<span style="color:#009900">LE SAMURAI QUI SE CHANGEA EN HERISSON
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Ils partirent de bon matin, quittant le château de leurs ancêtres et la terre de leur famille, alors que la splendeur de l’aurore enchantait le domaine des Lions.
Il chevauchait une magnifique monture isabelle, du clan de la Licorne, tandis qu’elle voyageait en palanquin. Il chantonnait un vieil air du pays, que l’on fredonne par les beaux jours d’été. Mais les arbres étaient rouges et dénudés, l’air frais et les paysans occupés à faucher les blés.
Au poste de douane, il eut à peine besoin de présenter les papiers de voyage. Les officiers de l’octroi étaient déjà à genoux devant lui. Sur son grand cheval, la lumière du matin luisant sur les éclats de jade fichés dans sa joue gauche, son kimono dorée et son obi étincelant, il ressemblait à un guerrier des légendes, descendu des étoiles comme une comète.
- Seigneur Ikoma Tsuyoshi, vous ici…
- Lui-même, accompagné de Kitsu Kameko, médecin personnel du seigneur Akodo Kage. Nous n’aurons hélas pas le temps de nous arrêter chez toi, capitaine, mais sache que je le regrette bien. Puissé-je revenir bientôt dans cette région ! Que les Ancêtres veillent sur toi !
On fit passer le convoi en écartant les rustres qui bouchaient le passage et on demeura longtemps stupéfait du passage de ces deux illustres samouraïs. Comment pouvait-il arriver que les deux serviteurs les plus proches du vénérable senseï Kage quittent Shiro Akodo sans lui ?
- Vous n’aurez plus besoin de rien, maître ?
- Non, je te remercie, tu peux te retirer.
Le serviteur referma le panneau en silence et le senseï Kage resta seul dans sa chambre.
Elle était décorée sans luxe. Il n’avait jamais aimé le superflu, préférant une austérité ni misérable ni forcée. Il avait appris à voir l’essentiel en toutes choses et par conséquent à ne pas s’encombrer de choses inutiles. Par la fenêtre, on ne voyait maintenant plus les deux samouraïs qui avaient quitté le château. Le ciel était bleu mais vide et la campagne, battue par un vent de plus en plus violent.
Un panneau de bibliothèque coulissa derrière lui et se referma en silence. Le senseï demeura immobile quelques instants, écouta les pas dans la pièce, ferma les yeux puis les rouvrit, dubitatif.
- Tu étais déjà arrivé ?…
- Vous m’aviez dit que Tsuyoshi partirait aujourd’hui, Maître. Ai-je eu tort ?
Le nouvel arrivant hésita et faillit repartir dans le couloir secret en refermant sur lui le panneau.
- Non, tu as bien fait, dit Kage, légèrement agacé. Mais comme tous les jeunes gens, tu es trop pressé.
- … je peux repartir et revenir quand vous le désirerez.
- Allons, ne me parle pas comme à ton daimyo ! Je ne vais pas te chasser maintenant que tu es là ! Je ne pensais simplement pas que ce moment crucial arriverait si vite. Je pensais savourer ma solitude encore un peu.
Le nouveau venu fut étonné de cet aveu, à demi-mots, de regret, de la part du Maître. Lui qui œuvrait à transformer le destin d’un Empire entier, se sentait-il pris au dépourvu par le cours du temps ?
- Mieux vaut que je reparte et que nous parlions plus tard.
- Non, approche donc. Viens boire avec moi. Du saké que m’envoie Yasuki Taka, il est excellent.
Le jeune homme cachait sa stupeur. Le Vieux l’invitait maintenant à boire, paternellement. Pour évoquer, avec nostalgie, ses souvenirs de guerrier et de conspirateur ?
- Depuis combien de temps es-tu parmi nous ?
Comme s’il n’était pas le premier à le savoir, lui qui l’avait « découvert », lors d’un séjour à Morikage Toshi, à l’occasion d’une rencontre entre sa famille et les Phénix !
- Bientôt cinq ans, Maître.
- Cinq ans…
Kage regardait dans le vide, comme s’il prenait conscience de ce que cela représente… cinq ans ! A cette époque, le vénérable senseï revenait d’un séjour chez son ami Isawa Masanaga, le daimyo de la Cité du Chêne Pâle.
Ils burent une coupe de saké, mais le cœur n’y était pas, le jeune homme le sentait bien. Et voilà qu’il se retrouvait à se plier aux désirs du Vieux, comme s’il était obligé par son supérieur de faire bonne figure !
- Pour tout vous dire, je n’ai pas très soif, Maître.
Et il repoussa sa coupe.
