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Dossier #22 : Mort d'un parfumeur célèbre
#2
DOSSIER #22

Les travaux à Névise commencèrent dès le départ des funiculaires. Les mitiers chargèrent leur matériel dans la première rame puis, arrivés en bas, reçurent un gros filin lancé par leurs collègues depuis le haut. Ils l'attachèrent au bras d'un poteau du funiculaire et purent s'en servir pour faire descendre de lourdes charges.
Deux architectes envoyés par VOIRIE arrivèrent à sept heures, au moment où Maréchal sortait de chez lui. Inutile de dire qu'il était de mauvais poil. On venait déranger la tranquillité de son quartier. On venait avec les proverbiaux godillots crottés de suffisance piétiner le quai, les rues, les marches et les salles des palais antiques et déserts.
Les deux architectes regardaient les augustes bâtiments avec envie, comme des enfants qui viennent de trouver un nouveau jouet.
- Quel raffut ! Quel remue ménage, c'est incroyable !
C'était Morand qui arrivait, la main sur le chapeau pour l'empêcher de s'envoler.
- Vous ne voulez pas aller les voir pour leur faire peur, détective ?
- Moi ? Mais comment ?
Maréchal s'alluma une cigarette.
- Rien, je plaisantais. Venez, je vais relire vos rapports. Vous avez un peu avancé ?
- Bien sûr.
Clarine était au parlophone. Le combiné coincé contre l'épaule, elle dit :
- Inspecteur, c'est pour vous.
- Dites que je suis occupé.
Il savait que la densité de casse-pieds au mètre carré allait augmenter dans des proportions insupportables, ainsi que la fréquence des appels d'emmerdeurs. Il convenait donc de prendre tout de suite des précautions. A commencer par sembler débordé de travail.
- C'est la foire dehors, chef ! Les gens m'ont pris pour un ouvrier !
C'était Turov.
- Vous ne voulez pas aller dynamiter leurs installations, détective ?
- Moi ? Mais pourquoi ?
- Oh rien, je plaisantais...
Clarine l'appelait encore :
- Le bureau des tuyauteries urbaines, inspecteur...
- Que veulent-ils ? Ce n'est pas moi qui délivre les permis de construire.
- J'ai aussi eu trois appels de maître Laridurière.
- Qu'est-ce qu'il veut ?
- Il annonce qu'il va descendre avec le juge et le grand patron.
- Et le grand patron a fait appeler, pour dire de le retrouver à neuh heures et demi devant le palais Dioclitian.
- Je n'y manquerai pas.
Maréchal alla traîner ses godillots à l'entrée des majestueux bâtiments, que recouvraient des plantes grimpantes sorties de l'eau. On faisait passer des câbles, on défonçait la chaussée, on détournait une canalisation de gaz et d'eau. Il y avait même des branchements pour le réseau chromatographique !
- C'est le grand luxe là !
- Vous pouvez le dire, m'sieur, lui lança le surperviseur des mitiers. On nous demande de sortir le grand jeu.
- Sacré emmerdeur de Winclaz, murmura Maréchal, elles ont intérêt à être bonnes tes informations.

Un qui profitait de cette affluence, c'était Gronski. Les ouvriers avaient pris le noir du matin chez lui. Ils allèrent à midi déguster la soupe de la patronne. Le parlophone continuait de sonner à la brigade spéciale. L'avocat n'était pas venu de la matinée.
- Son excellence se fait attendre, grognait Maréchal.
- C'est une façon de se donner de l'importance artificiellement, déclara Morand.
- Tu es psychologue toi, dit Turov.

Maréchal rentra manger chez lui.
- Ils en ont pour longtemps ? lui demanda Nelly en lui servant ses oeufs au plat.
- J'espère bien que non. Sinon, je coffre tout le monde !
- Ce n'est pas plus mal, cela met un peu de vie dans le quartier. Si des commerces pouvaient ouvrir, si des gens pouvaient venir s'installer...
- Ne parle pas de malheur !
- Je ne comprends pas comment tu peux supporter cet endroit. Tout est triste, mélancolique. On a l'impression de vivre dans une salle de musée. Tu as remarqué à quelle vitesse la Cité change depuis la fin de la guerre ? Il faut entrer dans la modernité. Ce quartier a besoin d'être refait de fonds en comble.
- Moi, je les aime bien ces palais. Ils ont du charme. Et puis, si tu savais ce qu'il y a au fond du canal... Je sais moi, je suis allé y voir...
- Je suis certaine qu'il est insalubre ce canal. Il doit y avoir plein d'insectes porteurs de maladies là-dedans...
- Possible, oui... Si ça pouvait tenir les casse-pieds à l'écart... Les gens pas immunisés. Nous, depuis le temps qu'on est là, on ne craint plus rien...
- Tu racontes n'importe quoi !... Tiens, au fait, tu as vu que ton ami le docteur Heims t'a envoyé un colis ? Il est là depuis plus d'une semaine et tu ne l'as toujours pas ouvert. Je me suis permise de regarder.
- Tu es folle. Et si ça avait été un colis piégé ?
- J'aime vivre dangereusement, tu sais bien.
- Il y avait quoi dans l'envoi de ce cher docteur ? Un livre, non ?
- Oui, un exemplaire dédicacé d'un ami de Heims.
Il s'agissait de la Méthode de lecture des fantasmagories nocturnes du docteur Schreiber Triebe.
- Moi, tu sais, ces livres théoriques, ce n'est pas pour moi...
- J'en ai lu un peu, c'est assez technique mais pas inintéressant.
Maréchal le feuilleta. Il y avait plusieurs planches d'anatomie des parties génitales féminines.
- C'est quoi ce truc ?
- C'est scientifique.
- Ben tiens donc ! C'est quoi le rapport avec les "fantasmagories nocturnes" ? Il ne voulait pas parler plutôt des "pollutions nocturnes" ?
- Tu devrais le lire. L'auteur montre pourquoi nous souffrons tous de frustrations.
- Mais je ne suis pas frustré !
- Il montre pourquoi nous contribuons nous-mêmes à nous rendre malheureux et nous nous faisons souffrir les uns les autres. Tu devrais le lire, ça te ferait du bien, j'en suis sûr. Il parle aussi des femmes et de leurs désirs.
- Bon, tu m'excuseras, je dois y aller. Le grand patron descend spécialement...

