10-07-2010, 03:44 AM
CHRONIQUES DES SABLES BRÛLANTS
Elle vit des êtres difformes autour de cette pyramide.
Ils étaient une dizaine, pas plus. Ils mesuraient au moins trois têtes de plus que les humains ; ils avaient la peau bleue, presque transparente. Ils étaient vêtus de grands habits qui ne couvraient ni leurs bras tatoués ni leurs visages sans expression ; deux gardes à l’entrée portaient de grandes lances aux lames courbes finement ouvragées.
Ils laissèrent passer Yatsume en s’écartant d’un pas. Ils ne posèrent pas de questions. Et elle se retrouva au milieu de ces êtres, stupéfaite. Ils la regardaient, ni hostiles ni amicaux. Elle descendit de monture, ne savait pas quoi faire. Elle s’inclina devant eux, comme on faisait à Rokugan. Elle sentit qu’ils rendaient le salut en s’inclinant eux aussi, très légèrement.
- Je… je m’appelle Yatsume…
- Tu viens de Rokugan, dit l’un d’eux, qui s’était approché doucement.
C’était une affirmation, pas une question.
- Vous parlez mon langage ?
- Nous l’avons appris il y a longtemps…
Les autres détournaient la tête. Ils rentraient dans leur ziggourat. Ils n’étaient pas intimidés, juste indifférents. Yatsume ne savait pas comment se donner une contenance face à un accueil si déroutant.
- Il y a quelqu’un de mon clan qui est venu ici…
- Oui, nous nous en souvenons.
- Kokamoru !
- Oui, peut-être...
Elle essaya de le décrire ; l’Ashalan approuva. Elle ne les intéressait visiblement pas ! Ils n’étaient pas méprisants, ni ennuyés. Elle se sentait juste insignifiante à leurs yeux.
- Je suis venu savoir ce qu’il voulait ! C’est très important ! Ma fille !...
- Tu as une fille ?
- Je veux la retrouver ! On me l’a prise…
Cela parut intéresser son interlocuteur. Yatsume devenait folle qu'on puisse réagir si peu ! Au fait, elle ne savait même pas si c’était un homme ou une femme… Ils avaient tous l’air androgyne ici…
- Les enfants sont précieux pour nous, dit l’Ashalan.
ah, là, Yatsume fut ravie ! On allait pouvoir s’entendre.
- Viens, il faut que je t’explique certaines choses.
Son interlocuteur partit avec ses grandes jambes d’échassier et Yatsume courut derrière. Ils montèrent quelques étages de la pyramide et s’assirent à l’ombre du grand bâtiment.
- Nous vivons ici, isolés. Nous avons appris à connaître les gens des cités voisines. Parfois, nous y allons, déguisés. Nous n’avons pas tellement de contacts avec eux… Certains nous connaissent. Nous ne nous montrons qu’à des gens de confiance.
- Comment connaissez-vous notre langage ?
- Nous en connaissons plein, Yatsume. Au moins une centaine.
Il (elle ?) disait cela sans se vanter. Il expliquait, voilà tout.
- Vous êtes… vraiment, euh, immortels ?
- Peut-être pas tout à fait. Mais nous vivons bien plus longtemps que vous autres…
- Et vous, par exemple, hmm, vous avez quel âge environ ?
On n’était pas à dix ans près !
- Quelques-uns de vos siècles, je ne sais plus…
Il regardait le ciel, nostalgique.
- Vous… vous êtes tombés de là-haut ?
Yatsume aimait mieux savoir, au cas où elle aurait en face d’elle de véritables dieux !
- Oui, nous venons de bien au-delà des étoiles que tu vois la nuit…
- Mais comment ?...
- Je vais t’expliquer… Il y a bien longtemps de cela, avant la création de ton Empire, avant la chute de vos dieux sur terre…
Yatsume avait le vertige. Ces gens-là étaient-ils donc plus puissants que les divinités adorées à Rokugan ?
- .. nous nous sommes lancés dans une guerre contre nos ennemis, les Naga… Tu les connais ?
- Ces espèces d’hommes-serpents ?
- Oui. Certains dorment dans votre Empire…
- Quoi ?
- Dans une grande forêt…
- Shinomen ?...
- Je ne sais pas le nom.
La forêt Shinomen était la plus grande de Rokugan. On n’y entrait pas, car elle était pleine de maléfices… Des Nagas dedans ?
- Ce fut une guerre terrible, qui décima nos deux peuples. A la fin, nous avons décidé d’employer une arme redoutable, la plus puissante de toute… Une magie puisant sa force dans les ténèbres…
Yatsume frémit :
- L’Ombre ?
