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#12
#1
Viclar-Thienneux de Créman-Bontour, de la lignée des Permanton, prit son briquet en or pour allumer un cigare, qu’un porteur en livrée venait de lui passer. Il avait toujours un domestique derrière lui quand il faisait sa promenade quotidienne, après avoir passé la fin d’après-midi aux archives familiales.
- Dites-moi, mon bon, est-ce ce soir mon golf ?
- Non, monsieur, c’est demain.
- J’oublie sans cesse. C’est fâcheux, à mon âge.
- Monsieur a tellement de choses à penser.
- Vous avez lu le journal d’hier, mon bon ?
- Non, monsieur.
- Vous ignorez donc que cet idiot de Philibert s’est fait rouler dans les grandes largeurs avec son cuivre ! Il a perdu une fortune !... N’est-ce pas à mourir de rire !
- C’est excellent pour Monsieur.
- Je veux !
- Monsieur voudra dîner au grand salon ce soir ?
- Tiens, pourquoi pas ! En voilà une riche idée, il y a si longtemps… Seulement, Madame ne sera pas contente…
- Pas contente du tout, Monsieur…
- Alors bien sûr que oui !... Avec tout ce qu’elle me coûte ! C’est dans l’ordre des choses : plus elles vieillissent, plus elles coutent en produits de beauté !

Créman-Bontour fit tournoyer sa canne en ivoire. Il tira sur son cigare en gonflant la poitrine. L’air frais qui entrait dans ses narines lui inspirait un sentiment de grande confiance. Il commençait à réfléchir à la prochaine entourloupe financière qu’il allait monter pour embêter son ami et concurrent Amblois de Saint-Haspin, quand il vit une jeune fille tout à fait charmante avancer sur le trottoir. Il tira sur son cigare et lui fit un clin d’œil. Celle-ci lui se troubla et baissa les yeux, toute rouge.
Magnifique !

Il la regarda passer, appuyé sur sa canne. Son domestique, très raide, s’était arrêté.
- Vous avez vu, mon bon ?
- Oui, monsieur.
- Je la veux.
- Les désirs de monsieur…
- Je vous attends chez Stove.
- Oui, monsieur…


*


L’aristocrate traversa la rue en sifflotant. Il poussa la porte d’un de ses cafés favoris. Il trouvait tellement amusant d’aller y boire un verre de temps à autres, avec tous ces grands bourgeois qui avaient sué pour en arriver où ils étaient !
- Une fine, commanda-t-il sèchement au comptoir.
Il s’assit à une table près de la vitre. A cette heure, il n’y avait pas encore trop de monde. Il prit ensuite La Finance, pour y regarder avec plaisir la courbe des actions Lemeustre dégringoler. Il regarda ensuite du coin de l’œil son domestique parlementer avec la jeune femme. Manifestement, elle se faisait prier. Excellent ! Une timide !

Comme toutes les autres, elle finissait par « mordre », émue et séduite par le discours bien rôdé :
- Un vieil homme, sensible et attentionné. Mais si seul… Une femme comme vous, qui parait si intelligente, si fraiche… Lui tenir compagnie… Lui parler de la Cité, qu’il connait en fait si mal… Un dîner…
Crémant-Bontour pouvait presque lire sur les lèvres de son domestique tellement il connaissait « l’accroche » par cœur !

Elle arrivait, perchée sur ses talons. Elle ne devait pas avoir encore l’habitude d’en porter. Elle voulait se donner des airs de dame, mais c’était une vraie jeune fille ! Elle riait, elle avait l’air de poser des questions. Le vieil aristocrate fit un petit coucou de grand-père jovial par la fenêtre. Elle entra, timide et intriguée :
- Venez, asseyez-vous mon chou !... Vous êtes adorable ! C’est mon domestique qui s’est donc permis de vous déranger ! Quel importun !
- Mais non, monsieur… Je vous en prie…

Le serveur essuyait ses verres d’un air blasé. Il trouvait écœurant que ce vieux satyre les ait toutes ! Il eut un regard vers le jeune homme en imper et chapeau mou qui lisait son journal au fond. Ce dernier lui rendit son regard : ils étaient d’accord pour trouver indécente cette réussite !
- Mademoiselle prendra quelque chose ?
Elle prit une menthe pétillante. Le serveur essaya de lire son journal ; peine perdue, il avait en bruit de fond le roucoulement mielleux de l’aristo. Il aurait pu réciter par cœur ses phrases fleuries. Encore une qui allait être initiée en un rien de temps aux caprices du vieux Créman-Bontour !


