26-08-2010, 06:33 PM
(This post was last modified: 03-09-2010, 03:34 PM by Darth Nico.)
EXIL #12<!--sizec--><!--/sizec-->
Le procès du Somnambule
La foule arrivait après le travail, devait attendre derrière les barrières. La rue était fermée à la circulation. Les patrouilles de Pandores faisaient leur jonction sur le parvis. La garde avait été doublée devant les hautes grilles au blason doré de la balance. Un officier surveillait la foule, donnait des ordres à voix basse. Deux sous-officiers de la garde exiléenne transmettaient aux Pandores.
Le palais de Justice se transformait en ruche. Avec ses avocats courant dans un sens et dans l’autre, les huissiers affairés, les patrouilles de Pandores pressés, les journalistes massés sur les grilles dehors. Sur le trottoir, la foule de plus en plus nombreuse qui pressait pour rentrer. Les magistrats du Parquet sortaient d’une voiture, entourés de policiers et se précipitaient dans le palais. La grille se refermait sur eux, plusieurs envoyés spéciaux s’y cassaient le nez. La voiture peinait à repartir, le cocher gueulait, les chevaux ruaient.
Puis l’arrivée des avocats des banques et des familles, vol d’oiseaux noirs qui fendit la foule et disparut dans les beaux couloirs trop éclairés.
Il se mit à tomber des gouttes. Les journalistes prenaient des notes à la volée, sur les noms des magistrats, la foule, l’effervescence. L’un d’eux, du quotidien Les passerelles (quotidien populaire) allumait une cigarette en essayant de maintenir son parapluie droit et d’écrire en même temps.
- Parait qu’il n’échappera pas à la potence ! lui disait un collègue d’un journal concurrent, l'Indépendant (progressiste).
- Manquerait plus que ça ! Le mec a braqué au moins vingt banques !
- Quel bourgeois tu fais ! Il t’a pris des sous, le Somnambule ? Non, il prend l’argent des gros épargnants… Et puis d’abord, il n’en a braqué que dix des banques.
- A la corde pour moins que ça, ben tiens !...
Une voiture arrivait. Une voix cria que Kassan était à bord. Le cocher n’eut alors pas le temps de s’arrêter que la foule pressait, accrochait les roues, attrapait la capote. Il pleuvait de plus en plus fort. Les Pandores arrivèrent, furieux de s’être laissé déborder. Le cocher menaçait d’envoyer des coups de fouets :
- Vous faites peur à mes bêtes ! Faites de l’air ou vous allez tâter de ma lanière !
- Laisse-nous faire notre métier, pépé ! cria un journaliste. On informe le public !
- Kassan, gueula un gros type qui retenait les roues, je vais te crever !
- Sors de là, glapissait une mégère.
- A la potence tout de suite !
Les Pandores s’organisaient autour de la voiture. Il y eut quelques coups de bâton distribués.
- Vous reculez ou sinon, on vous cabossera !
Le maréchal des logis aimait ne pas y aller par quatre chemins ! La foule en colère devenait redoutable. Cinq Pandores formèrent un mur et refoulèrent le tas humain mouvant auquel ils faisaient face.
- Allez, ça va ! En avant !
Il pleuvait de plus en plus fort. Les Pandores ouvrirent la voiture. Quatre inspecteurs en surgirent, qui entouraient Kassan. Les journalistes sautaient, gesticulaient. La foule huait, sifflait.
- Situation d’émeute, cria le sergent, chauffé au rouge.
Il siffla trois fois et quinze autres Pandores sortirent du palais pour charger la foule. On entendit Kassan éclater de rire avant d’être poussé vers l’intérieur du bâtiment. Le cocher ne pouvait pas redémarrer. Il claqua du fouet, plusieurs chapeaux de journalistes et des parapluies furent abimés. Les chevaux s’agitaient, les coups de matraque pleuvaient. Les gens insultaient pêle-mêle les policiers, le cocher, le Somnambule, la justice et les gens !
