La balade des stations désaffectées
Saint-Huant descendit les marches, sauta par-dessus le tourniquet. Il ignorait comment trouver le protégé de la Comtesse.
Un gardien le héla soudain :
- Hé vous là ! Où vous croyez aller à cette heure-ci, et sans ticket ?
Saint-Huant se retourna vers l’employé, entre deux âges, fatigué, râleur, très parisien et serge-gainsbourgeois, et le fixa d’un regard terrible. Ce dernier, victime d’un sort de domination Toréador, se trouva plongé en quelques secondes dans une torpeur abrutie. Les yeux de Saint-Huant brûlaient de menaçantes flammes pourpres.
- Ecoute-moi, humain. Tu vas me laisser passer. Tu vas fermer la station comme prévu, puis, quand je ressortirai, tu ne t’occupera pas de moi, tu m’ouvriras et tu m’oublieras pour de bon. Compris ?
Soumis à la volonté du Toréador, le gardien hocha la tête de haut en bas lentement, et partit mécaniquement se servir un café.
- Ah, j’oubliais : apporte-moi une lampe torche.
Le gardien s’exécuta à nouveau, perinde ac cadaver.
Saint-Huant descendit sur le quai désert. Les grandes affiches publicitaires ajoutaient à la solitude des lieux, tant elles semblaient étranges, sorties d’une lointaine civilisation primitive, sans la foule des voyageurs pressés pour en capter le message.
Un sifflement croissant, un grondement répété par l’écho dans le tunnel, annoncèrent l’arrivée d’une rame : celle-ci ne transportait aucun voyageur. Toutes lumières éteintes, elle ne fit que passer rapidement dans la station. Saint-Huant entendit le sifflotement de l’employé qui inspectait les couloirs.
Toujours pas de signe du Gangrel.
Les lumières de la station s’éteignirent les unes après les autres. Il ne restait que les éclairages disséminés dans le tunnel. L’employé fermait maintenant la grille de l’accès à la rue.
Saint-Huant alluma sa lampe-torche, puis se mit à balayer de son faisceau les deux tunnels, en faisant les cent pas sur le quai.
Une voix résonna des profondeurs de l’obscurité. Elle appelait Saint-Huant.
- Qui êtes-vous ? criait cette voix.
- Je suis engagé par la Comtesse Bathory pour vous aider ! lança le Toréador.
- D’accord ! Venez vers moi ! Suivez le tunnel.
- Non ! vous venez !… cria Saint-Huant à l’attention de l’obscurité.
- Hors de question ! je ne sors pas d’ici ! venez me retrouver !
« Il est têtu cet animal. »
- Ça va, j’arrive !
Le cinéaste descendit sur les rails et s’engagea en direction de la voix. Il braquait le faisceau de sa lampe devant lui. « Je suis malade de m’engager là-dedans. Et s’il décide de me sauter dessus ? De la part d’un Gangrel traqué, on peut s’attendre au pire. »
Au bout de près de deux cent mètres, le Toréador arriva dans une station désaffectée, presque invisible. On devinait les murs et le quai, réduits à l’état de pierre grise, couverte de graffitis et de dessins sauvages.
- Où êtes-vous ? dit Saint-Huant, sur ses gardes.
Dans l’obscurité, deux rubis brillaient ardemment : les yeux d’un Gangrel, les yeux de la Bête.
- Je suis là… dit le Gangrel. Approchez, je n’ai pas l’intention de vous faire de mal.
- J’espère bien ! je viens vous aider, après tout !
« Il a mis ses feux de position, l’animal ; brrr… il a une allure macabre. Il ressemble à ce bandit : la Marque Jaune… Il me fixe comme me fixerait un animal affamé. »
Saint-Huant s’approcha du Gangrel, qu’il braquait de sa torche.
- Eteignez votre lampe, ordonna le Gangrel. Vous êtes un Toréador, je le sens, et je sais que les membres de votre espèce sont capables de discerner la chaleur dans l’obscurité.
- A votre guise.
Saint-Huant rangea sa lampe-torche. Il monta sur le quai. Il distinguait son interlocuteur comme une masse humanoïde rougeâtre. Ambiance de jungle vietnamienne, la nuit.
- Et vous, vous me discernez comment ? demanda Saint-Huant, mal à l’aise.
- Comme si la nuit tombait.
La voix du Gangrel était chaude, mais pas chaleureuse, loin de là. Chaude comme celle d’un fauve dont la bouche est encore pâteuse d’un copieux repas.
- Je m’appelle Pierre-Yvon de Saint-Huant. La Bathory m’a engagé pour vous aider.
Le Toréador toussota pour se donner une contenance.
- Je ne suis au courant de rien vous concernant. Ce que je peux faire pour vous, comme pour tous ceux qui recourent à mes services, c’est vous procurer divers planques dans Paris et sa banlieue.
- Très bien, dit la voix fauve du Gangrel. Je suis planqué dans cette station depuis deux semaines ; j’ai besoin d’aller ailleurs.
- Comment est-ce que je peux vous appeler ?
- Fraundon.
- Très bien, Fraundon. Puis-je savoir qui en a après vous ?
- La Comtesse vous a autorisé à me demander ça ?
- Elle m’a demandé de vous protéger. Or, j’ai besoin d’en connaître un minimum sur votre compte pour vous dissimuler efficacement.
- D’accord. J’ai entendu parler de vous, Saint-Huant. Vous êtes dans le cinéma, c’est ça ?
- Oui, en particulier. J’ai de bonnes relations parmi les Caïnites en marge de la Camarilla.
