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Dossier #20 : Chimères
#4
DOSSIER #20

Faivre emprunta les ruelles les moins éclairées pour descendre à Karel Kapek. La pluie venait de cesser, les marches en pierre luisaient. L'air humide pulvérisait la lumière des réverbères. De la mauvaise fumée sortait en paquets des cheminées.

Des gamins des rues fouillaient les poubelles. Ils s'enfuyaient en voyant arriver ce personnage indéfini. Quelques prostituées le sifflèrent. Faivre aurait voulu s'arrêter dans un café mais il vit l'heure. Il allait être en retard et se doutait que Penthésilée ne l'attendrait pas. Il atteignait la passerelle peu avant que l'horloge du quartier ne batte le premier coup de dix heures du soir. Un panneau d'interdiction de passer venait d'être renversé par le vent. Derrière, la passerelle filait dans le brouillard. Faivre s'avança, incertain. La structure métallique grinçait. Le nuage enroulé autour de la passerelle était d'une épaisseur telle qu'on se sentait oppressé. Faivre n'y voyait pas à trois pas. Il discernait des halos de réverbères sur les passerelles au-dessus et en-dessous, ainsi que les éclairages des foyers dont les fenêtres ouvraient directement sur le gouffre.
L'inspecteur aperçut un ange à la beau bleu pétrole, perché sur la statue d'un ancien bourgmestre, qui pointait du doigt, son chapeau haut de forme à moitié brisé, ses grosses moustaches usées par les ruissellements.

Faivre entendit le bruit d'un dérouleur de filin de mitier. Penthésilée descendait de la passerelle supérieure. Elle laissa son câble accroché au-dessus, fit quelques pas vers l'inspecteur :
- Que pro-posez vous ?
- Je vous sers d'intermédiaire pour vendre vos oeuvres.
- Qui sont vos clients ?
- C'est mon affaire. Ce sont des gens sûrs.
- Je peux pren-dre un risque une pre-miè-re fois. Je vous ai ap-por-té quel-ques bijoux, d'une cert-aine valeur. Voy-ons donc com-bien vous pouvez en ti-rer.
- Je ne fais pas affaire pour des breloques.
- Il y en a bi-en pour 15000 vel-les. Je ne se-rai pas trop gourmande pour cet-te fois. Mettons 9000 pour vous.
Elle lui tendit un sac. Faivre y plongea la main, sentit des perles, des montures, des montres.
- D'accord pour commencer, mais la prochaine fois, je veux quelque chose de plus sérieux. Je ne m'adresse pas à vous pour revendre trois colifichets.
- Vous ne le re-grette-rez pas.
- Je vous réécrirai par les petites annonces de La vie du tram cette fois.
Elle tira sur le filin pour s'assurer de sa prise et entama sa remontée.

Faivre la regarda disparaître puis quitta la passerelle. Il s'arrête au premier café encore ouvert en pleine nuit et commanda un grog.


¤


Maréchal, resté seul, en profita pour ressortir une vieille bouteille d'avant-guerre. Il eut vite assez chaud et put baisser le chauffage. Il ouvrit même la fenêtre pour profiter de l'air vivifiant du dehors. Il goûta combien il était bon d'être de retour sur Exil, après ces mois insupportables sur Forge, dans la neige, la caillasse, le froid. Il avait gardé de son séjour en camp un mauvais goût de pierre, de poussière. Il avait l'impression de n'avoir rien mangé qui ait du goût durant tout ce temps. Sur la fin, il avait réussi, avec quelques camarades, à installer un verger et à obtenir quelques légumes de la terre ingrate. Il y avait un officier qui prétendait, plus tard, breveter un système permettant de démultiplier les récoltes en traitant les légumes à l'électricité. Il se voyait déjà obtenir des choux et des navets géants, en quantités exponentielles.
Maréchal monta le son du poste quand on annonça un entretien avec un arpenteur-géographe, auteur d'une compilation sur les ruelles et traboules de la Cité. A tout hasard, il se demandait s'il pourrait en apprendre quelque chose.