C’était la débandade parmi les journalistes et la foule, alors que les Pandores poussaient en groupe, pendant que des collègues jouaient du bâton. Dans la foule, les plus malins et les plus chanceux réussirent à passer les grilles du palais, alors que la pluie redoublait.
A l’intérieur, c’était tout différent. Un palais des glaces, doré et cristallin, avec des lustres débordant de décorations. Les gens trempés étaient guidés par des fonctionnaires en uniforme vers la salle d’audience.
- Essuyez vos pieds, répétait machinalement un huissier à l’entrée de la grande salle.
On voyait passer des robes noires et des robes rouges dans un petit couloir.
Lanvin et Portzamparc dans la salle des témoins. Ils étaient une bonne trentaine. Pour le moment, ils avaient interdiction absolue de se parler. On entendait la salle se remplir. Les bancs frottaient par terre, les pieds frappaient, les gens parlaient.
Le brouhaha s’apaisa progressivement. On faisait entrer les jurés, dans le carré qui leur était réservé, au coin de la salle. Un huissier peinait pour manier les immenses baguettes qui permettaient d’ouvrir les fenêtres perchées très haut.
Le Somnambule, de son banc, regardait ce petit monde s’agiter pour lui. Il était directement dominé par les sièges, encore vides, avec le symbole de la Justice qui semblait sur le point de lui tomber dessus. Certains regardaient vers lui à la dérobée, craignant de croiser son regard. D’autres le fixaient comme un animal de zoo. Un journaliste écrit sans s’arrêter depuis qu’il est entré dans la salle.
Les avocats de la partie civile parlaient entre eux comme des conspirateurs. L’avocat de Kassan se sentait bien seul. Il se retournait vers son client, comme fait d’habitude le défenseur, pour le rassurer. En fait, c’était à se demander si ce n’était pas l’avocat qui cherchait du réconfort chez son client !
- Tout va bien se passer, maître, avaient l’air de dire les yeux terribles du Somnambule, vous allez vous en tirer avec les honneurs, car vous ne pouvez de toute façon pas sauver ma tête.
Le tonnerre grondait dehors. Il tombait une masse épaisse de pluie. La salle était surchauffée, la lumière crue assommait. La fumée de cigarette partait par la fenêtre là-haut, mais des gouttes rentraient en même temps qu’une bise sifflante. Le pauvre huissier ne savait plus quoi faire !
Il prend le parti de fermer. Des gens protestent à mi-voix.
La cour arrive !
On se lève, la cour entre, s’assoit, on se rassoit.
Cela n’a pas réglé le problème de la pluie, mais on est maintenant dans un autre monde. Le juge Tollin est sous la perruque. Il parcourt la salle du regard comme s’il cherchait qui pendre.
On sent les jurés dans leurs petits souliers. Ils ont peur de se faire gronder par le professeur.
- Je préviens dès maintenant qu’à la moindre insubordination, je fais évacuer la salle. Je veux laisser à tous la possibilité de se consacrer à cette affaire dans la sérénité.
Le juge sent que l’ambiance est électrique. Le public est venu voir pleurs, grincements de dents, accusations et imprécations tonitruantes ! L’orage ne rend pas l’air plus léger. La pluie paraît prendre ses quartiers pour des jours.
Quelques reniflements, deux ou trois éternuements. Le juge dit un mot à voix basse. Le message passe, moment de flottement : le public suit des yeux le fil du bouche-à-oreille, du juge au greffier, à un Pandore, à l’avocat général, puis un autre Pandore. Dans la salle, on retient son souffle. Le Pandore murmure le message à l’huissier de la fenêtre. Celui-ci se lève, prend la perche, rouvre la fenêtre.
Des gens échangent des sourires complices : justice leur est rendue.
- Bien, accusé, levez-vous !
On va commencer à travailler au corps le futur pendu !
- Vous vous appelez Josef Franz Kassan ?
- Oui, monsieur le juge.
Frisson dans l’assistance. Le Somnambule a regardé son juge droit dans les yeux, et il a répondu avec une très subtile nuance de mépris !
