30-06-2010, 02:00 AM
CHRONIQUES DES SABLES BRÛLANTS
Ils étaient plus bronzés que des paysans des rizières de la pointe sud de Rokugan. Et ils sentaient plus la bête que les dromadaires offerts par les Pej'Neb !
Ils entrèrent par la porte nord de Medhin, après avoir passé l’octroi.
- C’est vraiment des voleurs dans ce pays, ronchonna Yatsume. Il te reste combien, Avi’ ?
- Huit roupies et trois piastres…
- Au cours actuel de la roupie, on est plutôt avantagés… Attends, si je convertis en kokus, ça fait…
Ils traversèrent avec leurs animaux un gros souk, où on pouvait à peine se tourner. Un grand marché à moitié à couvert, dans lequel on leur proposa dix fois d’acheter leurs dromadaires.
- Combien, demandait notre héroïne ?
Il fallait faire des gestes avec les doigts pour se comprendre.
- Tu es fou ! Jamais ! Celui-là fait au moins quatre chevaux !
Ils réussirent à ressortir de ce dédale d’échoppes et trouvèrent une grosse auberge. Ils emmenèrent les dromadaires à la rivière, où un pâtre allait s’occuper d’eux.
- Elles ont soif, dit Yatsume. Boire beaucoup ! Glouglou, hein… Il a l’air de comprendre… Et surtout : vous leur donnez de la sans-plomb hein !... Pas une cochonnerie d’eau infectée ! Berk glouglou niet !
Ils se payèrent une belle chambre et prirent un bain parfumé, grâce à l’argent gagné au précédent village, où ils avaient travaillé comme gardes du corps, puis comme escorte de caravane. Ils commençaient à se débrouiller un peu pour parler le langage du désert. Ils s’étaient acclimatés. La vie à la dure, ils y avaient survécu !
Ils se réveillèrent après une bonne nuit de sommeil.
- Tu viens, Avish’ ? On va faire du sho-ping.
- Du quoi ?
- Une coutume de mon pays. Tu vas découvrir…
En milieu de journée, Avishnar avait compris. Ils avaient fait trois fois le souk en long, large et travers. Lui portait quatorze paquets, à bout de bras, sous les aisselles, sur la tête et avec les dents. Il maugréait, Yatsume faisait semblant de ne pas comprendre.
- Oh, viens voir par-là, que c’est joli !
Quand il était Raja, les marchands défilaient toute la journée au pied de son trône, front à terre, pour présenter des étoffes rares, des bijoux, des parfumes, des esclaves magnifiques... Ca, c’était du sho-ping !
Ils avaient compris, en échangeant quelques mots avec l’aubergiste, qu’ils étaient au sud du désert. En descendant encore un peu vers le sud, ils trouveraient le massif des montagnes de feu. Au sud-est, un chemin vers la jungle qui menait aux Royaumes d’Ivoire. Et vers l’est, des montagnes très hautes, mal connues.
- Rokugan doit être au-delà de ces montagnes, songea Yatsume.
Alors qu’elle terminait de marchander pour un ceinturon, que le vendeur se roulait à terre en jurant sur la tombe de son grand-père qu’il ne pouvait pas faire une piastre de réduction de plus (sans quoi il allait devoir vendre ses enfants et sa femme comme esclaves pour vivre), Yatsume vit Avishnar qui partait discrètement, le front bas. Pressée, elle acheta le ceinturon et lui courut après.
- Hé, attends !
- Chut… Tais-toi, murmura l’ancien Raja.
- Mais quoi ? Hé, regarde !
Elle venait d’apercevoir un groupe de marchands qui devaient venir des Royaumes d’Ivoire.
- Des compatriotes, Avish’…
- Oui, justement !
Il partit dans une petite ruelle, en se cachant avec ses paquets. Ils allèrent à l’auberge et posèrent les paquets dans la chambre.
- Tu vas m’expliquer enfin ?
C’était compliqué. Avishnar n’était pas sûr de savoir le dire. Comment expliquer que les marchands en question appartenaient à une caste que l’ancien raja du palais d’Emeraude (le père d’Avishnar), avait fait chasser des Royaumes ?
- Tu les trouves impurs, c’est ça ? dit Yatsume. Mais attends, tu nous as vus ou quoi ? On est des rônins mon vieux ! Toi tu es un Raja–ronin…
- Non, non, pas pareil. Ils ont le sang mauvais. Moi, noble…
- Mais qu’est-ce que tu crois ? C’est fini tout ça !
- Non, fit fermement Avishnar.
- Tu comptes peut-être récupérer ton trône un jour ?
- Oui.
- Ah oui ?
Carrément !
- Oui, c’est dit.
- Qui l’a dit ?
- Le Varana-Yava.
- Le quoi ?
- Texte de religion.
