25-06-2010, 02:50 PM
(This post was last modified: 25-06-2010, 02:52 PM by Darth Nico.)
CHRONIQUES DES SABLES BRÛLANTS
Les dromadaires avançaient avec peine.
Le ciel étincelait comme du marbre blanc. Le désert ressemblait à mille disques d’or tournoyants. L’air frémissait, prêt à entrer en ébullition. Les traces des deux montures s’étalaient à perte de vue, entre les dunes.
Avishnar et Yatsume somnolaient, secoués par la bosse amaigrie de leur monture respective. Ils avaient les paupières lourdes comme du plomb, les lèvres dures comme du cuir ; autour d'eux, des dunes et des dunes, balayées par un vent lent et tourmenté, qui allait, venait, abrutissant. Avishnar tomba dans le sable mou, grogna comme quelqu’un qu’on réveille en sursaut, se releva, cracha et agrippa les rênes. Le dromadaire de Yatsume décida qu’il n’en pouvait plus, et s’arrêta net, grogna et s’allongea.
- Non !... Non, tu ne vas pas rester là…
Elle tira par les rênes, contre le vent, avec sa tunique qui se prenait dans ses jambes, son foulard qui allait s’envoler. Elle tirait comme elle pouvait, la bête ne voulait plus rien entendre.
- Crétin ! tu vas rôtir ici ! Il faut avancer !... Avance ! Mais avance !
Yatsum s’assit, écouta le vent, lassée à mourir. Avishnar descendit de sa monture :
- Monte avec moi !
Il aida son amie à se relever. La monture d’Avishnar, comme si elle avait compris, grogna et s’assit à son tour.
Les immenses dunes ressemblaient à une mer tempétueuse en suspension ; ils étaient dans le creux de vagues monstrueuses, prêtes à les engloutir sans les mâcher.
- Saleté d’animaux !
Yatsume, prise de fureur, allait tanner le cuir de cette saleté de cheval difforme tant qu’il ne repartirait pas !
- Arrête, arrête !
Avishnar voulut la retenir ; peine perdue, autant vouloir retenir une bourrasque ! Yatsume courut, vengeresse, sur le dromadaire impassible. Il y eut un coup de vent, le sable gicla et aveugla notre héroïne. Elle s’étala par terre, du sable jusqu’aux oreilles. Le dromadaire daigna tourner la tête vers elle, comme s’il avait prévu cette chute.
Les dunes avançaient, impassibles elles aussi, poussées par le vent comme une flotte de navires d’or, comme une armada invincible. Avishnar enroulait de nouveau son foulard autour de sa tête, il trébucha et vit alors, entre deux dunes qui s’étaient déplacées, une tour !
Une tour de pierres blanches.
- Là, là, là !...
- Quoi lalala ?...
- Là-bas !
Il gesticulait comme un démon ; Yatsume avait pris le parti de s’adosser contre le flanc de sa monture et de jouer à qui serait fainéant le plus longtemps. Elle ne voulait plus écouter Avishnar, ni personne… Elle attendrait qu’on lui apporte de l’eau ! Ou du cyanure pour abréger ses souffrances !
- Viens ! Viens !... Un château !
- Un château ? Tu hallucines mon pauvre !
- Un château !
- Je viens voir, mais gare à toi…
Yatsume fit quelques pas et vit la tour.
- Mais c’est une tour ça !
- Une « tuur » ? Je ne sais dire que château…
- Dépêche-toi ! On y va !
Elle courut à sa monture, sauta dessus et la fit se relever d’un coup et partit au trot !
- Attends, attends ! cria Avishnar.
C’était incroyable ! Elle était prête à se laisser mourir l’instant d’avant ! Et elle avait relevé sa monture en claquant des doigts !
Avishnar tira son cheval bossu, engagea la poursuite pour rattraper sa furie du désert !

Le vent était tombé quand ils arrivèrent au pied de de la tour. Celle-ci se dressait au pied d’un gros pierrier blanc, aveuglant. La chaleur était intenable. Ils crurent bien que leurs sandales allaient fondre.
- La tour des ombres, annonça notre héroïne, solennelle.
Ils coincèrent les rênes des dromadaires sous une grosse pierre, dans un coin ombragé. Il y avait même quelques maigres pousses à saisir pour eux.
Yatsume prit son naginata dans le fourreau attaché à la selle.
- Tu vas m’attendre là, décida-t-elle.
- Quoi ?
- Tu gardes les montures, Avish’… On ne sait pas ce qui se cache dans cette tour… Si je ne ressors pas d’ici une heure, repars voir les Pej’Neb.
Elle était sérieuse comme un shugenja Phénix.
Avishnar voulut protester. Ce fut inutile. Yatsume prit son arme à la main et entra dans la tour.