De sorte que Tollin ne peut pas décemment protester, car il aurait l’air de se fâcher pour rien. Mais la salle est certaine que Kassan a porté une pique.
Le juge est craint, haï, respecté, tout à la fois. Parce qu’on le respecte, on hait soudain cet accusé qui veut jouer au malin. Mais comme on hait le juge, on voudrait aussi voir cet homme qui n’a plus rien à perdre affronter Tollin frontalement !
Les gens plissent les yeux pour ne pas manquer la moindre mimique de la cour, des avocats ou de l’accusé.
- Les chefs d’accusation sont nombreux…
Tollin redresse ses petites lunettes sur son nez anguleux. Cela le vieillit, ces petites bésicles sur son visage maigre et triangulaire, proprement découpé.
L’énumération commence. Le public écoute, intrigué, fasciné, horrifié, puis un peu lassé par le caractère répétitif des crimes.
- Braquage de la banque Pham’Velker du quartier de Miraflore. Braquage de la succursale Aussame-Nerbois du quartier des Passantes…
Cela manque de variété. Le juge ne s’en occupe pas, il continue posément la lecture de son papier, à haute et intelligible voix. Quelques personnes regardent à ce moment Kassan. Encore une perfidie à peine dissimulée : l’accusé semble approuver à chaque chef, comme s’il confirmait que le juge est bien informé !
Des petites gens agitent la main, inquiets, comme quand le cancre de la classe préparait une trop grosse bêtise contre le professeur. Un mari se passe le doigt à l’horizontal sur la gorge, sa femme et plusieurs voisins de siège approuvent, inquiets.
L’avocat-général entame sa plaidoirie. Il est bel homme, cela change du juge qui fait vieux garçon. Il parle d’une voix claire, presque chaleureuse, tant il est sûr de son affaire. Il ne retarde pas longtemps sa conclusion :
- Je ne suis pas un partisan intransigeant de la peine de mort…
Le juge le regarde, concentré, avec l’air de dire que lui non plus, bien sûr (quoi qu’il ait envoyé plus d’hommes à la potence qu’il ne peut s’en souvenir !

- Néanmoins, le nombre et la gravité des accusations portées contre Josef Kassan, son manque manifeste de regrets, son intelligence (qui aurait dû le détourner de la voie criminelle où il s’est engagé), tout cela m’amène, très logiquement, à requérir la peine capitale. Vous suivrez mon avis, mesdames et messieurs les jurés, car cet homme blesse et meurtrit par plaisir…
Kassan se lève et lance :
- Je n’ai jamais blessé quiconque !
- Comment osez-vous !...
- … sauf un avocat-général.
Toute la salle éclate de rire.
C’est si bon, alors que l’atmosphère était si lourde !
Seulement, cela va se payer : le juge martèle furieusement et fait évacuer la salle. Kassan est escamoté en trois mouvements, les Pandores arrivent et la salle est vidée avec poigne. Les gens se déversent dans le couloir, puis dans la cour du palais. En quelques minutes, la buvette et le café de l’autre côté de la rue sont pleins.
Les deux journalistes se retrouvent :
- Mon vieux, j’ai dans l’idée qu’on ne va pas s’ennuyer ! dit l’envoyé de l’Indépendant.
- Si le juge ne fait pas une attaque avant la fin du procès.
- Et l’avocat-général ! Il aurait un pistolet sur lui, il l’aurait vidé sur Kassan !
- L’attitude de Kassan est scandaleuse.
- Le gars a un certain panache.
Ils trinquent autour d’une bière.
- Tiens, dit celui de Passerelles, regarde qui vient…
C’est manifestement un inspecteur de SÛRETÉ.
- C’est l'inspecteur Maréchal, vieux… Pas le temps de t’expliquer. Suis-moi, tu me revaudras le tuyau.
Les deux journalistes s’approchent, avenants, carnet en mains :
- Inspecteur, inspecteur Maréchal, un petit mot, une déclaration, pour la l'Indépendant, les Passerelles ?