Non mais ! Il n’allait pas non plus faire semblant de respecter l’étiquette ! Kage le regarda sévèrement, l’espace d’un instant, puis sourit. Après une vie de mensonges, ne se laissait-il pas quelques fois vaincre par le samuraï en lui ? Ne se demandait-il pas s’il ne valait pas mieux concilier le code de l’honneur et ses aspirations à changer l’Empire ?
- La Roue Céleste vient de tourner de quelques degrés, dit Kage, mais cette inclination est décisive. Et il y a quelqu’un, là-haut, dans les montagnes du Dragon, qui le sait bien, et qui attend ce jour depuis mille ans…
- « Avec la mort du dernier des Akodo, viendra la chute du dernier des Hanteï… » murmura le jeune homme.
- Oui et l’humour de la situation m’amuse, vois-tu, puisque cette prophétie, c’est moi et moi seul qui décide de la réaliser ! Si je n’y étais pas obligé, je pourrais donner tort au vieux Togashi…
- Mais si vous y êtes obligé ?…
- Oui, sourit le vieux Kage. Cette traînée de Kachiko nous a mis le grappin dessus et je dois disparaître, sinon elle finira par en apprendre trop. Jamais cela n’était arrivé, mais c’est parce qu’une ère se termine. La Roue Céleste finit son grand tour.
- Supposons que vous restiez « en vie », Maître… Simple supposition…
- Non, le destin est en route maintenant. Les Crabes marchent sur Otosan Uchi. La lignée des Hanteï est pourrie jusqu’au trognon et le Fils du Ciel lui-même va précipiter la ruine de son Empire. Il n’est plus temps de poser des questions, mais d’être prêt à agir.
Là on le retrouvait, le vieux Kage ! Il s’était permis de jouer le vieillard un moment, mais voilà qu’il redevenait le vieux tigre cruel, impitoyable et calculateur qu’il était vraiment !
- Va me chercher ton homme maintenant.
L’ordre avait été donné sèchement.
Avec cette pointe de jubilation ingénieuse, à l’opposée de la voix tempérée et altière du vénérable senseï.
Le jeune homme se leva, empressé, alla ouvrir le passage et siffla brièvement. Deux hommes montèrent et il retourna s’asseoir à côté de son maître, impatient de lui montrer son chef d’œuvre, comme le premier de classe au professeur.
Le premier des deux hommes était ce qu’on appelle généralement une brute épaisse. Aussi large que haut, la peau bronzée, des traits distinctifs de la race Yobanjin, le front bas, les mains énormes, les jambes courtes, le ventre gros.
Le second, à côté de lui, était un petit homme d’un certain âge, portant un kimono sans marque distinctive. Le gros le tenait fermement par le bras, pour l’empêcher de tomber. Le vieil homme avait le regard éteint, les paupières à moitié closes, la bouche stupide, les membres mous. Le haut du crâne chauve, de longs cheveux gris qui tombent sur les épaules, des moustaches fines jusqu’aux lèvres, une barbiche coupante taillée comme un poignard, des tatouages sur les avant-bras.
A l’exception du regard, Kage, en le dévisageant, aurait pu croire qu’il se contemplait dans un miroir.
Le jeune homme avait du mal à tenir en place : il attendait l’avis du Maître !
Et le Vieux souriait, agréablement surpris.
- Comment le trouvez-vous, maître ?
Allez, il n’avait pas pu s’en empêcher !
Kage tourna autour de son double, que tenait toujours le gros Yobanjin, l’inspectant comme une statue. Et le petit vieux regardait, abruti, devant lui, sans s’apercevoir qu’il y avait un monde autour de lui.
- Il est parfait, il est parfait…
Kage murmurait ces mots, admiratifs, jubilant à son tour.
- Il faut encore l’habiller, évidemment, Maître…
Kage prit du recul, le regarda encore, des pieds à la tête. Puis, à l’adresse du gros costaud :
- Habille-le. Tu trouveras les affaires qu’il faut dans la malle.
Le Yobanjin s’exécuta et traîna son « protégé » derrière un panneau.
- C’est toi qui l’a « préparé » ?
- Pas seulement, dit l’intéressé avec modestie. A vrai dire, comme vous vous en doutez, c’est Shimura qui a pris soin de lui. Je n’ai fait que l’accompagner jusqu’ici…
- Il est très bien.
En parlant, Kage ouvrait un petit coffre dans une armoire, d’où il prit une petite fiole emplie d’un liquide ambré et visqueux.
- C’est cela que nous allons utiliser, Maître ?
Le jeune homme était fasciné par la fiole.
- En effet.
- Et c’est… efficace ?
Il ne posait la question que pour le plaisir de redouter la réponse !
- Je veux ! rit Kage –et Arumihime pourrait en témoigner !