Quand le shugenja Iuchi des Royaumes d’Ivoire lui avait parlé du royaume des ombres dans les Sables Brûlants, elle s’était attendue à quelque chose de plus spectaculaire. Il n’y avait en somme qu’un vieille tour branlante, peuplée de courants d’air. Le seul danger venait apparemment de l’escalier vermoulu… Elle choisit de l’emprunter. Elle n’avait pas fait tout ce chemin pour s’arrêter au niveau du sol. Les marches grincèrent, autant à cause du vent que de ses pas.
Au premier palier, elle vit une pièce dont l’entrée était obstruée par l’effondrement de poutres de soutènement. Elle frappa de son arme dans le bois sec et cassant. Elle parvint à se ménager une ouverture. Elle s’y glissa. La tête passa, pour les épaules il fallut forcer.
La pièce n’avait que quelques meurtrières comme ouvertures. Il y faisait bien frais, c’était un délice. Yatsume n’était néanmoins pas prête à en profiter. Au centre de la pièce, il y avait une grosse dalle en pierre, gravée d’inscriptions à moitié effacées. Elle se dit qu’elle ne pourrait rien en tirer, quand elle vit que c’était des idéogrammes Rokugani !
Elle s’accroupit pour lire et ne put déchiffrer que quelques mots : « …vint en exil… maudit de tous… »
Et un nom qui fit faire un tour à son sang : Yogo !
Pas la famille Yogo, mais Yogo lui-même. Un shugenja de la famille Isawa, qui avait quitté son clan et rejoint les Scorpions, où il avait fondé sa famille. Celle qui avait la réputation la plus sinistre, crainte même par les autres Scorpions. On disait que les Yogo avaient toujours la trahison dans le sang. Que c’était leur destin d’infliger un jour un mal irréparable, parfois mortel, à l’être qui leur était le plus cher…
Yatsume ne comprenait pas… Le tombeau de Yogo ici ?... Pourquoi pas, s’il s’était bien exilé au désert… Quel rapport avec les ombres ? Quel rapport, s’il y en avait un, avec sa fille ?...
Elle avait le tournis. Elle se dit qu’il fallait jouer le tout pour le tout. Qu’avait-elle de plus à perdre ?...
Elle se releva et tâta la dalle du tombeau. Elle était très lourde. Elle agrippa ses mains comme elle put, mais la surface glissait. La dalle remuait à peine. Elle la soulevait d’un cheveu et dut la reposer.
Elle s’accroupit à nouveau, poussa par en-dessous, avec les mains, puis ajouta la tête ; peine perdue ; elle s’adossa à la tombe et poussa avec les épaules. Elle sentait que ça venait, doucement, très doucement… Elle raidit ses muscles, retint son souffle, poussa sur ses jambes et parvint à déplacer la dalle horizontalement.
Elle se releva pour reprendre de l’air. Elle continua à pousser des deux mains, fit pivoter la pierre et eut enfin une ouverture suffisante. Elle serra les poings, les dents et regarda à l’intérieur.
Le fond était plus bas que le sol de la pièce. Il y avait d’autres inscriptions, dans une langue inconnue cette fois. Pas de corps, pas de reste. Pas d’urne avec des cendres. Yatsume, priant les Ancêtres, pas fière d’elle, plongea carrément la main ! En se penchant, elle put tâter le fond. Que de la pierre froide.
Elle était découragée… Même un Scorpion ne fait pas de la profanation de sépulture pour rien ! On ne dérange pas les morts si on ne peut pas leur soutirer un secret !
Elle vit alors sur les murs une surface étrange. Ce n’était pas de la pierre. Elle s’approcha et vit que c’était plusieurs miroirs alignés, six sur chaque mur, recouverts d’une épaisse poussière. Machinalement, elle en essuya un. Elle n’avait pas vu son visage depuis si longtemps. Ce n’était pas de la coquetterie féminine. En fait, elle avait peur de voir à quoi elle ressemblait après ce périple...
Elle ne vit pas distinctement son reflet. Le miroir était opaque ; elle y voyait de plus d’autres formes bouger. Elle se retourna, ne vit personne dans la pièce.
Elle regarda de plus près, dut coller son œil. Elle vit alors… Mitsurugi !
Matsu Mitsurugi !
Il était dans un endroit sombre, elle ne put discerner lequel. Il marchait avec Sasuke et Mamoru. Elle ne comprenait pas ! Qui avaient ensorcelé ce miroir ! Pourquoi ces illusions ?...
Est-ce que c’était elle qui se mettait à délirer ? Avait-elle secrètement le mal du pays au point d’en avoir des hallucinations !
Elle griffa le miroir, abattue. Elle vit alors que Mitsurugi regardait dans sa direction. Il regardait vers elle, surpris ; il appelait ses deux compagnons et ils s’approchaient d’elle ! C’était elle qu’ils regardaient, elle en était certaine ! Elle les voyait parler, crier mais n’entendait rien ! Elle cria leur nom. Ils firent signe qu’ils n’entendaient pas non plus. Elle les regarda, heureuse de les voir ; elle ne comprenait pas où ils étaient. Elle ne savait même toujours pas si elle avait des hallucinations.
