20-08-2010, 09:32 AM
(This post was last modified: 03-09-2010, 03:32 PM by Darth Nico.)
EXIL #12<!--sizec--><!--/sizec-->
Ils avaient allumé leurs casques.
L’eau résonnait dans les tuyaux métalliques. Le métro passa, quelque part, dans un roulement de tonnerre.
Un courant d’eau sale s’épaississait petit à petit : ils eurent vite de l’eau aux mollets. Svensson consultait ses plans protégés par des chemises en plastique.
- Nous devrions trouver un chemin de ronde par là-bas…
Ils avancèrent dans le liquide saumâtre. Arrivés sur le chemin grillagé, ils continuèrent en balayant devant eux avec leurs lampes. Un autre métro passait. Par une tuyauterie, on entendait des conversations venues d’ailleurs.
De l’eau tombait du plafond, goutte après goutte, en un écho qui s’amplifiait interminablement dans l’air frais. Des gargouillis dans les tuyaux. Des grincements, des bruits de chute brusque de liquides, un bruit strident de scie électrique. Un grondement de moteur qui démarre, puis une soufflerie. Le roulement lourd de pales qui battant de l’air poisseux, ventilé dans le couloir. Encore des clapotements, le métro qui passe.
L’humidité imprégnait leurs combinaisons.
Ils arrivèrent au chemin de fer des mitiers.
- Nous allons pouvoir nous reposer, dit Svensson.
Le véhicule était fait de quatre anciens chariots de mines attachés ensemble. Des planches de bois pour s’asseoir avaient été rajoutées. Portzamparc et Maréchal chargèrent l’équipement. Herbert s’était assis le premier, l’air fermé. Svensson mit en marche le circuit des câbles et sauta dans le wagonnet. Ils montèrent en pente raide pendant un quart d’heure. Le grondement, amplifié par l’écho, était assourdissant. Svensson voulut parler mais les deux policiers dirent qu’ils n’entendaient rien. L’ingénieur fit signe que ce n’était pas grave.
Le trajet se poursuivit sur une section à plat. Le véhicule ralentit et s’arrêta d’un coup sur un butoir. Trois mitiers se trouvaient au poste d’arrivée. Svensson alla leur parler :
- Bonjour messieurs…
Les mitiers sentirent qu’ils avaient affaire à un gars de la haute, des bureaux. Svensson alla au devant de leurs questions. Il montra brièvement sa carte :
- Bureau d’études de VOIRIE. Nous venons faire des relevés hydro-électriques…
Il utilisa un enchainement de termes techniques d’un air assuré.
- Nous en aurons pour un moment. De plus, il est possible que nous fassions du bruit, à cause des sondages par écholocations. Donc ne vous inquiétez pas si vous entendez des coups ou ce genre de choses.
- D’accord, m’sieur, mais s’il vous arrive un problème ?...
- Alors là, nous crierons à l’aide !
- Ah, d’accord…
On ne discute pas avec un ingénieur du bureau d’étude de VOIRIE ! Herbert et Maréchal se sentaient clownesques comme jamais dans leur combinaison. Portzamparc était certain d’être élégant et imposant. Les trois hommes se contentèrent de saluer ces braves mitiers.
- Pressons, dit l’inspecteur après consultation de sa montre. Linus doit déjà être à l’intérieur.
- Il serait en avance sur l’horaire, dit Svensson.
- J’aime mieux que nous, nous soyons en avance !
Ils attaquaient la partie la plus difficile : l’ascension à la verticale en direction de la Cité de la Mémoire. Cela commença par de l’acrobatie pour évoluer sur de grosses poutrelles croisées, mouillées. Les semelles des bottes adhéraient heureusement bien sur ce métal. Il fallait se passer les sacs en permanence, les poser là où ils ne tomberaient pas pendant qu’on continuait à monter, avant de se les passer encore. Ils grimpaient souvent à quatre pattes.
Herbert dérapa. Portzamparc était derrière par sécurité. Svensson pensait tout haut :
- La poutrelle 115, la poutrelle 115…
Leur numéro était gravé, mais pas toujours dans des endroits faciles d’accès. Ils avancèrent à quatre pattes sur la nº 113, très étroite et se hissèrent sur la 115, bien plus large. Svensson consultait ses plans :
- C’est cette grille d’aération-là…
Elle était à un mètre au-dessus de leur tête. Jusqu’à présent, ils avaient suivi un trajet autorisé. Maintenant, ils allaient devoir s’ouvrir leur passage. Svensson et Maréchal se mirent debout, doucement et forcèrent sur la grille. Rien à faire, elle ne se décrochait pas. Ils la dévissèrent, mais ce ne fut pas suffisant, elle était solidement enfoncé dans le mur par le haut et le bas. Svensson s’impatientait. L’heure tournait et la sécurité du petit Linus était en jeu.