- Je ne sais pas comment vous l’appelez. Nous avons fait appel au pouvoir de cette "Ombre" –une des plus anciennes entités de l’univers.
- Nous pensions nous en servir sans dommage, continua l'Ashalan ; alors nous avons aidé l’Ombre à croître et à grandir. Elle nous a permis de mettre à genoux les Nagas. Ils ont abandonné et se sont enfuis. Ils sont allés s’endormir dans cette forêt dans ton Empire…
- Et vous ?
- Nous, nous avons dû affronter l’Ombre… Son pouvoir ne cessait de s’amplifier. Elle échappait à notre contrôle. Elle s’est retournée contre nous et s’est mise à nous détruire. Nous ne pouvions rien faire… Nous avions nourri en notre sein un ennemi bien plus terrifiant que les Nagas.
« Nous avons réussi à trouver un moyen de nous défendre contre elle : le cristal. Le seul matériau qui peut détruire l’Ombre et ses serviteurs. Nous avons construit des armes en cristal, et peu à peu, nous avons chassé ces ténèbres vivantes loin de chez nous, au fond du désert…
« Plus tard, bien plus tard, alors que je venais de naître, un homme de ta race est venu nous voir. Il s’appelait Yogo. Il voulait connaître l’Ombre. C’était quelqu’un de très puissant, pour un humain. Nous l’avons mis en garde, nous lui avons dit ce qu’il risquait. Il n’a pas voulu nous écouter. Nous lui avons alors indiqué où il pourrait trouver l’Ombre… Les rumeurs disent qu’il s’est enterré là-bas, après la destruction de son empire.
- Je suis allée à cette tour, j’ai vu sa tombe. J’ai vu aussi les ruines de sa forteresse.
- Alors tu as vu à quelles folies l’Ombre peut te pousser…
- Ce Yogo serait celui qui a tué mon mari ! C’est ce que m’a dit Kokamoru !
- Ce Kokamoru est venu ici, il y a peu… Pour toi, cela veut dire quelques années. Pour nous, c’est un souvenir frais.
- Que voulait-il ?
Yatsume n’y tenait plus !
- Il voulait le pouvoir de l’Ombre, lui aussi… Il nous a parlé de Yogo. Il savait qu’il était venu nous trouver.
- Et alors ?
- Nous l’avons éconduit. Nous ne voulions plus provoquer de massacres… Ce Kokamoru était accompagné d’un guerrier comme lui. Ce dernier, furieux que nous n’obéissions pas à son maître, a voulu s’attaquer à nous. Nous lui avons fait perdre l’esprit… Il doit errer encore dans les ruines, là-bas.
L’Ashalan parlait toujours sans passion. C’était froid, direct.
- Ce Kokamoru est alors reparti d’où il venait.
Plus ça allait, moins Yatsume comprenait… Qui avait tué son mari en fin de compte ? Qui avait enlevé sa fille ?... Pourquoi Kokamoru avait-il parlé de Yaagoth ?...
- Si tu continues à chercher ta fille, tu croiseras l’Ombre, Yatsume… Tu es prête à tout pour la retrouver ? Ta fille, j'entends.
- Oui !
C’était le cri du cœur. Elle avait parcouru le désert d’un bout à l’autre !
- Les enfants sont importants pour nous aussi, car nous en avons peu. Nous enfantons très rarement. Votre espèce est plus fertile.
Yatsume allait répliquer, quand l’Ashalan se leva et lui dit de venir.
Ils descendirent la pyramide. L’Ashalan demanda son arme à Yatsume et la planta dans le sol. Il étendit la main : du sable se mit à tourbillonner autour du naginata. L’Ashalan ouvrit sa main : une poudre cristalline s’en échappa et vint se mêler au sable, et ils se collèrent ensemble sur la lame ; celle-ci brilla et devint éblouissante, aveuglante, puis reprit son aspect normal.
L’Ashalan rendit son arme et lui dit :
- Je t’ai dit ce que je savais. Je ne peux t’aider davantage. Grâce au cristal dont sa lame est sertie, ton arme pourra détruire les serviteurs de l’Ombre. Tu dois retourner chez toi, Yatsume, et combattre ton ennemi. Viens à lui, sinon il viendra à toi.
Il n’ajouta rien. Yatsume ne savait comment le remercier. L’Ashalan fit un geste de la main qui signifiait que ce n’était pas nécessaire.