Maréchal prend le temps de commander une bière :
- Vous faites erreurs, messieurs. Je ne suis ici que comme spectateur. Vous aurez noté que je ne fais pas partie des témoins.
- Allons, inspecteur, à d’autres ! Nous savons bien que vous et Portzamparc…
- Je ne faisais pas partie de la Brigade des Rues [et il n’en fera jamais partie !] quand Kassan a été arrêté.
- Votre pronostic sur la sentence ?
- Je ne suis pas devin.
Rien à en tirer.
Sonnerie dans le palais, l’audience reprend. La marée humaine sort des cafés, remonte vers la salle. L’installation est plus rapide. La cour revient, mécontente. Les Pandores ont interdit la salle aux rieurs les plus tonitruants de tout à l’heure.
- Ces personnes ont été mises à l’amende pour perturbation de l’ordre public.
Le juge défie quiconque de prendre leur suite. Il attend un moment. Personne ne bronche. Le juge remet ses besicles. Il s’éclaircit la voix, redresse sa perruque :
- La parole est à la partie civile.
L’avocat avance vers le milieu de salle, soutenu par ses collègues. On dirait qu’il approche de Kassan comme un faucon de sa proie.
Sa plaidoirie tend à établir que Kassan est bien le chef de la bande des casseurs, que c’est un manipulateur cynique, qui n’a eu aucune hésitation à sacrifier ses complices. C’est un être dangereux, qui attaque pour le plaisir bestial de meurtrir.
- Vous avez pu vous moquer de monsieur l’avocat-général, Kassan, mais cela ne change rien ! Vos instincts profonds sont ceux de la bête de proie ! C’est à peine si vous avez volé pour l’argent. Non, vous pillez et vous détruisez comme le font les Kargarliens : pour le plaisir ! La joie malsaine de la destruction !
L’accusé soutient le regard de l’avocat, et laisse tomber :
- Bientôt, c’est Exil tout entière qui détruira pour le plaisir...
La phrase n’est entendue que des quelques personnes proches de lui. Elle se perd dans le tumulte rageur de la plaidoirie.
Après cette entrée en matière, l’avocat appelle plusieurs témoins. Des clients des différentes banques, des employés. C’est une litanie accablante de souffrance, de pleurs, de haine contenue. Peu à peu, Kassan devient un monstre aux yeux de la salle. Un monstre froid, qui manipule et lâche ses chiens de chasse. Le pauvre avocat de la défense est débordé. A chaque témoin, il doit trouver de l’inspiration, alors que son adversaire joue sur du velours. A peine s’il a besoin de poser des questions, tant les témoignages sont accablants.
- Mais ce n’est pas Kassan qui a frappé ! réplique la défense. Ce n’est pas lui qui a déclenché cet échange de coups de feu avec les vigiles !
- Il était là, martèle la partie civile, il a poussé au meurtre ! Monsieur le Président, combien de temps encore va-t-on nous jouer la comédie d’un homme manipulé, quand nous avons bel et bien affaire au « cerveau » de la bande !
Le public commence à fatiguer. Il fait chaud, lourd. La pluie s’est arrêtée.
- D’ailleurs, nous allons finir de nous en persuader, dit doucement la partie civile, car j’appelle à la barre l’inspecteur Lanvin.
Le policier entre, pas fâché de quitter enfin la salle étriquée où il a mariné depuis le matin, comme s’il était suspect. Il cache sa mauvaise humeur et son impatience face à tout cet apparat judiciaire, qui peut lui faire perdre une journée pour le faire parler cinq minutes. Il est néanmoins habitué au rituel, et il sait qu'il parle sous serment.
Il présente donc des réponses, concises, sans passion, au juge et à l’avocat. Dans sa tête, Lanvin représente le bon sens en contact avec les réalités, face à des gens qui ne savent pas parler sans exagérer et déformer les faits comme cela les arrange. C’est ainsi qu’il ne fera à personne le plaisir d’avoir l’air d’aimer ou détester ce Josef Kassan dont on fait tout un foin depuis des semaines. Des braqueurs, il en a pourchassé un certain nombre. Il arrêté celui-là comme il en a arrêté ou en arrêtera d’autres. Pas question d'en faire un héros populaire ou un monstre.