- Passez-moi la masse…
Herbert ouvrit le sac à outils et tendit un gros marteau à l’ingénieur.
- Reculez-vous, et bouchez-vous les oreilles !
Svensson prit la place des deux policiers. Il souleva la masse autant qu’il pouvait, accroupi sur la poutrelle. Herbert et Maréchal regardaient avec des yeux qui clignaient et des grimaces.
BOUM !...
Le bruit avait fait trembler le mur –qui s’effrita légèrement. Quant à la grille, elle était à peine abimée. Svensson n’était pas en position pour frapper de toutes ses forces. Un parlophone, situé sur le mur d’en face, se mit à sonner. Herbert, qui était derrière, traversa la poutrelle en soupirant. La sonnerie continuait, obsédante. Le chauve tendit le bras, fit un pas de plus. Sonneries, encore des sonneries.
- Allo, oui ?...
Herbert transpirait, excédé. C’était l’équipe des mitiers.
- Euh, tout va bien pour vous ? Personne n’est tombé ?...
- Non, rassurez-vous, nous avons euh… fait tomber un sac de matériel… Nous venons de le récupérer, d’ailleurs…
Svensson faisait signe que c’était une bonne réponse et qu’il ne fallait pas en dire plus.
- Merci, messieurs, nous continuons nos relevés… Merci…
L’ingénieur s’assit à califourchon sur sa poutrelle. Maréchal et Portzamparc s’assirent, adossés à la 114 qui passait presque à la verticale. Svensson fouillait dans son sac :
- Nous allons nous y prendre autrement… Cette saleté de grille…
- Il n’y a pas d’autre passage ? dit Herbert.
- Non, non… Sinon, c’est un détour d’au moins une heure… Regardez le plan…
- Je vous crois.
Svensson sortait un chalumeau et une batterie à manivelle.
- Inspecteur ?
- Je m’y mets, dit Maréchal.
L’ingénieur mit de grosses lunettes. L’inspecteur moulina. De petites étincelles éclatèrent et le chalumeau s’alluma. Svensson s’attaqua aux attaches du haut. L’inspecteur tournait aussi vite qu’il pouvait. La flamme finit par couper dans le métal ramolli. Les attaches du haut cédèrent.
- Parfait… En bas…
- Tenez, à vous, Herbert…
Le petit chauve n’avait pas autant de force dans les bras.
- Tournez, tournez, bon sang !
Svensson n’arrivait à rien.
Maréchal reprit la manivelle, la flamme augmenta.
- Impeccable…
Svensson détacha la grille avec précaution. Il se hissa dans le conduit, se fit passer les sacs puis aida ses trois « assistants ». Ils durent continuer à quatre pattes, pas à pas, coude après coude.
- Sacrés acrobaties, hein ! dit l’ingénieur.
- Je vous avais dit que le boulot chez nous, c’était autre chose qu’assis dans un bureau ! dit Maréchal.
- Je suis tout de même impatient d’y retourner, pour l’excellent café de votre secrétaire !
- J’accepte d’être votre témoin au mariage !
*
Les Cités-Jardins étaient un enchevêtrement de plateformes semi-autonomes qui évoluaient à la pointe est de la Cité d’Acier, à 2500 mètres au-dessus de l’océan. Seules trois plateformes centrales (les 7, 9 et 12) étaient fixes, permettant aux autres de graviter autour d’elle. La Cité de la Mémoire se trouvait sur la 9. Elle se présentait comme un grand dôme blanc arrondi, recouvert de plaques de métal disposées en alvéoles, au milieu des pelouses et des promenades. Ce n’était en fait que la partie aérienne de la Cité, qui plongeait profondément sous la plateforme.
Corben se posa sur le ponton réservé aux engins volants.
- Il fait meilleur ici !
Linus avait le mal de l’air. Il était trop heureux de reposer le pied sur du solide.
Le soleil perçait davantage en altitude. Les Cités-Jardins supportaient plusieurs serres qui requéraient une température tropicale, et les systèmes de chauffage hydrauliques passaient juste sous le sol.
- Ma femme dirait que ça lui fait gonfler les mollets !
Une belle journée commençait. Des groupes pratiquaient la gymnastique sur les pelouses. Des couples lève-tôt profitaient de ces carrés de nature avant l’arrivée de la foule.
