CHRONIQUES DE L'EMPIRE D'EMERAUDE
La troupe menée par Ryu arrivait en vue de l'ennemi : la cohorte décharnée, verte, puante et meuglante des créatures de l'Outremonde et de leurs serviteurs les Crabes. On savait qui, désormais, avait le dessus. Plus personne ne pouvait croire que les antiques gardiens de la Muraille fussent les chefs d'une armée comptant des gobelins comme mercenaires. C'était plutôt les Crabes qui servaient d'avant-garde à ce vomi de Fu-Leng qui se répandait sur Rokugan, dans une méphitique coulée de fin des temps...
Ryu avait maneouvré la position de son armée pour obtenir l'avantage du terrain : ils tenaient le haut d'une butte à la pente raide, cernée par une petite rivière.
Inconscients comme des animaux enragés, les serviteurs du Dieu Sombre bavaient d'envie d'aller saigner ces serviteurs de l'ordre céleste. Et les réprouvés sonnèrent la charge, grinçant, craquant, hurlant. Les samuraï de l'Empereur étaient prêts à les recevoir. Bien qu'ils vinssent de clans différents, ces hommes qui auraient sans doute guerroyé les uns contre les autres étaient unis ce jour-là. Une grosse centaine de nobles guerriers, qui taillèrent à vif dans les chairs putrides, tuméfiées, grises, craquelées, molles de leurs ennemis.
Ryu s'était placée à l'arrière des troupes pour diriger les manoeuvres. Elle inspirait confiance. Elle si maladroite, comme un poisson hors de l'eau, quand elle était en société, elle devenait un foudre de guerre dès qu'elle rejoignait une armée ! Qui eût cru que cette petite femme, sortie de son lointain village des montagnes, pût devenir une meneuse d'hommes ?
Dès le début de la bataille, elle sentit que les Fortunes la protégeaient. Elle sentait une harmonie intérieure profonde, malgré le fracas affreux de la bataille qui s'engageait.
Une fois que l'Outremonde eût gravi la colline, la situation devint pénible pour les samuraï. Au corps à corps, la fureur démoniaque, même désorganisée, des samuraï souillés pouvait avoir raison du bel ordonnancement des serviteurs de l'Empereur, rangés comme à la parade.
Ryu ne perdait pourtant pas espoir. Parmi les monstres aux couleurs contre-nature, elle en aperçut un qui ruisselait d'humeurs visqueuses, corrosives. Il avait été humain il y a peu encore, et Ryu l'avait bien connu, mais maintenant, la marque de Fu-Leng avait fait son oeuvre, pire que les plus virulentes pestes : c'était bien Yoshinao, le samuraï qui l'avait défiée à Mimura, qui l'avait prise en otage près du palais Shosuro, le dangereux duelliste. Il beuglait d'une voix rauque, comme si un démon logeait dans sa gorge. Ses chairs gonflées de pustules, son visage déformé par la douleur, il était méconnaissable, comme une sorte de caricature grotesque de lui-même. Et Ryu sentit combien il souffrait et hurlait sa haine de l'Ordre Céleste pour essayer d'oublier les atroces douleurs qu'il subissait.
Il fallait y mettre fin.
Ryu sortit de sa position protégée pour se jeter à l'attaque contre son ennemi. Depuis le temps qu'elle rêvait d'en découdre ! Lui aussi l'avait vue, et la couleur émeraude étincelante de son armure, la beauté qu'il devinait sous cette armure, tout cela faisait injure à la créature abominable qu'il était devenu, en se pliant aux pouvoirs de l'Outremonde. Les coups partirent comme claque l'orage ! Les deux sabres de Ryu fendirent l'airs en larges cercles et heurtèrent la lame de Yoshinao, qui n'avait rien perdu de sa technique de combat.
Dans l'atmosphère lourde, fétide de la bataille, les deux guerriers luttaient, comme si le monde devait s'écrouler juste après.