Notre héroïne remonta en selle et repartit vers Medhin, de plus en plus circonspecte. Elle savait seulement qu’il lui faudrait retrouver Kokamoru et le forcer à dire ce qu’il savait… tout ce qu’il savait !

La neige tombait à gros flocons lents sur le palais des Crabes ; elle formait un rideau épais dans la lumière grise d’hiver. La plupart des routes étaient bloquées. Les gens devaient dégager leur seuil en permanence. Les samuraï ne sortaient pas des palais, que de grands feux de cheminée peinaient à rendre moins humides. Les réceptions, les spectacles se multipliaient pour occuper la noblesse en cette morne période.
Mitsurugi était à l’un de ces dîners dont il avait oublié le but. Il y avait des gens de l’ambassade du Crabe et de celle des Dragons. Il fallait trouver des sujets de discussion entre deux clans qui se connaissaient à peine, qui n’avaient pas le sentiment d’appartenir au même Empire. On comptait en fait sur Mitsurugi et sur Ikoma Noyuki pour plaire aux uns et aux autres (Mitsurugi plutôt aux Crabes, et Noyuki aux Dragons). Deux Scorpions étaient à la table aussi, avec deux moines supérieurs d’un temple dédiée à… à qui déjà ?... Ils étaient alliés aux Dragons pour une histoire de pacte entre des communautés religieuses. Les Scorpions aussi s’en remettaient à Mitsurugi. Tacitement, ils acceptaient de ne pas jouer les langues de vipère, car ils ne devaient pas être plus à l’aise.
C’était un spectacle qui donnait à réfléchir, cette tablée, au milieu d’autres tablées rassemblant des samuraï de divers clans, et qui n’avaient pas plus de choses à se dire. Sur les apparences et les rôles.
Quand Mitsurugi était entré au dojo, vers l’âge de 5 ans, il avait dû apprendre à vénérer son clan et à oublier sa famille. Il avait dû apprendre par cœur ses Ancêtres (dont la liste était sur un parchemin que son père lui avait offert), puis les grandes figures de la famille Shiba, puis la généalogie des grandes familles de l'Empire. Les nobles raffinés du clan de la Grue, les armées magnifiques des Lions, la sagesse des Dragons…
Vers 8 ans, il devait en connaitre presque autant sur les autres clans que sur le sien. Il devait connaître et vénérer l’Ordre Céleste dans son ensemble. Mitsurugi était alors pressé de retourner à l'entrainement ; entre camarades, ils se moquaient des shugenjas qui devaient rester à étudier, étudier, pour apprendre par cœur des pages et des pages de vieux livres.
A l’adolescence, maintenant qu’il avait une vue globale sur l’Empire, on lui avait appris à aimer par-dessus tout son clan et sa famille. Il apprenait le sacrifice, le dévouement, les devoirs du samuraï. Il apprenait pourquoi les Phénix étaient meilleurs que les autres et pourquoi les Shiba étaient des modèles pour tout samuraï. Il comprenait la supériorité de son clan et il riait de la naïveté des jeunes élèves qui mettaient encore les sept clans sur un pied d’égalité. Il fallait devenir bravache, moqueur, insolent avec les étrangers, plus respectueux que jamais avec la famille.
Après son gempukku, il avait été affecté avec le titre de gunso [sergent] à la garnison de la petite Cité de l’Or Bleu. Il s’attendait alors à passer une vie tranquille, à monter doucement en grade. La plupart de ses heures comme soldat se passaient à marcher dans la rue, à regarder les filles et à s’assurer du confort des bancs des diverses tavernes du port.
Depuis qu’il avait été déchu, qu’il avait pour la première fois eu vraiment froid et faim, il avait relativisé la supériorité des Phénix. Il avait vu que certains rônins gardaient leur sens de l'honneur, même dans la misère, et ils en avaient plus de mérite -il leur aurait été si facile de se transformer en pillards. Il avait compris aussi les Lions n’étaient pas plus bêtes que d’autres ; et quand il avait été accepté dans leur clan, il s’était dit qu’il aurait préféré y naître. Il n’en avait jamais rabattu sur ses exigences d’honneur mais il avait compris que les Phénix n’étaient pas tous mieux disposés que les autres à trouver la sagesse. Il y avait eu les nuits sur la Muraille, avec des samuraï qui n’ont pas le loisir de se plaindre ni d’hésiter. Et à cette cour d’hiver, il avait découvert que les si perfides Scorpions ou les Dragons si hautains n’étaient pas faits d’un autre bois que les autres, qu’ils pouvaient s’ennuyer, qu’ils avaient leurs faiblesses, leurs petites intrigues...
