Thread Rating:
  • 0 Vote(s) - 0 Average
  • 1
  • 2
  • 3
  • 4
  • 5
Dossier #20 : Chimères
#6
DOSSIER #20

Nelly finissait de mettre la table, pendant que Maréchal remuait la soupe.
- Le poisson, je le mets déjà ?
- Non, attends, ça cuit vite... Mets déjà les pommes de terre dans l'eau.
On sonnait. C'était Faivre, qui arrivait une bouteille à la main et des fleurs.
- Merci, elles sont ravissantes, dit Nelly.
- Bonsoir, chef.
Maréchal enlevait son tablier.
- Asseyez-vous, Gustave. Je vais servir l'apéro.

Nelly passait à la cuisine pour finir de couper les légumes.
- Vous êtes bien ici, à deux pas du bureau.
- Parfois, j'aimerais bien être ailleurs, dit Maréchal. Le quartier a du charme, c'est sûr, mais j'y passe ma vie.
- J'ai un grand-oncle qui n'a jamais quitté son bloc. A la fin, c'est à peine s'il sortait de chez lui. Il disait que voir le reste de la Cité ne l'intéressait. Je crois qu'il n'est jamais allé au bord de la mer.
- C'est un homme sage. L'air marin n'est pas bon.
Faivre se demandait si Maréchal plaisantait, ou si son organisme était tellement habitué à l'air pollué que le grand vent iodé lui faisait du mal.
- Quand j'ai vu l'océan, j'étais en convalescence ou sur un navire de guerre, alors vous voyez, très peu pour moi...

Faivre vit quatre gros volumes bleu-gris en bas de la bibliothèque.
- Vous avez le cadastre chez vous, patron ?
- Je me le fais envoyer tous les ans.
- C'est sa grande passion, dit Nelly depuis la cuisine.
- Ça alors... Mais il coûte une fortune pour les particuliers.
- Je fais partie du club des lecteurs d'honneur, dit Maréchal, le torse bombé.
- Ah, vous envoyez des corrections chaque année ?
- C'est pratiquement moi qui leur ai refait le plan de Névise cette année.
Faivre se demandait encore si son supérieur plaisantait. Il feuilleta au hasard le troisième volume.
- Ils ont fait du bon boulot, cette année. Planches en couleur, reliures... La couverture avec de la feuille d'or.
- Mais il reste encore des erreurs. Tenez, je vais vous montrer...
Nelly posait du saucisson et des olives sur la table.
- Il est capable de vous en parler toute la suite.
Maréchal lança un regard noir en coin à Nelly. Celle-ci, contente, retourna mettre le poisson à cuire.
- Voyez, là, dans la Jointure, quartier que je connais un peu. Cette ruelle n'est pas une impasse. Elle débouche sur la rue perpendiculaire. Et ici, vous avez une traboule, qui a été omise. Elle relie cet immeuble-là et cet hôtel particulier.
- Vous êtes fort, patron. On dirait que vous avez le plan dans la tête. Moi-même, je ne me perds jamais dans la Cité, mais là...
- Ils ont au moins une trentaine d'arpenteurs, et ils laissent chaque année des erreurs. Je veux bien que la Cité soit remodelée, mais cela ne fait qu'un tiers de changement chaque année, tout au plus.
- Vous devriez proposer vos services ! Ils pourraient se passer des vingt-neuf autres arpenteurs.
Maréchal sortit les apéritifs du buffet.
- Sinon, j'ai de la bière... De la Maréchal, bien sûr.
- Ah oui, c'est votre cousin, qui...
- Il vient de m'envoyer une caisse de leur nouveau produit. Certains l'aiment bien, moi je la trouve imbuvable. Elle a le goût d'algue, c'est insupportable. Je ne l'ai pas dit à Gérald pour ne pas le vexer... Mais je n'en donnerais pas à boire à mon pire ennemi.
- Je vais quand même la goûter.
- Si vous aimez, je lui dirai de vous en envoyer.
- Une bonne bière, c'est toujours agréable.
- Oui, j'ai tendance à penser que mon cousin fait plus pour le moral de cette Cité que bien des artistes et des philanthropes.
- A propos d'artistes, dit Nelly, qui apportait les bouteilles de Maréchal iodés, Antonin ne veut jamais aller à l'opéra. Vous y allez un peu, vous, inspecteur ?
- Oh, rarement...
Maréchal soupira. Voilà, la conversation allait encore dévier vers l'opéra !
- Impossible de le traîner là-bas. Alors que j'ai un ami qui a des places en réduction pour le Théâtre automatique et la Grande Hall Comique.
- Tu as un ami...
- Voyez comme il est jaloux.
Faivre souriait à cette petite scène de ménage, qui le distrayaient de ses problèmes sordides.
- J'ai le programme de la saison prochaine, regardez...
Maréchal alla retourner le poisson.