- Et ton Varana, il a dit que tu allais botter le cul au gros fakir qui a pris ta place ?
- Oui.
Que répondre à cela ? Avishnar n’avait jamais été si sûr de lui.
- Et elle parle de moi ta prophétie ?
- Elle parle de …
Il dit plusieurs mots dans sa langue.
- Et en clair ?
- Euh, à peu près… « la femme qui crie fort, qui tue mille fois ses ennemis et ne prend pas repos».
- Ca me ressemble, dit Yatsume, flattée.
Ils rirent de bon cœur.
- Et à ce sujet, dit notre héroïne en se relevant, je repars !
Elle fit craquer ses poings.
- Moi j’attends ici ?
- Ca doit être marqué dans ton texte, non ?

Ils avaient découvert en Medhin une des villes de l’ancien empire de Yaagoth. En discutant dans les tavernes, ils avaient entendu qu’à l’époque, il n’y avait presque rien ici. C’était simplement un avant-poste. Ce n’est que depuis une génération que Medhin s’était transformé en gros bourg commerçant.
Non, il fallait trouver Oudhin, l’ancien emplacement de la forteresse géante. Ils passèrent une journée à discuter dans les tavernes, à payer des coups, pour découvrir où se trouvaient les ruines. Ils en vinrent à parler avec les marchands d’Ivoire exilés. Avishnar essayait de prendre l’accent rugueux de cette caste. Autant demander à un sage Togashi d’aller discuter le coup avec un marchand de saké Yasuki ! Il faisait semblant d’avoir mal à la gorge pour cacher son ascendance noble. Les marchands le regardèrent d’un air soupçonneux. Mais comme Yatsume payait bien, ils donnèrent les indications qu’il fallait pour se rendre à Oudhin.
Nos héros retournèrent à l’auberge, prirent leurs affaires ; ils trouvèrent une auberge plus petite, où Avishnar s’installa dans une chambre discrète. Il n’avait pas besoin d’avoir un mage à ses côtés pour deviner que les marchands tenteraient de le retrouver...
Yatsume remonta en selle le lendemain matin et partit au milieu d’un convoi de caravanes. Elle ne fit pas un long trajet avec elles. Elle bifurqua bientôt sur une piste de terre à peine tracée, avant d'arriver à Mahudin. On lui fit signe qu’il était mauvais d’aller par là-bas. Elle remercia et partit, résolument.
Elle voyait au loin des nuages de fumées noires qui sortaient des cratères de la chaine volcanique.

Ils avaient quitté le désert profond. La terre était plus sombre. Des paysans travaillaient dans des champs irrigués. De gros buffles pataugeaient avec eux. Une rivière coulait, encombrée de navires effilés qui transportaient des pierres depuis les montagnes. Il faisait bien plus humide. Sur les sommets qui n’étaient pas encrassés par les fumerolles de volcan, de la brume enrobait la jungle.
Yatsume poussa sa monture, qu’elle connaissait maintenant par cœur. Elle passa près de statues géantes de sages méditatifs, vit un groupe de temples couleur cuivre, aux hautes tours qui semblaient tourner comme de toupies, avec un luxe de sculptures et des motifs floraux exubérants. Elle demanda plusieurs fois son chemin à des paysans qui crurent d’abord voir en elle un démon !
Un démon à peau jaune monté sur un cheval difforme…
Heureusement, un aîné intervint, moins impressionnable, qui avait déjà vu et ces montures et des gens de Rokugan (mais jamais, cependant, l’une portant l’autre). Yatsume paya un droit de passage pour calmer les esprits du temple (pas que ceux du temple…) et se fit indiquer le chemin pour aller à Oudhin. C’était un peu plus au nord, à la lisière des sables. Elle sortit de la région des temples et se retrouva sur une plaine parsemée de végétation rare, avec, à nouveau, l’espace immense devant elle, sans limite.
Quand on pensait que c’était à cet endroit qu’avait été construite une forteresse défiant toute mesure… Elle avança, passa une petite rivière ; le dromadaire marchait dans une terre très rouge. Plusieurs gros blocs de pierre taillée se trouvaient éparpillés. Il restait par endroits des pans de murets, ou bien l’encadrement d’une porte.
Un fossé dont les bords s’étaient peu à peu adoucis, qui avait dû servir de douve. Des douves immenses, assez longues, larges et profondes pour y noyer une armée !
Quelle hauteur pouvaient faire les murs ?...

« La forteresse qui perce le ciel » était le surnom d’Oudhin dans les légendes. Des vieux prétendaient l’avoir connue et avoir assisté à sa destruction. C’était des saoulards la plupart du temps. On se moquait d’eux.