Maréchal avait la tête qui tournait : depuis la guerre, elle avait le droit de vote et maintenant, elles avaient des prétentions à la science !
- Morand, le docteur Triebe, vous connaissez ?
- Oui, évidemment.
- C'est sérieux ce qu'il dit ou c'est du charlatanisme ?
- Il y a un peu des deux à mon avis.
Ce n'était pas une réponse satisfaisante.
- Vous pensez que c'est une bonne lecture pour les femmes ?
- Sûrement pas, chef ! Le cerveau féminin n'est pas fait pour les matières théoriques. Cela a été prouvé par des études physiognomoniques tout à fait sérieuses.
- Il se passerait quoi si les femmes de cette Cité se mettaient à lire les théories de Triebe ?
- Alors là, ce serait l'anarchie dans les deux jours chef ! Toute la population féminine de la lune transformée en hordes de louves enragées !
- C'est bien ce que je pensais.
Il faudrait penser à coffrer ce docteur Triebe pour outrages aux bonnes moeurs.

Maréchal se rendit aux palais. Lehors était arrivé, avec le directeur, le juge et l'avocat. C'était trop de beau linge pour Névise.
- Ah, l'inspecteur Maréchal, dit le juge. Laissez-moi vous présenter maître Laridurière.
Le juge, très mondain, avait plus que de la déférence pour le bavard : presque de la crainte. Laridurière ne se privait pas de profiter de sa supériorité : il parlait haut et fort, engueulait les mitiers, exigeait des installations plus confortables pour son client. Le juge et le directeur se comportaient en majordome et maître d'hôtel pour lui, en essayant de soutirer des informations sur ce que Winclaz allait leur apprendre.
- Venez, dit le chef de chantier, je vais vous faire faire le tour du propriétaire.
- Voyons cela, dit Laridurière en lui emboîtant le pas résolument.
Maréchal dut suivre. Lui connaissait par coeur ces salles humides et décrépies, envahies de lierres, de moisissure ; il connaissait presque chaque flaque stagnant au milieu des pavés brisées ; les vieilles tapisseries élimées, devenues presque noires au fil des siècles ; l'écho de chaque salle ; les escaliers dérobés et les jours dans les faux plafonds, les meubles et les chaises en décomposition, les couloirs aux parquets grinçants...

Les architectes imaginaient déjà comment réaménager tout cela en appartements luxueux... Les barbares... Ils voyaient des immeubles de rapport, des bureaux, des usines, tout un quartier moderne, automatisé, bâti sur les décombres de ces vieilleries. Le triomphe de la doctrine du Progrès ! Maréchal restait deux pas derrière ce groupe de bavards.
- Incroyable que l'on n'ait oublié ces ruines croulantes pendant si longtemps.
- Maître, cela vous convient-il ? demanda le juge, plus fermement cette fois.
- Oui, je crois que cela sera très bien.

Maréchal souffla quand ce fut fini.
- Allons, messieurs, je vais aller voir mon client et lui annoncer la bonne nouvelle !
L'avocat partit, très théâtral, sûr de son effet.
- Bon, je crois que nous sommes arrivés à un accord, dit le juge. Je vais vous laisser, messieurs, d'importantes affaires me requièrent au palais, et je suis déjà en retard.
On sentait qu'il n'était pas dans son élément. Il avait hâte de retrouver les ors de son bureau chauffé.
Le directeur resta plus longtemps. On sentait que lui était content d'être là. Il était curieux de tout, posait des questions au maître de chantier, il observait le quartier comme s'il envisageait de venir y habiter. Maréchal était obligé de lui tenir compagnie.
- Vous savez, inspecteur, je me demande si dans cette histoire, on ne se moque pas un peu de SÛRETÉ.
- Je vais vous dire, monsieur le directeur, Winclaz se fait mousser, mais on va vite voir ce qu'il a dans le ventre.
- Entre nous, ce Laridurière joue sa réputation. Il est sur des charbons, vous avez vu. Je vais vous dire, entre nous, ce brillant personnage n'a pas eu une attitude exemplaire pendant la guerre... Aujourd'hui, il veut se racheter une conduite. ADMINISTRATION lui accorde sa chance. A tout fauteur repenti, miséricorde, inspecteur.
- On va les surveiller de près, lui et son client.
- Vous surtout, inspecteur. Ils sont sous votre garde.
- Je les garde à l'oeil, n'ayez crainte.
- Bon, allons, inspecteur, nous avons tous du travail. Je ne vais pas vous retenir davantage. Bon courage.
- Monsieur le directeur.
Maréchal le raccompagna au funiculaire. Il respira quand ce digne et gris fonctionnaire fut dans la rame. Ensuite, pour se changer les idées, il fit un arrêt chez Gronski.

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RE: Dossier #22 : Mort d'un parfumeur célèbre - by Darth Nico - 07-11-2012, 02:31 PM

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