- Vous êtes alors descendu au sous-sol ?
- Oui, votre honneur.
- Sous-sol où s’était réfugié Kassan et son complice ?
- Encore exact.
L’inspecteur raconte en quelques mots l’arrestation. Il sait que Portzamparc va venir derrière, redire à peu près la même chose. Lanvin doit répondre à plusieurs questions des avocats. Il lui faut son professionnalisme pour ne s’énerver ni contre l’un, ni contre l’autre. Il déteste sentir à chaque question qu’on essaie de le manipuler, de l’amener à dire des choses contraire à ses intentions. Il n’a regardé Kassan que pour l’identifier formellement. Il sait que pendant la plupart de la procédure, l’accusé n’a qu’à se taire. Les débats se passent mieux quand on oublie qu’il est là.
- Inspecteur, la cour vous remercie.
Lanvin s’incline un tout petit peu et sort. Quelques journalistes lui tombent dessus mais il n’est pas d’humeur.
Pendant ce temps, c’est Portzamparc qui arrive à la barre. Kassan regarde tout cela comme s’il assistait au procès d’un autre, comme s’il était dans le public.
- Vous étiez donc dans la banque lorsque Josef Kassan y est arrivé ?
- Oui, votre honneur.
Le juge passe discrètement sur le fait que le policier était au courant du braquage, pour ne pas mentionner le témoin retourné, qui était d’abord victime du chantage de Kassan. On demande à Portzamparc des détails très techniques sur le déroulement de l’attaque.
- Vous avez alors continué seul dans le couloir ?
- Oui.
Le juge pose alors une question attendue depuis longtemps :
- L’accusé s’est alors rendu à vous ?
- Oui.
- Comment cela s’est-il passé ?
Portzamparc n’a pas le temps de réfléchir, d’être conscient du poids de ses mots – car le juge doit faire en sorte que le témoin réponse spontanément –mais à ce moment, le public est pendu à ses lèvres.
- Je l’ai sommé de se rendre. J’ai attendu un moment. Il a jeté son arme. Quand je suis entré dans la pièce, il attendait, mains sur la nuque.
L’avocat de la défense jubile. Enfin quelqu’un qui lui apporte une bouffée d’air frais ! Les avocats de la partie civile se consultent. Ils n’ont pas dit leur dernier mot.
- Il s’est laissé menotter ?
- Oui, votre honneur.
On pose encore quelques questions au policier, mais l’essentiel est dit. Kassan s’est rendu sans violence !
La partie civile en a donc terminé.
- Bien, martèle le juge, fatigué, l’audience est suspendue jusqu’à demain. Nous reprendrons avec la plaidoirie de la défense.
Raclements de siège, brouhaha, bâillements, étirements. Les visages sont rouges, on est fatigué. Les ors agressifs du palais ont l’air bouillant. Il fait plus frais dehors mais le temps est déprimant.
Maréchal en a plein le dos. Il était juste venu écouter les collègues. Il les retrouve autour d’un verre de mousseuse. Lanvin et Portzamparc s’enquièrent ce qui s’est dit pendant qu’ils se tapaient le derrière sur le banc en bois de la salle des témoins.
- Il s’est rendu, dit Lanvin, mais ce sera trop peu pour le sauver.
Il baille et s’excuse, mais il doit rentrer. Portzamparc et Maréchal reprennent un verre dans la brasserie bondée. Ils se frottent les yeux.
- Je vais venir demain, dit Portzamparc.
- Qui t’a permis de prendre une journée ? Ton généreux commissaire ?
Les deux hommes se disent bonsoir. Maréchal ne sait pas trop quoi faire. Nelly ne peut pas le voir.
