15-12-2011, 10:29 PM
(This post was last modified: 15-12-2011, 11:03 PM by Darth Nico.)
DOSSIER #20
Maréchal n'avait pas abordé le sujet de la soirée. Ils avaient dîné, en échangeant quelques mots, distraitement. Nelly avait passé du temps, après le repas, devant sa coiffeuse, à se peigner, pendant que Maréchal feuilletait le bulletin des officiers de SÛRETÉ.
Ils s'étaient retrouvés au lit. Elle lisait un roman populaire, imprimé sur du mauvais papier à base de champignon. Il parcourait le catalogue de la manufacture des armes et cycles. Ils savaient, tacitement, que l'heure d'éteindre approchait. Il avait enfin glissé :
- Dis donc, tu ne m'avais pas dit tout ce que tu as fait pendant la guerre...
Elle comprit tout de suite de quoi il voulait parler, et qu'il avait attendu des heures avant de lui dire.
- Comme quoi ?
- J'ai eu aujourd'hui des dossiers entre les mains, sur le marché de l'art.
- Pourquoi vous ressortez cette affaire ? Vous n'avez personne d'autre à attraper ?
- C'est mon collaborateur, Faivre, qui s'y intéresse.
- Tiens donc... Moi qui pensais justement qu'on pourrait l'inviter à dîner un de ses soirs. C'est ton bras droit, non ?
- En quelque sorte, oui.
Maintenant qu'il avait dégoupillé sa grenade, il cherchait à désamorcer le conflit. Il voulait juste lui dire de faire attention.
- C'est une bonne idée, d'ailleurs. Je vais lui demander demain.
Elle éteignit la lumière et lui tourna le dos. Ils firent semblant de dormir l'un l'autre, mais mirent longtemps avant de trouver le sommeil. Le lendemain, Nelly faisait mine d'avoir mal dormi. Maréchal dut se lever et tout préparer seul. Il préféra partir tôt au bureau. Elle le regarda partir par la fenêtre.
Faivre était arrivé avant Maréchal. Il épluchait le dossier de Penthésilée en détail. Il avait découvert comment, avant-guerre, elle s'y prenait pour revendre ses marchandises : elle passait une petite annonce dans la rubrique matrimoniale de La femme élégante. Ses clients comprenaient l'indication codée qu'elle contenait. L'information était notée dans un rapport de Javont, un inspecteur de l'Urbaine, que Faivre connaissait bien.
Ce moyen de communication était "grillé". Si Faivre appelait au journal, il pourrait très bien se faire repérer. Il n'en était pas moins amusé d'imaginer qu'aujourd'hui encore, un brave détective était chargé de lire chaque semaine les annonces de mariage dans un magazine de mode. Or, il lui fallait un moyen de rencontrer cette Penthésilée en tant qu'Eugène de Mouplin. C'était presque plus difficile que de s'attaquer aux Vicari.
L'inspecteur descendit, sous prétexte de racheter du tabac. Il alla au kiosque à journaux et acheta la Femme élégante, qu'il ouvrit en cachette dans son bureau. Il prépara une petite annonce pour la rubrique matrimoniale.
Tout à son excitation, il n'avait pas vu que Nelly sortait de l'épicerie, ses sacs sous le bras, au moment où il quittait le kiosque. Elle fit aussitôt le rapprochement. Faivre appela le journal dans l'après-midi, pendant que Maréchal recevait un énième casse-pieds. Il s'assura que son annonce paraîtrait dans le prochain numéro, qui sortirait le lendemain.
Le kiosque était visible depuis le bureau de Faivre, et depuis la fenêtre de la cuisine de Maréchal. Nelly guetta le kiosque toute la matinée. Elle se doutait que Faivre faisait de même de son poste. C'est l'inspecteur qui se décida le premier à sortir, pendant que Maréchal était occupé à relire les rapports de Morand. Il n'acheta pas le nouveau numéro. Il le feuilleta en vitesse, l'air détaché. Le numéro de la semaine était consacré à la nouvelle collection de la femme moderne, émancipée par son travail pendant la guerre. Faivre vit que son annonce était parue. Il reposa le magazine comme si cela ne présentait pas d'intérêt pour lui, puis acheta deux quotidiens et l'hebdomadaire Voiles et vapeur.
- Ils ont un reportage complet sur le Roc noir, dit le vendeur.
C'était un navire-hôtel de luxe, appartenant à la Pham'Velker, sur lequel paradait la famille dirigeante.
Faivre remonta au bureau et prit un air affairé.