C'était au coeur des duels les plus sanglants que Ryu se sentait exister, alors qu'elle redevenait l'ombre d'elle-même quand elle devait se plier aux conventions civilisées. Elle comprenait confusément qu'elle était une sorte de sauvage, un de ces guerriers voués presque exclusivement à la guerre, qu'elle ressemblait peut-être à ces Yobanjin, à ces gaijins qu'elle avait combattus... Seule sa couleur de peau et son armure empêchait qu'on la confonde avec ces sauvages...
Les coups de kenjutsu, impitoyables, entaillèrent les deux adverses, qui pouvaient pendant quelques instants ne pas sentir la douleur. Ryu fut frappée à la poitrine, au bras et à la jambe. Elle mit un genou à terre mais trancha le bras de Yoshinao, avant de le décapiter net !
Autour d'elle, la bataille continuait de faire rage, en haut de la butte. On vint aussitôt protégée Ryu qui, blessée, se replia.
Elle bénéficia des soins d'une shugenja du clan du Phénix, qui referma provisoirement ses navrures les plus profondes. Il n'était que temps, car un monstrueux chui Crabe, abritant dans les replis de sa poitrine des colonies de minuscules démons, vivant dans ses tripes de mille vies ignobles et maudites, avait réussi à percer une brèche dans la défense des samuraï. L'être difforme, dix fois putrides, valait bien deux de ses hommes, tant il jouissait désormais d'une musculature surnaturelle, d'une ardeur démoniaque au combat !
Mais ce n'était pas pour impressionner Ryu qui, dans ces cas-là, profitait de sa froide maîtrise d'elle-même comme d'une qualité inappréciable. Elle se lança sur lui de nouveau, comme si elle sortait d'une maison de bains, ses sabres encore suintants du sang de Yoshinao !
Ce second adverse n'eut aucune chance. Poussée par la fureur des kami, Ryu transperça plusieurs ce monstre de son katana, avant qu'il ne s'écroule enfin à terre. Notre héroïne ne s'arrêta plus : elle monta vers les premières lignes, emmenant avec elle l'élite de ses hommes, parmi lesquels Bayushi Bokkai et à l'avant de son armée, refoula dans la pente les traîtres, qui allèrent rouler dans la rivière, le crâne et les autres membres fendus.
La fatigue coulait comme du plomb dans les membres de Ryu mais elle continuait son combat héroïque. Elle se trouva face au général adverse et ils entamèrent, à bout de force, un duel lent, dans la boue sanglante des lieux, comme deux zombies qui ont l'éternité devant eux pour s'affronter. Mais il fallait en découdre pour de bon et Ryu prit tous les risques pour se jeter comme une furie sur son ennemi et elle parvint à lui décoller à moitié la tête, avant de lui sectionner le tronc.
C'était le signal de la défaite pour les Crabes.
La bataille n'avait duré que quelques longues minutes, mais il semblait que le monde avait eu le temps de se renverser tant la lutte avait été âpre et décisive.
Epuisée, aussi effrayants que leurs ennemis, les samuraï de l'Empire regardèrent leurs cousins déchus agoniser à leurs pieds, et des corbeaux croassaient dans la vaste et morne campagne alentours...
Kakita Hiruya, Kitsuki Jotomon et Tsuyoshi pénétrèrent dans l'étrange autant qu'immense forêt Shinomen, dans cet autre monde où presque aucun humain n'avait mis les pieds. Il y avait des arbres inconnus du reste de l'Empire, aux formes charmantes, épanouies, étranges, dansantes, des chants d'oiseaux nouveaux, des menaces indéfinissables... Nos héros se sentirent bientôt surveillés par ces créatures serpents appelés Nagas, dont on disait qu'ils s'étaient réveillés depuis peu. Le général Mirumoto Daini avait réussi à s'en faire des alliés mais au reste des Rokugani, ils apparaissaient comme des étranges farouches, dont on ne savait pas s'ils étaient des démons.