Il traîne sur les boulevards, le célibataire dans la grande ville. Il rentre tard.
*
Le lendemain, Portzamparc, tout frais, bien rasé, le trouve dans la salle d’audience, somnolant.
La salle se remplit, la cour arrive et la parole est à la défense.
Les avocats de la partie civile sourient entre eux. Ils regardent leur malheureux adversaire avec condescendance. Kassan a un petit regard pour son « bavard ». Il ne tremble pas. Il le regarde plutôt comme l’entraineur qui encourage son champion quand il monte sur le ring. L’avocat se lève, seul, dans une salle silencieuse, encore en forme.
- Maître, nous vous écoutons, dit le juge, qui s’impatiente.
- Monsieur le président, monsieur l’avocat général, mesdames et messieurs les jurés, nous en sommes tous conscients ici –je plaide une cause perdue. Il n’y a qu’à voir l’air satisfait de mes adversaires, qui voient déjà l’accusé avec la corde au cou. En ce moment, ils se sentent bien, comme après un dîner bien arrosé. Ils vont peut-être profiter de ma plaidoirie pour s’assoupir, car ils ont fait hier un gros effort et aujourd’hui, comme on dit au théâtre, pour eux, c’est relâche.
« Gros effort consistant à faire passer Josef Kassan pour un monstre. Certes, le mot n’a pas été prononcé. Il était néanmoins sur toutes les lèvres, dans tous les cerveaux. Dénomination bien commode, qui nous renvoie au chien proverbial, qui attrape justement la rage le jour où on voulait le noyer. Aujourd’hui, Josef Kassan est le chien qui a la rage. Comme le reste de la bande est mort, il ne nous reste que lui –alors il doit payer pour les autres. C’est normal, très normal. Et comme on ne peut prouver qu’il ait dirigé cette bande, comme on ne peut prouver qu’il ait poussé les autres à la violence, on lui invente un don pour la manipulation psychologique. J’ignore si vous en êtes flatté, Kassan, mais vous voilà promu génie du crime !... Passer en jugement rabaisse généralement un homme. Vous, on vous élève.
« Or, contre ces défigurations ahurissantes des faits, il est temps, je crois de revenir à des choses plus terre à terre. Cela sera moins romanesque, j’en conviens, mais peut-être saura-t-on mieux qui on juge en ce moment.
L’avocat se lança dans un récit d'enfance. Maréchal écouta attentivement. Il ne filtra rien de trop secret. On apprit seulement que Kassan avait été abandonné, gamin des rues. Puis qu’il fut retrouvé lorsqu’il dut effectuer son service militaire, et qu’on l’envoya dans un corps de redressement pour délinquants endurcis.
- Notre armée eut alors l’idée excellente, pour réformer Kassan et lui faire oublier ses habitudes de violence apprises dans la rue, de l’envoyer à Scovie, contrée en proie à la guerre et à la famine.
Maréchal se dit que ce malheureux avocat finirait assassiné par les galonnés, mais en attendant, c’était bien envoyé !
Kassan n’avait comme entourage que l’armée, où il était rudoyé, méprisé, car il ne faisait pas assez preuve d’ardeur guerrière. Il avait traîné dans des tripots, tenté de fuir. Il avait fait connaissance avec des Scoviens. Il voulait quitter Exil, rester sur Forge pour n’importe quel emploi. On lui avait finalement dit qu’il devait revenir dans la Cité d’Acier. Il y avait retrouvé des Scoviens et s’était associé à eux, car ils étaient les seuls à l’accueillir, lui qui était marginal, sans avenir. Sa carrière criminelle avait débuté ainsi. Il était chargé de prendre des renseignements sur les banques, de planifier les attaques. C’était comme des raids de pillage, la seule chose qu’il ait appris de sa vie, dans la rue et à l’armée.
- Quel homme pourrait vivre sans entourage, sans soutien, sans reconnaissance, quand bien même ceux qui vous apportent cela –compagnie, soutien, reconnaissance – sont des bandits ? Pouvait-on s’attendre à voir Kassan devenir un paisible père de famille, partageant son temps entre un travail honnête et une vie bourgeoise ?
