XII : Le prince du hasard
Une grande nuit étoilée couvrait maintenant tout le désert, comme un voile satiné, soyeux, bleuté et glacial.
Le merveilleux palais de l'immense cité de Medinat Al'Salaam profitait de la fraîcheur du soir. Le ciel était aussi immense que les habitants du palais étaient insouciants, eux qui goûtaient au luxe et au repos de ces lieux.
Les jardins paisibles s'endormaient, tandis que les ruisseaux continuaient à couler tranquillement.
Dans les couloirs du palais, deux hommes, précédés de deux serviteurs portant des lanternes en papier, avançaient en conversant. Shinjo Tchen-Qin et Shinjo Zenzabûro avaient quitté, après le repas, les trois fils de ce dernier, puis s'étaient rendus dans l'une des bibliothèques du palais du Sultan.
- Quel dommage que le Commandeur des Croyants n'ait pas encore daigné vous recevoir, Zenzabûro-sama.
- Nous attendrons jusqu'à ce qu'il daigne nous laisser nous présenter à lui. Le maître de la Cité a sans doute mieux à faire qu'à s'intéresser à des gaijins comme nous...
- Ne croyez pas que le sultan ait un mépris infini pour les étrangers. Car dans la Cité aux Mille Histoires, il y en a de tous les horizons des gaijins ; pas seulement de Rokugan mais de nombreuses autres contrées lointaines, inconnues de nous pour la plupart. Rokugan est un proche voisin de la Cité, en comparaison d'autres peuples qui ont traversé pendant des années les Sables Brûlants avant d'arriver dans le Glorieux Sultanat. Et songez que l'un des plus puissants peuples qui soit, l'Empire Senpet, ne voit Medinat Al'Salaam que comme une petite cité de plus à annexer. Je pense qu'il verrait Rokugan tout au plus comme une grande province...
A ces mots, Zenzabûro-sama grinça des dents :
- Une "province", comme vous dites, qui a ceci de spécial qu'elle est la terre d'un empereur qui est aussi le Fils du Ciel, du Soleil et de la Lune. Aucun autre kami que Hantei n'a jamais régné sur les créatures mortelles que nous sommes. Par conséquent, qui n'est pas Rokugani ne vaut, aux yeux des serviteurs des Hantei, pas beaucoup plus qu'un animal.
- Savez-vous pourtant que les Senpet vénèrent leur Pharaon comme un dieu ?
- Qu'avons à nous à faire, répliqua durement Zenzabûro, de quelques barbares qui admirent des divinités grossières ?
- Ne vous méprenez pas sur ce que je dis, je vous en prie, dit doucement Tchen-Qin. Je partage entièrement votre point de vue : ces Senpet sont des barbares parmi d'autres, mais ce ne sont pas les plus proches d'être des brutes sans âme. Du reste, les Senpet, si fiers en place publique de leur Empire, omettent de dire qu'il tombe en ruine. Leur Pharaon sait très bien que ses immenses pyramides, ses temples gigantesques s'effritent, retournent en poussière. Son empire est lentement rongé par le désert. L'eau manque, et bientôt, à moins que le Pharaon ne conquière un nouvel Empire, les Senpet deviendront une peuplade dispersée, de misérables va-nu-pieds, des mendiants, des moins que rien...
- Des eta, c'est ce qu'ils seraient chez nous. Que leur empire tombe en poussière, c'est bien la preuve que leur Pharaon, loin d'être un fils du ciel, n'est qu'un vulgaire imposteur, un charlatan, un comédien...
- Oui, par Otaku, le Pharaon et toute sa noblesse ne seraient pas dignes de brosser les chevaux de nos écuries.
- Peut-être que parce que je vis ici depuis de nombreuses années, Zenzabûro-san, j'ai appris à me montrer plus conciliant...
- En tout cas, il ne ferait pas beau pour vous afficher vos opinions, une fois passées les montagnes. On ne s'expliquerait pas une telle déférence envers les gaijins. Un décret impérial les a interdits il y a plus de six siècles chez nous. Nous serons toujours prêts à les recevoir, le katana à la main !