Ce sur quoi on s’accordait, c’est que du temps de sa « splendeur », l’Empire bâti par Yaagoth s’étendait sur le sud du désert, dans les régions au pied des montagnes de feu. On prétendait que l’Empereur allait se régénérer dans les cratères, qu’il y conversait avec les divinités du lieu, et qu’il en retirait un pouvoir immense. Il pouvait tenir à mains nues des charbons ardents, son sabre était chauffée à blanc mais ne fondait pas, il portait des gants pareillement brûlants, un masque rougeoyant comme de la lave en fusion…
Yaagoth étendait son Empire de plus en plus loin, asservissant tous ceux qu’il croisait sur son chemin. Les prisonniers servaient d’esclaves pour agrandir toujours plus Oudhin. Avec la course quotidienne du soleil, la monstrueuse forteresse noire projetait une ombre qui allait d’ouest en est, qui balayait tout le désert alentour, rappelant à chacun la présence de l’Empereur invincible. On disait que des milliers de soldats, et dix fois plus d’esclaves, vivaient dans les étages tortueux, entrelacés, de la forteresse, entre cinq enceintes successives cernées de remparts, chacune plus haute que la précédente.
Au bout de plusieurs générations de ce règne, Yaagoth paraissant ne pas vieillir, le Calife immortel de Medinat Al’Salaam décida d’affronter ce rival qui lui faisait de l’ombre (presque au sens propre !

Or, on ne pouvait imaginer un voyage plus long. Le Calife avait son armée à la pointe nord du désert, tandis qu’Oudhin était au sud. Déplacer une armée prendrait des mois. Cela prit peut-être des années. Combien de soldats moururent en chemin ? Combien de villages furent pillés et combien d’hommes enrôlés de force par l'armée du Calife ?
On prétendait que Yaagoth avait reçu le don de divination. Il savait l’arrivée de son rival inéluctable. Deux tyrans invincibles allaient s’affronter, deux demi-dieux assoiffés de pouvoir.
Quand l’armée du Calife arriva au pied des murs d’Oudhin, le désert était noir. Noir de l’ombre de la tour, noir de l’armée innombrable des assiégeants. On prétendait que les deux hommes s’étaient rencontrés, dans un lieu tenu secret, ou peut-être en esprit. Quoi qu’il en soit, aucune négociation n’était possible. Le Calife ordonna la guerre à outrance. Il n’y aurait aucun quartier de part et d’autres.
On n’était pas d’accord sur la durée du siège. Certains parlaient de dix ans… Au bout de deux ans, les murs d’Oudhin ruisselaient, du sang des blessés et des cadavres pestiférés que l’armée du Calife catapultait ! Sans compter les races inférieures, dont les membres étaient peu à peu sacrifiés aux dieux de la guerre, ou à Yaagoth lui-même (il était censé avoir besoin de grandes quantités de sang pour prolonger sa vie).
Peut-être que c’est l’acharnement du Calife, peut-être un traitre, mais il y eut finalement une brèche de percée dans l’enceinte. Les troupes de Medinat s’y engouffrèrent. A l’intérieur d’Oudhin, les rues étaient ravagées par la famine et les maladies. Peu à peu, les enceintes suivantes cédaient. Enfin, la tour principale fut prise d’assaut, avec le Calife en personne menant l’élite de ses guerriers les plus féroces ; étages après étages, ils massacrèrent les occupants. On ignore si Yaagoth était encore là, ou bien s’il s’était enfui. On ne sait pas ce que le Calife trouva dans la chambre de l’Empereur vaincu.
On sait seulement qu’il ordonna la destruction, pierre après pierre, de la forteresse. Qu’il n’en reste pas un mur debout. Que personne n’y construise plus, que personne n’y vienne, n’y passe ni n’en parle !... La région était taboue. Celui qui enfreindrait l’interdit serait torturé, tué et avec lui sa famille etc.
Depuis longtemps, on n’encourait plus réellement de châtiment à se rendre à Oudhin. Le Calife n’était jamais revenu dans la région. On n’y allait quand même pas… Il n'y restait que le vent chargé de sable qui secouait les encadrements de portes et usait les pierres.
Aussi Yatsume fut-elle surprise quand elle vit, au milieu des derniers restes des ruines, un vieil homme tremblant, qui allait et venait sans but précis. Il parlait tout seul, tapait de son bâton, riait stupidement, gesticulait.

Quand Yatsume s’approcha, elle vit qu’il était Rokugani ! Ses longs cheveux gris ne lui cachaient plus, à cette distance, sa peau ni ses yeux. Il était habillé de guenilles. Il arborait toujours au bras un morceau de kimono, qui portait le mon de la famille Bayushi.
Yatsume descendit de cheval et se précipita vers lui. Il n’eut pas peur en la voyant arriver en courant. Il se mit à rire de plus belle.
- Que fais-tu là ? s'écria notre héroïne.
Le vieux riait, comme s’il venait de faire la plus belle farce de sa vie.
- Je ris, je ris !