Le vieux tigre ne manquait pas d’humour !
Hanteï Arumihime avait été sa femme, une des cousines du vieil Empereur. Tout le monde l’avait crue atteinte de la peste, et on avait admiré le vénérable senseï qui se rendait pourtant à son chevet, malgré le risque de contamination. Grâce à elle, Kage s’était déjà vu sur le trône d’Emeraude, mais quand l’Empereur avait finalement eu un héritier, la naïve femme devenait encombrante.
Kage déboucha la fiole et la renifla, satisfait. Le gros ressortait de derrière le panneau, avec le sosie, maintenant d’un beau kimono de la famille Akodo. Pendant que le jeune homme donnait des ordres pour l’installer, Kage était parti se changer à son tour. Il revêtit des habits d’homme du peuple, coupa ses cheveux et sa moustache. Quand il ressortit, le faux Kage était en place, toujours aussi abruti. On l’avait assis en tailleur, sur une natte, avec le livre du Tao de Shinseï devant lui.
Le jeune homme fit signe que tout était prêt. Kage tendit la fiole au colosse puis alla ouvrir le passage. Le jeune le rejoignit dans l’embrasure et ils regardèrent le Yobanjin enduire les lèvres du sosie. Il avait reçu l’ordre de ne pas lésiner sur la dose !
- Et comme on dit rituellement, ricana Kage, il y a dans cette fiole de quoi tuer tout un troupeau !
Le colosse termina son application. Le faux Kage demeura un moment immobile. Les conspirateurs, qui s’apprêtaient à déguerpir, le regardèrent, impatients.
Le poison avait-il perdu de son pouvoir ?
Un premier hoquet, puis un second et le vieil homme commença à étouffer. Il reprit alors certainement conscience, au moment fatal, fixait ses bourreaux. Il devenait cramoisi et tombait à terre, alors que ses muscles se raidissaient. Il se tordait de douleurs quand ses assassins refermaient le passage, contents d’eux.
Et un serviteur arrivait peu après, découvrant le vénérable senseï Akodo Kage mort.
Et tout le monde sut bientôt que le dernier des Akodo avait terminé sa longue vie pieusement, devant le Tao, dans le château de ses Ancêtres.
Les conspirateurs disparaissaient par un passage souterrain qui les menait dans un village eta ; dans le ciel de midi, passait une grande traînée de lumière, peut-être un Dragon Céleste qui irait annoncer que la prophétie antique de Togashi devait maintenant se réaliser.
Ikoma Tsuyoshi et Kitsu Kameko arrivèrent trois jours plus tard dans la Cité de Ninkatoshi, où s’effectuaient d’importantes manœuvres de la famille Matsu.
De grands régiments de cavalerie passaient, étendards claquant dans le vent du soir, qui iraient poursuivre la guerre contre le clan de la Grue, selon la volonté du général Matsu Tsuko, daimyo du clan. Ces milliers d’hommes avaient devant eux un avenir de souffrance, de cris, de hurlements, d’affrontements sanglants et pourtant, ils partaient la tête haute, une volonté d’airain les portant vers les batailles et la mort, indifférents qu’ils étaient à l’égard de leur vie, si elle pouvait être sacrifiée pour l’honneur du clan.
Le palanquin de la shugenja resta en haut d’une butte, gardée par deux samouraïs. Tsuyoshi descendit dans la cité fortifiée.
Ninkatoshi était passée, en quelques mois, et par la volonté de Tsuko, du stade de petite ville provinciale à celle d’avant-poste plus gardé qu’une forteresse, depuis la victoire à la Cité des Apparences. Et la perte de Matsu Gohei, son cousin n’avait fait qu’attiser la rage du général Tsuko à vaincre les Grues. Elle avait envoyé Matsu Agetoki, chef de la cavalerie du clan, en première ligne contre l’armée de Doji Kuwanan. Et pendant ce temps, les Crabes montaient au sud, piétinant littéralement les terres du clan de la Grue.
Ninkatoshi n’accueillait que les meilleurs bushis du Lion, et parmi eux, les dresseurs d’animaux qui allaient à la bataille accompagnés de leurs féroces lions, qui aimaient croquer de la tripe de bushis Kakita !
Les dresseurs avaient établi leur campement à la sortie sud de la ville, celle par où arriva Tsuyoshi, sur sa monture Licorne. Il s’attira rapidement les regards des féroces Matsu, qui ne purent manquer de le reconnaître.
« Masque de Jade » se distinguait autant par ses éclats dans la joue que par sa position de duelliste attitré de Kage-senseï. Et si cet honneur lui attirait de la jalousie, en revanche sa blessure, « gagnée » dans l’Outremonde, lui attirait de la haine : entre guerriers superbes et irréprochables, on n’aimait pas les mutilés. Et pour finir, ce samouraï chevauchait sur une magnifique monture gaijin, qui faisait paraître leurs poneys ridicules !