- Pourtant, le clan de la Licorne a noué des relations avec eux... Avec certains d'entre eux au moins. Et notre clan a bâti sa puissance là-dessus : par le contact avec d'autres peuples.
- Notre clan sert l'Empereur, Tchen-Qin-san, voilà tout. Ces gaijins nous sont parfois utiles, comme il est utile d'avoir un serviteur qui lave vos vêtements et brosse votre parquet. Pour autant, on a aucune dette envers lui.
- Naturellement, et c'est bien ainsi que je l'entends.
- Votre aide m'est précieuse, Tchen-Qin-san, dit Zenzabûro sentencieusement, et je ne manquerai pas de rappeler à mon daimyo combien vous vous acquittez honorablement de votre charge.
- Vous surestimeriez ma valeur en disant cela, Zenzabûro-san, dit finement Tchen-Qin ; je ne fais que servir mon clan... et l'Empereur, à ma manière... Nous arrivons à l'observatoire.
Les deux Licornes venaient de tourner dans le couloir, et d'arriver à l'extrêmité d'une aile du palais.
Deux gardes étaient postés là, pantalon bouffant, hallebardes, et livrée aux couleurs du sultanat, devant une porte en bois décoré de glyphes ésotériques. Tchen-Qin échangea avec eux quelques mots en langue gaijin.
- Nous ne serons pas seuls là haut, Zenzabûro-san. Je pensais que personne n'utilisait l'observatoire ce soir. Mais un important dignitaire de la cour du sultan s'y trouve déjà. Il s'agit du prince Al-Hazaar, un grand guerrier, érudit, qu'on dit assez sorcier également. Il a étudié l'astronomie de l'empire Senpet, ainsi que d'autres aspects de leurs arts.
- Je serais curieux de le rencontrer, affirma Zenzabûro-san, sans que sa voix marquât la moindre nuance d'intérêt.
- Après vous, dit le maître du caravansérail.
Les deux Licornes passèrent la porte, et, précédés d'un serviteur qui les éclairaient, ils s'engagèrent dans un étroit escalier de pierre, en colimaçon.
- Savez-vous, mon honorable invité, expliqua Tchen-Qin pendant la montée, que nous montons dans ce qui fut un minaret, autrement dit une tour d'où un muezzin appelait les fidèles à la prière. Mais c'était le muezzin d'une secte que le Sultan a réduit en esclavage, à la suite de leur usage de magies interdites. Cependant, pour ne pas fâcher les divinités qu'adorait cette secte, le Sultan a ordonné qu'on garde debout ce minaret. Depuis, j'en ai obtenu la garde. J'ai fait détruire plusieurs idoles barbares qui surveillaient cet escalier, j'ai gardé ce qui s'accordait avec la religion du Commandeur des Croyants, et j'ai fait installé un observatoire. Grâce à mes relations à la cour, j'ai reçu en cadeau une magnifique lunette astronomique. C'est un instrument prodigieux, semblable à une longue-vue, mais en bien plus grand. Il permet d'observer les étoiles comme si elles étaient grosses comme une orange !
- Par le puissant Hantei, je me demande s'il ne serait pas dangereux de braver la colère de dame Amaterasu en l'observant de trop près !
- N'ayez crainte, Zenzabûro-san, je n'observe ni dame Soleil, ni seigneur Lune. Je ne pointe ma lunette que vers les étoiles, pas sur ces puissantes divinités. C'est la colère de dame Amaterasu qui a brûlé impitoyablement ces vastes étendues qu'on appelle les Sables Brûlants. Il serait imprudent de pointer une lunette d'observation sur la plus puissante déesse qui soit...
Les deux Licornes arrivèrent en haut du minaret. Un soldat du sultanat gardait la porte, impassible. Il salua les deux arrivants. Reconnaissant le maître du caravansérail, le soldat s'écarta en ouvrant la porte.