Il fumait à la fenêtre, sans vraiment écouter, observait les palais inondés au fond du canal. Il remarqua qu'il y avait de la lumière dans l'immeuble d'en face. Or, c'était un bâtiment inoccupé. Les mitiers ne pouvaient pas travailler à une heure pareille. De plus, la fenêtre, bien que située à l'autre bout du quai, donnait directement sur sa pièce. Maréchal se dit que ce ne pouvait être une coïncidence. Qui donc s'amusait à l'espionner à une heure pareille ? Un agent de Jonson ?
L'inspecteur ne ferma pas ses volets ni sa fenêtre. Il alla dans sa chambre, mit son veston, son manteau et son chapeau, vérifia son arme et sortit de l'appartement en se baissant quand il repassa devant la fenêtre.

Maréchal connaissait comme personne le quartier. Il allait arriver au pied de l'immeuble à revers, en contournant par les rues et les passerelles en pierre entre les palais, au niveau des toits. L'inspecteur traversa une cour vide, où nichait une colonie de perce-pierres entre les portes monumentales. Il grimpa l'escalier solennel qui avait dû voir monter, jadis, toute une noblesse en costume. Des fresques décolorées, sales comme de vieilles serpillières, partaient en lambeaux. Des colonnes de marbre étaient recouvertes de lierre ; de l'air sifflait par les trous dans les vitraux. L'inspecteur traversa une salle de réception, au parquet raide. Il y avait des vagabonds qui dormaient dans une pièce, dans l'autre aile. Maréchal passait comme une ombre. Il ne perdait pas de vue la fenêtre de l'appartement, qu'il voyait entre les rangées de colonnes, sous un chapiteau, à droite du bistrot de Gronski. La lumière brûlait toujours.
Maréchal descendit une volée de marches, ouvrit une porte coriace, donna un coup d'épaule. Il courut une dernière fois dans les ruelles. Il vit la sortie de secours de l'immeuble et s'y précipita, l'arme à la main. Il savait qu'il se montait la tête. C'était l'alcool, l'excitation de la nuit aussi, les pensées de la guerre. L'instinct enfin. Tout cela l'avait poussé à sortir. Il prit l'escalier de service ; il enleva ses chaussures et enjamba les marches jusqu'au quatrième étage. Il se rechaussa une fois entré dans un appartement vide, à côté de celui qui était éclairé. Il vit par la fenêtre que la vue sur son propre salon était parfaite.
Il colla son oreille au mur, qui était épais comme du papier à cigarettes. Personne ne parlait. Il entendait seulement des pas. L'homme devait s'impatienter de ne pas revoir Maréchal à la fenêtre.

Il n'y avait pas de rebord pour passer à côté par dehors. Il entendit du bruit. On remuait un meuble, ou une valise. L'inspecteur s'assit à côté de la porte d'entrée et regarda par la serrure. L'homme quittait les lieux. Il portait une grosse gabardine. A la main, une solide valise en cuir. Maréchal lui laissa de l'avance. Il le vit sur le quai, il allait au funiculaire ; l'inspecteur le prit en filature. Il crut qu'il prendrait la rame sur le point de démarrer. Il s'était trompé : l'homme, solidement bâti, prenait l'escalier raide et interminable qui montait au quai des Oiseleurs.
Maréchal s'assit dans la rame suivante. Elle partit cinq minutes plus tard. Il y avait deux arrêts. L'homme montait à bonne allure, tout juste rejoint par le funiculaire en haut de la montée. Maréchal était blotti dans un coin de la rame. Il attendit le dernier moment pour descendre. Le brouillard était en train de se dissiper sur le quai. L'inspecteur eut une pensée pour les plantons qui devait être frigorifiés devant les entrées de la forteresse antique qui abritait la PJ.