Les murmures allaient bon train lorsque Tsuyoshi passa devant le campement : murmures de surprise d’abord et d’hostilité ensuite.
Regardez, c’est Tsuyoshi, le petit protégé du vieux senseï, le planqué qui ne fait pas la guerre comme tout le monde ; celui qui est allé dans l’Outremonde ! Qui sait s’il ne porte pas la souillure ou s’il n’a pas lié son nom à un démon pour en ressortir vivant !
Et Masque de Jade sentait bien cette haine, épaisse, palpable, parmi les hommes. Il s’arrêta brusquement, quand trois terribles samouraïs Matsu se mirent en travers de sa route. A voir leur air furibond, on sentait que la coupe était pleine.
- Arrête-toi et descend de cheval, Ikoma !
- Et qui me l’ordonne ?
Les trois bushis s’écartèrent pour laisser passer leur maître, qui avait laissé ses magnifiques lionnes pour s’occuper du « petit protégé ».
- Descend de cheval, on t’a dit ! Mon nom est Matsu Matasaka, dresseur de fauves ! seigneur de la vallée d’Inchu, fils de Matasaka et petit-fils de Matasaka ! Mes Ancêtres ont combattu à la bataille des Cerisiers et…
Tsuyoshi comprit qu’il avait affaire à un supérieur : un gouverneur de province. Il descendit de cheval aussitôt et se mit au garde à vous, raide comme un piquet.
- Bien, j’aime mieux ça…
Les hommes de Matasaka attrapèrent les rênes de son cheval et l’emmenèrent à l’écart. Le Matsu tournait autour de Tsuyoshi lentement, qui restait imperturbable.
- Une magnifique bête que tu as là, Ikoma-san…
- Elle m’a été offerte par mon maître, qui la tient de-
- Silence ! Qui t’a autorisé à parler !
Tsuyoshi ne put réprimer une grimace de douleur. Le Matsu avait failli lui percer le tympan.
- Dis-moi plutôt ce que tu fais dans cette Cité, toi qui ne vient sans doute pas y faire la guerre ?
- Je me rends à la Cité des Histoires, sur ordre de mon maître.
- A la Cité des Mensonges ? ricana Matasaka. A la Cité des Mensonges !
Les hommes éclatèrent de rire en même temps que leur maître.
- Tu as reçu l’ordre d’aller pleurer chez les geishas, c’est ça !
Tsuyoshi devint blême.
- Garde bien les mains derrière le dos, Ikoma-san.
Matasaka tourna encore autour de lui, puis fit comme s’il avisait maintenant son daisho :
- Ce sont de bien vilains sabres que tu as là, dis-moi…
De fait, si le obi était très raffiné, les fourreaux étaient vieux : les décorations avaient disparu, on y sentait la patine du temps. Et la garde du katana était nue, sans raffinement. On devinait une lame de piètre qualité, indigne d’un guerrier Lion.
- C’est le daisho de mon grand-père, Matasaka-sama. Je suis honoré de le porter.
Le Matsu recula et fit signe à Tsuyoshi qu’il pouvait, non qu’il devait avancer.
- Je dois continuer mon chemin, selon l’ordre reçu par Akodo Kage-sama. Je vous demande de me rendre ma monture, Matasaka-sama.
Les Lions ricanèrent méchamment. Ils s’écartèrent devant Tsuyoshi, qui put avancer jusqu’à sa monture, qu’on avait amenée dans un champ bourbeux. Et le bushi dut avancer dans ce terrain en se crottant les jambes, pendant que les Matsu riaient grassement. Il s’approcha de la bête, nerveuse, et lui murmura quelques mots pour la calmer.
Il avait mis le pied à l’étrier et se trouvait déséquilibré quand un samouraï le bouscula : il alla s’étaler dans la boue, la tête la première. Eclat de rire général, pendant que Masque de Jade, lentement, stoïquement, se relevait.
- J’ai l’impression, fanfaronnait Matasaka, qu’on ferait mieux de changer ton surnom : fini Masque de Jade, on va t’appeler… Masque de Boue !
Ah, il n’avait bien préparée, celle-là ! Masque de Boue ! Ou même mieux : on la lui avait soufflée et il s’en était approprié l’invention !
Tsuyoshi se releva et s’essuya le visage, et fixant d’un œil sauvage le bushi qui venait de le pousser.
- Hé bien, quoi, dit ce dernier, tu vas m’en vouloir pour cette petite plaisanterie !