L’avocat fit venir plusieurs témoins, qui certifièrent que Kassan n’avait jamais usé de violence lors des attaques de banques.
La plaidoirie avait été plutôt brève, les témoins n’avaient pas été retenus longtemps.
Le juge se tourna vers l’accusé et lui dit :
- Kassan, vous voulez ajouter quelque chose ?
C’était traditionnellement la dernière phrase avant qu’on ne laisse les jurés se retirer.
Le Somnambule se leva. Il apparut fatigué, timide :
- Mon avocat vous a dit ce qu’il y avait à dire, et il l’a bien dit. Je n’ai pas eu le luxe de choisir ma vie. Il n’y avait pour nous d’espoir ni sur Forge ni sur Exil. Je vois qu’il y a plusieurs officiers de l’armée de terre et de la marine dans la salle. Des soldats qui appartiennent peut-être à des corps par où je suis passé. Pour eux, je suis un renégat. J’ai trahi leurs idéaux en rejoignant l’ennemi pour m’attaquer à la Cité qui m’avait traîné plus bas que terre. Ils regrettent de ne pas pouvoir me condamner eux-mêmes. Je voudrais seulement leur dire ceci…
On s’attendait à des expressions de regret ou au contraire de vengeance.
- Sachez-le, soldats, et vous monsieur le président, et le public… L’assassin du Maréchal de Villers-Leclos…
Tout le monde ouvrit grand les yeux et les oreilles.
- … cet assassin est dans la salle ! En ce moment-même !
Cri collectif, stupeur. Kassan éclate de rire.
- Il est dans la salle, je le vois et vous, vous ne l'attraperez jamais !
Les militaires qui se lèvent, les policiers qui leur ordonne de se rassoir. La salle est prête à se transformer en champ de bataille.
Le juge martèle furieusement :
- Evacuez la salle ! Evacuez !
Les Pandores emmènent Kassan, hilare, et on fait de nouveau expulser tout le monde. Le palais vomit la foule instable.
Buvette. Les deux journalistes se retrouvent.
- Tu parles d’un procès !
- « L’assassin est dans la salle », ce type aurait dû écrire pour le théâtre !
- S’il croit s’attirer la clémence du juge…
- Il veut sûrement passer pour fou…
- Non, il est trop malin.
Le journaliste de l’Indépendant voit alors un petit homme à grosses moustaches, en complet de travail.
- Tiens, tu le connais lui ? glisse-t-il à son collègue des Passerelles.
- Lui ? Non, c’est une célébrité ?
- En quelque sorte. Calcifier, dit le journaliste, alias l’Amant de la Veuve, alias le Bourreau !
Antanaclase Calcifier était employé la plupart du temps dans le service comptable des bureaux de cycles et roulements de VOIRIE. Sauf quand un jugement condamnait un homme à mort, auquel cas il était appelé pour présider à l’éxécution. Bourreau attitré de TRIBUNAL depuis trois décennies, il accomplissait avec le même professionnalisme son devoir pour la justice et pour les roulements à billes.
Grâce à cette charge honorifique, il pouvait se distraire de la routine des chiffres pour aller vérifier le graissage des poulies et le tranchant de la Veuve de la cour du palais. Chaque fois que le juge Tollin présidait, on pouvait être sûr de le trouver interrogé dans différents journaux. Il était un marronnier à lui seul. Personnage pittoresque, il élevait à la dure quatre enfants, aimait les pommes à l’huile et la pêche sportive.
Il lui arrivait de prendre une journée –que son chef de service, M. Bondu, ne pouvait lui refuser étant donné sa célébrité – pour assister à un procès criminel. Il fumait ses petits cigares avec son air d’homme accompli.
- Monsieur Calcifier monsieur, une déclaration un mot pour l'Indépendant passerelles ??
- Ma foi, messieurs, je suis venu au palais de justice, comme il m’arrive de le faire de temps en temps. Voilà tout.