Il voyait des hommes qui s’efforçaient au quotidien de tenir leur rang, quoi qu’il leur en coûte. Des gens qui ne s’aiment pas devoir faire front face à une famille rivale avec laquelle, en d’autres circonstances, ils auraient ri autour d’un verre. Même les grands religieux n’avaient pas plus fière allure dans ses pièces aux murs glacés, à un jet de pierre des terres de cauchemar de l’Outremonde. C’était une épreuve pour tout le monde ; il était difficile de maintenir des distinctions d’origine ou de statut. On avait froid et faim comme les serviteurs, comme les bêtes…
Même les conspirateurs du Lotus devaient souffrir, comme les autres… C’était du reste vertigineux de penser que Nuage ou un de ses complices pouvait se trouver en ce moment dans la salle, à parader sous un faux nom. Est-ce qu’ils avaient aussi des hésitations, ces gens prêts à s’en prendre à l’Empereur en personne ?... Est-ce qu’ils avaient peur parfois ? Des regrets ?... Ou bien étaient-ils si durs et si impitoyables qu’ils pouvaient sans trembler projeter de faire couler le sang des dieux ?
- Mitsurugi-sama, vous reprendrez bien un peu de saké ?
C’était un shugenja de la famille Yogo qui le tirait de ses songes. Et qui lui faisait aussi comprendre, subtilement, qu’il devait ne pas distraire lui, mais et distraire la galerie !
Une fois de plus, il fallait faire le fanfaron. Raconter les batailles menées par le grand général Kokatsu, et comme il était bon avec ses hommes et magnanime avec les vaincus ! Noyuki s’y remettait aussi, il enjolivait, il vous tirait ensuite les larmes avec des romances entre un beau jeune Shiba et une belle Matsu indomptable, et leur fin tragique… Quels duos ils formaient tous les deux !
Au moins, les Dragons appréciaient et les vieux religieux se permettaient de sourire…
Et l’Inquisiteur Tadao !... Il était trois tables plus loin, avec des émissaires de la famille impériale Miya, les porte-paroles de l’Empereur. Ils étaient en train de lui parler, d’après quelques paroles que Mitsurugi avait saisies au vol, de l’aménagement d’une route pour faire passer des diplomates Doji vers… Et Tadao qui devait dire « oui, oui », comme s’il allait s’y mettre toutes affaires cessantes, laisser tomber la traque à l’Outremonde pour que ces messieurs en palanquins ne soient pas trop secoués pendant leur trajet ! On allait déranger le Grand Inquisiteur en personne, la question était trop pressante !
L’Inquisiteur Tadao, le maître du double langage… Il avait fallu lui tirer les vers du nez patiemment pour comprendre où étaient partis Sasuke et Mamoru. Une malédiction, des démons un peu comme dans l’Outremonde mais pas exactement… les traquer, suivre le chat… Et du coup, Ikue qui pleurait depuis deux jours la disparition de son minou… Ikue, qui dérangeait Mitsurugi alors qu’il avait trois délégations différentes de gros samurai-marchands Yasuki à recevoir et qu’il fallait voir qui on arriverait à faire patienter le plus…
Et dans son dos, des tractations se menaient autour de la Cité des Apparences. Les Kakita qui ne dígéraient pas leur défaite ; et la famille de Kakita Yagyu en particulier, qui avait juré de venger l’enlèvement criminel de Ikue. Entre les deux, Doji Onegano, futur beau-père de Mitsurugi, qui ne pouvait ni trop soutenir notre héros ni s’opposer aux Kakita. Mitsurugi qui rejoindrait au printemps le clan de la Grue, après son mariage, comme le voulait la tradition Matsu. Pour finir, des Scorpions qui rôdent, ici, là, entre deux portes, et qui ne perdent pas un murmure émis au sujet de ces affaires susceptibles de finir dans le sang.
Il y avait heureusement l’alcool pour oublier ces montagnes de tracas. Ce soir-là, Mitsurugi savait qu’il avait décidément trop bu. Trois ou quatre verres de trop, en comptant serré. Il se laissa tomber sur son lit et partit dans un gros sommeil agité. Par moments, il s’entendit ronfler. Il sentait qu’il s’agitait. Il se réveillait en sueur sous ses gros draps et il avait à nouveau froid.