- Si ce n’était que ça, Matsu, je m’en irais et je t’aurais oublié dans l’heure ; mais il ne s’agit pas de la boue. En me bousculant, tu as touché le sabre de mon grand-père. Sans ma permission.
Il s’essuya la bouche.
- Tu m’en dois réparation.
Et il secoua sa main pour en enlever la boue, avec le même geste qu’on exécute pour nettoyer le sang de sa lame.
Les rires se turent.
- Amusant, fit Matasaka, rompant un pesant silence. Tu veux retourner à Shiro Akodo demander la permission de ton maître ?
- Pourquoi pas…
- Comme les Ancêtres font bien les choses… Moi je crois que ce ne sera pas nécessaire.
- Tu veux interdire ce duel, Matasaka-sama ? Pourtant, ton bushi a touché mon sabre. Que vont penser les Ancêtres ?…
- Je n’interdis pas le duel, bien au contraire, dit Matasaka, en s’avançant vers Tsuyoshi, qui était revenu sur le chemin de terre. Non, je ne l’interdis pas, bien au contraire… Mais je dis que tu n’auras pas besoin de la permission de ton maître…
Et il le disait avec une idée bien précise en tête. Tsuyoshi le regardait, inquiet pour la première fois.
- Je le dis, hurla alors le Lion, parce que je viens d’apprendre, par un coursier arrivé quelques heures avant toi, que ton vénérable maître, Akodo Kage, le dernier des Akodo, vient de mourir !
Tsuyoshi recula d’un pas, frappé de stupeur.
- Oui, il est mort ! Et tu n’étais pas là pour l’assister dans ses derniers instants ! Tu as abandonné ton maître pour un prétexte quelconque, et il est mort sans son fidèle serviteur ! Or, sans lui, tu n’es plus rien !
Masque de Jade recula encore, pris de détresse.
- C’est lui qui t’a sauvé une première fois du déshonneur, en permettant ton adoption par la famille Ikoma, au moment où il aurait honorable pour toi de faire seppuku, comme tes frères d’armes ! Maintenant, ton honneur est détruit pour de bon ! Tu ne fais plus partie de l’Ordre Céleste !… Tu n’es plus rien !
Les lèvres de Tsuyoshi tremblèrent. Matasaka dégaina son sabre et le frappa quatre fois de suite, à la poitrine et aux épaules
Ses marques de famille tombèrent par terre, dans la poussière, devant l’assemblée Matsu.
Tsuyoshi faillit tomber à genoux de désespoir. Le soleil était au ras de l’horizon, jetant ses derniers feux, rouges et désespérés. En haut de la colline, Kitsu Kameko avait tout vu et avait entendu la voix terrible de Matsu Matasaka. Elle remonta dans son palanquin et fit demi-tour, sans jeter un regard d’adieu à celui qui était désormais un samouraï sans clan.
- Tu as usurpé ta place pendant trop d’années, Tsuyoshi le rônin !
Et ces mots s’inscrivaient à même la chair du bushi, qui éprouvait la même sensation de panique que s’il venait de se jeter du haut d’une falaise.
- Tsuyoshi le rônin !
Il s’attendait à ce que les Lions lui crachent à la figure, lui lancent de la boue, des cailloux, le lapident et le fasse mourir comme un chien !
Oui mourir comme un chien ! Qu’il ne revoit plus jamais le jour et qu’il finisse dans ce terrain boueux, piétiné par les sabots de l’armée du Lion, ramassé et brûlé par les etas !
Les Lions lui hurlaient des infamies, et il devait rester debout, à les entendre lui jeter leur haine à la figure, eux les superbes et triomphants guerriers !
Et celui qui l’avait jeté à terre, criait plus fort que les autres, et Matasaka passait parmi ses hommes et les encourageait à hurler encore !
Puis les cris retombèrent. Le soleil avait disparu derrière l’horizon et il semblait que le monde manquait maintenant de quelque chose.
- Allons, fit Matasaka, ivre de son pouvoir, je vais me montrer généreux avec toi ! Tu vois que je ne suis pas si cruel ! Pourquoi l’être inutilement, n’est-ce pas !
Et le Matsu tourna encore autour de lui, alors que Tsuyoshi devait produire un suprême effort pour ne pas s’effondrer en larmes et finir de perdre sa dignité.
- Oui, je vais t’accorder une dernière faveur, car on ne sort pas grandi d’humilier un ancien membre de son clan !
Et il osait dire cela, ce Matsu ! Lui qui avait dû attendre impatiemment la venue de Tsuyoshi, préparer son rituel, étape par étape, et qui allait donner ses ordres pour la suite de son cérémoniel d'humiliation !
- Je vais t’autoriser, puisque tu te trouves sur les terres de mon campement, à pratiquer le seppuku !