Ils mangèrent en échangeant quelques banalités convenues. La règle implicite était de ne pas parler du travail.
- Dans quels quartiers vous aimez vous promener ? demanda Faivre.
- Tiens, il y a longtemps que tu ne m'as pas emmenée rue Verte, dit Nelly.
Maréchal garda le nez dans son assiette. La rue Verte était pour lui un quartier prétentieux, nouveau riche. Là-bas, l'inspecteur Tircelan, à l'image des habitants, était très mondain, fréquentait des cercles de jeux.
- J'aime encore mieux le boulevard des Mauves, dit Maréchal. Les vieux bourgeois sont souvent moins tape-à-l'oeil que les jeunes.
- Le boulevard des Mauves ? Tiens, oui, je n'y vais jamais, dit Nelly.
- Moi non plus, dit Faivre, qui y avait tabassé quelques jours plus tôt Antonievski.
- Vous connaissez les Filets ? dit Maréchal. Le quartier est dangereux, mais la vue est spectaculaire.
- Je pense que notre invité voulait un quartier pour se promener en fin de semaine, dit Nelly, qui menace ruine...
- Les Filets, je ne connais pas, dit Faivre.
- Intéressant comme endroit. On peut y pratiquer l'escalade, la spéléologie et l'archéologie. Ainsi que l'étude des lucioles...
- Si vous écoutez Antonin, il n'y a rien de plus beau que les rouages de la Cité Machine et les énormes tuyaux de chauffage qui passent au-dessus des nécropoles.
Maréchal hocha la tête :
- Je n'aurais pas mieux dit !
Faivre sourit. Son chef était vraiment un original !
- L'opéra, les théâtres, les musées, tout ça, c'est très surfait, dit Maréchal en resservant du vin. Alors qu'une bonne vieille passerelle désaffectée, un canal souterrain et une station de relevé d'eau en arrivant à une turbine hydro-électrique, voilà !...
- Tu aurais dû faire mitier, tiens !
- Si j'étais mitier, dit Maréchal un ton plus bas, je remuerais moins de merde qu'aujourd'hui...
Il venait de casser l'ambiance. Faivre baissa la tête, triste lui aussi.

Nelly débarrassa la table pendant que les deux collègues fumaient à la fenêtre. Ils se perdirent un moment dans la contemplation des molles eaux du canal.
- Vous voulez une petite poire, Gustave ? Envoyée par ma tante...
- Vous avez une famille précieuse, chef.
- Pas de "chef", ici...
- Alors, je veux bien goûter, Antonin.
- Bon.
Maréchal alla à la cuisine et dit à Nelly de laisser la vaisselle, qu'on s'en occuperait plus tard.
- Va donc mettre un disque. Mais pas ton opéra, hein !
- Non, je vais mettre plutôt le Rossignol d'amour offert par tata Myrtille !
- Mets Jelbrac, ça ira bien.