L'homme avait de l'avance. Il avançait comme ces personnages de rêves qu'on ne parviendra pas à rejoindre. Maréchal comprit qu'il allait dans les passages derrière le quai. Il lui laissa de l'avance. Quand il arriva dans le passage aux belles devantures, sous le toit de verre rendu opaque par la brume, Maréchal vit l'homme entrer brièvement dans un bistrot puis en ressortir avec un autre homme. L'inspecteur, caché derrière l'effigie en bois d'un serveur de restaurant, ne reconnut pas le nouvel arrivant. Les deux hommes se séparèrent en se serrant à peine la main. Maréchal suivit le second, qui ressortit du passage devant la brasserie où, traditionnellement, dînaient les patrons une fois par mois. L'homme hésita à rentrer , fit un pas vers la porte, se ravisa et marcha, pressé, vers l'entrée du quai.
Il avait la démarche et le costume d'un inspecteur. De quelle brigade était-il ? Il avait pris soin de rentrer par une porte qui n'était pas, à ce moment, surveillée par un planton. L'homme allait se perdre dans le ventre tortueux des bâtiments du quai.
Maréchal renonça. S'il était surveillé, si son espion ne se savait pas découvert, il reviendrait.


¤


Le lendemain était le dernier jour de la semaine. Tout le monde espérait une journée calme, et elle le fut. Maréchal repensait à son retour chez lui la veille, un peu avant Nelly. Il ignorait en fait qu'elle aussi avait passé une partie de la nuit à cavaler !
De même pour Faivre... Il ne savait pas qu'il avait rencontré Nelly... Et qui sait ce que Clarine pouvait faire de ses nuits ? Qui savait ce que Morand pouvait bien faire de ses nuits !
A un moment de la journée, un moment dont Maréchal ne se souvint pas si c'était dans la matinée ou l'après-midi, un moment d'ennui vague, de demi-torpeur, un de ses moments où on a envie de se remuer, n'importe comment, pour se sentir vivant, Maréchal vint taper à la porte de Faivre :
- Vous venez dîner à la maison demain soir ?
- Moi chef ? Pourquoi pas...
- Et attention, il y a une règle : interdit de parler boulot.
- Bien sûr. J'amène une bouteille ?
- Parfait. Vous aimez la soupe de crustacés ?
- Oui.
- Avec de la crème ?
- Encore mieux.
- Parfait. Vous serez promu.

Maréchal et Faivre se retrouvèrent seuls à nouveau, face à ces maudits dossiers, qui se reproduisaient plus vite que des colonies de cafards !


¤


Clarine avait demandé à partir plus tôt.
- Je voudrais aller aider ma mère, qui reçoit de la famille demain.
Maréchal aurait eu mauvaise grâce à refuser. Elle accomplissait le double de travail de tout le monde -de tout le monde réuni, parfois !
Quand elle fut partie, l'ambiance fut encore moins sérieuse. C'est comme si la maîtresse avait quitté la salle de classe.
Turov consultait la dernière livraison du bulletin des marins-pêcheurs :
- Ils travaillent en ce moment à un alliage parfaitement étanche à plus de trois cents mètres de fond...
Assis en face de lui, Morand faisait semblant d'écouter. Car pour le jeune Scientiste, tout intérêt un peu poussé pour la matière était suspect. La noble psychologie, qui serait bientôt promue Reine des sciences, montrerait l'inanité de cette grossière passion pour la technologie. Enfin les hommes, à l'esprit revivifié par un intérêt sublime pour le cérébral et le mental, se tourneraient vers des considérations plus désintéressées !
En attendant, Morand observait.
- La semaine prochaine, je suis invité par un ancien collègue à faire de la pêche sportive, dit Turov.
- De la pêche sportive, je vois...
Morand griffonna sur ses papiers, avec un sourire entendu.
- Vous en avez déjà fait ?
- Moi ? Ah non, non non...
C'était presque insultant de demander !
- Vous n'avez pas entraînement cette après-midi ?
- Non, on fait relâche aujourd'hui. Sinon, gare au claquage !
- Oui, je comprends, dit Morand, l'air inspiré. Moi-même, savez-vous, quand je réfléchis trop longtemps sur les transmissions synaptiques, il m'arrive d'avoir les idées confuses... Ce doit être la même chose.
- On peut se faire un claquage à ces muscles ?
- Non, je ne crois pas.
Morand renonçait à engager le dialogue.
L'inspecteur-chef entrait :
- Morand, vous passez dans mon bureau une minute ?
A chaque fois, Maréchal s'en voulait d'appeler le détective par son prénom. Il avait un nom de famille, tout de même ! Vinsler...
Le pli était pris désormais, ce serait difficile de changer.