C'est dans cet environnement hostile que nos trois samuraï durent pourtant établir un campement provisoire. Aucun d'entre eux n'était familier des couchages à la belle étoile. Ils regrettaient de ne pas s'être adjoints en ce moment les services d'un éclaireur Licorne.
Ils prirent chacun un tour de garde, tandis que des yeux jaunes de reptiles les épiaient en permanence... Se doutaient-ils, ces êtres sortis de leur empire sylvestre, qu'ils hébergeaient ce moment quatre des plus fines lames de l'Empire ? Qu'à eux quatre, ces samuraï pouvaient défaire des régiments entiers de leurs adversaires communs, les gobelins de l'Outremonde et leurs maîtres Crabes ?...
On disait du senseï Jotomon qu'elle avait maîtrisé à la perfection l'art du Nitten et qu'elle avait développé ses propres techniques secrêtes de combat. Kakita Hiruya commençait à se faire une réputation de bretteur acharné. Il avait mené peu de duels dans sa vie mais en combat singulier lors de combat, il avait toujours foudroyé ses adversaires. Soshi Seiryoku, par exemple, en avait fait la douloureuse expérience, quelques instants avant de mourir...
Tsuyoshi, enfin, du temps où il portait encore les couleurs de sa famille, avait mené de nombreux duels, et souvent, il avait encore plus humilié son adversaire en l'entaillant simplement, là où il aurait pu proprement le tuer.
Le lendemain, ils poursuivirent leur chemin dans les entrailles épaisses de Shinomen, perdu dans un autre monde. Ils aperçurent un monument bizarre, que Jotomon-senseï avait passé la dernière fois, quand elle avait accompagné Kakita Kagetoki : une grande porte composée de grands os courbés. Rien ne semblait plus simple que de passer entre eux. Pourtant, Tsuyoshi ne le put : il était repoussé dès qu'il voulait faire un pas en avant, par une force invisible. Hiruya et Jotomon purent passer sans difficulté. Le rônin comprit qu'il n'était plus assez honorable, qu'avec son nom, il avait perdu une partie, sinon tout son honneur. Résignée, il s'assit dans la forêt, jurant aux deux samuraï de les attendre ici jusqu'à leur retour.
Triste de devoir continuer sans lui, Hiruya et Jotomon promirent de revenir bien vite.
Plus loin, les deux samuraï sentirent qu'ils étaient suivis pour de bon par les Nagas, qui marchaient sur leurs pas. Ils devaient être arrivés dans leurs territoires, dans les lieux sacrés et on ne les quitteraient plus. Ils espéraient ne commettre aucun geste qui froisseraient leurs hôtes...
Ayame respirait l'air frais du temple. C'était comme si elle respirait pour la première fois depuis des années. Un air neuf, la blancheur de la neige, le vol d'un moineau, la griserie de la fraicheur du matin... Remise de sa maladie, revigorée, elle respirait la santé. Une santé inconnue, après les tournements vomitifs, les affres du manque.
Elle sentait que c'était fini. Elle avait réussi là où Shiba Shonagon avait échoué. Elle ne sentait plus le besoin de l'opium !
Elle savait que cette libération n'était pas encore définitivement acquise, qu'elle devrait rester vigilante. Mais le rose lui revenait aux joues. Elle avait fait preuve d'un véritable dévouement au code de l'honneur. Victoire discrête, que personne ne reconnaîtrait : victoire sur elle-même.
Dans le jardin, elle profita du plaisir de marcher, de vivre, de remuer... Elle croisa Yogo Jinnai, qui maugréait dans sa barbe mais qui sentit aussitôt que quelque chose était changé en elle. Ils firent quelques pas ensemble et le Scorpion la mit en garde, à mots couverts, contre les risques de rechute.
Le message était passé. Ayame comprit que ce Jinnai avait dû lui aussi avoir à en découdre avec ce poison.