- Que pensez-vous de ce procès ?
- L’accusé est intéressant. Cependant, il n’a rien fait pour obtenir la clémence des jurés. Son avocat, quoique talentueux, est en mauvaise posture.
- Vous pensez reprendre du travail bientôt ?
- Je serai dès demain de retour à mon bureau, messieurs.
- Rien d’autre de prévu, alors ?
- Une partie de cartes avec des amis en fin de semaine… Je doute que cela intéresse beaucoup vos lecteurs.
Les deux journalistes burent un autre verre.
- Sacré vieux grigou… Je suis certain qu’il meurt d’envie d’ajouter le Somnambule à son tableau de chasse.
Maréchal et Portzamparc buvaient un verre. L’Autrellien ne disait rien, faisait semblant d’être fatigué. Maréchal lui, l’était vraiment, après sa nuit sur les grands boulevards.
*
L’audience reprit, pour le verdict. Le juge avait failli demander une séance à huis-clos. On lui avait fait comprendre que c’était impensable, étant donné le retentissement de ce procès. Les Pandores surveillèrent de près ceux qui rentraient, firent mettre beaucoup de monde dehors. Plusieurs honorables parrains du crime s’installèrent avec leurs hommes.
La salle se remplit. Le juge était avec les jurés dans la salle de délibération. On crut que ce serait rapide. Une heure passa, dans une salle de plus en plus chauffée. Des gens partirent, d’autres prirent leur place.
Une autre heure passa. La porte de la salle des jurés demeurait obstinément fermée. L’avocat de la défense relisait ses dossiers pour se donner une contenance. Ceux de la partie civile parlaient entre eux, très mécontents. Encore une heure. Cela devenait intenable. La salle ne se vidait pas, elle changeait d’occupants. Les journalistes attendaient pour parlophoner en urgence à leur rédaction. Les policiers voulaient rentrer chez eux. Le vieux greffier ne comprenait pas, s’agitait, l’air très important. Il se considérait comme une institution, depuis quarante ans qu’il à ce poste. Il ne comprenait pas pourquoi ce bon juge Tollin, d’habitude si expéditif, traînait autant !
Et cette fois, Kassan qui avait eu l’air si distant pendant son procès, regardait la salle avec un air meurtrier. On aurait pu croire qu’il les avait pris en otage. Sans pistolet, sans menace. Mais tous étaient dans la salle et ne voulaient pas partir !
Après un temps infini, on annonça la cour. La foule compacte se serra sur les bancs, prête à exploser. On savait que ce serait court, et intense.
Le juge entra. Il parut très petit, écrasé par la tâche. L’habit ne lui donnait plus de grandeur, il le rapetissait. Il avançait comme un homme qui vient de prendre un coup ou qui a trop bu et tente de marcher droit. La montée à son siège lui parut interminable. Le public le suivit, gravir lentement le petit escalier, se hisser sur le siège.
Les jurés entrèrent et regardèrent Kassan, inquiets, émus. Certains avec compassion, d’autres avec incompréhension, car ils venaient de décider de l’impensable.
- Accusé Josef Kassan, levez-vous.
La salle plongée dans le silence, mais d’un silence gros d’une tempête.
- Vous êtes reconnu coupable d’association de malfaiteurs, vol en bande organisée avec préméditation, vol à main armée, extorsion de fonds, dégradation de biens publics et administratifs... Vous êtes condamné…
Cela ne se vit pas, mais le juge eut les yeux embués un court instant :
- … vous êtes condamné, en prenant en compte les circonstances atténuantes, à vingt-cinq ans de réclusion criminelle.
Tollé. Huées. Scandale. Tous les mots que l'on voudra et plus encore. Début d’émeute, évanouissements, chemises lacérées, visages griffées, terreurs et tremblements divers ! La police ceintura le palais de justice, les avocats de la partie civile étaient effondrés, l’avocat de Kassan jubilait, cerné de journalistes et le bourreau retournait à ses roulements à billes.