Maréchal empila la vaisselle et se mit à quatre pattes pour trouver la bouteille de liqueur envoyée par la bonne tante.
- Sacré nom d'un chien...
Nelly sortit la galette de cire et la mit sur la platine.
- Vous aimez bien Jelbrac, inspecteur ?
- Pas "inspecteur", Faivre ! Ou même : Gustave. Et oui, j'aime bien.
Jelbrac avait mis en musique les textes du poète Arvil de Nessim et chantait la grandeur et la misère des marins misogynes, des pêcheurs de la morgue, des femmes folles de douleurs.
- Ah je te tiens !
Que faisait la bouteille de poire de Myrtille à côté des caisses de légumes ?
- C'est toi qui a mis ?...
Maréchal s'interrompit, troublé par une tâche de lumière sur la table.

Nelly avait mal entendu :
- Mis quoi ?... Excusez-moi...
Faivre sourit. Il écoutait la musique, mélancolique.
Je veux dire en cela, qu'elle chante d'autres chants, que ceux que la mer chante...

- Enfin, mis quoi, Antonin ?...
Il était debout dans la cuisine, immobile. Il avait vu l'origine de la tâche lumineuse. Elle venait d'une lunette tenue par l'homme dans l'immeuble en face, à l'autre bout du quai.
Maréchal baissa les épaules, las et un peu triste, puis se reprit. Il serra les poings, embrassa Nelly et lui dit :
- On doit sortir... Ce ne sera pas long.
- Mais enfin quoi, qu'est-ce qui se passe ?
Il attrapa son chapeau et alla dans la chambre.
- Faivre, on doit sortir ?
- Un problème, chef ?
- Oui.
L'inspecteur se leva et mit son manteau. Maréchal ressortait avec sa plaque et son arme de service.
- Vous avez la vôtre ?
- Ah non, chef, elle est chez moi...
- Pas grave, attendez...
Il prit dans une boîte à chaussures au fond de son placard un pistolet.
- Tenez, vous savez manier ça...
Faivre fit jouer le chien :
- Le bon vieux Läger du troufion, prêt pour la corvée de patates... Ça a craché du plomb dans la plaine de Neuerschewansten ça !
- Ne m'en parlez pas !
Neuerschewansten était le nom de l'immense plaine Autrelloise, lugubre, boueuse, au bout de laquelle se trouvait une cuvette qui était une vraie pataugeoire, et où le régiment des deux policiers avait été fait prisonnier.
- Suivez-moi, je vais vous expliquer en chemin.
Nelly arrivait avec des écharpes pour les deux hommes.
- Pas le moment d'attraper la crève !
Maréchal enfila prestement son manteau, passa une boîte de cartouches à Faivre et ils dévalèrent l'escalier.


¤

- Voyez-vous, Faivre, Jonson me déçoit...
Tandis qu'il écoutait Maréchal parler, l'inspecteur découvrait les salles vides dans les palais humides, décrépis.
- Il m'avait annoncé, de façon à peine déguisée, que nous serions sous surveillance. Écoutés vingt heures sur vingt par un triste fonctionnaire du comité pour la culture...
Ils montaient, descendaient, passaient d'une bâtisse à l'autre...
- Je savais donc qu'une table d'écoute tournerait pour enregistrer la moindre de nos conversations, que votre romance avec Clarine serait bientôt découverte...
Maréchal fit signe, dramatiquement, de s'arrêter. Ils se cachèrent derrière une colonne branlante. Maréchal finit de mettre des cartouches dans son arme. Faivre fit de même. Ils passèrent devant une fenêtre courbés en deux et reprirent leur course au travers d'un ancien salon de bal. Faivre se demandait si tout cela n'était pas de la mise en scène.
Ils s'arrêtèrent plus loin, comme ils descendaient un escalier de marbre, qui accomplissait un majestueux quart de cercle avec ses deux belles rambardes polies par des milliers de mains.
- Vous voyez l'immeuble qui fait le coin, à droite du funiculaire...
Maréchal murmurait. Ils s'assirent sur les marches pour regarder entre les barreaux du garde-fou. Tout était vert, bleu, gris, tout très sombre, dans une humidité poisseuse.
- Il y a de la lumière au quatrième, alors que l'immeuble est insalubre, désert depuis des années. Il y a dedans un petit curieux qui m'espionne depuis quelques jours. Je l'ai laisser s'enfuir l'autre soir...
- Un homme de Jonson ?
- Qui d'autre ?... On va l'attraper et lui donner une bonne leçon.
- Ces fumiers d'OBSIDIENNE n'ont donc rien de mieux à faire que de fliquer SÛRETÉ !
- Jonson est du genre acharné... Mais nous aussi.
Ils descendirent l'escalier puis terminèrent dans les ruelles. Ils entrèrent dans l'immeuble et montèrent au quatrième. Trois portes étaient battantes. Faivre et Maréchal fouillèrent les deux premiers appartements et se retrouvèrent devant le dernier. Faivre entra le premier. Il était vide, inoccupé. Pas de trace non plus d'un occupant. Il entendit alors du métal résonner dans la salle de bains. Il y entra, son arme pointée devant lui. Il ouvrit le rideau de douche, vit une plaque de conduit ouvert. Faivre ressortit et dit à Maréchal de le suivre :
- On va le cueillir au troisième.
Ils dévalèrent à l'étage d'en-dessous, allèrent dans l'appartement correspondant : l'homme n'y était pas.
Faivre partit en trombe au premier ; Maréchal s'arrêta au deuxième. Ils se regardèrent par la cage d'escalier : personne.
- C'est insensé...
- Remontons-voir au quatrième.
Un peu las, ils reprirent leur souffle dans la montée, accoudés à la rambarde.
- Elle est belle la police !
- Demain on arrête la cigarette, chef !
- C'est ça, demain.

