LE COEUR D'OCEANIE
Résumé : Sur l'ile de la Tortue, un Samedi casse les pieds à Corso, pendant que Lucinius épie de sombres conspirateurs.
Le boucan de la Tortue (suite)
Lucinius considéra qu’il en avait assez entendu. Il était temps de partir. Sans faire craquer une seule branche… Accroupi, il fit quelques pas pour s’éloigner du campement. Il glissa dans la pente d’herbe, sur plusieurs mètres et attendit encore un peu.
Il lui semblait qu’on approchait. Il frissonna. A plat ventre, il tenait son arme à la main, pointée vers le haut de la pente. Il s’était caché derrière un taillis, passant le canon de son revolver à travers les feuilles.
- Vous avez entendu ce bruit comme moi, Sire ?
- Oui. Je crois bien qu’on nous écoutait.
Quelques cailloux roulèrent dans la pente. Lucinius avait le doigt sur la gâchette.
- Voulez-vous que nous allions fouiller avec Ronce-Vive ?
- Non, inutile, Steenwyck. Je crois savoir ce que c’est…
- Quoi donc, Sire ?
- Je me fais sans doute vieux… Il y a quelques décennies encore, je t’aurai lâché comme un chien de chasse. Mais ce soir, je te demande de ne rien faire.
- Mais pourquoi donc ? Si on nous a surpris ?
- Ce n’était sans doute qu’un chiot.
- Un chiot ? un dingo ?
- Non, les dingos ne vivent pas sur cette île. Mais c’était un chien sauvage c’est vrai. Il est le jouet de ses rêves. Il ne nous dénoncera pas. Aujourd’hui ici, il sera parti demain.
- Mais qui était-ce donc ?
- Viens, rentrons. Je ne veux pas laisser perdre le sang de notre calice.
- Sire, êtes-vous certain que tout va bien ?
- Absolument certain, Steenwyck. Ne discute plus mes ordres.
« Un chien jeune et fou, qui veut se battre comme un chat. »
Les deux hommes repartirent vers leur camp.
Lucinius, transi de peur, attendit quelques minutes puis redescendit en ville à vive allure. Des chants incantatoires montaient de creux dans les montagnes. Des feux s’allumaient, des tambours, des sifflements se faisaient entendre. Des apparitions venaient peupler l’île. Lucinius se mit à courir comme s’il avait le diable au trousse. Il serrait son revolver contre lui.
Un groupe de Samedis, assis autour d’un feu, le regardèrent passer en poussant des ricanements glacés. Ils agitaient des torches, d’autres jonglaient avec.
En arrivant en ville, le Toréador s’imaginait déjà être la proie d’une malédiction. Il imaginait sa poupée transpercée d’aiguilles, versant des larmes de sang.
Il marchait au milieu de la foule. Il tremblait comme une feuille. On lui tapota sur l’épaule. Il se détendit comme un diable monté sur ressort. Il lâcha une exclamation de frayeur.
C’était Corso. Lucinius fut rassuré de voir la face grimaçante et fauve de son acolyte.
- Tout va comme vous voulez Lucinius ?
- Oui, bien sûr…
Il essaya de sourire. Corso continua à le regarder, l’air de dire : « Inutile de me raconter des bobards. »
- J’ai vu le diable en personne.
- Pas étonnant sur cette île.
Corso avait au coin de la bouche une cigarette qu’il n’allumait pas. Il appuyait compulsivement sur son briquet, vidé depuis belle lurette.
- Allez, venez, monsieur le Toto. Je vous paye un remontant. Un punch bien tassé vous requinquera. Et ça me changera des Samedis.
- Ah bon, vous en avez croisé ? Et ils vous ont raconté quoi ? C’est vous qui leur avait parlé ?
Lucinius essayait de se calmer. Mais ses paroles ne stoppaient pas la peur qui coulait encore en lui. Il se laissa emmener par le Gangrel.
- Tenez, Aladax. Buvez-ça, dit Corso en lui tendant un verre.
Le Toréador ne s’était pas rendu compte qu’ils étaient arrivés dans un café et que Corso avait commandé. Lucinius avala le cocktail vert-bleu d’une gorgée. L’alcool, brûlant à souhait, réchauffa son âme comme la braise réchauffe l’âtre.
- Depuis quand vous m’appelez Aladax ? dit-il soudain.
- Ça ne vous arrive jamais de m’appeler Alexandre, non ?…
- Pas souvent.
- Et d’abord, ça vient d’où Aladax ?
- C’est anglais.
- Anglais ? Vous vous fichez de moi ? je sais bien que les Rosbifs ont des goûts bizarres, mais là vous poussez le bouchon trop loin…
- Et moi je vous dis que c’est Anglais !… J’ai été Etreint sur le pont de Londres !