Le ponton d’amarrage du ballon-taxi se trouvait à quelques pas de la Céleste, la plus grande passerelle de la Cité. Une immense courbe gracieuse aux tons argentés et cristallins qui, grâce à ses embranchements, reliaient plusieurs blocs supérieurs, dont le quartier des Célestes auquel elle avait donné son nom. Une tradition voulait que chaque passant accroche une clochette à la rambarde. Des milliers pendaient, tintant ensemble à la moindre brise. A cette heure, comme le soleil frappait en plein sur elle, elle devenait éblouissante.
Corben et Linus avancèrent sur le chemin de gravier. Il n’était pas inhabituel de voir des Scientistes dans ce quartier. Personne ne se retourna donc sur le jeune homme.
- Je vais vous attendre près du bassin, dit le pilote. Je serai sur un banc, je lirai mon journal. S’il y a un pépin quand vous ressortez, on décollera aussi sec !
Linus dut s’asseoir une seconde. Corben sortit la flaque de secours :
- Une gorgée pour la route ? Ca donne du cœur au ventre.
- Non merci…
Linus avisa un groupe de Scientistes qui arrivait par la Céleste. De raides silhouettes noires qui semblaient avancer sur un rayon de lumière.
- Et si ?... Et s’ils viennent me parler ?... S’ils me demandent quelque chose dans leur langage secret ? S’ils font un signe de reconnaissance et que je ne sais pas quoi répondre !...
Corben ne connaissait rien à tout ça. Il n’avait que son bon sens pour répondre.
- Non, regardez… Ils ne vont pas dans la Cité… Par contre, nous, on est venus tôt pour éviter la foule, alors ne perdez pas de temps !
- J’y vais, j’y vais…
Linus serra les poings, se leva résolument. C’était aussi bien que Corben n’y connaisse rien, ce serait à lui de se débrouiller, sans aide. Il avança sans détourner le regard.
Il s’approcha de la porte. Une petite dame dans un cagibi à l’entrée le salua. Il prit un air indifférent –se disant qu’un Scientiste réagirait comme ça. Il sortit la carte d’accès et la passa dans la fente. Des rouages se mirent à grincer, un mécanisme cliqueta. Un voyant passa au vert, la porte s’ouvrit. Linus se retint de soupirer. Il déglutit discrètement.
Sous la coupole alvéolée, les murmures de conversation résonnaient. Le sol était luisant. Linus sentit que ce devait être des gens très importants qui discutaient dans ce vaste hall. Un petit café était installé sur sa gauche, un restaurant luxueux sur sa droite, à côté d’un rayon de matériel de communication, et d’une série de cabines parlophoniques. Devant lui, quatre ascenseurs, pour monter dans les rayons du dôme ou pour descendre vers les salles de lecture. Les yeux de Linus brillèrent en apercevant les derniers modèles de chromatographes. C’était trop beau, il ne pouvait pas manquer d’aller les admirer !
Il passa sur les modèles d’apparence luxueuse, vendus très chers aux bourgeois, qui ignoraient la plupart du temps que c’était des circuits vieux de dix ans qui se cachaient sous la coque en or et ivoire. Non, il s’arrêta devant les vrais bons chromatos, d’aspect plus sobre, ceux qui renfermaient des merveilles de technologies ! Il en caressa un avec émotion. Son cœur palpitait : c’était le modèle de test 210 ! Celui qui ne sortirait dans le commerce que dans deux ans !
Il soupira de regret, se souvenant qu’il ne venait pas pour ses emplettes. Il prit l’ascenseur menant au quatrième sous-sol. La cabine démarra en ronronnant.
Il entrait dans le paradis des pirates de réseaux. La plus grande et la plus moderne banque de données de la Cité ! Les informations les plus protégées sur les corpoles, les grandes familles, les codes bancaires !
La cabine s’arrêta en douceur. Il sortit dans un décor bien différent : une épaisse moquette rouge, des meubles en bois et des sculptures. Une douce musique d’orchestre. Des rayons de bibliothèque.
Herbert avait consigné dans un carnet les indications pour trouver la base de données de Heindrich. Linus parcourut les rayons de cabines privées. C’était des petits salons, pour une ou plusieurs personnes, très confortables. Des serveurs passaient avec des rafraîchissements. D’autres aidaient les gens à manipuler les bases de données. Linus pensait à ses collègues pirates, pour la plupart de simples pseudonymes sur un écran, qui rêvaient d’accéder seulement aux archives publiques de la Cité ! Et lui, il était en mesure de « percer » celles des partis politiques, des corpoles… et des Scientistes !
Il prit une cabine, le cœur battant. La porte vitrée se referma derrière lui. Il fit craquer ses doigts et ses épaules puis alluma le chromato du lieu. Un doux ronronnement, des cliquetis discrets. Il déballa son matériel, son propre chromato, plusieurs mémoires de rechange, ses câbles et ses cartes perforées de piratage, son carnet de code hexadécimal. Il entrait dans la légende !...