En même temps, il avait peur ; il tremblait, il épiait. Il ne pouvait pas regarder Yatsume dans les yeux. Celle-ci serrait les dents ; elle cherchait à se contenir. Depuis le début, la recherche de sa fille et de cette ombre n’avait tenu qu’à un fil. Un fil fragile, prêt à rompre... Il avait fallu une somme de circonstances, de rencontres, de hasard, pour qu’elle ne perde pas la trace qui la menait vers son passé. Or, cela risquait bien de s’achever avec ce vieux fou.
- Que fais-tu ici, toi ? Comment te nommes-tu ?
- Bayushi, Bayushi…
- Bayushi comment ?
- Bayushi le perdu… Bayushi l’exilé…
- Ton nom ! ton vrai nom ! Depuis quand es-tu ici ?...
Il se mit à rire de plus belle, très fort, et c’était comme s’il allait éclater en sanglots.
- Toi, je te reconnais, hein !... tu es Yatsume ! C’est normal que tu aies fini par venir ici !
- Tu me connais ?... Comment ? Par qui ?...
Sans s’en rendre compte, elle le secouait comme un prunier !
- Qui t’a dit mon nom ? Que sais-tu de moi ?...
- Tu as tué ton mari !
Il éclata encore de rire ; on aurait aussi juré qu’il était mort de peur… Un vieillard, dans des ruines au milieu de nulle part, un fou, qui tenait entre ses mains des secrets inestimables pour Yatsume ! C’était à devenir enragé !... Un mot de lui !... Et en plus il pouvait mourir sur place, là, comme ça, ce vieux débris !
- Comment tu sais que je l’ai tué ! Tu l’as vu ?... Tu as vu le démon ?
- Oh non je ne l’ai pas vu, mais je le cherchais !
- Qui ?
L’autre pouffait, s’étouffait, crachait et reprenait son souffle.
- Yaagoth, Yaagoth…
Il se tenait la poitrine, comme s’il allait vomir.
- Qui est-ce ?
- Je suis venu le chercher ici, Yatsume !
Elle serait tombée à genoux pour l’implorer.
- Tu es venu chercher Yaagoth ?
- C’est mon maître qui voulait… Moi j’ai suivi…
Il renifla… Une petite larme…
- Ton maître, qui était-ce ?
- Yaagoth nous disait de venir à lui… Il disait aussi que tu as tué ton mari… Il disait que tu voulais te venger… Il disait que Yaagoth a tué ton mari…
C’est Yatsume qui allait devenir folle. Le vieillard avait l’air de savoir à coup sûr si c’était Yatsume qui avait tué son mari ou non !
- Qui t’a emmené ici ?
- Kokamoru, pleurnicha le vieux. Et ensuite, il m’a abandonné…
- Quoi ?
Yatsume dut s’asseoir. Le vieux se mouchait. Elle lui sauta à la gorge dès qu’il eut fini :
- Le conseiller Kokamoru !
- Il te connait bien !
Il repartait d’un grand rire !
- Pourquoi lui ? Pourquoi ?... Que voulait-il ?...
- Il voulait le pouvoir de Yaagoth !
- Kokamoru ?
- Mais oui enfin ! Je te le dis, Yatsume…
Si elle s’attendait à cela… Kokamoru venu dans le désert… L’autre avait l’air affirmatif. C’est lui qui avait dit ce nom, pas Yatsume. Il n’avait pas pu inventer. De plus, il la connaissait...
- Où est Yaagoth ?
- Pas loin !
- C’est lui qui a tué mon mari ?
- Oh non non, je ne crois pas !
- Qui alors ?
- Ben toi, non ?...
Et il partit d'un grand rire, ses dents cabossées brillant au soleil.
Yatsume ne savait plus si elle comprenait, si elle voulait comprendre.
Elle secoua encore le vieux -pour faire tomber les renseignements ! A force d’insistance, elle comprit où elle devait aller : chez ceux qui avaient rendu le vieux à moitié fou. Un peuple nommé les Ashalan.
- Les Ashalan, les Ashalan, immortels...
Au point où elle en était, Yatsume se dit qu’elle n’avait plus beaucoup à perdre à aller les rencontrer.
Elle laissa là le malheureux ; il n’y avait rien à faire pour lui ; la solitude et l’exil l’avaient rendu fous ; il ne voulait pas quitter cet endroit, il s’y trouvait même bien…
Yatsume suivit ses indications, partant sur une piste qui continuait vers le nord-ouest après Oudhin. Il fallait bien connaitre la région pour ne pas se perdre. Le vieux, dans son désespoir, avait gardé assez de lucidité pour donner des indications précises. Yatsume traversa un plateau de terre craquelée, puis longea les bords d’un lac asséché.
Elle aperçut alors une grande pyramide à degrés, dont un pan s’effondrait.
A suivre...