- Sur le pont de Londres, vraiment ?
- Oui, parfaitement. Et d’abord, depuis quand vous me posez des questions ?
Corso ne répondit rien. Il avala son verre. Lucinius secoua la tête.
- Il est fort cet alcool… Les yeux me piquent. Et on est en train de se disputer comme un vieux couple… nom d’un chien, c’est à réveiller les morts votre piquette !
- Vous ne croyez pas si bien dire. Vous ne buvez pas souvent d’alcool fort, pas vrai Lucinius ?
Corso souriait presque franchement.
- Hé ho ! qu’est-ce que vous insinuez ? matelot !
- Que je vous paye un autre verre. Si si, j’insiste. Allons, pas d’échappatoire possible.
Petit ricanement, pendant que Corso remplissait le verre du Toréador.
- Bon mais alors un dernier. Hissez haut !...
Après trois verres de cocktails, avalées cul-sec, Lucinius s’était laissé entraîner dans une farandole endiablée : les musiciens de jazz l’avaient emmené dans leur concert. Il dansait dans les bras d’une pulpeuse créature qui le caressait partout, vraiment partout.
Il revint en titubant à la table, où Corso lui paya un autre verre et lui glissa une liasse de billets. Lucinius repartit danser, plus déchaîné que jamais. La fille l’embrassait langoureusement en se frottant à lui de toute sa poitrine. Lucinius piqua du nez dans ses seins, se fit dévoré de baisers. Autour, la musique s’accélérait. Les autres danseurs tournaient à toute allure, comme un manège de démons. Les faces hideuses des Samedis succédaient aux corps dénudées de filles faciles et de beaux marins en permission. Les cuivres reluisaient, criaient à tue-tête.
Aladax se laissait emporter dans une transe semblable à celle d’un derviche tourneur. Des tonneaux étaient mis en percée, des gaillards riaient à pleine poitrine, Corso ricanait à pleines dents. Lucinius trébucha plusieurs fois dans l’escalier, à chaque fois, la fille le relevait. Ils sautèrent dans le lit, se déshabillèrent avec empressement, s’éteignirent ; elle criait comme une sourde à chaque coup de son amant d’un soir ; pendant que la fête continuait à l’étage d’en-dessous, leur corps-à-corps fébrile menaçait de faire craquer les ressorts, tomber les murs et l’étage tout entier, s’écrouler tout l’hôtel et ses joyeux lurons déchaînés !
Après une brève extase, Lucinius plongea aussitôt dans un lourd sommeil.
Elle dormait encore quand Lucinius fut secoué par Corso. Sa tête lui pesait plus lourd qu’une pierre. Il était nu comme un ver dans le lit, sa conquête à ses côtés qui ronflait tout son saoul.
- Debout Lucinius, murmurait Corso. Allez-vous habiller, espèce de débauché…
- Débauché, mais je vous emmerde Corso, grogna Lucinius. Et d’abord de quel droit est-ce que vous…
Corso alla à la fenêtre et ouvrit le rideau : le ciel s’éclaircissait déjà à l’horizon.
- Il va être temps de trouver un autre endroit pour dormir, vous ne croyez pas ?
Lucinius se leva d’un bond, courut à la salle de bains. Il vomit abondamment, se rinça le visage et la poitrine, vomit à nouveau. Il s’habilla en vitesse. Quand il rentra dans la chambre, sa conquête menaçait de se réveiller. Lucinius la mordit doucement dans le cou. De plaisir, elle sourit, soupira d’aise, se tourna sur le côté et se rendormit paisiblement.
A peine Lucinius habillé, les deux Caïnites décampèrent.
- J’ignorais que vous teniez une telle descente, Lucinius. Vous m’avez impressionné.
- Ah ça suffit vous hein ! répondit le Toréador, vaseux au possible.
- J’aurais jamais imaginé Tintin se prenant une cuite !
- Quel rapport entre moi et Tintin ?!
Lucinius s’appuya contre un mur et vomit de plus belle. La fête ne s’arrêtait pas pour les humains. Des buveurs étaient déjà ivres : ils n’avaient sans doute pas dessaoulés de la nuit. Ils ne comptaient pas non plus passer la journée sobre...
- Des étudiants en médecine ? des ingénieurs ?
- J'en sais rien. Grouillez-vous, Aladax. J’ai dégotté un coin pour passer le jour... La vieille cave d'une rhumerie. De quoi se remonter le moral jusqu'à la nuit prochaine.
Un banc de touristes passant en riant et en zigzagant. Les deux vampires se hâtèrent de rejoindre le sous-sol. La fête continuait sur l’île de la Tortue, pendant que les amants immortels de la nuit regagnaient leur cachette.
A suivre...