Nouveaux coups métalliques dans le troisième appartement. Ils cueillirent l'homme au moment où ils ressortaient dans la douche.
- Sors de là, on te fait couler un bain.
L'homme, vêtu de sa grosse gabardine, n'opposa pas de résistance.
- Reste assis là-dedans, dit Faivre. On va te poser quelques questions.
Il était assez jeune, n'avait pas l'air rassis et inquiétant du barbouze. Il lui faudrait encore quinze ou vingt ans de maturation pour devenir un parfait et sinistre agent de CULTURE.
- Bon, on va faire dans le classique, dit Maréchal. Qui t'envoie ? Pourquoi, où, comment, qui est ta nourrice ?
- Le patron est de bonne humeur, tu as de la chance...
- Votre baratin ne m'impressionne pas. Je n'ai rien à vous dire.
- Je t'ai suivi hier soir, dit Maréchal. Je t'ai perdu mais tu n'as pas dû me voir, puisque tu es revenu ce soir -ou alors tu es vraiment obstiné - ce qui ne m'étonnerait pas...
L'homme ne disait rien.
- A ton aise, tu préfères la boucler. On demandera des comptes directement à ton supérieur, hein... Pour commencer, on va retourner gentiment où tu étais hier soir, au café dans le passage, à côté du quai. On verra bien qui tu y rencontreras cette fois.
Pendant que Maréchal parlait, Faivre avait fait lever l'espion, l'avait fouillé et avait trouvé un petit calibre sur lui.
- Pas de papiers, rien...
- Pas grave, ce qui compte, c'est qu'il connaisse le chemin.



Reply


Messages In This Thread
Dossier #20 : Chimères - by Darth Nico - 14-12-2011, 05:31 PM
RE: Dossier #20 : Chimères - by Darth Nico - 15-12-2011, 10:29 PM
RE: Dossier #20 : Chimères - by sdm - 17-12-2011, 08:26 PM
RE: Dossier #20 : Chimères - by Darth Nico - 24-12-2011, 04:03 PM
RE: Dossier #20 : Chimères - by Darth Nico - 26-12-2011, 01:42 PM
RE: Dossier #20 : Chimères - by Darth Nico - 28-12-2011, 03:34 PM
RE: Dossier #20 : Chimères - by Darth Nico - 28-12-2011, 10:25 PM
RE: Dossier #20 : Chimères - by sdm - 02-01-2012, 02:45 AM
RE: Dossier #20 : Chimères - by Darth Nico - 06-01-2012, 05:38 PM

Forum Jump:


Users browsing this thread: 1 Guest(s)