à un homme plus âgé, mais encore très fort physiquement, qui arborait plus de tatouages circulaires rouges sur la poitrine que les autres. Celui-ci lut le message en fumant sa pipe. Puis il cracha par terre un long et épais jet de salive et fit signe aux visiteurs d’avancer.
- Nalda, nalda !...
- Ca doit vouloir dire « venez », souffla Yatsume.
- J’ai compris, dit Avishnar.
Les hommes riaient en voyant les deux approcher prudemment. Ils avaient de fines dents très blanches, des nez fins, la peau noire brillant au soleil, des yeux perçants. Ils portaient de grands arcs en bandoulière, des carquois et des lances.
Yatsume connaissait la signification du message : il demandait au chef de bien vouloir accompagner les deux étrangers aussi loin que possible vers l’est, à l’entrée du territoire des ombres…
Le chef fumait sa pipe sous la tente, pendant qu’une femme apportait un breuvage dans un récipient en terre qui avait chauffé au soleil. On entendait les chameaux blatérer (c’est leur cri !wink, des chèvres braire, des gamins s’agiter. On devinait en fait une partie du campement massé près de la tente, à écouter ce qui se dit. Les parois en peau de bête étaient alourdies par le poids des curieux. Le chef cria à l’intention de ces derniers, et on les entendit partir. Puis il rit pour lui-même, avec l’air de dire que les gens de sa tribu étaient de grands enfants. Il tendit sa pipe aux invités, qui durent tirer dessus en signe de bonne volonté.
Il ne parlait pas Rokugani mais il savait se faire comprendre. Il fit un petit discours en montrant ses cicatrices, une dizaine sur le corps. Il montra un couteau de chasse long comme un wakizashi. Yatsume fit de son mieux pour être polie et respectueuse : elle s’inclina à la manière rokugani. Le chef apprécia beaucoup.
Ils burent ensemble l’espèce de thé noir, très amer, après quoi le chef relut tranquillement le parchemin et sortit en faisant signe de le suivre.
Les hommes n’étaient pas loin de la tente. Il s’adressa à eux, un peu comme un père de famille. Les enfants arrêtaient de crier, les petits se blottissaient dans les bras de leurs mères. Les hommes écoutaient en croisant les bras, la poitrine gonflée.
Quand le chef eut fini, on amena Yatsume sur un petit terrain au pied des collines, où deux hommes traçaient un cercle avec un bout de bois. Un guerrier faisait des exercices, comme des pompes sur un bras. Il faisait craquer ses muscles, prit un grand bâton et fit de grands moulinets avec. Puis il le planta à terre et défia Yatsume.
- Yaa ! Yaaa !...

Les hommes s’étaient rassemblés ; ils se mirent à crier sur Yatsume en la poussant dans le cercle.
- Yaaa ! Yaaaaa !...
- Yatsume ! cria Avishnar.
Plusieurs hommes rirent, puis d’un coup, ce fut le silence. Trois adolescents se mirent à battre le rythme avec un tambour. Peu à peu, les hommes battirent la cadence du pied. Le guerrier faisait tournoyer son bâton de plus belle. Yatsume avait eu le droit de reprendre son naginata, qu’on lui avait pris à l’entrée du village. Elle ignorait où s’arrêterait le combat. Elle vit que l’autre en face n’avait pas de lame ; on lui laissait l’avantage d’en avoir une.
Elle se mit en garde, racla le sol pour tracer une ligne ; elle défiait ainsi l’autre de la transgresser ; son adversaire ne s’y trompa pas. Il avança en faisant tourbillonner son arme et d’un coup envoya un coup fulgurant vers le visage de notre héroïne. Elle l’évita facilement, ainsi que les trois suivants. Mais l’autre, voyant qu’elle était douée, accéléra la cadence. Yatsume évita encore les coups, mais l’autre lui fit un croche-pied, la déséquilibra et lui envoya un coup dans la joue. Elle partit en arrière, se reprit à temps. L’autre riait. Il fonça ; elle était à peine relevée qu’une grêle de coups s’abattait sur elle. Elle en prit dans la cuisse, dans la poitrine ; le souffle court, chancelant, elle sentit que le sang lui coulait du nez. C’était trop ! La lionne enragée s’était réveillée dans son cœur, ainsi que le scorpion dans toute sa fourberie et puisqu’ils avaient l’air de tolérer ici les coups en-dessous de la ceinture !...
Yatsume chargea, fit semblant de tomber et glissa son arme entre les deux chevilles, tourna et envoya l’autre à terre comme du blé mur. L’autre se releva aussitôt en exécutant un rétablissement athlétique (il se propulsa avec les deux jambes) ; il y eut alors, au son des tambourins frénétiques, plusieurs passes d’armes haletantes, scandées par les cris des deux guerriers.
La force ne venant pas à bout du Pej’Neb, Yatsume n’hésita plus à lui faire gouter aux joies des frappes traitresses de la famille Bayushi. Elle tapa dans la cuisse, puis dans les reins, puis dans la cheville et ensuite sur l’épaule. L’autre ne voyait plus rien venir. Il prit un coup sur la tête, eut les yeux qui roulèrent bêtement, prit encore une chiquenaude dans la joue ; c’était la fin. Il tomba sur le dos ; en rouvrant les yeux, il vit la lame de Yatsume, éblouissante au soleil, qui lui piquait le bout du nez.