Ce qui faisait penser à Maréchal qu'il faudrait recontacter Vinsler père... Un homme dont il devait avoir beaucoup à apprendre. C'était lui qui avait donné la nouvelle montre, celle avec ses quatre cadrans...
Morand attendait qu'on lui dise de s'asseoir.
- Asseyez-vous donc. Vous n'êtes pas dans le bureau du proviseur, détective...
Maréchal ferma la porte. Il désigna Turov du menton et mit son doigt sur sa bouche.
- Détective Vinsler, vous savez que nous avons un futur champion de boxe parmi nous, n'est-ce pas ? Ceci étant dit, et avec tout le respect que je dois à Gronski, nous ne sommes pas une écurie sportive. Nous menons une enquête de police. Alors, cette rencontre, contre le poulain des Vicari, Bartolomeu, vous voyez, il faut que Turov la gagne...
"Je me disais que vous deviez bien avoir de quoi faciliter ce match. Rien de dangereux, hein... Juste une petite décoction pour que l'adversaire de Turov ne soit pas si en forme ce jour-là.
Morand eut un petit air entendu :
- Je dois pouvoir demander à un ami de la Fondation Biologique.
- Parfait... Léger, hein ! Léger ! Vous ne me le tuez pas, le Bartolomeu...
- Ne vous inquiétez pas, le dosage sera optimal.
- C'est parfait, détective Vinsler. Rompez !

Maréchal était content : il avait résisté deux fois à l'envie de l'appeler Morand !
Il avait fait traîner la journée autant que possible. Clarine était partie. Aucun administré ne se présentait à la porte. Les moments de délicieuse paresse avaient succédé aux temps morts pénibles.
- Bon, on ferme, déclara Maréchal, une demi-heure avant l'horaire habituel.
C'était sa politique, celle qu'il tenait pour lui et ses hommes : relâche en période creuse, et plus d'horaires quand arrive une grosse enquête.
- Vous suivez un régime, Turov ?
- Bien sûr. Gronski me donne des conseils. Je mets que du carburant affiné dans la chaudière, dit Turov en se tapant le ventre.
- Vous, Morand par contre, vous m'inquiétez, dit Faivre. Vous êtes blanc comme un lavabo. Je vais vous prescrire des vitamines.
- J'ai un régime très strict, je vous assure. En changer me détraquerait l'organisme.
S'il y avait bien une chose que le Scientiste redoutait, c'était que la machine corporelle se détraque et nuise au bon fonctionnement du cerveau. C'était la hantise.
- Moi je vous dis que tout cela n'est pas sain.
- Allez, ouste ! dit Maréchal.

Faivre était content de partir plus tôt. Il avait rendez-vous avec Fabio le soir. Il passa chez lui se reposer et se changer. Il mit les bijoux confiés par Penthésilée dans la doublure de sa veste et prit un revolver de l'armée, pris dans l'arsenal à la libération du camp. Il ne comportait pas de numéro de série.


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Dossier #20 : Chimères - by Darth Nico - 14-12-2011, 05:31 PM
RE: Dossier #20 : Chimères - by Darth Nico - 15-12-2011, 10:29 PM
RE: Dossier #20 : Chimères - by sdm - 17-12-2011, 08:26 PM
RE: Dossier #20 : Chimères - by Darth Nico - 24-12-2011, 04:03 PM
RE: Dossier #20 : Chimères - by Darth Nico - 26-12-2011, 01:42 PM
RE: Dossier #20 : Chimères - by Darth Nico - 28-12-2011, 03:34 PM
RE: Dossier #20 : Chimères - by Darth Nico - 28-12-2011, 10:25 PM
RE: Dossier #20 : Chimères - by sdm - 02-01-2012, 02:45 AM
RE: Dossier #20 : Chimères - by Darth Nico - 06-01-2012, 05:38 PM

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