Les deux Licornes pénétrèrent dans une très petite pièce. Un tapis au sol, quelques rayonnages remplis de rouleaux de parchemins, une table basse pour écrire, et, passant au travers d'un trou dans la coupule du minaret, la lunette astronomique, dix fois plus grande que ces longue-vues dont se servent les armées pour repérer l'ennemi.
Un gaijin, richement vêtu, se trouvait là, l'oeil collé sur l'extrêmité de la lunette. Il avait posé son grand turban, orné d'une pierre précieuse et d'une plume de paon, sur la table à côté de lui. Il notait rapidement des informations sur un papier pendant qu'il observait, très concentré sur sa tâche.
Zenzabûro-san allait protester contre cet étranger qui ne se dérangeait même pas pour saluer des visiteurs. Tchen-Qin lui fit signe, poliment mais fermement, de garder le silence, et de ne pas bouger.
Le gaijin continua pendant plusieurs minutes à noter ses observations sur un carnet, sans aucunement prêter attention aux deux Licornes. Zenzabûro-san sentait le rouge lui montait aux joues.
Enfin, le gaijin cessa ses observations. Posément, il finit de noter des données sur son carnet, puis remit son turban, se tourna vers les deux Licornes et les considéra, sans mot dire.
- Salaam Aleikum, puissant prince Al-Hazaar, dit Tchen-Qin en langage gaijin, et en s'inclinant.
A contrecoeur, le fier Zenzabûro-san en fit autant.
- Alekum Salaam, dit le gaijin. Konnichi wa, dit-il en regardant Zenzabûro-san, et en lui souriant d'un air de défi.
Le prince Al-Hazaar portait des vêtements de tissus fins et souples, raffinés, mais lui-même était tout contraire à cet aspect souple : la dureté, la maîtrise absolue de soi, une méchanceté indéniable dans le regard, un menton pointu terminé par une barbiche presque aiguisée, des gestes autant denuées de grâce que pourvus de force contenu -tout cela, Zenzabûro-san put le lire dès les premiers instants où il fut face au gaijin. Il en conçut une muette mais irrépressible hostilité.
Shinjo Tchen-Qin fit rapidement les présentations, et, pour dérider un tant soit peu l'atmosphère, raconta l'anecdote suivante :
- Savez-vous, honorable Zenzabûro-san, que le prince Al-Hazaar passe pour l'introducteur à Medinat Al'Salaam, d'un jeu très distrayant, qui se joue avec de petits cubes de bois, que nous appelons des dés. Sur chaque face est inscrite une valeur de I à VI, et il s'agit de réaliser les plus hauts nombres. En l'honneur du noble prince, nous appelons cela un jeu de "hasard".
Mais les deux hommes ne prêtaient pas vraiment attention aux propos de Tchen-Qin. Ils se toisaient du regard, avec une fierté farouche pour le Licorne, et une ironie méchante pour le prince.
Shinjo Tchen-Qin s'en aperçut. Mais Al-Hazaar mit fin à la confrontation : il s'inclina légérement, salua dans sa langue, et partit, accompagné de son garde du corps.
Une fois qu'ils eurent descendu plusieurs marches, Zenzabûro-san ne put s'empêcher de jurer :
- La colère des Fortunes étouffe ce serpent venimeux !
- Par Ide, je vous en conjure, intervint Tchen-Qin, le prince Al-Hazaar est l'un des sujets les plus aimés du Sultan, un grand savant qui apporte beaucoup à Medinat Al'Salaam.
- Pardonnez mon mouvement d'humeur, Tchen-Qin-sama. Je reconnais que je me suis laissé emporter.
- N'en parlons plus, honorable invité. Voulez-vous que je vous explique le fonctionnement de cette lunette que nous appelons aussi "téléscope". Grâce au ciel clair comme du cristal, nous apercevrons nombre de constellations et je vous en expliquerai la signification astrologique ?
- Volontiers, dit Zenzabûro-san. Je crois que je préfère dans les Sables Brûlants leurs habitants célestes à leurs habitants terrestres...