Mais il n'était pas dans ce temple pour cette raison.
La conversation dériva sur l'histoire, sujet cher à Ayame s'il en est. Et surtout l'histoire des périodes troublées de l'Empire... Le Scorpion connaissait le sujet.
- Le Gozoku, dit-il sans hésiter, prit le pouvoir après une longue période de sécheresse dans l'Empire. Les trois clans les plus touchés, le Phénix, le Scorpion et la Grue demandèrent des pouvoirs exceptionnels pour subvenir à la crise qui touchat leurs terres. De secrêtes manoeuvres politiques mirent au pouvoir un trio dirigeant, qui prit de fait le pouvoir sur l'Empereur de l'époque. Depuis, avec les siècles, les archives ont été largement "remaniées", de façon à préserver l'honneur et la vision traditionnelle, paisible que nous nous faisons de nos mille ans d'histoire. Et à vrai dire, Ayame-san, bien rares sont les choses qu'il ne faudrait jamais oublier du tout... L'honneur s'accorde mal avec la mémoire...
Et on sentait que ce problème l'avait personnellement touché.
- Si vous connaissez bien le Gozoku, Jinnai-san, vous devez avoir entendu parlé de cette fille, cette Novice...
- Ah, la Novice...
Il en parlait comme d'une connaissance longuement fréquentée.
- Le Gozoku était une époque vraiment troublée... C'est dans ces décennies que les gaijins furent pour de bon interdits à Rokugan... La Novice, quant à elle, fut accusée d'impiété par les Dragons, puis exécutée par les Lions...
Cela, Ayame l'avait appris par les papiers de l'Ize-Zumi matérialiste, à la cour d'hiver.
- C'est à cette époque-là aussi, continuait Jinnai, songeur, que le clan du Loup fut détruit. Déjà, dix ans avant, les premiers samuraï deshonorés formèrent l'armée des rônins, des sans terre, des sans-maître... Ils se révoltèrent contre le pouvoir, sur les terres du clan de la Grue...
- J'ignorais cela...
- C'était une époque comparable à la nôtre, en somme... Et les rônins en guerre contre l'autorité du Gozoku avaient à leur tête un chef, puissant et bien connu, qui s'était fait surnommer la Grue Noire.
Ayame tressaillit à ce nom. Elle était loin d'en savoir autant que Hiruya sur ce point, mais elle savait par feu Hida Sotan qu'un criminel de ce nom avait voyagé à Heibetsu, pour venir y chercher Nahoko...
- Mais quel rapport entre la Novice et la Grue Noire, Jinnai-san ? S'il y en a...
Car Ayame avait l'impression que le Scorpion évoquait des faits au hasard, selon les caprices de ses pensées.
- Il y en a bien un, Ayame-san. C'est que la Novice fut accusée d'avoir écrit un poème en l'honneur de la Grue Noire.
- Ah, je comprends... C'est alors qu'elle fut pourchassée...
- Certainement, certainement...
On sentait que ce n'était pas si certain.
- Si vous vous intéressez à cette Novice, fit le Scorpion, l'air toujours de dire cela au passage, sans peser ses mots, vous voudrez sans doute visiter le sanctuaire qui lui est consacré.
Le sang d'Ayame fit un tour, puis un autre, et encore un et son coeur fit quelques bonds furieux dans sa poitrine. Décidément, l'attirance pour les secrets était une drogue plus forte que l'opium ! Abandonner ce dernier oui, mais les secrets, non !
- Un sanctuaire de la Novice ?... tiens donc... je l'ignorais...
- Ce n'est pas loin d'ici, qui plus est...
Jinnai baîlla, et frissonna. Il était l'heure de rentrer. Il ne put s'en aller, bien sûr, avant d'avoir indiqué à notre shugenja l'emplacement de ce sanctuaire. De toute façon, s'il n'avait pas voulu parlé, Ayame se serait accroché à lui comme un fauve s'agrippe à sa proie !
A suivre...