JOURNAL DE KETERDORE (suite)
15e jour du mois du Chien, 1122
Fini de rire à présent. Nous avons passé les terres de la famille Yasuki, et nous approchons de l’Outremonde. Nous discernons déjà la grande Muraille à l’horizon. Je connais bien cette odeur âcre que répandent les serviteurs du Sombre Seigneur…
Je sens que Tsuyoshi-san n’est plus si sûr de lui à présent.
19e jour du mois du Chien, 1122
Nous avons stoppé dans un petit village au pied de la Grande Muraille. Pendant que je consulte nos cartes de l’Outremonde, à la recherche de l’endroit où doit se trouver le wakisashi, Tsuyoshi-san, sur mes ordres, reçoit une formation élémentaire sur les terres maudites.
20e jour du mois du Chien, 1122
Nos provisions de nourriture, d’eau, de flèche et de jade sont arrivées. J’ai localisé l’endroit où nous devons nous rendre.
Le taisa me dit que les troupes de Fu-Leng sont calmes en ce moment.
Demain matin, à la première heure, le vrai voyage commence.
21e jour du mois du Chien, 1122
Nous pénétrons dans les désolations glauques de l’Outremonde, nos précieuses perles autour du cou. Akodo Tsuyoshi fait maintenant partie de la grande famille des Porteurs de Jade.
23e jour du mois du Chien, 1122
Kritchi, mon « ami » Nezumi, de la tribu de l’Oreille Coupée, est toujours pleins de bons conseils. Je parlemente avec lui, en essayant de parler au mieux sa langue si différente de la nôtre.
Je remarque que Tsuyoshi-san détourne le regard : il refuse de seulement voir l’Homme-Rat. Rien à faire pour le faire changer d’avis, et Kritchi est assez susceptible.
- Il faut s’adapter à l’endroit où nous sommes, samouraï, dis-je tout haut au Lion. Les Nezumi ont aussi leur honneur, et il n’est pas bon d’aller contre l’honneur de ses alliés.
Akodo Tsuyoshi dégaina alors violemment, pointa son katana vers Kritchi :
- Ca, c’est mon honneur, rat ! Où est donc le tien ?
Et dans un Rokugani presque fluide, Kritchi répondit sans se démonter :
- F’est fa, mon honneur, humain ! Fette oreille, que nous sacrifions quand nous partons abattre notre premier oni !
Tsuyoshi rengaina son arme et s’inclina comme il l’aurait fait devant un supérieur. Les Nezumi aussi ont leur Nom à défendre.
25e jour du mois du Chien, 1122
Nous avons réussi à contourner un marais envahi de milliers d’insectes au bourdonnement monstrueux. L’un de nos morceaux de jade est déjà pourri par la Souillure. Tsuyoshi prie chaque soir ses Ancêtres. Un peu plus chaque soir.
30e jour du mois du Chien, 1122
L’automne doit s’achever sur notre bel Empire. Tout autour de nous n’est que moisissure, désolation, dégoût, mort, perdition. Je connais cette région pour y être passé plusieurs fois. Mais je ne serai jamais en terrain familier. Je crois que l’endroit se modifie sans cesse, et chaque fois, j’ai retrouvé un pays à moitié familier, à moitié étranger.
2e jour du mois du Sanglier, 1122
Le jade commence à se faire rare. La pourriture gagne les morceaux les uns après les autres. Nous sommes passés non loin d’immondes cadavres d’onikage. Je n’ai pu retenir un frisson : ces caricatures de chevaux sont les montures d’élection de la Garde Noire…
Je n’en dis rien au Lion. Que gagnerait-il à savoir cela ?
4e jour du mois du Sanglier, 1122
Avons réchappé par deux fois à la mort.
Un oni est sorti de terre juste sous nos pieds. Je connais heureusement par cœur l’invocation de la frappe de Jade. Le gros monstre, flasque, visqueux, a replongé dans les profondeurs de la terre.
Nous avons contourné une de ces forêts où les arbres ont leurs branches et leurs feuilles accrochées à terre, et leurs racines qui poussent vers le ciel.
C’est alors qu’a couru vers nous un hideux monstre filiforme, cyclope, aux bras griffus et recouverts d’une infecte moisissure. Tsuyoshi-san a eu le réflexe sain de planter son katana dans l’œil du monstre, avant que je ne l’embrase.