Les tambours se turent. Le guerrier faisait une sale tête. Il avait pris une correction en règle devant tout le monde ! Yatsume et lui reprenaient leur respiration.
Le chef poussa un cri et agita les bras. Notre héroïne le regarda du coin de l’œil, recula d’un pas, puis de deux, puis sortit du cercle de combat.
Les hommes crièrent en chœur, des cris suraigus effrayants puis la portèrent en triomphe, pendant que les femmes venaient relever le vaincu.
On offrit aux invités à boire et à manger et on monta pour eux une tente.
- Ils sont accueillants pour des pillards sans foi ni loi, non ? dit Yatsume.
Avishnar se dit que les dix mille avatars ne l’avaient pas encore oublié… Ils l’avaient mis sous la protection de cette enragée à peau jaune et aux yeux bridés !


A suivre...Samurai
Reply


Messages In This Thread
17e Episode : L'ennemi de mon ennemi - by sdm - 25-05-2010, 06:46 AM
17e Episode : L'ennemi de mon ennemi - by Gaeriel - 25-05-2010, 05:49 PM
17e Episode : L'ennemi de mon ennemi - by sdm - 02-06-2010, 11:44 PM
17e Episode : L'ennemi de mon ennemi - by sdm - 03-06-2010, 10:29 PM
17e Episode : L'ennemi de mon ennemi - by sdm - 06-06-2010, 10:52 PM
17e Episode : L'ennemi de mon ennemi - by sdm - 07-06-2010, 01:23 AM
17e Episode : L'ennemi de mon ennemi - by Gaeriel - 08-06-2010, 08:05 PM
17e Episode : L'ennemi de mon ennemi - by Darth Nico - 17-06-2010, 05:24 AM
17e Episode : L'ennemi de mon ennemi - by sdm - 20-06-2010, 08:46 PM
17e Episode : L'ennemi de mon ennemi - by sdm - 21-06-2010, 11:58 PM
17e Episode : L'ennemi de mon ennemi - by sdm - 22-06-2010, 03:04 AM
17e Episode : L'ennemi de mon ennemi - by sdm - 24-06-2010, 12:27 AM
17e Episode : L'ennemi de mon ennemi - by Gaeriel - 24-06-2010, 08:29 AM
17e Episode : L'ennemi de mon ennemi - by sdm - 28-06-2010, 09:43 PM
17e Episode : L'ennemi de mon ennemi - by sdm - 11-07-2010, 12:38 AM
17e Episode : L'ennemi de mon ennemi - by sdm - 15-07-2010, 12:39 AM
17e Episode : L'ennemi de mon ennemi - by Gaeriel - 15-07-2010, 08:48 AM
17e Episode : L'ennemi de mon ennemi - by Gaeriel - 15-07-2010, 06:03 PM
17e Episode : L'ennemi de mon ennemi - by Gaeriel - 15-07-2010, 06:30 PM
17e Episode : L'ennemi de mon ennemi - by Gaeriel - 16-07-2010, 08:51 AM
17e Episode : L'ennemi de mon ennemi - by Philou - 17-07-2010, 08:44 AM
17e Episode : L'ennemi de mon ennemi - by sdm - 23-07-2010, 10:39 PM
17e Episode : L'ennemi de mon ennemi - by sdm - 24-07-2010, 08:35 PM
17e Episode : L'ennemi de mon ennemi - by sdm - 31-07-2010, 02:19 AM
17e Episode : L'ennemi de mon ennemi - by Gaeriel - 02-08-2010, 08:59 AM
17e Episode : L'ennemi de mon ennemi - by Gaeriel - 02-08-2010, 07:00 PM
17e Episode : L'ennemi de mon ennemi - by Gaeriel - 03-08-2010, 06:54 PM

Forum Jump:


Users browsing this thread: 2 Guest(s)