Tsuyoshi frémit. L’instant suprême était donc arrivé.
Déjà arrivé.
- Ne t’inquiète pas, je suis certain que la famille Ikoma n’y trouvera rien à redire. Au contraire, elle sera heureuse de se voir déchargé de ta responsabilité. Je ne fais que t’autoriser ce que tu aurais dû choisir, voici quatre ans…
Tsuyoshi, vaincu, tomba à genoux et baissa la tête. Les etas s’approchaient déjà et les hommes de Matasaka s’étaient assis, eux aussi, en respect pour ce sacrifice.
Masque de Jade détacha ses armes, posa son wakizashi devant lui et le contempla intensément. Le bushi qui l’avait bousculé mit devant lui un parchemin et de quoi écrire.
Pour qu’il écrive une dernière volonté, un dernier mot à sa famille ou un dernier haïku.
Tsuyoshi prit la plume, la fit tourner lentement entre ses doigts, la gorge nouée. Il essaya de griffonner quelques mots sur le papier, puis le repoussa.
La page était restée blanche.
Il n’avait plus rien à dire. Il était un homme fini.
- Les Ancêtres ne t’inspirent pas, fit méchamment le Matsu.
« T’auraient-ils oublié ?
Masque de Jade garda la tête baissée. Entouré par les Matsu, il ne pouvait voir qu’à l’autre bout du champ, un groupe discret d’hommes du non-peuple assistaient à la scène.
Un vieil homme chauve, un jeune homme et une brute à la peau bronzée.
- Maître, nous ne devrions pas nous attarder. Nous devons encore rejoindre notre hôte pour la nuit. Il nous attend en ville.
Mais Kage n’écoutait pas l’impatient jeune homme. Il fixait Tsuyoshi, sans imaginer se détacher de cette scène.
Il en avait connu des échecs dans sa vie ; il avait admis que sa Conspiration n’atteigne pas aussi vite que prévu ses objectifs, que le hasard s’en mêle et fasse rater des plans minutieusement établis. Mais voir son duelliste attitré, la crème des duellistes, Tsuyoshi, humilié par des Matsu ! Non !
Masque de Jade, le dernier de ses élèves, l’honorable et parfait samuraï, qu’il considérait, aux côtés de Toturi et de Hiroru, comme une réussite, comme un bijoutier regarde le merveilleux diamant qu’il vient de tailler. Son dernier petit chef d’œuvre, l’archétype du bushi valeureux, prêt à entrer dans la légende, il était jeté plus bas que terre par des brutes de dresseurs de Lions !
Bien sûr, Tsuyoshi n’était pas aussi essentiel à ses plans que ses deux précédents élèves, mais lui avait aussi cette petite flamme particulière, cette flamme que lui seul, Kage, savait allumer chez ses élèves, qui était comme la signature d’un maître artisan, sa marque de fabrique exclusive, celle du Noble Lion –cette flamme magique qui transforme un bushi plus doué que les autres en un être d’exception, prêt à transformer le destin de Rokugan !
Non, le senseï Kage ne voulait pas voir sa dernière création brisée par l’absurde hasard qui avait mis Matasaka sur la route de Tsuyoshi !…
Tu es un élève d’Akodo Kage, Tsuyoshi, c’est à dire du plus grand senseï que les Lions aient connu ! Tu n’es plus fait de la même pâte que les autres : rends-toi compte que tu es de la trempe du Lion Noir ! Lui n’était plus qu’un obscur petit samouraï, oublié dans un monastère –et il a tué le maître des Scorpions avant de s’asseoir sur le trône d’Emeraude !
Et toi, tu étais le fils d’un petit seigneur, pauvre comme un Moineau, prêt à défendre ta terre et ta famille avec le sabre de ton grand-père et tu es devenu le bras droit du vénérable senseï !
Même Matsu Tsuko, même Doji Hoturi ne peuvent pas savoir ce que c’est que d’avoir Akodo Kage comme maître !
Allons, tourne la tête et contemple ta vie ! Tu n’as pas hésité à foncer tête baissée dans les profondeurs de l’Outremonde pour défendre tes Ancêtres ; tu as surmonté le déshonneur de ta famille, de tes camarades et de ton général adoré ; tu as vaincu près d’une vingtaine de personnes en duel, tu t’es illustré à la cour d’hiver !… Et maintenant, quoi : un brutal Matsu et ses soudards vont te faire rendre gorge ? Tu vas mordre la poussière ? Tu vas te sortir les tripes à pleines mains et les remercier encore de t’autoriser ça ?
- Maître, partons. Un autre pourra accomplir sa mission. Moi-même, si vous le désirez…
Le jeune homme osa toucher la manche de Kage, qui se dégagea brusquement.