"Et tu n’iras pas raconter tes exploits à tes amis", l’avait prévenu Svensson.
Le plus grand acte de piratage de l’histoire resterait anonyme !
Linus se frotta le visage, avant de commencer à taper, à la cadence d’une machine à coudre. Les colonnes de données alphanumériques défilèrent sur l’écran en vert et noir. L’écran se remplissait d’un gros tas de signes empaquetés. Linus mit son pouce sur sa lèvre, ferma les yeux, tapa la touche d’envoi du clavier, et les données furent comme aspirées vers le bas. C’était maintenant que le compte à rebours commençait !
*
Les explorateurs d’égoût se remettaient de leur traversée à quatre pattes.
- Et maintenant, annonça l’ingénieur, la dernière montée !
Ils étaient sous une grille ronde qui donnait accès à un conduit vertical.
- Je vais vous laisser vous reposer un peu pendant que j’attaque le travail, dit Svensson. Pas de chalumeau cette-fois, la scie à métaux devrait suffire.
L’ingénieur attrapa la grille et s’y hissa à la force des bras. Il se pendit en dessous et croisa ses jambes au-dessus d’un barreau. Il claqua des doigts : Maréchal lui tendit la scie. Il entama la coupe d’un premier barreau.
Portzamparc passait à boire à Herbert et Maréchal. Ils admiraient la condition physique de l’ingénieur.
- Il est prêt pour les jeux athlétiques, dit l’inspecteur.
- Il paraît qu’à Kargarl, dit Herbert, hébété par la fatigue, ils ont un concours annuel de lancer de tronc d’arbres…
Svensson sentait les abdominaux lui tirer. Il parvint à enlever un premier barreau. Il arrêta de scier et redescendit. Il reprit son souffle.
- Je vais vous remplacer, dit Portzamparc.
Il monta, se pendit comme l'ingénieur et réussit à enlever un second barreau.
- Beau boulot, dit Maréchal.
- Allez, je vous aide à monter.
Svensson leur fit la courte échelle. Herbert passa le premier. Une fois passés, ils se serrèrent sur la grille et firent une dernière mise au point :
- Bien, c’est là qu’Herbert passe en premier, dit Svensson.
On le hissa pour qu’il attrape le premier barreau de l’échelle du conduit. Il n’était venu que pour débloquer le passage qui allait suivre. Parce que jusqu’à présent, il n’avait fait que les ralentir !
Le petit chauve monta puis se glissa dans une section bien plus étroite du conduit. De l’autre côté, il trouva un volant.
- Tournez dans le sens des aiguilles, cria Svensson. Cela va agrandir l’ouverture…
Le volant grinça. Herbert mit toute la poigne qu’il pouvait. Des mécanismes délaissés depuis des années reprirent vie dans la douleur. Herbert tourna un tour supplémentaire. Le conduit s’élargit.
- Pressons, sinon on va être douchés !
Les deux policiers et l’ingénieur montèrent en vitesse. Un torrent d’eau venu de loin, de très haut, dégringolait dans les canalisations. Le grondement s’amplifiait. Soudain, l’eau jaillit d’au-dessus et s’abattit sur la tête des trois hommes. Ils se raccrochèrent à la grille.
- Mousqueton ! cria Svensson.
Les deux policiers obéirent vite et s’accrochèrent. Bien leur en prit, car la violence de l’eau leur fit perdre pied et ils auraient fait une chute mortelle ! Herbert tirait à s’en déchirer les muscles sur le volant pour refermer. Les trois hommes étaient adossés dans le conduit, les pieds coincés entre deux barreaux, agrippés à leur corde, sous le déluge.
- Herbert, dépêchez !
Les conduits se refermèrent, le torrent devint un mince filet d’eau.
Ils toussaient, crachaient.
Ils sortirent du conduit sur les rotules. Ils enlevèrent leurs casques, ainsi que leurs bottes remplies d’eau.
- Quelle heure est-il ? dit Maréchal.
- H + 10 minutes, dit Svensson.
- Il y a dix minutes que Linus est rentré dans la Cité ?
- Non, dix minutes qu’il a commencé à transférer les données !
- Oh merde !
Ils avaient sacrément pris du retard !
Maréchal enleva en vitesse sa combinaison sale et trempée. Il sortit de son sac étanche ses habits de ville et les passa.
- Où est l’entrée ?
- Juste au bout du couloir normalement, dit Svensson.
- Vous m’attendez ici, dit Maréchal en laçant ses souliers, je vais le chercher !