*


Le domestique rentra seul à la maison. Madame l’accueillit fraîchement :
- Tiens, vous rentrez seul ? C’est donc que Monsieur a fait une nouvelle conquête ?
- Monsieur a souhaité terminé sa promenade seul, voilà tout.
Elle le détestait. Il était l’âme damnée de son mari.
Elle ne fit pas d’autre remarque. Elle s’enferma dans sa chambre (ils faisaient chambre à part depuis quinze ans). Elle en ressortit en tenue de soirée :
- Vous lui direz que je suis à mon club.
- A vos ordres, Madame.
Elle partit, très digne. Il était temps, Créman-Bontour rentrait, tout sucre tout miel. Il faisait semblant d’avoir de la peine à marcher. Ils étaient passés à la boulangerie acheter des petits gâteaux.
- Elle est si charmante ! Si charmante !... Tenez, aidez-moi à enlever ma veste !...
Elle semblait conquise par ce vieil homme si gentil, un grand-père comme on en rêverait.
- Nous allons déguster ces pâtisseries –que ce vilain médecin m’interdit, bien au coin du feu ! Et ensuite, il y aura un bon dîner –car vous restez dîner avec moi, n’est-ce-pas ?
- Oh, mais je ne sais pas ?...
- Vous habitez encore chez votre maman ?
- Oh, non, dit-elle, émue, car il y a deux ans déjà que ma pauvre mère m’a quittée.
- Oh, comme c’est affligeant !... Je suis tellement désolé d’avoir soulevé ce sujet douloureux !
- Non, non, vous ne pouviez pas savoir…
- Pour me faire pardonner, que pourrais-je faire ?... Ah, aimez-vous lire ?
- Oui, évidemment, minauda-t-elle, mais j’ai si peu de temps…
- Attendez, je vais vous montrer ma collection de volumes illustrés ! Cela devrait vous plaire…
Ses livres… Il y aurait d’abord ceux sur la mode aux siècles passés (succès garanti), les fleurs et les parfums (elles aiment toutes), les carrosses et les grandes maisons (leur rêve). Puis, après le dîner, après quelques verres, les livres sur les fêtes exiléennes, permettant de glisser en douceur des histoires de cœur (en grande tenue) aux danseuses et actrices (en tenues plus légères), puis aux gravures des après-dîner entre gens de bonne compagnie (pas de tenue), et aux représentations des fins de soirée de débauche (en tenues très étonnantes). Il avait le chic, devant les gravures les plus pornographiques, de demander, avec un sérieux professoral :
- Qu’en pensez-vous ?

Ce soir-là, Créman-Bontour sentit qu’il avait trouvé la perle rare. Ils passèrent dans sa chambre avec près de quarante minutes d’avance sur l’horaire moyen.
- Tu es une petite cochonne, hein, disait-il, la main dans son soutien-gorge. Elles sont toutes pures et innocentes, et quand on les pousse un peu, elles ont le vice dans la peau !... Comment t’appelles-tu, déjà ?...
Il avait les traits durcis, impitoyables.
- Nelly…
- Hé bien, Nelly, bienvenue dans mon domaine ! Ici, c’est moi le seigneur, et on m’obéit parfaitement ! Tu entends !...
Il rugissait. Il prit un martinet sur sa table de nuit.
- Oh oui !... Oui, j’obéirai !
- J’obéirai… « monseigneur » !
- Monseigneur…

Le vieil aristocrate voulut se lever pour aller à son armoire, y prendre ses accessoires. Il retomba, essoufflé. Il ne voulut pas paraitre faible. Il se jeta sur elle, l’agrippa violemment par les bras. Il ne put aller au bout de son effort. Il piquait du nez. Il grogna, lutta un moment puis s’endormit. Sa respiration se fit régulière.
Nelly attrapa ses cigarettes et en fuma une, en fouillant dans les affaires. Elle trouva la carte qu’elle cherchait et la mit dans son sac. Elle lui envoya un petit baiser dans l’air. Dans son sommeil, il gardait ses traits vicieux.

Puis elle sortit, en se déhanchant, la cigarette aux lèvres. Le domestique la regarda, surpris.
- Dites, j’ai l’impression que c’est plus ça, votre grand seigneur…
Elle prenait exprès son accent le plus populeux.
- Faudrait voir à lui faire prendre de la poudre miracle, parce qu’il tient plus la route, à son âge !... Il a les yeux plus gros que le ventre ! Et quand je dis le ventre… !
- Vous êtes, vous êtes ! une petite !...
- Ouais, c’est ça ! En attendant, j’ai pas eu le temps de lui faire la toupie qu’il réclame tant !
Le domestique, ulcéré, la raccompagna :
- Allez, bonne nuit ! Je retourne à mon coin de rue, il doit y avoir d’autres clients à c’t’heure !
Il lui claqua la porte au nez. Elle éclata de son rire le plus sonore.

Elle vérifia son sac et courut chez Stove. Maréchal l’attendait au fond. Il replia son journal d’un coup sec :
- Alors, hm ?... La toupie ?
- Arrête, j’ai bien cru devoir passer à la casserole pour de bon !
- Je t’offre un verre ?
- Je te propose de changer de quartier ! Ca sent le parfum du vieux vicelard jusqu’ici !
- Comme tu voudras.
- Paye-moi quand même un verre ici ! Tu m’en offriras un autre ailleurs… Et puis, tiens !
Elle lui tendit la carte. Maréchal la prit, sourit béatement, la fit tourner : une belle carte d’accès de classe A pour la Cité de la Mémoire.
- Tu es formidable.
- Je sais. Garçon, vous avez du « label noir » ?
- Année 197.
- Un double alors.
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#12 - by Darth Nico - 11-08-2010, 04:23 AM
#12 - by Darth Nico - 11-08-2010, 04:24 AM
#12 - by Darth Nico - 12-08-2010, 12:31 PM
#12 - by Gaeriel - 12-08-2010, 01:42 PM
#12 - by Darth Nico - 18-08-2010, 10:54 AM
#12 - by Darth Nico - 20-08-2010, 09:32 AM
#12 - by Darth Nico - 23-08-2010, 10:29 AM
#12 - by sdm - 23-08-2010, 09:14 PM
#12 - by Darth Nico - 26-08-2010, 06:33 PM
#12 - by sdm - 28-08-2010, 01:54 AM
#12 - by Darth Nico - 01-09-2010, 10:16 PM
#12 - by Darth Nico - 03-09-2010, 10:23 AM
#12 - by Darth Nico - 03-09-2010, 10:24 AM
#12 - by Gaeriel - 03-09-2010, 11:22 AM

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