- Nous ne partirons pas d’ici maintenant !
Les trois hommes se tenaient près d’une misérable bâtisse du village d’etas et les gens du coin n’osaient guère s’approcher, intimidés par la grosse brute.
Le jeune homme, résigné, sortit une petite sarbacane de sa poche et enfila une aiguille dedans.
- Tu comptes abattre toute l’armée Matsu avec ça ?
- Non, Maître mais…
- Alors par Akodo le Borgne, sois patient !
Et Kage regardait la scène, comme s’il parlait à distance à son élève, à genoux face aux Matsu qui savouraient leur victoire, comme s’il pouvait l’encourager, lui dire quoi faire dans ce cas !
Les Matsu attendaient.
Tsuyoshi avait écarté le papier où il aurait dû, selon la tradition, écrire quelques mots d’adieu à cette vie. Et le bushi lui avait rit au nez.
L’ancien Akodo regarda autour de lui, et repensa à sa vie : son enfance, son voyage dans l’Outremonde, ses duels, sa famille, la cour d’hiver…
A sa gauche, il vit une misérable masure. C’était donc là le décor de sa mort : un village de fossoyeurs ! Et les etas qui attendaient d’emmener son corps…
Près de la masure, un vieil homme, qui regardait intensément la scène.
Tsuyoshi le dévisagea un instant, cligna des yeux, surpris.
Comme ce petit vieillard ressemblait au senseï !
Oui, c’était tout à fait Kage-senseï, mais sans la barbe ni la moustache !
Quelle coïncidence !
Tsuyoshi eut alors cette révélation : il n’y a pas de coïncidence dans la vie d’un samuraï.
Tout est écrit, surtout pour ce qui concerne le moment de mourir. Et ce vieil eta, ce moins que rien, qui ressemblait au plus noble des senseï Lions, ce n’était pas le fruit du hasard. Le plus bas et le plus haut se touchaient, selon un ordre secret de la nature. Le vénérable senseï avait son sosie parmi les etas. Le maître de l’école Akodo et ce fossoyeur étaient secrètement unis dans le grand plan de l’Ordre Céleste !
Et que pouvait donc signifier une telle réunion des contraires ?
Tsuyoshi déglutit. Il sentait que les Ancêtres lui envoyaient des signes et il devait se hâter de les déchiffrer !
Les Matsu se demandaient pourquoi le samouraï hésitait. Mais Tsuyoshi, loin d’être faible et pleutre, bouillait au contraire de questions :
Si les contraires sont unis, si en quelque sorte, le senseï est témoin de mon seppuku (par l’intermédiaire de cet eta évidemment) alors c’est que les choses ne sont pas ce qu’elles semblent être. Si Kage peut revenir d’entre les morts en tant qu’eta pour me faire signe, si le plus noble prend le visage du plus ignoble, alors ces puissants et honorables Matsu ne sont, eux, que de misérables vermines !
La lumière se faisait dans l’esprit de Tsuyoshi. Tout se tenait selon ce raisonnement ! Les contraires sont unis !
Du moins, c’est ce qu’il se disait, quelques jours plus tard, essayant de reconstituer à tête reposée ce qu’il avait imaginé fébrilement sur le moment. Du reste, il pensait qu’il avait eu raison, ce soir là, mais il n’avait pas eu suffisamment le temps de bien clarifier sa pensée. Car un samouraï doit savoir agir quand il faut.
Et quand ce sont les Ancêtres qui se déplacent en personne pour dicter la conduite à tenir, alors le samouraï n’a plus à réfléchir ! Il n’a qu’à contempler tranquillement ce qu’il fait, comme s’il était le spectateur désintéressé de sa propre existence.
Il n’a plus à s’inquiéter de ce que sont la vie et la mort, car elles ne sont qu’une seule et même chose. Il est purement l’acte qu’il effectue et l’observateur impassible de cet acte.
Ainsi, Tsuyoshi eut-il l’esprit paisible, dégagé, serein, face à ces Matsu, quand il accomplit scrupuleusement son devoir.
Non, il n’eut plus d’hésitation, quand il agrippa son fourreau, sortit vivement la lame, puis passa son katana en travers de la poitrine du bushi qui venait de lui rire au nez.
La lame ressortit à côté de l’omoplate et Tsuyoshi le découpa vivement, tout en se relevant, tel le tigre bondissant. Le temps que les autres comprennent, et le rônin tranchait le crâne d'un second bushi ; il esquiva un coup de iaijutsu qui venait de partir, en décapitait l’auteur avant d’envoyer le bras de son voisin voler dans le champ. Il fit demi-tour et taillada le ventre d’un troisième, qui s’écroula sur Matasaka. Au dernier degré de la fureur, le seigneur brandit son arme : il vit passer un éclair devant son visage, son œil partit s’écraser dans la boue, et il s’écroula, le visage lacéré par la lame, tordu de douleur.