Nelly descendit à son tour, sure que, même si Faivre la voyait, jamais il ne la soupçonnerait. Lorsqu'elle fut devant les journaux, elle en prit quelques-uns, comme au hasard et osa jeter un oeil vers les bureaux de SÛRETÉ. Faivre n'était pas à son bureau. Elle prit en hâte la Femme élégante, lut les annonces, le reposa, puis acheta Voiles et vapeur.
- Ils ont quatre pages sur le Roc noir, dit le vendeur. Mince de luxe là-dedans ! Ma p'tite dame, j'espère qu'un jour, monsieur vous payera une nuit là-bas.
- Ça m'étonnerait bien ! Dans son métier, ça gagne pas lourd !
Elle se hâta de partir à l'épicerie, et y entra avant le retour de Faivre à son bureau.
- Délicieux ce café, Clarine.
La secrétaire terminait du courrier pour Maréchal.
- Pas d'appel de l'hôpital ?
- Non, je vous aurais prévenu.
Faivre essayait d'oublier Sélène pendant la journée. Il en oubliait même de taquiner Morand, de faire des avances ridiculement maladroites à Clarine. Il se concentrait sur les Vicari, sur cette Penthésilée. Si celle-ci était un robot suffisamment intelligent -il avait des raisons de le croire, elle se procurerait le journal de mode, trouverait l'annonce, comprendrait le renvoi vers les petites annonces de vente dans Voiles et vapeur et de là, pourrait le contacter.
Il vit Nelly par la fenêtre, qui revenait chez elle les bras chargés. Il lui fit signe. Trop occupée, elle ne le vit pas. En réalité, elle avait fait semblant de ne pas le voir. Elle arriva chez elle, mit en vitesse ses provisions dans la cuisine puis lut attentivement les annonces de la revue de marine.
Elle trouva l'annonce de Faivre. Elle consulta l'annuaire : le numéro de parlophone indiqué était dans Galippe. C'était en fait la maison close où travaillaient Sélène, Inès, Judith et les autres. Nelly ressortit en milieu d'après-midi, par un chemin détourné pour ne pas passer sous le bureau de Faivre. Elle traversa les ruelles tortueuses, presque inhabitées, de Névise et monta avec le tram au boulevard des Mauves. Elle entra dans une maison de thé où elle venait souvent passer l'après-midi à lire. Les serveuses la connaissaient bien. Elle commanda une bonne théière et des petits gâteaux. Elle prit au comptoir un jeton. Elle s'enferma dans la cabine du parlophone. S'étant assurée qu'elle était seule, elle prit dans son sac un gros dentier en plastique, son modulateur vocal. Elle se le coinça dans la bouche et demanda Galippe 45-16.
Pendant la guerre, le réseau des intelligences-mécaniques avait été grandement modernisé, de sorte que le temps d'attente s'était considérablement réduit. On annonçait même, pour la décennie à venir, la fin des opératrices. Nelly, qui avait, entre dix autres, fait ce métier, avait du mal à imaginer un monde sans ces milliers de petites mains branchant et débranchant des câbles.
La communication fut faite au bout de quelques minutes. Elle s'assura que son modulateur était bien en place. De sa voix monocorde et hachée de gynoïde, elle demanda Judith,
- C'est moi, dit une voix endormie à l'autre bout de la ligne.
- Dites - que je - réponds à l'an-nonce. Je suis d'ac-cord...
- Ah, je vois... Je transmettrai. Sachez que je dois aussi vous dire le lieu du rendez-vous.
- Je fixe le -lieu. Dites que - c'est - à - prendre ou à laisser.
- Dites toujours.
- De-main soir, pas-serelle fer-mée de la Join-ture. Je répète : Jointure. A dix-neuf heures. Précises.
- Je lui dirai.
C'était la fameuse passerelle reliant la Jointure à Karel Kapek, fermée depuis des années, à la fois légendaire dans VOIRIE et indéfiniment négligée.
Nelly prit les devants au retour de Maréchal :
- Demain soir, je sors avec des amies.
Elle l'avait du ton de la femme émancipée qui n'admettra pas de refus de son mari.
- Très bien, très bien...
Il se dit qu'elle devait être fâchée par sa remarque de la veille. Mieux valait la laisser sortir sans poser de questions. Elles avaient le droit de se voir entre femmes. C'était dans les moeurs et Maréchal ne voulait pas se comporter en rétrograde. Comme disait Gronski :
- Voilà où ça nous mène la guerre : maintenant, elles votent !