- Je vois. Vous n’êtes pas un de ces planqués du Louvre ?
- Non.
- Vous allez parfois à l’opéra ?
- Non, quelle question !
- Cette question n’était pas si absurde.
- Entendu. Je comprends. Ce n’est pas pour mes goûts en la matière que vous demandiez. C’est pour mes fréquentations.
- Exactement.
- Je ne vais jamais à l’opéra de Paris, je ne fréquente qu’indirectement les gens qui y vont.
- Vous allez parfois en banlieue sud ?
- J’ai des contacts là-bas, chez les Brujahs. Chez vos semblables aussi.
- Et hors de la Camarilla ?
- Chez quelques Tzymisce en marge du Sabbat. Je suis très « marginal ».
- J’ai besoin d’échapper aussi bien à l’opéra de Paris qu’à la banlieue sud.
- Ça laisse une marge confortable pour vous trouver une planque.
- Vous avez déjà un endroit pour ce soir ?
- Si vous me laissez y penser cinq minutes, je vous promets de vous mettre face à l’embarras du choix. Je suis le guide touristique des planques Caïnites !
- Proposez donc, allez-y.
- Les catacombes ? –un classique.
- Trop peuplées. Trop infestées d’espions.
- Les égouts ?
- Non, non…
- Une allergie aux Nosfératus ?
- Oui, disons-le comme ça.
- Alors voyons… dans Paris intramuros, ou au-delà du périphérique ?
- Dans Paris pour ce soir. Demain en banlieue.
- D’accord… nous allons vous mitonner un voyage organisé dans notre belle cuvette parisienne. Je connais un coin tranquille, près des arènes de Lutèce.
- Non, c’est plein de Tremere là-bas.
Chaque phrase de Fraundon exprimait de la peur, de la méfiance, ainsi qu’une sourde colère, péniblement contenue. Saint-Huant ne voulait pas jouer avec les nerfs du Gangrel, il espérait trouver vite la bonne solution.
- Je connais une autre planque près de la porte de Vanves. En marchant le long de cette ligne, nous pouvons arriver près de Montparnasse, et finir à pied. Ce ne sera pas long.
- Entendu, dit sèchement Fraundon. Allons porte de Vanves. Mais nous évitons autant que possible Montparnasse.
- Ne vous inquiétez pas, je ne vais pas vous emmener dîner à la Coupole !
Saint-Huant voulait détendre l’atmosphère : peine perdue, le Gangrel ne broncha pas.
- Hum, hé bien, allons-y de ce pas, proposa le Toréador.
- Oui, allons-y vite.
Les deux Caïnites descendirent sur la voie et suivirent le trajet du métro. Ils sortirent sur la place Duroc.
- J’ai habité dans cet hôtel à une époque, dit Saint-Huant. C’est là qu’est mort Léon-Paul Fargue. Vous ne connaissez pas le Piéton de Paris ?
- Dépêchons-nous, Saint-Huant.
Le cinéaste renonça pour la fin de soirée à engager une conversation polie avec le Fraundon. D’ailleurs, il se jura de ne plus jamais essayer avec aucun Gangrel que ce soit !
Les deux Caïnites passèrent devant les cinémas et les hôtels de voyageurs, derrière la tour Montparnasse, puis par les galeries Lafayette. Le Gangrel scrutait sans cesse les passants, il hâtait le pas. Ils croisèrent quelques jeunes Brujahs, qui traînaient sur le parvis devant la gare.
Une fois Montparnasse passé, Fraundon fut ostensiblement moins inquiet. Ils ne ralentirent pourtant pas leur marche quand ils passèrent près des luxueux hôtels de Gaîté, puis le long de la voie de chemin de fer qui quittait Paris.
- Je peux vous poser une question, Fraundon ?
- Allez-y toujours…
- Pourquoi avez-vous besoin que je vous donne une planque ? Je croyais que les Gangrels pouvaient se fondre dans la terre.
- Ce n’est pas si simple. J’ai vraiment besoin d’un endroit où passer le reste de cette nuit et la nuit prochaine. J’ai aussi besoin de pouvoir trouver du sang sans avoir à m’aventurer dans les rues.
- Oh pour ça, pas de danger, sourit Fraundon. L’endroit est plutôt calme ici, le long des maréchaux. Vous n’aurez qu’à user du premier passant venu. A ma connaissance, peu de Caïnites résident dans le coin. Mais à Malakoff, c’est plein de Brujah ! Et les Ventrue ont la main sur le reste des Hauts-de-Seine.
- Je n’ai pas l’intention de passer le périphérique avant deux nuits en fait. Quoique… si c’est nécessaire.
- Nous sommes arrivés. C’est ici. Dans cette gare désaffectée. Le périphérique est à cinq minutes à pied. Ce n’est pas le luxe comme planque, et ça ne vous changera pas du confort des tunnels de Sèvres-Babylone.
- Aucune importance, ce sera très bien. Retrouvons-nous demain soir, vers dix heures. Je crois que je ne vais pas traîner dans la capitale, pour les jours à venir.
- Entendu. Je vous laisse faire le tour du propriétaire. Je crois que des dealers se promènent dans le coin, et jusqu’au parc Montsouris, le long des voies désaffectées. Ca vous fera de la compagnie.
- Aucun problème de ce côté là.
Saint-Huant ne s’attarda pas. Il alla à la première cabine téléphonique et appela un taxi. Une demi-heure plus tard, il retrouvait son repaire de la rue Mouffetard.
[i]
A suivre...