Horrifiés, les autres bushi reculèrent. Tsuyoshi leur fit face et jeta un sourire complice à l’eta, pour qu’il remercie les mânes de Kage de sa part. Puis il recula lentement vers sa monture, ramassa son wakizashi, mit le pied à l’étrier et frappa son cheval, tandis que Matasaka se relevait, le visage plein du sang de la blessure qui courait de la lèvre à la tempe.
Il hurlait dans la nuit, tandis que le cavalier s’engouffrait dans la ville au galop !
Kage en avait les larmes aux yeux, tellement c’était beau ! Il n’avait peut-être plus ressenti une telle émotion depuis qu’il avait réussi à prendre Isawa Tsuke sous son chantage !
- Tu vois, dit-il en se mouchant bruyamment, c’est ça de s’entraîner sous mes ordres, jeune imbécile ! Oui, c’est ça…
Il était secoué par les larmes, maintenant.
- Maître, fit l’autre, gêné et agacé, il faut partir maintenant.
- Tais-toi, idiot ! Occupe-toi plutôt d’aller aider mon élève ! Moi je vais me rendre chez nos amis et nous nous y retrouverons là-bas… Et tu as intérêt à aider Tsuyoshi, sinon !…
Sinon, il lui réservait les pires supplices qui soient, à côté desquels une nuit chez un interrogateur Scorpion passerait pour une délicieuse étreinte dans les bras d’une geisha !
Pendant que Matasaka s’épongeait le visage et qu’un shugenja se précipitait pour le soigner, l’alerte était donnée dans Ninkatoshi. On recherche Masque de Jade, mort ou vif !
Jamais le dresseur des lions n’avait été aussi humilié ! Il avait humilié ce Masque de Jade, et l’instant d’après, il perdait quatre ou cinq hommes et finissait borgne !
Mais les recherches furent vaines et nombres de Matsu terminèrent la soirée en s’ouvrant le ventre. Matasaka le Défiguré, comme on l’appelait déjà, ne décolérait plus. Même ses animaux ressemblaient à des petits chatons apeurés à côté de lui.
Dans l’arrière-boutique d’une maison de thé des quartiers marchands, Tsuyoshi pouvait enfin reprendre son souffle. Il avait trouvé une aide providentielle en la personne du fils du patron, un jeune homme aux beaux yeux noirs.
- Comment te remercier ?
- Vous ne me devez rien, seigneur, faisait l’autre. Nous avons été naguère sous l’autorité d’un membre de la noble famille Lion disparue. Nous vous devions de vous secourir, car nous avons cru comprendre…
- Oui, tu as l’air de comprendre des choses, dit le rônin en avalant une gorgée d’eau, mais tu devrais surtout apprendre à tenir ta langue, mon garçon !
- Oui, seigneur, promis…
Tsuyoshi put passer la nuit au grenier, dans la réserve de bois. Il entendit longuement les Matsu courir et s’agiter en ville pour le retrouver puis, vaincu par une immense fatigue, il s’endormit lourdement.
Il n’entendit pas son bienfaiteur payer la patronne pour ses services, et la remercier au nom de « qui elle savait », puis aller retrouver Kage, à quelques rues de là.
Le lendemain, le jeune homme aida Masque de Jade à quitter la ville. Hélas, Tsuyoshi ne pourrait pas continuer avec sa monture. Mais le jeune homme semblait bien organisé et avoir un grand nombre d’amis prêts à le secourir, capables de lui éviter les patrouilles Matsu et les barrages frontaliers !
Et Tsuyoshi n’y voyait aucune malice, seulement l’aide providentielle des Ancêtres envoyés par Kage-senseï !
De fait, il fut suivi par son ancien maître et ses deux acolytes jusqu’au sanctuaire de Bishamon, la Fortune du Courage. Là, Kage décida qu’il en avait assez fait et que Masque de Jade continuerait seul jusqu’à la Cité des Mensonges.
- C’est un grand garçon, il l’a amplement prouvé !
Les trois complices bifurquèrent vers le nord, habillés en charpentiers, tandis que Tsuyoshi, en rase campagne, continuait vers l’ouest.
Le premier soir, à l’entrée d’une grotte près d’une rivière, après s’être fait griller des poissons, il s’endormit, et partit dans un sommeil agité, où il ne cessait de répéter la dernière promesse faite à Kage-senseï :
- J’irai à la Cité des Mensonges et là, je tuerai Bayushi Goshiu… je tuerai Bayushi Goshiu…
FIN<!--/sizec-->