Shinjo Kenzan, seul dans les jardins assis près d'un bassin, sous les augustes palmiers, observait des poissons argentés qui s'agitaient dans l'eau. Des lanternes de papier éclairaient de loin en loin le chemin, tandis qu'un serviteur attendait patiemment, en retrait.
La jeune femme qu'il attendait depuis longtemps s'était enfin approchée. Elle était arrivée silencieusement par le jardin, suivi de sa duègne. Shinjo Megumi était la fille unique de Shinjo Tchen-Qin. Ravissante fille qui venait de passer son gempukku, à l'âge de 17 ans, elle était au printemps de sa vie. Elle portait de ravissants vêtements, finement décorés, qu'elle portait avec grâce.
Kenzan avait bien du mal à empêcher son coeur de tambouriner trop fort dans sa poitrine. A la faveur de l'obscurité, la jeune femme n'apercevrait peut-être pas trop que le rouge lui montait aux joues.
- Konnichi wa, honorable Shinjo Kenzan... dit-elle doucement. Vous désiriez me parler ?...
Kenzan, dos au bassin, dut s'appuyer discrêtement contre le rebord pour ne pas fondre de bonheur. Le pauvre Licorne ne savait plus où il se trouvait, où était le nord ni qui ni quoi !
En revanche, il aurait volontiers chassé à coups de pied la vieille duègne qui surveillait les deux jeunes gens.
- Honoré, honoré, je suis honoré, balbutia Kenzan.
Shinjo Megumi eut un petit rire caractéristique des femmes qui veulent plonger un homme encore plus loin dans l'embarras :
- Vous vous nommez O-Noré, honorable samuraï ? Je croyais que votre prénom est Kenzan.
La phrase du jeune homme sortit enfin d'un coup de sa bouche :
- Honoré de vous rencontrer, Shinjo Megumi, mon nom est Shinjo Kenzan, fils cadet du noble Shinjo Zenzabûro, daimyo du village aux rives blanches !
Megumi-chan étouffa un rire, qui mit Kenzan encore plus mal à l'aise, en même qu'il éprouvait une grande, et légitime, fierté à énoncer qui il était. Il se tenait bien droit, comme à la parade. Megumi le salua à nouveau. Kenzan cacha ses mains derrière son dos, pour dissimuler l'agitation nerveuse de tous ses doigts, et la moiteur de ses paumes.
- Savez-vous, honorable samuraï du village aux rives blanches, qu'il est de coutume qu'en arrivant à Medinat Al'Salaam, les nouveaux venus prononcent un voeu quand ils aperçoivent une étoile filante ?... Et par chance pour vous, la maison du Rat est en ce moment remplie de pluie de météores qui annoncent de bons présages...
- Ah bon, tiens donc, comme c'est favorable, comme c'est bien, alors dans ce cas je vais prononcer un voeu immédiatement, derechef et réfléchir à...
Megumi posa un doigt sur les lèvres bavardes de Kenzan et lui dit :
- Fermez les yeux, samuraï, respirez bien fort pour que les Fortunes de l'air vous favorisent, pensez à votre voeu, et cherchez une étoile filante.
Subjugué, Kenzan obéit. Il ferma les yeux. Il peina à se concentrer sur un voeu, car, les yeux fermés, il n'en respirait que mieux le parfum envoûtant de Megumi-chan. Ce parfum lui tournait la tête comme toutes les Fortunes. Le samuraï fit de son mieux pour penser à ce qu'il désirerait le plus.
Soudain, il rouvrit les yeux, tout souriant d'avoir trouvé

et là, un spectacle éblouissant, stupéfiant, s'offrit, l'éclair d'un instant à lui :
Passant à la vitesse d'un cheval au galop, assis en tailleur sur un tapis qui volait silencieusement dans l'air, suivi d'une traînée de poudre lumineuse et merveilleuse, un gaijin, un turban sur la tête, fila dans le ciel, au-dessus des jardins, au-dessus des palmiers et rejoignit en un instant les grands vents et la grande mer d'étoile qui scintillaient au-dessus de Medinat Al'Salaam, la Cité aux Mille Histoires !
A suivre...