Il se rendormit, un poids sur l’estomac, le crâne douloureux. Il se réveilla en sursaut un peu plus tard, et lança, maladroit : « qui est là ? »
Il ne savait pas si cette phrase concernait son rêve ou la réalité. Il n’était pas sûr de l’avoir dite. Il s’assit et se prit le front. Il vit alors, nettement, dans une raie de lune, un papier qui pendait du plafond, attaché à un fil entortillé. Il prit aussitôt son wakisashi en main ; il chercha son sabre, qui était resté sous ses vêtements. Il approcha du fil et le coupa. Il tremblait, de froid, de fatigue, de la surprise.
Il y avait ces légendes qui couraient, au sujet des « ninjas », ces tueurs de la nuit, qui venaient vous annoncer votre mort en avance. Enroulé dans ses couvertures, Mitsurugi s’approcha de la fenêtre, en ayant garde de ne pas mettre sa tête devant. Il put lire, à la maigre lumière des étoiles, un message signé… de la Grue Noire.
Il ne trembla pas en lisant le nom. C’était presque logique. Presque un soulagement. Il lui donnait rendez-vous pour le lendemain, un peu avant l’heure de Fu-Leng [2 heures du matin].
Peut-être que c’était mieux. Aller se battre contre lui, franchement et sans retenue. En face à face, sans raffinement hypocrite.
Mitsurugi se rallongea en souriant. Il se sentait délivré d’un poids. Ils auraient l’air malins, les frères et cousins de Kakita Yagyu et les autres, si face à la Grue Noire…

Il s’éveilla tard le lendemain et ordonna qu’on ne le dérange pas. Les traités commerciaux avec les Yasuki attendraient !
Il ne se souvenait plus qui avait dit : « Dans la vie, le samuraï peut hésiter sur la voie à suivre. Il n’est pas un dieu, il est faillible, il peut se tromper en croyant bien faire. Mais arrive un jour, un moment fatidique. Et alors, face à la mort, toutes ses hésitations disparaissent. Le poids des soucis lui est enlevé. Il se sent léger comme une plume ; tout va se jouer pour lui en moins de temps que ne luit l’éclair. »
Il passa la journée dans sa chambre. On devait rire de lui dans le palais : l’ambassadeur vaincu par le saké… Des messages arrivèrent pour lui faire savoir qu’on regrettait qu’il ne soit pas disponible. C’était amusant, tout d’un coup, comme ces réunions qui l’avaient tellement occupé ces derniers jours devenaient insignifiantes… Il se trouverait bien un autre diplomate pour négocier avec les Yasuki l’ouverture d’un comptoir commercial à la Cité des Apparences.
Il partit en début de soirée, alors que la neige n’avait pas cessé de tomber. Il avait de la neige aux chevilles et il partait dans les quartiers mal famés de la Cité.
Il ne tarda pas à être repéré. Des mendiants, loqueteux, boiteux, toutes gens avec lesquelles le Bouffon aimait s’afficher crânement, le suivaient. Il en sortait des maisons branlantes, des cabanons et des ruelles, comme une bande de rats.
- Bonsoir, monseigneur…
- Quel honneur ! disait un autre. Un homme comme vous…
Mitsurugi ne répondait pas. L’avait-on vraiment reconnu ? Il portait un manteau de fourrure qui n’avait pas de signe distinctif de clan.
- Suivez-nous donc, nous pouvons vous guider.
- Ce serait un honneur d’escorter un personnage aussi important que vous…
Mitsurugi s’arrêta de marcher. Lentement, presque en silence, ils l’avaient cerné. Il aurait pu tirer son sabre et trancher ces canailles, mais il n’était pas venu pour ça. Eux, par contre, avaient leur idée.
Ils furent contents quand Mitsurugi les suivit. Ils ne s’approchaient pas de lui à moins de dix pas. Ils ne l’emmenèrent pas dans une ruelle où il aurait été facile de l’assaillir. Ils longèrent les remparts, en évitant les postes de garde. Ils connaissaient bien leur affaire car ils ne croisèrent pas de patrouille.
Après avoir tourné, ils s’arrêtèrent devant une bâtisse qui pouvait être celle d’un gros marchand. Peut-être un de ces Yasuki vendu à la secte du Lotus.
- Vous voici arrivés, monseigneur. Nous espérons que votre trajet a été plaisant… N’oubliez pas vos guides dévoués !
Mitsurugi ne leur dit toujours rien : il tira sa bourse et lança une poignée de pièces dans la neige. Les misérables se précipitèrent pour les ramasser avant qu’elles ne s’enfoncent dans la belle épaisseur blanche.
A suivre...