Nous avons couru nous mettre à l’abri, alors que la forêt d’arbres renversés prenait feu.
7e jour du mois du Sanglier, 1122
Mes doigts sont engourdis par le froid. Nous nous sommes abrités dans un ancien shiro de la famille Hiruma. Il reste plusieurs de ces bâtiments, éparpillés dans l’Outremonde. Nous sommes maintenant trois. Nous avons rencontré l’explorateur Hiruma Taneya. Il est le dernier survivant de son groupe. Lui aussi s’est refugié ici pour fuir la tempête qui souffle dans la région. Des miasmes purulents sont portés par le vent. Taneya partage avec nous le jade récupéré sur ces compagnons morts.
Je pense qu’il est infecté par la souillure, mais je n’en dis mot. Encore un jeune bushi qui ne fera pas de vieux os…
10e jour du mois du Sanglier, 1122
Je fais de mon mieux pour dissimuler l’affolement qui me gagne. Nous n’avons plus qu’un morceau de jade chacun. Si nous ne trouvons pas rapidement le wakisashi, nous serons nus face à l’infection de la souillure.
Hiruma Taneya est fébrile. Est-ce une maladie naturelle ou l’effet de la souillure ?
Que Hida veuille nous guider rapidement à notre but !
13e jour du mois du Sanglier, 1122
Avant-hier, nous avons trouvé les cadavres de plusieurs bushis de la famille Hida. Tsuyoshi-san y répugnait, mais Taneya n’a pas hésité à les dépouiller anxieusement de leur jade. Ses traits sont creusés, ses gestes peu assurés.
Par Kuni, je sens que nous sommes tout prêts du but. Je consulte ma carte, et si la malédiction des lieux n’a pas bouleversé le paysage, nous pourrons trouver l’arme d’ici peu.
16e jour du mois du Sanglier, 1122
Oui, enfin nous y voilà !
Un grand étang d’eau noirâtre, avec des reflets orangés qui proviennent du fond. Le marais du soleil mort.
Des milliards de moustiques pullulent ici aussi. Des plantes maladives, grasses, comme misérables et mourantes, poussent partout, vivaces et morbides tout à la fois. Le ciel est lourd, comme s’il était chargé d’une boue immonde, et que des vers grouillaient dans les nuages.
Taneya et moi bâtissons à la hâte une barque avec le bois le moins moisi que nous trouvons.
- Le wakizashi de Bayushi Jujin est sur un îlot, au milieu de l’étang, Tsuyoshi-san. L’îlot est minuscule. Si ça se trouve, le cadavre de Jujin s’y trouve encore.
- Comment êtes-vous sûr que l’arme se trouve là, Ketedore-sama ?
Je lui fait un clin d’œil :
- Ce sont les Fortunes de la Terre qui me l’ont dit. Ca fait des siècles que le fantôme de Jujin traîne au milieu d’elles, et elles voudraient qu’il déguerpisse de là ! Alors dépêchons-nous de retrouver le sabre et filons !
Le soir (si tant est qu’il y ait un soir dans l’Outremonde !

, avec l’aide des Fortunes, je finis de construire la barque.
- Ketedore-sama, dit le Lion en s’inclinant devant moi, vous avez déjà fait mille fois ce que l’honneur exigeait de vous. J’irai seul sur l’étang récupérer le sabre de Jujin-sama, car c’est à moi que revient cette mission.
- Comme tu voudras, samouraï, dis-je. Je vais attendre ici et protéger le reste de nos affaires.
- Je viens avec toi, dit Taneya, qui tousse de plus en plus. Sans moi, tu ne sauras pas naviguer sur cet étang.
Je prépare tous mes parchemins de sorts offensifs. Je fais craquer mes doigts : ça porte bonheur. Tsuyoshi et Taneya montent dans la frêle embarcation, que je pousse dans l’eau saumâtre. Ils ne tardent pas à disparaître dans la brume épaisse qui couvre l’étang.
Pourvu qu’ils reviennent vite.
17e jour du mois du Sanglier, 1122
Pas de nouvelle des deux hommes. Cet étang n’est pourtant pas immense ! Je me ronge les sangs d’inquiétude. Ils peuvent être mille fois morts à l’heure qu’il est !
A suivre...