Elle était seule dans cette tour vide, froide, dans ce pays des ombres où il n’y avait en fait que le soleil sans pitié jour après jour, et où il fait encore plus chaud que partout ailleurs dans le désert !
Le shugenja Iuchi s’était moquée d’elle ! Elle devait admettre la vérité ! Lui et aussi ceux du camp des Sables Brûlants ! Il s’était tous débarrassée d’elle, l’envoyant voir ailleurs s’ils y étaient !
Elle regarda Mitsurugi, dépitée. Ce dernier était en train de faire de grands gestes, affolé pour la prévenir ! Il lui disait de se retourner !
Yatsume empoigna son arme et fit volte-face. Une silhouette noire venait de surgir du tombeau, ouvrait grand une énorme gueule difforme et fondit sur elle.

Yatsume rouvrit les yeux. Elle voyait une nuée de mouches lumineuses. Elle se frotta le visage et sentit qu’elle était allongée sur la pierre. Elle grommela en se relevant. Elle s’appuya sur le tombeau.
La pièce était la même ; les miroirs poussiéreux au mur. La lumière par deux meurtrières. Avait-elle donc rêvé en voyant Mitsurugi et les autres dans le miroir ?
Elle avait mal à la tête. Elle frissonna quand elle se souvint du monstre, des ténèbres vivantes, qui lui avait sauté dessus. Elle recula à quelques pas de la pierre antique. La dalle était ouverte, comme elle l’avait laissée. Elle tenait son naginata à la main, prête à bondir à son tour.
Un détail la frappa : les inscriptions sur la tombe. Elles avaient changé ! Encore des caractères Rokugani, mais plus les mêmes… En fait, si, les mêmes, mais comme neufs ! Plus du tout usés par les siècles. Flambant neufs !
Son cœur se mit à battre ; elle approcha et lut les phrases entières :
« Quand Yogo fut chassé de son pays, il vint en exil dans les terres brûlées. Maudit de tous, il voulait fuir loin de toute ombre. Il croisa la route des fils de Shinjo. Il eut soif, il eut faim, il erra. Il trouva alors une vallée de pierres blanches. Il s’y maria avec les ombres… »
Ce n’était pas fini. La suite était écrite dans des caractères plus maladroits, comme gravés à la hâte. Yatsume retint un cri en les lisant :
« Alors, moi, je devins Yaagoth, le vomisseur de ténébres. Je construisis la plus haute forteresse qui soit, imperissable, imprenable. J’y habitais au cœur de la plus haute tour, dans un endroit où nulle lumière n’entrait. Je devins l’Empereur des Sables et je sus que ma puissance serait sans limite. J’ai même conquis les terres des immortels, entre Oudhin, Medhin et Mahudin. »
Yaagoth… Le monstre dont lui avait parlé le conseiller Kokamoru. Celui qui était censé avoir perverti son mari… Yatsume n’y comprenait plus rien. Yogo, Yaagoth… Le même personnage, rendu fou d’orgueil par son exil…
Et ces trois lieux, Oudhin, Medhin, Mahudin…
Notre héroïne apprit par cœur le message. Elle devait trouver ces trois endroits -ces trois villes ?
Elle se précipita hors de la tour. Avishnar somnolait avec les dromadaires. Avec le bruit qu’elle fit, il ne tarda pas à se réveiller.
- J’ai trouvé ! J’ai trouvé !
A se demander si le soleil ne lui avait pas cogné sur la tête !
- Je sais, Avishnou, je sais !…
Que savait-elle au juste ? De vagues localités, quelques informations sur un shugenja maudit.
Ils quittèrent le pierrier blanc, repartirent dans le désert et ils voyagèrent.
Ils ne retrouvèrent pas le campement des Pej’Neb. Ils passèrent par des villes étranges, comme pétrifiées ; ils eurent plus soif que jamais, ils crurent mourir, ils disparurent dans les sables. Ils trouvèrent la route du sud, qui devait les amener aux trois villes, car c’était bien des villes.
Qui leur avait appris cela ? Comment avaient-ils su que le terrible Yaagoth avait construit sa forteresse gigantesque à Oudhin ? Dans quelle taverne de quel trou perdu avaient-il pu en entendre parler ?
Ils l’oublièrent vite. Ils accompagnèrent des caravanes, connurent l’immense solitude, virent des carcasses d’animaux géants, se crurent plusieurs fois perdus pour de bon. Ils entendirent parler de Medinat Al’Salaam, la plus grande cité de l’univers, et de son calife immortel. Ils entendirent parler cent dialectes, virent des spectres errer dans la chaleur floue, traversèrent mille déserts différents…
Plus d’un mois après avoir quitté la tour, ils arrivaient en vue d’un gros bourg, au pied de montagnes volcaniques : Mehdin.
A suivre...
